Edito

Loin d’être un phénomène marginal, l’économie sociale est une des lames de fond de l’économie d’aujourd’hui. Certes, elle ne constitue pas (encore) le modèle dominant. Cependant, la multiplication des alternatives au système capitaliste, axé sur la primeur du profit faut-il le rappeler, montre qu’il est possible de le transformer et de replacer au centre des préoccupations l’humain, le travail, la démocratie et la finalité de service au collectif et aux membres. Il n’est d’ailleurs pas anecdotique que les pouvoirs publics, et particulièrement la Région wallonne, fassent de l’économie sociale une composante des politiques économiques.

L’économie sociale n’est pas un modèle unique, monolithique. Derrière ce vocable, vit une multitude d’organisations, de sociétés, d’associations. Tous les jours, naissent et disparaissent des projets très différents, dans leur structuration et leur finalité, qui relèvent de l’économie sociale[1]. Au cours de l’Histoire, l’enjeu est d’insuffler une certaine cohérence, du liant, entre toutes les formes d’alternatives économiques, afin de porter une réponse consistante à la puissance du capitalisme. Bref, il s’agit de « faire Mouvement(s) ». En ouvrant les pages de ce numéro, vous pourrez saisir ce que les mouvements sociaux ont mis en œuvre, non sans tensions, pour proposer « une autre économie ». Bonne lecture !

Notes

[1] L’actualité très récente nous le rappelle avec la transformation du festival Esperanzah ! en coopérative. Si la motivation première qui est avancée par la presse est essentiellement financière, cette transformation vise aussi à placer les différents acteurs du festival (sous-traitants, festivaliers, organisateurs) au cœur du processus décisionnel. Voir : « Le festival Esperanzah!, en difficulté financière, crée une coopérative pour “se sauver” », La Libre, 20 décembre 2023, https://www.lalibre.be/culture/musique/2023/12/20/le-festival-esperanzah-en-difficulte-financiere-cree-une-cooperative-pour-se-sauver-SE5GYJBFBZC4BI52LTKJF5OMQQ/, page consultée le 21 décembre 2023.

Introduction au dossier : « faire Mouvement(s) » en économie sociale

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François Welter (historien, CARHOP asbl)

Il y a tout juste un an, le CARHOP consacrait un premier numéro de sa revue Dynamiques à l’économie sociale. À l’époque, les différents contributeurs et contributrices mettaient en lumière des expériences de terrain, allant des modèles de coopératives tels qu’ils sont pensés à la charnière des 19e et 20e siècles jusqu’à des initiatives plus récentes. Déjà, une grille de lecture mettant en exergue des tensions qui animent le secteur de l’économie sociale permettait une analyse macroscopique de la multitude d’alternatives au capitalisme et au primat du profit. Elle sera aussi le point d’appui d’une réflexion qui amènera à la question suivante : quelles sont les convergences entre les différentes formes d’économie sociale ? Car, une approche intuitive présume d’une lame de fond qui, loin de se diluer depuis les puissantes coopératives fondées par le mouvement ouvrier, s’étend progressivement dans le champ économique. Un indice : le gouvernement wallon reconnait et subventionne l’action de l’économie sociale par le décret du 20 novembre 2008. Qu’un pouvoir public soutienne une autre forme d’économie que le modèle dominant n’a en effet rien d’anecdotique : ce phénomène montre la porosité de l’Etat à l’idée d’une autre économie, non plus axée sur le simple profit, mais sur les services et la construction de nouveaux droits. C’est d’autant plus vrai que, loin d’en faire une composante marginale, la Région wallonne pose l’économie sociale comme un moyen qui « permet d’amplifier la performance du modèle de développement socio-économique de l’ensemble de la Région wallonne et vise l’intérêt de la collectivité, le renforcement de la cohésion sociale et le développement durable »[1]. Si le législateur décide de bouger sur la question de l’économie, en reconnaissant et en finançant des alternatives au capitalisme, ou des moyens de le transformer de l’intérieur, c’est que celles-ci ont une vitalité sur le terrain et parviennent à se coaliser pour porter leur projet jusqu’à l’hémicycle parlementaire et à l’intégrer dans la législation. D’où cette question : comment le secteur de l’économie sociale parvient-il à « faire Mouvement » ou plutôt à « faire Mouvements » ?

Principes fondamentaux de l’économie sociale

Au sens de l’article 1er du décret du 20 novembre 2008 relatif à l’économie sociale
« Par économie sociale, au sens du présent décret, on entend les activités économiques productrices de biens ou de services, exercées par des sociétés, principalement coopératives et/ou à finalité sociale, des associations, des mutuelles ou des fondations, dont l’éthique se traduit par l’ensemble des principes suivants :

1° finalité de service à la collectivité ou aux membres, plutôt que finalité de profit ;

2° autonomie de gestion ;

3° processus de décision démocratique ;

4° primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus »[2].

La démarche pour construire ce numéro de Dynamiques est des plus empiriques. En quelque sorte, une bouteille à la mer est lancée auprès de contributeurs et contributrices, avec cette interpellation : Quel(s) mouvement(s) de fond a/ont porté l’économie sociale comme projet socioéconomique suffisamment fort, de telle sorte que des pouvoirs publics s’en saisissent et décident d’en faire une composante importante de l’économie ? Disons-le d’emblée : les réponses apportées concernent surtout la première partie de la question, à savoir l’identification des mouvements de fond qui portent l’économie sociale ; cependant, les interactions avec les pouvoirs publics ne sont jamais loin, tant il y a une volonté des mouvements sociaux à dialoguer avec le politique, afin de penser et de construire de nouveaux droits et de contribuer à la transformation de la société. En définitive, les contributions tentent d’apporter des éclairages à la question initiale, par des approches parfois très différentes.

L’économie sociale est étroitement liée au mouvement ouvrier, porteur de revendications historiques de transformation de l’économie capitaliste, avec, en son sein, des méthodes et des objectifs très variables ; faut-il rappeler que les mouvements sociaux ne sont pas des blocs monolithiques et sont eux-mêmes traversés par la conflictualité à partir de laquelle ils essayent de construire du commun ? Or, les mouvements socialiste et chrétien vivent à la fois des histoires parallèles et qui s’articulent l’une avec l’autre, ce qui présage des alternatives économiques propres et des convergences de lutte. Il est aussi un fait que le mouvement ouvrier a une action fondatrice dans le déploiement de l’économie sociale, sous quelle que forme que ce soit. À cet égard, le pilier socialiste fait office de précurseur en la matière. C’est pourquoi, l’historien Julien Dohet (IHOES) retrace à grands traits en quoi les coopératives contribuent à l’émergence de nouveaux droits (participation des travailleurs au fonctionnement de l’entreprise), tout en délivrant une série de services à la classe ouvrière (encadrement, amélioration de l’alimentation, etc.) et en construisant une solide assise financière pour le mouvement. Sans baigner dans l’angélisme, l’auteur inscrit sa réflexion dans une pensée longue, de telle sorte qu’il en vient à souligner les périodes fastes et plus difficiles des coopératives socialistes, sans se départir de sa posture initiale : les « coopératives socialistes [sont] l’élément central du développement du socialisme belge ».

Par effet miroir, l’historien François Welter (CARHOP) retrace le développement de l’économie sociale au sein du mouvement ouvrier chrétien. Loin de porter le système des coopératives avec le même enthousiasme que les socialistes, le pilier chrétien manifeste une certaine réticence à son égard et privilégie d’autres formes alternatives à l’économie capitaliste (ex : patronages qui associent patrons et travailleurs) ; il y adhère plus tardivement, et notamment en réaction au déploiement et à la montée en puissance des organisations socialistes. Cela étant, il continue à édifier des modèles et des structures économiques qui lui sont propres. Ceux-ci nécessitent des développements à part entière, tantôt parce qu’ils sont essentiels dans la consolidation continue du Mouvement (l’assise financière, à l’instar de ce qui s’observe du côté socialiste), tantôt en raison de l’originalité de sa réponse aux enjeux socioéconomiques qui se posent. L’article est donc charpenté selon une approche globale sur le temps long et quatre autres contributions rédigées par Pierre Georis, sociologue et anciennement secrétaire général du MOC, viennent éclairer certains pans de l’histoire de l’économie sociale, au sein du mouvement ouvrier chrétien, par le biais d’organisations toutes particulières : la Fondation André Oleffe (FAO), le groupe ARCO, SYNECO et les Actions intégrées de développement (AID). Avec ces quatre entités, se perçoit significativement ce que le mouvement, et particulièrement le MOC, met en œuvre pour investir le champ de l’économie sociale, quelle qu’en soit les formes de structuration : le lecteur ou la lectrice passera ainsi de l’autogestion (FAO) à l’action d’économie sociale d’un groupe pleinement imbriqué dans le système économique dominant (ARCO), en passant par les enjeux de l’insertion socioprofessionnelle (AID) ou l’accompagnement sur le terrain à l’édification d’organisations du secteur de l’économie sociale (SYNECO). Les apports de Pierre Georis sont ceux d’un acteur de terrain durant plusieurs décennies : sans mettre de côté l’analyse, son regard est situé. C’est donc une plongée à l’intérieur de ces groupe, asbl et fondation que nous propose l’auteur.

Coupon de coopérateur de Travail et prévoyance, 15 avril 1970 (CARHOP, fonds MOC Huy-Waremme, papiers Joseph Lemmens).

Le grand avantage de « jeter une bouteille à la mer » est que nous ne savons pas par qui nous serons lus. À côté des cas issus des piliers traditionnels belges, notre appel à contribution a permis de faire émerger d’autres exemples, d’autres manières d’aborder l’économie sociale “en Mouvement(s)”. Deux propositions nous sont ainsi parvenues, différentes par leur nature. D’une part, Cécile Boss, chercheuse en sciences de l’éducation à l’Université de Genève, nous propose de montrer en quoi le mouvement coopératif percole dans des secteurs insoupçonnés tels que la pédagogie. Couvrant la période 1918-1930, elle intègre les parcours d’enseignant.e.s dans une réflexion plus large sur l’histoire du mouvement coopératif en Suisse romande au début du 20e siècle, et sur la manière dont le coopérativisme percole au sein du mouvement pédagogique. Grâce à son article, elle montre comment l’économie sociale se pense et se structure dans des contextes socioéconomiques et sociopolitiques différents des réalités belges.

D’autre part, Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises (SAW-B) nous propose une approche particulière du devenir de l’économie sociale. Selon une démarche empruntée à l’uchronie, c’est-à-dire la modification d’un évènement réel du passé ou actuel pour en imaginer les conséquences, Marian de Foy, animateur à SAW-B, plonge le lecteur et la lectrice dans un scénario où l’économie sociale devient le modèle dominant. À partir d’un cadre théorique documenté, de mouvements sociaux existants et d’une réflexion interne à son équipe, il construit son récit comme une interview fictive d’une militante du futur de l’économie sociale. De l’aveu de son auteur, cette contribution « est une invitation à réfléchir, à imaginer d’autres futurs possibles ». Pour l’historien.ne qui regarde cette approche avec curiosité et intérêt. Elle est, d’une part, un indicateur sur la façon dont l’économie sociale est pensée dans l’idéal par ses acteurs et actrices. D’autre part, elle est un appel à rédiger l’histoire d’un secteur économique qui met en prise des organisations faitières extérieures au mouvement ouvrier et des structures qui revendiquent leur absence d’appartenance aux piliers traditionnels – les pluralistes constituant eux-mêmes une composante philosophique qui compte désormais dans le paysage institutionnel.

Promotion des coopératives, février 1975 (Coopération nouvelle, février 1975, page de couverture).

Notes

[1] Décret relatif à l’économie sociale, 20 novembre 2008, https://wallex.wallonie.be/eli/loi-decret/2008/11/20/2008204798/2009/01/01, page consultée le 16 décembre 2023.
[2] Ibid.

Pour citer cet article

WELTER F., « Introduction au dossier : « faire Mouvement(s) » en économie sociale », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°22 : L’économie sociale en Mouvement(s), décembre 2023, mis en ligne le 20 décembre 2023, https://www.carhop.be/revuescarhop/

La coopération socialiste (1872-1983), colonne vertébrale d’un projet de société alternatif ?

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Julien Dohet, historien et administrateur (IHOES)

« La coopérative a été la mère du mouvement associatif socialiste en Belgique »[1] écrit l’historien Jean Puissant. Retour sur cette réalité.

La coopération « à la belge »

Le développement des coopératives à la fin du 19e siècle est un phénomène international dont la création à Londres, le 19 août 1895, de l’Alliance coopérative internationale (ACI) est à la fois un aboutissement et un nouvel élan. L’ACI, qui existe toujours, a comme point d’origine les pionniers de Rochdale. Victor Serwy (qui a notamment été secrétaire de la Fédération des sociétés coopératives belges – FSCB), dit de ceux-ci que : « L’histoire des pionniers de Rochdale (…) est somme toute l’histoire du mouvement coopératif lui-même, non seulement en Angleterre où il est né, mais en Belgique et dans tous les pays. »[2] Influencés par la connaissance de théories socialistes, une poignée de travailleurs du textile de la ville de Rochdale se regroupent pour améliorer concrètement leurs conditions matérielles d’existence, tout en ayant une perspective plus large d’émancipation intellectuelle et de transformation radicale de la société. Ils fondent en 1844 une société coopérative qui pose les principes coopératifs encore appliqués aujourd’hui, à savoir : l’égalité (1 homme = 1 voix), la justice (ristourne liée aux achats et non au capital), l’équité (limitation des dividendes) et la liberté (possibilité de quitter la coopérative).

Illustration représentant l’Alliance coopérative internationale, extraite de l’affiche Histoire d’une coopérative, Gand, [s.d.] (IHOES, coll. aff. 2220).

S’inscrivant dans un contexte international et s’inspirant de cette expérience concrète, le modèle belge va toutefois s’en distinguer en ajoutant une caractéristique qui lui est propre et suscite le débat. Le « patron » du Parti ouvrier belge (POB) Émile Vandervelde souligne cet élément complémentaire quand il évoque le Vooruit, coopérative gantoise qui servira de modèle au mouvement en Belgique : « Il est exact, en effet, que les fondateurs du Vooruit adoptèrent les principes fondamentaux formulés, dès 1844, par les Pionniers et se bornèrent, sauf quelques retouches de détail, à décider que les membres de la coopérative devraient adhérer au Parti Ouvrier et qu’une partie des bonis serait consacrée à la propagande socialiste. Cela suffit, d’ailleurs, pour engager la coopération belge dans des voies entièrement nouvelles »[3]. Cette voie nouvelle s’incarne dans la structure coopérative et son maillage de magasins et de maisons du peuple qui forment l’ossature d’un mouvement ouvrier centré sur le parti.

Colonne vertébrale du socialisme belge

En Belgique se produit un mouvement dialectique : d’une part, une auto-organisation des travailleurs afin de répondre à des besoins concrets immédiats et, d’autre part, une influence théorique de bourgeois liés au mouvement utopiste[4]. L’Association fraternelle des ouvriers tailleurs, fondée à l’initiative de Nicolas Coulon à Bruxelles le 16 avril 1849, est la première coopérative de production. Elle est rapidement suivie par d’autres coopératives, majoritairement de production, qui ont toutefois une existence éphémère. Dès 1854, il ne reste déjà presque plus aucune de ces diverses initiatives. La brève existence de l’Association internationale des travailleurs (AIT)[5] en Belgique, déterminante sur d’autres aspects, aura un impact quasi nul en matière de coopératives.

Le 18 mai 1873, la Belgique se dote d’une loi sur les coopératives. Elle offre la possibilité à nombre de structures commerciales très éloignées des principes de Rochdale de prendre ce statut juridique. Elle permet ainsi aux coopératives, en tant que l’une des branches du mouvement socialiste, de disposer d’un statut juridique, tandis que parti et syndicat demeurent des associations de fait. Ce statut juridique permet notamment au mouvement socialiste d’acquérir des bâtiments. Ce seront les maisons du peuple, à l’importance déterminante. « Dans la création d’une maison du peuple, l’objectif alimentaire et festif prévaut : améliorer l’alimentation de l’ouvrier dans un premier temps ; développer une stratégie d’implantation à proximité du consommateur dans un deuxième temps et organiser les loisirs ouvriers. La fonction éducative est plus discrète (…). Mais ce qui distingue les maisons du peuple (…), [c’est] qu’elles apparaissent comme des conquêtes, comme des lieux d’indépendance et de maturité, loin du rapport infantilisant de domination patronale, comme des constructions autonomes, des possessions autogérées, comme des bastions de solidarité et de dignité nés du sentiment de se réunir pour faire du pain, boire de la bière, s’amuser librement et en définitive ne pas être exploité »[6]. Dès le départ, la maison du peuple est conçue comme un ensemble très large permettant d’accueillir et de développer l’ensemble des activités des organisations et mouvements liés au POB. Son processus de construction ou d’achat implique les coopérateurs, y compris dans les travaux à réaliser.

Illustration extraite de l’affiche Histoire d’une coopérative, Gand, [s.d.] (IHOES, coll. aff. 2220).

Il faut attendre le dernier quart du 19e siècle pour que le mouvement coopératif prenne vraiment son essor en Belgique, avec une phase de développement exponentielle, qui sera toutefois stoppée provisoirement par la Première Guerre mondiale. Si elle n’est pas forcément la première, celle du Vooruit à Gand, fondée en 1880, sert de modèle dans le monde socialiste belge[7]. Comme le dit Émile Vandervelde, toutes les sociétés coopératives socialistes « (…) contribuent à la propagande socialiste en payant les affiliations de leurs membres au Parti et en mettant gratuitement des locaux à disposition des syndicats et des groupes politiques. (…) Il n’est pas douteux que le succès des coopératives belges du type Vooruit ait été pour beaucoup dans le revirement qui s’est produit en faveur de la coopération dans les milieux socialistes, vers la fin du siècle »[8]. L’historien Jean Puissant souligne combien l’aide à la grève dans le Borinage lors de la révolte de 1886 marque fortement les esprits et « explique, en partie du moins, le ralliement des ouvriers de la grande industrie wallonne (fer, charbon, verre) à la lutte politique, à la revendication du suffrage universel et au POB (…). En Wallonie, ce développement spectaculaire sauve même le POB d’une disparition totale en raison d’une scission entre pragmatiques arc-boutés sur les grandes boulangeries coopératives et impatients pour qui la grève générale doit rapidement amener la constitution d’une république à préoccupation sociale. De la république ou de la boulangerie, c’est cette dernière qui l’emporte et ce succès permet au POB de s’affirmer comme seul représentant légitime de la classe ouvrière et de mener le combat politique en son nom »[9].

Cette interpénétration des différentes organisations économiques et sociales est présente dès la naissance du Parti ouvrier belge survenue peu avant, en avril 1885, celui-ci étant créé à l’initiative de groupes politiques socialistes, mais aussi de syndicats, mutuelles et coopératives. La situation est telle qu’après seulement une dizaine d’années, en 1898, les députés socialistes Jules Destrée et Émile Vandervelde peuvent écrire : « Ce sont les coopératives qui fournissent au Parti Ouvrier la majeure partie de ses ressources, sous forme de cotisations, de subsides en cas de grève, de souscriptions en faveur de la presse socialiste et des autres œuvres de propagande (…). De même qu’il y a des curés, dans chaque village, pour la diffusion des idées catholiques, de même il y a des employés des coopératives, dans chaque centre industriel, pour la propagation des principes socialistes »[10].

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L’économie sociale au sein du mouvement ouvrier chrétien : une réalité polymorphe

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François Welter (historien, CARHOP asbl)

Habituellement associée aux coopératives, en partie avec raison d’ailleurs, l’économie sociale recouvre cependant des réalités très différentes au sein du mouvement ouvrier chrétien. L’ambition de cet article est double. D’une part, il s’agit de parcourir à grands traits la trajectoire de l’économie sociale telle qu’elle se développe au sein du mouvement ouvrier chrétien. D’autre part, l’objectif est d’esquisser à grands traits comment le Mouvement les structure dans la perspective de « faire Mouvement ».

Mentionnons-le d’emblée : la présente contribution n’a pas vocation à être exhaustive, ni à mettre en perspective des recherches inédites. Sans avoir couvert l’ensemble de l’économie sociale au sein du pilier chrétien, la littérature existante est déjà conséquente et nous sert de principale assise documentaire. Principalement, nous sommes-nous appuyés sur les travaux de Godfried Kwanten (KADOC) et de Renée Dresse (CARHOP)[1]. D’autres recherches sont également en cours. Quelques éléments seront aussi apportés à partir des retours d’expérience formulés par des militant.e.s et des chercheurs et chercheuses. À cet égard, soulignons la configuration particulière de cet article. Celui-ci s’articule avec quatre autres contributions de ce numéro de Dynamiques, qui, tour à tour, s’appesantissent sur certaines structures ou organisations qui soutiennent le mouvement d’économie sociale ou en véhiculent certains objectifs : la Fondation André Oleffe, Syneco, ARCO et les Actions intégrées de développement.

Les coopératives : des organisations qui ne vont pas de soi dans le mouvement (19e siècle)

Dans le mouvement ouvrier chrétien, les coopératives[2] ne sont pas des modèles qui s’imposent d’emblée comme une alternative aux lois du marché de la production et de la consommation. Dans les années 1860, les congrès catholiques privilégient les « patronages », c’est-à-dire un système de coopération de classes au sein duquel des bourgeois dirigent des institutions caritatives, morales et religieuses destinées à soutenir les travailleurs et les travailleuses, les élever moralement et, surtout, les écarter des socialistes. Car, pour le coup, le « pilier rouge » s’appuie sur des coopératives où les travailleurs et les travailleuses sont réellement à la manœuvre, en vue d’améliorer leurs conditions matérielles ; de petites structures se transforment rapidement en puissances économiques capables de soutenir financièrement le mouvement socialiste. Avec ce système, les adversaires des coopératives craignent une disparition des classes moyennes dès lors que les consommateurs et consommatrices sont en relation directe avec les secteurs de production. De façon générale, la crainte d’une lutte des classes trop marquée explique les fortes oppositions chrétiennes.

Est-ce à dire qu’aucune coopérative chrétienne n’émerge au 19e siècle ? La réalité est évidemment plus nuancée. De petites banques populaires, quelques caisses d’épargne et de crédit créées principalement par des bourgeois et des hommes d’église s’établissent à côté de coopératives de production artisanale, de telle sorte qu’une quarantaine de structures chrétiennes sont en activité au début du 20e siècle. Les Ouvriers réunis à Charleroi ou la société Le Bon grain dans la région de Morlanwelz, sont, par exemple, deux boulangeries qui font partie des coopératives qui parviennent à s’implanter solidement, à générer des bénéfices non négligeables et à s’appuyer sur une large base de coopérateurs – près de 40 000 dans le cas de la seconde. Aucune commune mesure, toutefois, avec l’existant du côté socialiste ; du reste, les coopératives chrétiennes n’ont pas cette fonction de soutenir financièrement les organisations sociales et politiques du pilier.

Statuts et règlements de La Populaire. Société coopérative ouvrière, constituée à Namur, le 4 août 1912, p. 1 (CARHOP, fonds EPC, boîte iconographie).

Le renforcement de la composante coopérative (1919-1939)

Le succès des coopératives socialistes, la réorientation plus progressiste de la Ligue démocratique belge, une structure faitière des organisations sociales chrétiennes, l’expansion d’œuvres économiques en Flandre, sans effet négatif pour la classe moyenne, et les besoins financiers des organisations sociales chrétiennes, sans compter les observations faites à l’étranger, participent d’un mouvement de renforcement du système coopératif au sein du pilier chrétien : le phénomène est observable après la Première Guerre mondiale. Créée en 1921, la Ligue nationale des travailleurs chrétiens (LNTC), en charge de la formation, de la représentation politique et de la coordination du mouvement ouvrier chrétien, œuvre à renforcer l’action de la branche coopérative. Partant d’un exemple dans le Limbourg (l’économie), elle institue la Coopération ouvrière belge (COB) en 1924, alors en charge de coordonner et de stimuler la propagande coopérative, d’une part, et de soutenir et contrôler la diversité de coopératives chrétiennes par les parts qu’elle souscrit au sein de celles-ci, d’autre part. La LNTC exerce elle-même une tutelle sur la COB en envoyant certaines de ses figures dans les organes de gestion dès 1930 (ex : son aumônier, Louis Colens ; son secrétaire Paul-Willem Segers). En 1933, et à quelques exceptions près, et notamment du côté de l’économie populaire de Ciney (EPC), l’unification des coopératives chrétiennes est achevée. À terme, la centralisation nationale est même plus élevée que chez les socialistes.

Avec la crise financière, puis économique des années 1930, la COB se mue en caisse d’épargne des travailleurs et travailleuses chrétiens. Toujours sous le contrôle de la LNTC, la Fédération nationale des coopératives chrétiennes (FNCC) la remplace en 1935 comme organe de formation du capital, de promotion des entreprises de coopératives, de formation, d’étude et de représentation. À terme, elle reprend toutes les participations dans les coopératives chrétiennes, en ce compris la Banque d’épargne. Outre quelques nouvelles transformations qui émaillent l’Occupation, elle prépare aussi une mutation qui la fonde comme nouvelle organisation constitutive du MOC-ACW (Mouvement ouvrier chrétien-Algemeen Christelijk Werknemersverbond) après la Seconde Guerre mondiale : elle est désormais autonome pour réaliser ses objectifs en matière d’économie coopérative, de banque de dépôt et d’assurances populaires (AP). En 1952, le MOC-ACW place l’action coopérative au cœur de son congrès, signe d’un certain aboutissement de cette trajectoire économique adoptée par le Mouvement.

Personnel de l’Économie populaire  de  Ciney,  1929  (CARHOP,  fonds   EPC, boîte iconographie).
Personnel de l’Économie populaire de Ciney, 1929 (CARHOP, fonds EPC, boîte iconographie).

Les décennies fastes des coopératives chrétiennes (années 1950-1980)

Durant trente ans, le mouvement coopératif chrétien se développe dans une conjoncture économique favorable. Les politiques d’expansion économique du gouvernement libéral-chrétien de Gaston Eyskens en 1960 (Loi unique)[3], la mise en place d’un marché commun européen, l’implantation de nombreuses entreprises en Flandre et l’élévation du niveau de vie général des Belges contribuent à l’épanouissement du secteur coopératif. Les ambitions de la FNCC sont importantes en termes de seuils de coopérateurs et de capital à atteindre. Si les résultats resteront toutefois en deçà des objectifs fixés, l’expansion est incontestable avec 428 037 coopérateurs et coopératrices dans les années 1980 (un doublement depuis 1968) et un capital qui quintuple sur la même période : l’intégration des sociétés namuroises et luxembourgeoises, jusqu’alors en marge de la FNCC n’y est pas étrangère. Aussi, le mouvement coopératif chrétien mène une politique de diversification de ses offres de service et favorise l’implantation de nouvelles coopératives, afin de répondre aux besoins nouveaux. L’économie coopérative ne cesse de renforcer son ancrage dans l’économie du pays, à force de formations, de journées d’étude, de commissions, de campagnes de promotion, parfois en lien avec les organisations sociales du Mouvement, et de services aux consommateurs et client.e.s (service d’assistance juridique, modernisation des commerces de son réseau, nouvelles offres bancaires et d’assurance, etc.) ; élément non négligeable, la FNCC intègre les organes de consultation socioéconomique, tels que le Conseil central de l’économie[4]. En même temps qu’elles travaillent à améliorer la situation matérielle des travailleurs et travailleuses, les coopératives chrétiennes ne se départissent pas de leur second objectif cardinal : le soutien financier au Mouvement, et particulièrement au fonctionnement de ses organisations sociales. Les connexions entre celles-ci et les coopératives se matérialisent à travers les services avantageux dont bénéficient les premières de la part des secondes, la propagande des premières en faveur des secondes et l’implication des premières dans les organes de gestion et de décision des secondes.

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La Fondation André Oleffe : pour accompagner les combats autogestionnaires

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Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)

La Fondation André Oleffe (FAO)[1] a été créée en 1978 dans le périmètre de la CSC en vue d’apporter une aide aux initiatives d’autoproduction/autogestion, une des formes de lutte sociale dans les années 1970[2]. C’est volontairement qu’on qualifie lesdites luttes de deux mots qui ne sont pas synonymes, même si, à l’époque, c’est « autogestion » qui a le plus souvent été utilisée pour désigner les deux réalités. La première était celle d’entreprises qui fermaient : au-delà de l’occupation de l’usine, la résistance a consisté à continuer de produire, faire fonctionner l’entreprise, vendre, protéger l’outil et les stocks. L’objectif était surtout de convaincre un repreneur et/ou de faire pression pour que l’État soit aidant (quitte à ce qu’il soit lui-même repreneur). On est dans le registre de « l’autoproduction ». Au rang des exemples, on peut citer Les grés de Bouffioulx, les Cristalleries du Val Saint Lambert (Seraing), les Capsuleries de Chaudfontaine, les poêleries Somy (Couvin). La seconde a plus à voir avec la perspective d’autogestion proprement dite : des entreprises reprises par leurs travailleurs eux-mêmes. Trois cas emblématiques ont fonctionné : Le Balai libéré à Louvain-la-Neuve, les Sablières de Wauthier-Braine et les Textiles d’Ère (après la faillite de Daphica) à Tournai. Malgré leurs formes hétérodoxes de gestion, ces entreprises ont tenu le coup jusque respectivement 1989, 1990 et 2002. Un peu en situation intermédiaire, une autoproduction qui a tenté l’autogestion mais a rapidement échoué : Salik (Quaregnon). Force est cependant de reconnaître que ces formes de lutte, et la thématique autogestionnaire en particulier, n’ont pas connu le succès espéré. Autrement écrit, ça n’a représenté qu’un moment en définitive assez court[3].

Affiche de promotion de l’autogestion par la Fondation André Oleffe, s.d. (CARHOP, fonds Marc Vandermosten, aff. n°117).

Le soutien syndical a surtout été le fait de la CSC. Côté FGTB, on est resté sensiblement plus prudent. Rétrospectivement, on peut considérer que le soutien de la CSC s’apparentait à la mise en application du principe de « l’autonomie associative » : on accepte l’initiative et l’expérimentation, en particulier au nom de la « subsidiarité » (qu’on peut lire : « les gens sur place sont les mieux à même de juger ce qu’il est bon de faire ») ; les « personnalités meneuses » peuvent être critiquées dans l’organisation syndicale mais elles n’y sont pas bridées. Ainsi l’affaire a-t-elle été menée par quelques fortes personnalités, par exemple Raymond Coumont, secrétaire de la fédération CSC du Brabant wallon, ou Jean Devillé, permanent de la centrale CSC du textile, rejoints par différentes autres individualités (Gilberte Tordoir, Raymonde Harchies, Marc Vandermosten, liste non exhaustive). Pour autant, on ne peut pas soutenir que cela mobilisait l’organisation dans son entièreté : doute au démarrage des expériences, réelle sympathie envers les personnes qui se battent de façon originale, vertes critiques lorsque les choses tournent mal[4].

La FAO est fondée pour apporter des soutiens juridiques, logistiques et financiers à la dynamique, ainsi que pour organiser des synergies entre les initiatives et des homologues à l’étranger. Paradoxalement, elle a été mise en piste pour soutenir l’autogestion au moment précis où la dynamique déclinait. Cela ne l’a pas empêchée de multiplier les initiatives et d’accompagner différentes situations, principalement pour aider à trouver des solutions pour des PME en difficulté et pour prendre des initiatives de lutte contre le chômage, alors en croissance spectaculaire. Un job pas simple, avec des bas, mais aussi des hauts : la FAO a joué un rôle significatif dans l’accompagnement des « Textiles d’Ere »[5] : c’est de l’emploi qui a été préservé pendant 20 ans ; on ne peut pas dire que ce n’est rien, ou qu’il n’y aurait pas de bilan !

Déclin

Le tournant majeur a été l’opération de reprise d’un grand magasin « Les galeries Anspach », renommées « Galeries namuroises » en 1983, en mobilisant du capital de la COB[6] et de la CSC[7]. L’expérience s’est terminée par une faillite en 1988, non sans créer de fortes tensions entre la CSC et la FAO. Au titre de « pouvoir organisateur »[8], la CSC a souhaité reprendre un contrôle plus significatif sur la FAO, ce qui n’a pas été accepté en Assemblée générale de l’ASBL au nom de… la pratique autogestionnaire[9]. En peu de temps, la rupture a été consommée : la FAO est officiellement sortie du périmètre des organisations du MOC, même si, à titre personnel, plusieurs individualités notoirement CSC ont continué à s’y impliquer. Pour retrouver un outil, à présent que la FAO était sortie de son périmètre, la CSC a créé l’ASBL SYNECO, aujourd’hui reconnue comme agence-conseil en économie sociale en Wallonie[10] – c’est un autre récit.

Rallye de l’autoproduction, 1979 (CARHOP, fonds CSC – service Presse).

La FAO s’est alors enfoncée dans la crise, sans plus guère de projet clair. Des déficits systématiques ont fait fondre les fonds propres à vive allure. Un permanent CNE-GNC[11], Guy Roba, a tenté une relance, qu’il a partiellement réussie en parvenant à créer une petite cellule spécialisée dans ce qu’aujourd’hui on nommerait de « l’outplacement » (de cadres licenciés). Mais il ne s’est agi que d’un petit sous-ensemble de deux personnes (« cellule accompagnement de cadres ») qui a rapidement fonctionné en autonomie du reste de l’équipe. Une partie significative des travailleurs restait utilement occupée, car impliquée dans des partenariats de longue durée avec quelques ASBL : à la longue, dans les faits, ces personnes s’identifiaient plus aux projets des ASBL concernées, où elles étaient la plupart du temps, qu’à la FAO proprement dite. Le paradoxe était là : la FAO se vidait de sa substance et de son personnel, mais celui-ci continuait à travailler sur les enjeux pertinents de partenaires.

Rallye de l’autoproduction, 1979 (CARHOP, fonds CSC – service Presse).

Un épisode EVO

En 1997, les EVO (éditions Vie Ouvrière[12]) ont manifesté leur intention de sauvetage par reprise de l’outil et ont déposé un plan d’affaires, dont le résultat principal a surtout été d’aviver toutes les tensions et résistances internes : c’était perçu comme une OPA hostile – offre publique d’achat – à laquelle il fallait résister de toutes ses forces[13] ! Bien qu’officiellement la FAO était hors périmètre MOC (car hors périmètre CSC), elle y restait néanmoins peu ou prou associée dans les imaginaires, eu égard à la qualité des fondateurs, aussi à la mémoire de la qualité mobilisatrice du militantisme autogestionnaire. EVO de son côté était plus nettement ancré dans le « réseau d’affinité » du MOC même si on avait là aussi à faire à une gestion en autonomie. Les éclats du conflit témoignaient d’une situation de blocage total en plus d’une inefficacité de plus en plus patente dans l’action de la Fondation. D’autorité, François Martou, alors président du MOC, a pris personnellement la main en convoquant une réunion le 6 octobre 1997, qui a associé EVO, FAO, SYNECO et MOC. À l’issue de celle-ci, un protocole d’accord a été signé, qui a consacré le retrait d’EVO et l’entrée en scène du MOC par l’intermédiaire d’un de ses secrétaires nationaux dont le cahier des charges était de « faire atterrir » la FAO en bonne intelligence avec les activités qu’entretemps SYNECO avait développées au titre de nouvelle agence-conseil du Mouvement. On peut sans doute « lire » l’initiative de François Martou comme étant aussi de « police » pour compte de la CSC : faire rentrer la FAO dans le rang ou la dissoudre en en récupérant les actifs (s’il y en a), en tous les cas en faisant le moins de dégâts possible.

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Les actions intégrées de développement (AID)

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Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)

L’émergence au sein de l’insertion socioprofessionnelle

« Actions intégrées de développement » (AID) est le nom de famille d’un réseau de Centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) implantés en Wallonie et à Bruxelles, et appartenant au périmètre des ASBL, entreprises et activités du Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Les CISP fonctionnent selon deux méthodes pédagogiques. La première comprend de larges séquences de participation à des activités économiques et commerciales, sur chantier et en atelier, la formation pratique s’organisant principalement sous le mode du compagnonnage. En Wallonie, on la nomme « Entreprise de formation par le travail » (EFT), et à Bruxelles « Atelier de formation par le travail » (AFT). Elle ne s’est pas toujours appelée comme cela : la formule a d’abord existé sous la dénomination « Entreprise d’apprentissage professionnel » (EAP). La seconde méthode est sous un mode de formation plus classique. Elle a longtemps été labellisée « Organisme d’insertion socioprofessionnelle » (OISP) en Wallonie (dénomination encore actuelle à Bruxelles), avant d’être rebaptisée « DéFI », acronyme de « Démarche formation insertion » (à ne pas confondre avec le parti politique). La principale caractéristique des CISP est d’accueillir des personnes à ce point éloignées du marché de l’emploi, le plus souvent parce que faiblement scolarisées, que les autres offres de formation leur sont inaccessibles. Pour obtenir l’agrément par une des Régions, il faut être ASBL ou CPAS.

Le réseau AID actuel et ses publics en quelques chiffres

En 2022, le réseau AID comptait 24 associations, dont 19 en Wallonie et 5 à Bruxelles. Les activités cumulaient 10 EFT, 1 AFT, 12 DéFI et 4 OISP (certains CISP cumulent 2 situations, par exemple EFT et DéFI).

Ensemble, les activités ont mobilisé 1 749 stagiaires pour 799 115 heures de formation. Le public féminin a été majoritaire à 59 %. Mais cela camoufle cependant une grande variation : elles sont surtout très majoritaires dans les DéFI/OISP (68 %), alors qu’elles sont minoritaires dans les EFT/AFT (33 %). C’est vraisemblablement lié au fait que nombre de filières EFT sont toujours réputées « masculines » (métiers de la construction, horticulture…) : ça ne bouge que lentement.

Pour ce qui est des niveaux de formation à l’entrée : 25 % n’ont tout simplement aucun diplôme, pour 19 % au maximum le CEB, 19 % le CES2D, 12 % le CESS, 2 % un diplôme de l’enseignement supérieur tandis que 23 % sont titulaires d’un diplôme ou certificat non reconnu en Belgique.

Autre angle d’approche encore : 42 % des stagiaires étaient sous statut de chômeurs complets indemnisés, pour 30 % relevant d’un CPAS et 28 % de personnes sans revenu car à charge d’une autre personne.

Lorsque ceux qui terminent la formation sortent, c’est pour un débouché immédiat pour 50 % d’entre eux, soit sous la forme d’un emploi (17 %) soit sous celle de l’entrée dans une formation plus qualifiante (33 %). Ceci a valeur de photographie pour une année précise, mais si on vérifie les données pluriannuelles, on observe une relative stabilité depuis dix ans[1].

Une naissance sous tensions

Aujourd’hui, les AID représentent une des activités importantes du MOC. En interne, on n’enregistre aucune contestation quant à la légitimité de l’action. Mais, il n’en a pas toujours été le cas ! Au début, il a fallu beaucoup de volontarisme au milieu d’hostilités déclarées. Ce que les AID ont lancé n’était pourtant pas isolé : plein d’autres initiatives plus ou moins similaires se développaient ailleurs dans les espaces belges, et avaient aussi à subir méfiances et critiques. Un processus de regroupements s’est mis en place, en sorte de s’épauler les uns les autres, se défendre face à l’adversité, se construire en interlocuteur collectif suffisamment efficace que pour devenir apte à négocier sa situation et parvenir à l’institutionnalisation du secteur par la voie de décrets régionaux. Seulement voilà : ayant à se défendre des nombreuses critiques internes au MOC, les AID ont joué la carte de la dissociation : « Non, non, ne nous confondez pas avec les autres à l’égard desquels les critiques sont justifiées ; nous sommes autre chose, nous fonctionnons différemment ». Par le fait même, en même temps qu’elles étaient en difficulté en interne MOC, les AID s’isolaient de leurs homologues associatives : une double fragilité ! De longues années de travail ont été nécessaires pour conforter les initiatives locales du réseau, en les professionnalisant, en conquérant une pleine légitimité au sein du MOC et en sortant de l’isolement par l’intégration dans les collectifs sectoriels, que sont aujourd’hui l’Interfédération des CISP lorsqu’il s’agit de la Wallonie, la FEBISP (Fédération bruxelloise de l’insertion socioprofessionnelle) lorsqu’il s’agit de Bruxelles-Capitale et la FESEFA (Fédération des employeurs des secteurs de la formation des adultes) lorsqu’il s’agit d’être interlocuteur dans les relations collectives (participer au « banc des employeurs » dans la commission paritaire 329, celle des secteurs socio-culturels et sportifs)[2].

Le propos qui suit est une mise en récit, qui ne racontera pas « tout » ce qu’il serait possible d’écrire sur l’histoire des AID, mais se centrera sur l’éclaircissement du « mystère des origines », les relations compliquées avec le MOC, et jusqu’au moment où « ça (c’est-à-dire la légitimité) a été gagné », une période de presque 20 ans – soit le temps d’une génération. Cette trajectoire n’est compréhensible qu’à la condition de donner des indications sur le contexte général dans lequel cela s’est inscrit. Il s’agira aussi de décrire le collatéral de la bagarre interne au MOC : le piège de l’isolement à l’égard des pairs dans lequel se sont retrouvées les AID, et la façon dont elles sont parvenues à en sortir.

Une histoire étroitement liée aux réformes de l’État

L’histoire ici racontée est concomitante aux profondes réorganisations du fonctionnement de l’État belge, par transferts successifs de compétences de ce qu’on a d’abord appelé « État central » (depuis lors requalifié « État fédéral »), vers les Communautés et les Régions. S’y sont ajoutés des transferts d’exercice de compétences de la Communauté française vers la Région wallonne d’une part, la Commission communautaire française (COCOF) en Région de Bruxelles-Capitale d’autre part[3]. Entretemps encore, la Région wallonne s’est rebaptisée « La Wallonie » et la Communauté française « Fédération Wallonie – Bruxelles »[4]. Cela introduit de la complexité dans l’exposé : les interlocuteurs politiques du secteur ont bougé au fil du temps : au début de la décennie 1980, il s’agissait principalement la Communauté française ; en fin de période on traite prioritairement avec les Régions et la COCOF, parce que, en 1994, l’exercice de la compétence de formation a glissé de l’une aux autres. De même, en début de période, un unique service public centralisé, l’Office national de l’emploi (ONEM), organisait tout aussi bien le contrôle des chômeurs et chômeuses que leur placement, un service de formation professionnelle et un autre d’orientation. Tout cela est désormais la mission du FOREM pour la région de langue française en Wallonie, mais ventilé entre ACTIRIS et Bruxelles-Formation en Région Capitale, étant entendu que l’ONEM reste en piste comme gestionnaire de l’assurance-chômage, compétence fédérale ! Expliquer cela a fonction d’avertissement : on va essayer de ne pas trop s’embrouiller au profit d’un déroulé qu’on espère fluide, mais on ne peut pas garantir qu’on y arrivera à tous les coups de la façon la plus optimale.

Nature du récit, atouts et limites

Le récit relève du registre du témoignage réflexif. L’auteur a eu une trajectoire personnelle de 25 ans dans le secteur ISP, sous diverses fonctions. Il ne faut dès lors pas confondre le propos avec un travail d’historien au sens strict du terme : les souvenirs personnels sont largement mobilisés ; ils font l’objet d’une reconstruction a posteriori qui, d’une certaine façon, tend à donner un sens à l’histoire. Ce qui est un atout pour l’interprétation et la compréhension comporte cependant son lot de risques en retour. Par exemple laisser croire qu’à tout moment ledit sens a été clair pour tous les acteurs impliqués : il ne l’a pas été, il y a aussi eu incertitudes et tâtonnements, sauf sans doute sur les grands principes directeurs qui ont servi de boussole. Par ailleurs, qu’il y ait un côté auto-justificateur au récit peut difficilement être nié. Pour atténuer ces faiblesses évidentes, et sans doute difficilement évitables quand on est dans le registre du témoignage, le récit cherche à appliquer quelques-uns des principes de la démarche réflexive, celle où, en quelque sorte, l’acteur prend son action comme objet de recherche, en contextualisant, en décrivant le plus factuellement possible, et en posant que la formulation d’une hypothèse ne vaut jamais démonstration. On est dans la description d’actions, menées par des acteurs, qui disposent de marges de manœuvre plus ou moins grandes, qui les utilisent ou pas, bien ou non, qui peuvent produire des réussites tout autant que des effets différents ou contraires aux intentions de départ : d’évidence, la réflexivité est influencée par les cadres de la sociologie, en particulier l’analyse institutionnelle, la sociologie des organisations et celle des mouvements sociaux. Ainsi, à défaut de faire travail d’historien.ne, espère-t-on pouvoir fournir du matériel utilisable par les historien.ne.s.

Le chaudron des années 1980

Crise socioéconomique et perspectives

L’époque était chaude en initiatives et évolutions institutionnelles de toutes sortes. Pour faire face à la crise économique, en particulier à l’explosion du chômage, une forme de consensus existait pour considérer qu’une grande partie de la solution passait par une meilleure formation des personnes, que ce soit dans une perspective de reconversion pour celles qui étaient dans un emploi menacé ou de meilleur niveau pour les jeunes. En tout état de cause, l’observation majeure était que plus et mieux la personne était diplômée, moins elle courait de risque de s’enliser longuement dans le chômage. Deux lignes ont alors été explorées pour améliorer la formation, l’une dans le domaine de l’enseignement, l’autre dans l’accompagnement des chômeurs et chômeuses. En réalité, à situation égale du marché de l’emploi (ce qu’il n’est jamais, mais posons l’hypothèse), agir sur la formation des personnes revient plus à améliorer leur compétitivité qu’à résoudre le problème fondamental du manque d’emplois suffisants : ce sera la grande critique générique adressée par certains observateurs et observatrices. Notre point de vue est que la critique est justifiée, mais qu’elle mérite qu’on y introduise au moins de la nuance. Car, en effet, la formation peut trouver du sens en elle-même : remobilisation de personnes ; réintégration dans un groupe de sociabilité ; par l’effet du groupe, entrée dans de nouveaux projets qui, à défaut d’emploi, permettent de mieux vivre ou participent de la cohésion sociale ; si on se place dans une logique d’éducation permanente, on muscle les capacités à l’investissement citoyen. D’autre part, la formation, dans une certaine mesure, peut aussi impacter le marché de l’emploi et l’économie, en facilitant des ajustements de personnes à des fonctions disponibles inoccupées ; de façon plus indirecte, elle peut susciter des vocations à l’entrepreneuriat.

Côté enseignement et formation initiale

La réforme phare date de 1983 : on a fait monter l’obligation scolaire de 14 à 18 ans[5]. En même temps, les responsables se rendaient bien compte que les gamins qui quittaient l’école à 14 ans n’étaient pas ceux qui feraient les plus hauts bons de joie à une prolongation de 4 ans ! La formation en alternance des Allemands jouissait d’une excellente réputation : elle a inspiré l’idée d’offrir une possibilité de formation en alternance comme alternative à l’enseignement à temps plein à partir de 15 ans, au sein de « Centres d’enseignement à horaire réduit » (CEHR), créés dès 1984[6]. On peut concevoir qu’une alternance entre l’école et une formation concrète à temps partiel en entreprise puisse déboucher sur une qualification équivalente à celle acquise dans un enseignement à temps plein, mais il y a des conditions : par exemple que l’apprentissage de la mécanique garage en entreprise fasse l’objet d’un vrai programme qui ne soit pas limité au balayage de l’atelier et au service à la pompe (à l’époque, c’étaient encore des pompistes qui prestaient en lieu et place de l’automobiliste). Encore fallait-il trouver de tels bons stages en entreprise ! Or, les temps étaient à la débandade ! L’alternance s’est donc massivement résumée à une alternance entre l’école et le chômage. Nommé « enseignement à horaire réduit », le dispositif a aussitôt constitué un échelon supplémentaire dans le processus de relégation scolaire !

Quelques années auparavant, c’est-à-dire fin de la décennie 1970, Émile Creutz, directeur du CIEP (le Centre d’information et d’éducation populaire, le service d’éducation permanente du MOC) et plusieurs acteurs de l’enseignement libre catholique avaient consacré une énergie considérable à construire et défendre un projet de réforme de l’enseignement professionnel, rebaptisé « humanités professionnelles », précisément pour qu’il cesse d’être une filière de relégation. Dans la foulée, ils avaient poussé quelques expériences pilotes dans des écoles professionnelles bruxelloises libres catholiques en milieux populaires et marquées par la diversité[7]. On ne peut pas dire que les Centres d’enseignement à horaire réduit (CEHR) correspondaient parfaitement à l’espérance des promoteurs des « humanités professionnelles », ni à celle des acteurs des expériences pilotes ! Le dépit était grand, mais peu importe : tous ces mêmes acteurs ont recyclé leur énergie en tentant d’accompagner au mieux le nouveau dispositif, de l’intérieur pour ceux qui étaient salariés de l’enseignement catholique, en partenaires extérieurs pour les autres (MOC, Conseil de la jeunesse catholique – CJC, CSC, Centres PMS).

Assez paradoxalement, comme on était de toute façon dans du neuf et une assez totale absence de programme, toute personne appréciant se retrouver dans l’instituant trouvait matière à une certaine excitation mobilisante ! Mais cela n’allait pas sans tensions, parce qu’avec des centaines de personnes impliquées sans trop de cadre, ça partait dans tous les sens, avec, au bout d’un temps, un clivage assez net entre ceux qui visaient la mise en place d’une excellence dans la qualification professionnelle, en gardant l’ambition d’une vraie formation en alternance (avec un bon statut pour les jeunes en stage) et d’autres qui, prenant acte de la grave pénurie d’offres de stages en entreprises, trouvaient qu’on ne pouvait pas pour autant abandonner toutes celles et tous ceux qui étaient sans stage. Autrement formulé, le clivage se jouait entre « insertion professionnelle » et « insertion sociale ». En réalité, il ne s’agissait pas de choisir entre l’un ou l’autre mais de faire l’un et l’autre : c’est la position qu’a fini par défendre le secrétariat général de l’enseignement secondaire catholique[8], et ce n’était que de bon sens, à tel point qu’il s’est grosso modo agi de la solution finalement généralisée dans le réseau. Dans l’intervalle, le clivage s’était immiscé entre la CSC et le MOC. Les Jeunes CSC avaient en effet construit un ambitieux modèle d’alternance, le « 2 x 20 heures », à comprendre comme : une semaine de 20 heures de formation scolaire et 20 heures de formation en entreprise durant lesquelles les jeunes impliqués disposaient d’un vrai statut. Ils le défendaient avec conviction tandis que leurs collègues du MOC assumaient la situation de large pénurie de stages d’alternance disponibles pour les élèves : ils contribuaient dès lors à monter des initiatives de CEHR qui pouvaient être très éloignées des perspectives 2 x 20 heures.

Les CEHR : une suite à l’histoire

Il y a une suite à l’histoire des CEHR que nous n’avons évoquée ici que pour contextualiser l’origine des AID. Dès 1987, les CEHR ont été autorisés à élargir leur public aux 18-25 ans à condition que ces derniers aient conclu préalablement un contrat d’apprentissage industriel[9]. En 1991, le dispositif est plus formellement institutionnalisé[10]. À cette occasion, il change de nom au profit du plus positif « Centre éducatif et de formation en alternance » (CEFA) : il s’agit toujours de la dénomination actuelle. En 1998, un Contrat d’insertion socioprofessionnelle, plus souple, se substitue au contrat d’apprentissage industriel[11]. Enfin, en 2001, le système sort d’une ambiguïté : on parle désormais « d’enseignement » en alternance en bannissant la notion de « formation ». Ce faisant le dispositif devient explicitement partie prenante de l’enseignement, donc légitime à présenter une voie alternative pleinement valide à l’enseignement de plein exercice[12].

Pour les CEHR de son réseau, l’enseignement libre catholique a énormément investi en énergie et créativité, en veillant à associer largement des partenaires de sa sphère d’affinité. C’est dans ce cadre que l’auteur a participé au groupe d’encadrement local (en le présidant pendant quatre ans) du CEHR/CEFA attaché à l’Institut technique de Namur (ITN), de 1988 à 1995, au titre de représentant de la fédération du MOC de Namur. Identiquement, il a représenté le MOC national dans le Groupe national d’encadrement de la formation en alternance (ASBL GNEFAL), de 1988 jusqu’à sa mise en liquidation en septembre 2009. Le GNEFAL a été une structure précieuse pour accompagner et cadrer la période instituante. Lorsque les choses sont devenues plus instituées, elles sont aussi devenues plus verrouillées : le GNEFAL a perdu une bonne part de ses capacités à mobiliser des partenaires externes à l’enseignement. Les changements de générations et de responsables chez les uns et les autres ont vraisemblablement aussi joué un rôle dans le processus d’extinction.

Côté accompagnement des chômeurs et chômeuses

Les temps étaient aussi à certains énervements syndicaux sur l’accompagnement des chômeurs et chômeuses. En particulier, des critiques étaient formulées à l’égard de la formation professionnelle ONEM. Il était notoire qu’y passer améliorait la position du demandeur d’emploi. Les files d’attente s’y sont allongées. Pour certains métiers, démesurément : on pouvait attendre trois ans entre l’inscription et l’entrée effective en formation. Pour gérer le problème, l’ONEM a mis en place des tests qu’il fallait préalablement réussir. La mécanique emportait comme effet que la statistique de mise à l’emploi à la sortie de formation en était d’autant plus favorable que c’étaient de toute façon les meilleurs qui étaient sélectionnés. Il semblerait – ici l’auteur répercute ce dont il se souvient d’une mémoire orale captée à l’époque – que des interpellations aient été faites au comité de gestion de l’ONEM à partir du banc syndical[13]. Sans grand succès opérationnel. Ce serait cela (conditionnel) qui aurait amené certains acteurs locaux à monter, fin des années 1970-début des années 1980, quelques initiatives de formation dites de « mise à niveau des connaissances », ou de « remise à niveau » : les deux notions n’ont pas tout à fait le même sens – à notre connaissance, ça n’a jamais été tranché –, mais il était clair cependant que le niveau visé était la réussite du test d’entrée en formation professionnelle ONEM. En particulier, quatre associations se sont coalisées à partir de Charleroi (Formation pour l’université ouverte de Charleroi – FUNOC), Liège (Canal Emploi), Namur (Radio télévision animation – RTA[14]) et Bruxelles (Association pour le développement, l’emploi, la formation et l’insertion sociale – DEFIS). Elles avaient en commun d’être le produit des deux branches coalisées du mouvement ouvrier, la socialiste et la chrétienne.

La bande des quatre

En front commun, la FGTB et le MOC créent la FUNOC en 1977, à Charleroi. Elle est toujours bien vivante aujourd’hui, et est d’ailleurs le CISP le plus important de Wallonie en nombre de stagiaires accueillis. La même année, les services de formation des deux principaux syndicats du pays, auxquels s’associait l’Université de Liège, lançaient Canal Emploi à Liège. D’abord conçu comme projet de télévision locale communautaire, avec des perspectives de formation à distance par l’intermédiaire de l’outil audiovisuel, les choses ont rapidement évolué en sorte d’y adjoindre des groupes de stagiaires dits « en préformation ». Ne cherchez plus cette ASBL : elle a disparu en 1989 – de ce qu’on en a capté à l’époque, de toute évidence les relations entre partenaires y ont été beaucoup plus rugueuses qu’à Charleroi. Une « petite sœur » aux deux grands s’est ensuite ajoutée : RTA, à Namur. Créée un peu plus tôt (1975) autour d’un projet d’animation audiovisuelle par télévision locale, l’ASBL, à nouveau une coopération FGTB-MOC, s’est ensuite donné les moyens d’à son tour développer des formations de mise à niveau pour demandeurs et demandeuses d’emploi faiblement scolarisés ; nous étions en septembre 1981. L’auteur des présentes lignes a été recruté pour coordonner ce dispositif spécifique, en compagnie de Claude Hardenne, l’un (l’auteur) labellisé MOC, l’autre FGTB. Beaucoup plus modeste que la FUNOC, auprès de laquelle a été cherchée une partie de l’inspiration[15], l’ASBL existe toujours comme CISP désormais spécialisé dans la formation à des métiers de l’audiovisuel[16]. Puis est venu Bruxelles. Une série d’initiatives locales de formation, dont certaines ayant déjà dix ans d’existence au compteur, se sont donné une plateforme commune avec les syndicats, le MOC, l’ULB et l’UCL : DEFIS (à ne pas confondre avec les Défi wallons, ni le parti politique !). Dès 1982, cette plateforme est rapidement montée en puissance dans la capitale et dans une coordination qui se faisait désormais à quatre : FUNOC, Canal Emploi, RTA et DEFIS.

Il ne faut pas croire que tout le monde était sur la même ligne : dans les faits, les groupes locaux bruxellois, vu leur diversité et les publics avec lesquels ils travaillaient étaient sur une ligne affirmée « priorité à l’insertion sociale », les Liégeois quant à eux se voulaient acteurs du développement de la formation à distance, tandis que la FUNOC offrait des stages de formation aux contenus plus cadrés et tenait à s’inscrire dans une perspective de développement local. De son côté, RTA faisait un peu peur à tout le monde en testant la pédagogie du projet avec ses publics : c’était déstabilisant, y compris d’ailleurs pour ses formateurs, avec un côté « ligue d’impro », au nom de la réponse aux besoins et demandes exprimés par les groupes. Certes, la pédagogie du projet coexistait avec des contenus construits, mais il ne faut pas s’en cacher : avec les projets, de brillantes réussites ont coexisté avec l’un ou l’autre ratage complet. C’est un autre récit à faire…[17]

La « bande des quatre » a rapidement pris acte de deux réalités.

  • La première : la redécouverte de l’analphabétisme et la prise de conscience de son caractère massif. Le front commun FGTB-MOC s’est emparé de la question de façon très volontariste : dès 1983, il a lancé le réseau Lire & Écrire. Même si DEFIS a opté pour la dissolution quelques années plus tard, il faut mettre à son crédit un investissement très dynamique au profit du projet Lire & Écrire.

DEFIS, l’alpha, la FEBISP

L’investissement sur l’action d’alphabétisation a été facilité par l’évidente complicité entre le socialiste Alain Leduc et le « mociste » Daniel Fastenakel. Elle n’était pas que dynamique : aussi d’une redoutable intelligence politique. Ainsi la FGTB namuroise n’était-elle pas très enthousiaste du projet Lire & Écrire : Alain Leduc a été déterminant en coulisses pour la faire basculer, en l’aidant à créer son propre dispositif d’alpha ! En effet, le non-dit de la réticence FGTB locale était sa crainte d’être absente d’un terrain occupé par d’autres, en particulier d’initiatives souvent labellisées « chrétiennes ».

Il pourrait ne pas être incongru de considérer que DEFIS a été le précurseur de la Fédération bruxelloise de l’insertion socioprofessionnelle (FEBISP), créée quant à elle dès 1995, immédiatement après la régionalisation de l’exercice de la compétence de formation. On peut en effet poser l’hypothèse que si ça a été aussi vite, c’est que le terrain était déjà prêt.

  • La seconde réalité découverte : l’explosion de nouvelles initiatives, partout sur le territoire, sans concertation aucune entre elles autour d’un problème qu’on pouvait formuler comme suit : une partie substantielle du public pour lequel étaient organisées les mises à niveau exprimait « n’en avoir rien à foutre de la formation mais vouloir travailler et gagner de l’argent »… ce qui ne voulait pas dire pour autant que les personnes avaient les qualifications utiles. Aspect troublant du dossier : moins les apprenant.e.s étaient formés moins ils étaient demandeurs de formation. Ainsi, en deux-trois ans, on pouvait déjà dénombrer quelques dizaines d’initiatives, autour de grosso modo une même idée : puisque c’est du concret que demandent les gens, mettons-les d’abord en situations concrètes, en atelier et sur chantier, le cas échéant en contact avec une clientèle, et organisons la formation par compagnonnage au fur et à mesure des nécessités avérées.

Mais l’unité de toutes ces nouvelles initiatives n’étaient que de façade. Le paysage était fragmenté entre trois tendances. On pouvait le décrire à partir d’un triangle : une des pointes tirait vers l’économie, l’autre vers la formation, la troisième vers le social. D’une façon ou d’une autre, chaque initiative intégrait chacun des trois volets. Mais, toutes ne se situaient pas au même endroit de l’espace représenté par le triangle, et certainement pas au point équidistant ! Les unes pouvaient se lancer dans des activités économiques ambitieuses, parfois jusqu’à la perspective de créer de l’emploi en bonne et due forme[18], parfois aussi sans complètement respecter les prescrits légaux : publicisant leurs manières de faire et en exposant les raisons, elles étaient moins dans l’illégalité que dans l’a-légalité – en d’autres mots, le registre était de désobéissance civile[19]. D’autres montaient des structures principalement d’accompagnement social. C’était parfois présenté sous l’horrible dénomination « ateliers occupationnels » : on constituait des groupes autour d’une activité qui pouvait parfois être de nature très modestement économique en sorte de mener un travail social collectif plutôt qu’individuel – c’était assez fréquent en CPAS ou en maisons d’accueil par exemple. Les troisièmes, enfin, créaient des dispositifs plus explicitement de formation. Ainsi, entre autres, des initiatives nombreuses sont-elles nées en « filiales » d’institutions d’hébergement dans le secteur de l’aide à la jeunesse. Débattu depuis 15 ans[20], l’abaissement de l’âge de la majorité de 21 à 18 ans sera rendu effectif en 1990[21] ; dès ce moment, les jeunes se voyaient brusquement devoir quitter leur institution trois ans plus tôt ; le milieu estimait qu’il avait devoir de faire une offre nouvelle d’accompagnement, et a assez largement anticipé, ce qui, par effet collatéral, permettait un débouché de reconversion pour du personnel devenu soudainement surnuméraire dans les institutions. Vertu du débat démocratique : il y a des choses qu’on voit arriver !

Le paysage était compliqué et de nombreux acteurs étaient inquiets. Si les associations étaient certaines d’être dans le bon en répondant aux besoins nouveaux, mais réclamaient reconnaissance et soutien, les syndicats quant à eux étaient très inquiets des statuts des personnes en y voyant une forme de légitimation des pratiques négrières : la question défraie périodiquement l’actualité, en particulier dans des secteurs investigués par les initiatives associatives (construction, HORECA). De leur côté, les classes moyennes dénonçaient la concurrence déloyale. Au milieu de tout cela, les pouvoirs publics ne savaient pas toujours ce qu’ils devaient en penser, a fortiori, que les matières concernées par une éventuelle action régulatrice étaient déjà éparpillées entre l’État central, la Communauté française et les deux Régions.

La Fondation Roi Baudouin (FRB) va jouer un rôle déterminant d’intermédiaire pour débrouiller toute cette affaire, à l’occasion d’un programme social « Partenaires pour innover », qu’elle développera de 1984 à 1987[22]. Le travail d’éclaircissement et de tri de ce qui se passait sur le terrain (le triangle et ses trois pointes) a permis ensuite la négociation d’un cadre pour des solutions aux problèmes posés par la pointe « formation » du triangle. C’est la notion EAP comme « entreprises de formation par le travail » qui est sortie du chapeau de la Fondation. Il s’agissait d’une des dénominations qui circulaient déjà pour nommer les nouveautés ; elle apparaissait comme particulièrement pertinente à faire comprendre ce dont il s’agissait. La Fondation l’a largement publicisée au printemps 1986[23].

Les hasards de trajectoires personnelles

On a pu le préciser plus haut : l’auteur de la présente est particulièrement concerné par le récit, qui raconte aussi un peu de sa trajectoire personnelle. La présente incise assumera une forte subjectivité en donnant quelques éclairages additionnels sur ce point.

Dans sa fonction de coordinateur des formations à RTA, l’auteur a rapidement pris acte du fait que la (re)mise à niveau était loin de pouvoir être une réponse exclusive à toutes les situations. Il est rapidement entré en contact avec une série d’autres initiatives de la région namuroise, dont certaines expérimentant des formes de formation par le travail, y compris en CPAS[24]. Ensemble a été constituée une plateforme locale « Coordination namuroise pour des formations à l’autonomie » (CNFA), qui existe toujours aujourd’hui comme plateforme namuroise des CISP[25]. L’affaire avait attiré l’attention de la Fondation Roi Baudouin durant la séquence préparatoire au lancement de son programme social, au cours duquel elle comptait soutenir quelques expériences pilotes.

À RTA, on n’avait pas pris la mesure de la grande misère que représente l’obligation du passage par un financement du fonds social européen (FSE) : l’argent est promis ; si on ne commet pas d’erreur (et il n’y en a pas eu de commise), l’argent finit par arriver, mais avec des retards considérables. Or, pour en bénéficier, il faut montrer que toutes les dépenses éligibles ont été exécutées avant le 31 décembre de l’année civile. Dans le montage de l’époque, ce sont grosso modo 50 % des dépenses qui étaient financées par le FSE[26]. Pour arriver à fonctionner, il fallait que les ASBL soient adossées à des fonds propres importants, ce qu’elles n’étaient pas, ou empruntent : les annonces de subsides pouvaient servir de garantie pour la banque… à condition qu’elles arrivent dans les temps. À défaut, les robinets étaient fermés ! Notons aussi que les intérêts versés à la banque n’étaient pas considérés comme dépenses éligibles (ils ne le sont d’ailleurs toujours pas), autrement écrit : il faut aussi trouver les moyens de payer les intérêts. En 1983, un moment est arrivé où RTA s’est retrouvé en incapacité d’encore fonctionner, pour des raisons de pure trésorerie, alors qu’aucun pouvoir public, ni le FSE, n’avait un quelconque reproche à formuler quant aux actions menées. Pour couvrir l’emprunt permettant la continuité des activités, les administrateurs de l’ASBL qui possédaient un bien immobilier (leur maison ou appartement) les ont mis en garantie tandis que les membres du personnel payé sur « fonds propres » (c’est-à-dire avec les subsides FSE[27]) acceptaient pendant quelques mois de ne recevoir que des avances sur salaire à hauteur du montant du minimex (aujourd’hui on dit « revenu d’intégration sociale » (RIS))[28].

Dans la situation de stress, de désarroi et même de détresse où nous étions, une évidence s’imposait : on ne pouvait pas continuer de la même façon, il fallait restructurer. L’auteur a proposé un plan que cependant le conseil d’administration n’a pas accepté, au profit d’un autre qui recentrait sur l’audiovisuel. Cela avait son sens puisque ça permettait des économies d’échelle avec l’autre département de l’ASBL, la télévision communautaire. L’emploi de l’auteur n’était pas menacé mais avoir à coordonner un autre projet que celui qu’il avait défendu créait une dissonance.

Affiche de promotion d’un évenement coorganisé par  Canal emploi, DÉFIS, e.a., s.d. (CARHOP, coll. aff. n° 295)
Affiche de promotion d’un évènement coorganisé par Canal emploi, DÉFIS, e.a., s.d. (CARHOP, coll. aff. n° 295).

Le hasard a fait que c’était aussi l’époque où la Fondation recrutait quelques collaborateurs régionaux pour les quatre ans de son programme social. Épreuves réussies, j’ai été recruté. Dans la foulée, CNFA était reconnu comme un des projets pilotes soutenus et, dans la négociation de mon cahier des charges professionnelles, j’ai obtenu que je pouvais y consacrer environ 50 % de mon emploi du temps. Avouons : c’était une chance exceptionnelle. L’autre moitié de mon temps était consacré à Charleroi, qui grouillait d’initiatives de toutes les sortes que j’ai alors appris à connaître, tant dans son volet public (un CPAS dirigé par un secrétaire particulièrement dynamique et ouvert à l’innovation[29]) que dans celui de l’associatif.

Il s’est vite su que la Fondation soutenait des expériences hétérodoxes : des dizaines de demandes de soutien lui sont arrivées. La Fondation a chargé l’auteur de leur offrir une réponse tout en lui expliquant : « on n’a pas l’argent pour les soutenir ». Le meilleur service qu’on pouvait alors rendre à la collectivité était d’aller plus avant dans l’investigation. Au début, candidement, on pense qu’il peut y avoir une solution unique. Au fil du temps, des rencontres, des synthèses accumulées, on s’aperçoit que c’est inapplicable : avec l’image du triangle et des trois pointes (cf. supra), une avancée substantielle a été faite dans l’interprétation de ce qui se passait et l’importance de dissocier les solutions. Il est alors devenu possible d’organiser les négociations entre toutes les parties concernées par le sous-ensemble « formation ».

Lorsque la Fondation a tenu conférence de presse pour présenter les résultats, pas moins de sept ministres étaient présents ou représentés. La publication pour l’occasion, tirée à 1 000 exemplaires, a été épuisée en trois mois. Attention : l’auteur n’était pas tout seul ; son job a été principalement constitué d’investigation et de synthèses successives, avant de formuler des propositions de solutions qui ont, elles aussi, connu des ajustements au fur et à mesure, avant que le collectif puisse dire « on est d’accord sur ce qu’on présente parce qu’il existe un consensus suffisant entre nous ». Si la synthèse a pu être considérée comme originale, il n’en reste pas moins qu’elle a été construite à partir d’un riche matériau principalement composé d’idées parfois brillantes formulées par plein d’autres acteurs. Par ailleurs, il ne faut pas ramener le programme social de la Fondation à ce qui est exposé ici, qui n’en constitue qu’une fraction[30].

Immédiatement après la fin de son contrat, le 31 décembre 1987, l’auteur a été recruté au Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) du Mouvement ouvrier chrétien en vue de « renforcer l’encadrement pédagogique et managérial des AID » (c’est comme cela que l’annonce était rédigée). La Fondation, quant à elle, a continué à s’intéresser et à soutenir le secteur, et plus globalement l’économie sociale, principalement par le financement de recherches et de rapports permettant de comprendre ce qui se passait au moment où ça se passait[31].

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ARCO : récit d’une chute

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Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)

Les coopératives ouvrières chrétiennes ont une longue histoire, commencée en 1886 et qu’on ne reprendra pas ici, sauf à en poser quelques jalons[1]. Pour faire face aux exigences du marché, les coopératives de production ont eu besoin de financements : pour l’assurer, une série de coopératives (sous)-régionales ont été créées en vue de collecter de l’épargne. Une première coordination de tout cela s’opérera en 1935 avec la création de la Fédération nationale des coopératives chrétiennes (FNCC). La dénomination se transformera en « Groupe C » en 1972.

Se mettre en coopérative est une option de défense de valeurs : l’entraide, la solidarité, la gestion démocratique, la responsabilité sociale. Il n’en reste pas moins que la coopérative doit trouver sa place sur un marché, proposer un produit ou un service qui trouve un débouché ; autrement écrit, il s’agit d’une entreprise qui, comme toutes les autres, doit parvenir à l’équilibre économique, faute de quoi elle disparaît. L’histoire des coopératives n’est dès lors pas un fleuve plus tranquille que celui de l’histoire économique générale. Ainsi certaines entreprises de la coopération chrétienne peuvent-elles avoir été florissantes à une époque et néanmoins disparaître à l’époque suivante. Le cas le plus exemplatif est sans doute celui du « Bien-Être », une chaîne de magasins particulièrement prospères durant les années 1950 et 1960, qui s’est ensuite effondrée faute de s’accrocher à temps et en heure au nouveau modèle de la grande distribution. L’imprimerie SOFADI mourra elle-aussi d’avoir perdu son principal client, le journal La Cité, lui-même décédé peu de temps auparavant (1995)[2].

Affiche de promotion de formation, soutenue par  la COB, s.d. (CARHOP, coll.).
Affiche de promotion de formation, soutenue par la COB, s.d. (CARHOP, coll.).

Au rang des coopératives : une banque d’épargne, la COB, Caisse ouvrière belge, qui deviendra BACOB[3] (en sorte d’avoir une marque unique pour couvrir la Belgique plutôt que BAC pour les néerlandophones et COB pour les francophones), et une compagnie d’assurance DVV-Les Assurances populaires (Les AP). Le départ de ces initiatives de services financiers était pédagogique et pratique : apprendre l’épargne et à se couvrir contre des risques, tout en offrant les outils utiles pour y parvenir. C’est assez largement par l’intermédiaire des organisations du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), en particulier syndicat et mutuelle, que des personnes deviennent clientes de la COB. Les coopérateurs des coopératives FNCC de financement sont quant à eux largement recrutés parmi la clientèle de la COB. Au-delà de la rémunération de l’épargne de ses clients, la COB devient un acteur de l’accès à la propriété par la voie du crédit hypothécaire ; à tout coopérateur d’une coopérative financière FNCC, elle offre un avantage sur le taux d’intérêt du crédit accordé. Le MOC est quant à lui rémunéré pour son apport de clientèle. Tout un circuit est en place qui, in fine, soutient le mouvement coopératif : le MOC apporte des clients à la COB et perçoit une commission commerciale qui contribue au financement de ses activités d’éducation populaire ; la COB apporte des coopérateurs aux coopératives financières de la FNCC et offre des avantages aux coopérateurs recrutés[4] ; lesdites coopératives financières financent les coopératives de production et de service. Au fil du temps et de sa croissance, la COB/BACOB contribuera aussi à financer l’État, ainsi que des hôpitaux, des écoles, des maisons de repos : une banque pour le non-marchand.

Création du Groupe ARCO

Pour beaucoup d’acteurs de ce réseau coopératif, les années 1980 sont compliquées ; la réorganisation est nécessaire. La création du « Groupe ARCO » en 1990 est le résultat de cette restructuration, qui simplifie et rationalise un système jusque-là très éclaté. Pour des raisons de facilité, on dit « ARCO » mais c’est d’un « groupe » qu’il s’agit, comprenant plusieurs sociétés et des filiales. L’organigramme précis et le dessin des liens entre les sociétés n’est pas prioritaire pour notre propos à vocation généraliste.

Retenons simplement que le système est à trois niveaux. Le premier est celui des coopératives de financement. La principale est ARCOPAR, qui est le produit de la fusion des 28 coopératives sous-régionales de financement. C’est la société qui continuera à recruter de nouveaux membres, et qui en compte les plus nombreux[5]. L’argent récolté est placé dans deux holdings, c’est-à-dire des sociétés de gestion de portefeuilles ; ces holdings constituent le deuxième niveau de l’organigramme du groupe. L’une d’entre elles, ARCOFIN, gère les participations dans les sociétés financières : elle est la propriétaire de BACOB et DVV/LesAP, qui peuvent donc être situées en troisième niveau de l’organigramme. L’autre, AUXIPAR, est holding ayant participations dans des sociétés industrielles et commerciales. C’est important à dire car c’est souvent éludé : ARCO a aussi été propriétaire de EPC (de l’ordre de 600 emplois dans la distribution de produits pharmaceutiques et dans le réseau « Familia » de pharmacies principalement wallonnes)[6]. Les autres investissements ont été diversifiés, dans des perspectives de soutien à l’économie belge et de développement durable. Ils se sont faits dans les secteurs de l’énergie (éolienne pour la production, Elia pour la distribution), l’épuration des eaux, le logement social, les télécommunications (Belgacom), le traitement des déchets, une société publique (flamande) d’investissements, d’autres outils de financement de l’économie sociale (CREDAL côté francophone et Hefboom côté flamand)[7].

Affiche de promotion d’ARCOPAR, s.d. (CARHOP, coll.).

Complémentairement, le Groupe ARCO a organisé un service juridique de défense de ses coopérateurs, et un service d’achat groupé de combustible. Il a offert des services d’audit à des sociétés et associations demandeuses (le MOC en a bénéficié plus d’une fois, pour lui-même et pour « Loisirs & Vacances » son service de tourisme social), assuré la gestion des ASBL PROCURA (flamande) et SYNECO (francophone) pour informer et accompagner les projets non-marchands et/ou d’économie sociale, sauvé des équipements de tourisme social (Duinse Polders à Blankenberge et Sol Cress à Spa) en les reprenant dans une ASBL spécifique (SOFATO), offert de nombreux sponsoring à des initiatives et projets ponctuels.

Si on veut juger complètement et équitablement, il faut retenir d’ARCO que le Groupe ne faisait pas que dans la banque et l’assurance même si, par la force des choses, c’est 80 % des moyens qui y étaient investis. La ventilation des coopérateurs était de l’ordre 87 % Flamands-13 % francophones[8]. Cette réalité basique explique que l’essentiel de l’activité s’est joué en Flandre sans pour autant que, on vient de le voir, la Wallonie soit abandonnée. Dans le système, par la force des choses, les acteurs francophones étaient très minoritaires ! Pour renforcer la position relative, il aurait fallu plus de coopérateurs francophones ; mais, malgré les efforts, on n’y est jamais arrivé. Ceci écrit, il ne faut pas confondre : être minoritaire n’a jamais signifié être victime de maltraitance ! Dans les conseils d’administration, les francophones disposaient d’une représentation supérieure à leur poids objectif et disposaient également d’un administrateur indépendant (à comprendre dans le sens : pas un responsable salarié du MOC et des organisations, mais un académique disposant de l’expertise suffisante à utilement épauler le collectif).

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SYNECO : Aide à l’économie sociale, au non-marchand ou aux deux ?

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Pierre Georis (anciennement secrétaire général au MOC)

L’ASBL SYNECO est une agence-conseil en économie sociale reconnue par la Wallonie. À ce titre, elle offre différents services d’information, d’assistance et d’accompagnement à des entreprises d’économie sociale, existantes ou en perspective (aides à la création). Elle relève du périmètre des associations et entreprises du MOC.

La contribution qu’on lira relève du témoignage réflexif, à partir d’une position particulière. L’auteur des présentes lignes a été administrateur de SYNECO de 1995 à décembre 2020. Il en a exercé la présidence à partir de 2012. À partir de cette même année 2012, il a collaboré à la politique éditoriale de l’ASBL. À l’écriture de la présente (2023), cette collaboration se poursuit toujours[1]. Il ne s’agit donc pas du témoignage d’un exécutif, acteur de l’action quotidienne. Mais de quelqu’un qui s’est trouvé pendant 25 ans dans l’environnement proche de l’action, en particulier celui où il s’agit d’être interlocuteur de l’exécutif, pour débattre des orientations stratégiques ou des options politiques. Le mandat est lié aux fonctions exercées par ailleurs par l’auteur : les AID qu’il dirigeait en début de période sont un dispositif du MOC clairement inscrit dans l’économie sociale ; la fonction ensuite de secrétaire général du MOC impliquait de s’occuper de la gestion d’une association relevant explicitement de son périmètre de responsabilité. Au-delà de la mise en récit d’une période de l’histoire de l’ASBL, on essayera de répondre à la question : en quoi SYNECO est-il un « révélateur » du positionnement du MOC dans le champ de l’économie sociale.

Économie sociale

Une mise en contexte est le préalable de la mise en récit. Il existe plusieurs façons de définir l’économie sociale[2], ce qui rend d’emblée le sujet compliqué ! Les acteurs belges sont cependant grosso modo en accord sur une définition qui combine deux approches d’abord distinctes. D’une part, une approche juridique et institutionnelle. Il s’agit d’y inclure toutes les formes pertinentes de statuts d’entreprises : les coopératives, les mutuelles, les associations et fondations. Autrement écrit : on regroupe tout ce qui n’a pas le profit pour finalité première. D’autre part, une approche normative, qui caractérise les principes que lesdites structures ont en commun :

  • La finalité est de service aux membres et à la collectivité plutôt que de profit.
  • La gestion est autonome : on n’est donc pas dans un service organisé par l’État.
  • Le processus de décision est démocratique, selon le principe « une personne = une voix » plutôt que « une action = une voix »
  • La primauté est donnée aux personnes et au travail sur le capital dans la répartition des revenus. On préfère offrir des ristournes aux usagers ou affecter les bénéfices à des fins sociales ; s’il y a rémunération du capital, ce sera de manière limitée.

La notion « solidaire » a vocation à « ramasser » les quatre principes en un seul mot, ce qui explique que, dans l’espace francophone tout au moins, la tendance est de plus en plus à parler de « l’économie sociale et solidaire ». Par le fait même, il y a aussi ouverture à un large informel. Car plein de choses se passent aussi, qui ont à voir avec l’économie, mais se jouent en dehors de toute structure juridique : l’aide dans le cadre familial, épauler un voisin dans son déménagement, faire une course pour une personne âgée, organiser un groupe d’achat, cultiver ses légumes dans un potager collectif…

Le choix de « mixer » les deux approches[3] présente l’avantage de sortir du champ ce qu’une facilité de langage nomme « les fausses ASBL » (ou « les fausses coopératives »), par exemple un café ASBL qui organise le deal de drogues (la vraie finalité est le profit) ou la milice d’extrême-droite qui aurait statut d’association (on sort du champ de la démocratie).

Tiers secteur

À l’international, on utilise « tiers secteur » : pour les non francophones, la notion est plus compréhensible que la traduction littérale de « économie sociale », tout en permettant d’appréhender, même intuitivement, qu’on réfère à un espace qui n’est ni le marché lucratif, ni l’État.

Non-marchand

Une notion qui comprend « non » se donne une définition d’abord « en creux » : est non-marchand tout ce qui n’est pas marchand. Mais que fait-on des très nombreuses situations hybrides, qui mêlent ressources marchandes et non-marchandes (en particulier des subventions publiques) ? Il n’y a pas de consensus sur la réponse à donner, ce qui complique les débats. Les scientifiques[4] s’accordent sur : secteur privé et public chaque fois qu’il y a combinaison de but non lucratif et ressources non-marchandes ou mixtes. La comptabilité nationale quant à elle répond en resserrant la condition lorsqu’il y a ressources mixtes : est non-marchande l’activité dont le produit des ventes ne permet pas de couvrir au moins 50 % des coûts de production. Ce critère est repris dans les législations régionales wallonne et bruxelloise : c’est à partir de lui qu’on va distinguer des situations assez proches. Ainsi, les entreprises d’insertion sont dans le marchand et ont l’autorisation d’un chiffre d’affaires illimité. Les entreprises de formation par le travail, quant à elles, relèvent du non-marchand dans la mesure où 50 % de leurs ressources ne sont pas procurées via leur chiffre d’affaires économiques : si elles franchissent cette frontière, elles basculent dans l’entreprise d’insertion et doivent s’adapter à des conditions sensiblement différentes pour leur fonctionnement, leur agrément et leurs subventions publiques. Depuis le tournant du 21e siècle, pour des raisons d’image et de communication, les acteurs du « non-marchand » tendent à faire évoluer la notion vers « profit social ». Il s’agit principalement de « positiver » le sujet.

Positionnement des champs l’un par rapport à l’autre

« Économie sociale » et « non-marchand » ne désignent donc pas des réalités identiques, même s’il existe un large espace d’intersection. En définitive, il existe un champ englobant : le non-lucratif (par opposition au lucratif), qui concerne le secteur privé tout autant que l’étatique d’une part, qui peut être marchand autant que non-marchand d’autre part. Là-dedans, l’économie sociale occupe tout l’espace du secteur privé non lucratif (qu’il soit marchand ou non-marchand). Le non-marchand quant à lui occupe tout l’espace des activités à but non lucratif mobilisant des ressources exclusivement non-marchandes ou des ressources hybridant marchand et non-marchand (que ce soit organisé par l’État ou le secteur privé). L’espace d’intersection entre les deux est l’économie sociale non-marchande.

Un point de tension : quelle économie sociale les gouvernements doivent-ils soutenir ?

Il ne faut pas se tromper : de manière générale, les gouvernements soutiennent le non-marchand autant que le marchand ; la question n’est pas celle de la présence/absence de soutien « en soi ». Lorsqu’il s’agit d’économie sociale cependant, une tension se manifeste autour de la priorité souvent affirmée de soutien au marchand, qui plus est dans un objectif principal de mise au travail de personnes éloignées de l’emploi. La controverse existe. Des acteurs de l’économie sociale trouvent l’approche pertinente, d’autres craignent une délégitimation du soutien au non-marchand. En tout état de cause, la Wallonie est dans l’option du soutien à l’économie sociale marchande. Elle s’observe jusqu’à sa manière de soutenir les agences-conseil en économie sociale : elles doivent montrer que leurs activités d’accompagnement concernent à plus de 50 % des entreprises marchandes. C’est en particulier le positionnement du MOC dans cette controverse qui sera questionné dans notre récit.

Une ASBL baladeuse

La CSC s’était déjà engagée dans des luttes sociales d’autoproduction/autogestion d’entreprises fermées, restructurées, en tout cas mal en point. Elle avait initié la Fondation André Oleffe (FAO) pour soutenir la dynamique. Mais, en 1988, la faillite des Galeries namuroises, entreprise issue des Galeries Anspach et gérée par la FAO, a fracturé la collaboration. La FAO s’est détachée de la CSC qui cherchait à y reprendre de contrôle. La CSC a alors créé une nouvelle ASBL afin d’assurer un service de soutien à l’entreprenariat d’économie sociale : SYNECO.

Les débuts ont été modestes : une personne, Ghislain Dethy, provenant de la CSC et un bureau à Namur, dans les locaux du MOC. Quelques années plus tard, 1993, pour des raisons que l’auteur ignore, l’ASBL a été transférée dans les locaux du Mouvement ouvrier chrétien national, sous la nouvelle direction de Philippe Joachim. Elle a eu statut de service du MOC, son directeur étant associé aux différentes instances et aux lieux de coordination du Mouvement[5].

En 1995, en suite d’une absence de résultat conjointe à du conflit avec le directeur, l’outil fait à nouveau l’objet d’un réaménagement : il est cette fois transféré dans le périmètre du groupe ARCO et Françoise Robert en est nommée directrice[6]. Le siège social est à Ciney, dans les locaux de l’EPC (Économie populaire de Ciney). Le groupe ARCO « fonctionne sur deux jambes » : une ASBL PROCURA est le pendant flamand de SYNECO. Les directeur et directrice siègent chacun dans le conseil d’administration de l’autre en sorte de faciliter les synergies. ARCO a veillé à composer le conseil d’administration en prenant en compte non seulement lui-même (l’ASBL était présidée par Marc Tinant, membre francophone du comité de direction du Groupe) mais aussi ses entreprises filiales (banque, assurances et EPC), et encore les organisations CSC et MC, ainsi que le MOC, tous représentés par des responsables nationaux. Cette composition organisait la coexistence des cultures marchande et non marchande dans la même ASBL.

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Éléments pour une recherche sur les mouvements coopératif et pédagogique en Suisse romande (1918-1930)

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Cécile Boss (Chercheuse en sciences de l’éducation, Erhise, Université de Genève)

Cet article entend explorer une facette de l’histoire du coopérativisme au sein des milieux pédagogiques de la Suisse romande du début du 20e siècle. La première partie se penche sur l’histoire du mouvement coopératif dans cette région, mettant en lumière ses origines, ses fondements ainsi que les figures et groupes politiques qui ont contribué à diffuser ses idées. La deuxième partie examine la place du coopérativisme au sein du mouvement pédagogique, en se concentrant sur le parcours d’enseignants et d’enseignantes engagés.

Pour éclairer ces éléments, cet article s’appuie sur des sources biographiques et des travaux qui documentent les engagements de ces femmes, notamment ceux liés au coopérativisme. En quête de compréhension du contexte social et militant qui les entourent, il explore les archives de plusieurs lieux emblématiques des mouvements pédagogiques et s’appuie sur une analyse de la presse de l’époque. L’attention est portée sur la période entre 1918 et 1930, marquée par une adhésion et une intensité importante vers le coopératisme, tant sur le plan politique que parmi les pédagogues. Notons cependant que les sources qui permettent de comprendre les engagements des membres de la communauté pédagogique restent rares, et que si cet intérêt pour le coopératisme se reflète dans leur pédagogie, il s’exprime à travers un éventail de traces de natures variées et parfois incomplètes. Au même titre que le coopérativisme au sein de l’histoire ouvrière suisse romande[1], il semble que cet engagement n’a pas encore fait l’objet d’étude approfondie.

Histoire du mouvement coopératif en Suisse romande

Le terme « mouvement coopératif »[2] désigne les initiatives coopératives nées au 19e siècle en Suisse. Ces initiatives, incarnant ce que nous comprenons comme une adhésion au « coopératisme », sont examinées ici, bien qu’il n’existe pas de terminologie unifiée pour définir ce mouvement. Comme c’est le cas pour plusieurs autres régions d’Europe centrale, il ne s’agit pas d’un mouvement structuré univoque. Chatriot, pour la France, évoque les « coopérateurs » du « mouvement coopératif »[3] et souligne que, bien que le coopératisme soit surtout lié à la gauche, des groupes ou économistes de droite s’emparent aussi du sujet. En Suisse, bien que le mouvement coopératif soit majoritairement progressiste, il présente une dualité : une faction tire ses racines du mouvement ouvrier, favorisant la socialisation, tandis qu’une autre émerge de la philanthropie bourgeoise, privilégiant diverses formes de redistribution et d’aide aux plus démunis, parfois avec une teinte de paternalisme[4].

Société coopérative suisse de consommation, à la place Montbrillant, n° 1 , Genève, vers 1890 (Bibliothèque de Genève, photographie Antoine Detraz).
Société coopérative suisse de consommation, à la place Montbrillant, n° 1 , Genève, vers 1890 (Bibliothèque de Genève, photographie Antoine Detraz).

Cet article se concentre principalement sur le coopératisme de gauche, comme une dimension présente dans les mouvements sociaux suisses romands au début du 20e siècle, tel le mouvement ouvrier, le socialisme chrétien, le socialisme et le pacifisme chrétien[5].

Deux enfants à la Caisse mutuelle pour l’épargne, 1899, probablement Genève (Bibliothèque de Genève, photographie, Fred Boissonnaz).
Deux enfants à la Caisse mutuelle pour l’épargne, probablement Genève, 1899 (Bibliothèque de Genève, photographie, Fred Boissonnaz).

Ce mouvement s’appuie sur deux piliers complémentaires, le mouvement ouvrier et le socialisme chrétien protestant. Différents groupes périphériques contribuent aussi progressivement au mouvement. Parmi eux figurent des protestants engagés qui ne se reconnaissent pas dans des groupes partisans ou syndicats, tels que les quakers, également connus sous le nom de membres de la Société des Amis, les partisans du « Christianisme pratique »[6], du mutualisme et du solidarisme[7]. En Suisse romande, le mouvement du socialisme chrétien représente un centre névralgique significatif pour le mouvement coopératif au début du 20e siècle. Ouvert à toutes confessions, mais avec une base protestante, puisque fondé par des pasteurs et théologiens, il est étroitement lié aux milieux pacifistes à Genève et au mouvement ouvrier[8]. Ses origines coïncident avec la création du pacifisme chrétien en Suisse à la fin du 19e siècle en Suisse[9]. De nombreuses initiatives découlent du socialisme chrétien, avec lequel certains partisans de la gauche protestante se sentent davantage en phase que dans le socialisme laïque[10].

Le mutualisme

Désigne un système social dans lequel les membres d’une association à but non lucratif s’assurent mutuellement contre certains risques ou se promettent des prestations moyennant le versement d’une cotisation. Il valorise la prévoyance et l’entraide, et, à la différence de l’épargne, elle est un moyen de prévoyance collective, qui a été longtemps la forme privilégiée adoptée par les ouvriers pour se garantir contre les risques sociaux[11]. Nées de cette doctrine, des mutuelles scolaires apparaissent dans le système de l’enseignement primaire français vers 1880 pour inculquer concrètement aux élèves les principes de solidarité sociale, de prévoyance et d’épargne. Par exemple, on compte sur des écoles où les enfants sont des cotisants, et on tente par divers bais de transformer l’école en entreprises économiques miniatures. En Franche-Comté, des écoles investissent leur fonds dans des opérations de reboisement. Ces expérimentations pédagogiques vont influencer le fonctionnement des coopératives scolaires, notamment en France[12].

Figures clé du mouvement

Au 19e siècle, des penseurs comme Charles Fourier (1772-1837), des précurseurs de l’anarchisme tels que Joseph Proudhon (1804-1865) et le théoricien du mouvement coopératif français Charles Gide (1847-1932)[13] propagent les idées du coopératisme et du mutualisme, des concepts repris par la suite au cours du 20e siècle. Ces idées trouvent également écho chez certains pédagogues de l’éducation nouvelle, notamment en Suisse romande, où l’intérêt pour les idées de l’anarchisme, du mutualisme et du socialisme utopique est marqué[14].

Pierre Ceresole (3e depuis la gauche), Leonhard Ragaz (4e depuis la gauche, lunette et moustache) et Hélène Monastier (4e depuis la droite), à la conférence du mouvement de la Réconciliation à Bad Boll en 1924 (Service civil international – International Archives).

Quant au mouvement socialiste-chrétien, il se développe en Suisse grâce à des personnalités telles que le député socialiste et pasteur Paul Pflüger (1865-1947)[15], le pasteur Leonhard Ragaz (1868-1945) et l’enseignante Hélène Monastier (1882-1976). Leonhard Ragaz, théologien réformé français résidant en Suisse, est connu pour être l’un des fondateurs du mouvement en Suisse alémanique, ainsi que pour son engagement en faveur de la paix. De son côté, Hélène Monastier, enseignante à l’École Vinet de 1904 à 1943, œuvre auprès de jeunes apprenties et ouvrières à la Maison du peuple à Lausanne. Créée en 1916 par la société coopérative du Cercle ouvrier lausannois, la Maison du peuple est un lieu de réunion et de culture ouvrière. Hélène Monastier crée un groupe local de socialistes chrétiens à Lausanne et préside la Fédération romande des socialistes chrétiens dès 1914[16].

Hélène Monastier et deux élèves de l’École Vinet, 1912 (Archives de la ville de Lausanne, fonds École Vinet, P155, carton 28, enveloppe 3, Carnet de photos d’Hélène Monastier, 1912).

L’émergence du socialisme chrétien coïncide avec une période de diffusion de courants de pensée de gauche dont celui du coopératisme. En 1910, Paul Passy (1859-1940), l’un des fondateurs du mouvement socialiste chrétien en France, est à Lausanne pour une tournée de conférences. Sous son impulsion, un groupe de personnes se rassemble à la Maison du Peuple, dont quelques ouvriers italiens et suisses autour de différentes personnalités proches des Unions chrétiennes. Cette petite assemblée, dont l’intention n’est pas de créer un parti, fonde le groupe des socialistes chrétien romand, rassemblant alors plusieurs pédagogues qui s’intéressent aux idées du mouvement coopératif. Hélène Monastier y participe et rapporte :

« Notre classe d’étude ouverte largement […] fut longtemps un foyer d’études vivantes et variées. Les pionniers de Rochdale et la Coopération, Proudhon, Marx, Fourrier. Toute l’histoire du socialisme et du syndicalisme y passa »[17].

D’autres personnalités marquent ces divers engagements, notamment Albert Thomas (1878-1932), issu du socialisme français[18], premier directeur du Bureau international du travail (de l’OIT) et proche des milieux pédagogiques suisses romands[19].

Continuer la lecture de « Éléments pour une recherche sur les mouvements coopératif et pédagogique en Suisse romande (1918-1930) »

Économie sociale : un chemin d’avenir saupoudré de poussières du passé

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Marian de Foy (animateur, SAW-B)

Cadre théorique de la réflexion

Le texte que vous vous apprêtez à découvrir mérite une petite introduction. Vous plongerez dans la vie d’Antoinette Labor, une femme née en 2005, et qui vous racontera sa longue et palpitante vie du haut de ses… 90 ans ! Vous l’aurez compris, il s’agit évidemment d’une fiction qui décrit ce que pourraient être les prochaines dizaines d’années, avec son lot de crises et de rebondissements.

Nous ne nous prétendons évidemment pas prophètes, et ce récit est une vision très personnelle et parcellaire d’un avenir possible. Mais dans un monde où le seul récit semble être celui du capitalisme ou de la fin du monde, il nous semble utile d’ouvrir d’autres horizons. Sans cesse, on nous répète que le capitalisme est dans la nature humaine, qu’il n’existe pas d’alternative[1], quand on ne nous rabâche pas les oreilles avec les milliers de façons dont l’humanité pourrait s’éteindre suite à une catastrophe naturelle ou une guerre nucléaire. Comme le montre le récit que nous proposons ci-dessous, loin de nous l’idée d’exclure les catastrophes et les guerres de notre avenir commun. Mais nous avons choisi d’introduire aussi une lueur d’espoir. Il a toujours existé dans l’humanité une part de solidarité, d’entraide, de résistance face à tous les individualismes ou les exclusions. Nous proposons d’imaginer un avenir où ces mouvements collectifs vaincraient les tendances au repli et à l’autodestruction. Ce texte est une invitation à réfléchir, à imaginer d’autres futurs possibles.

Mais d’abord, qui sommes-nous ? SAW-B, Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises, a été créée en 1981 pour soutenir et faire connaître l’économie sociale. Nous accompagnons et créons des entreprises qui fonctionnent de manière démocratique, et ne cherchent pas le profit, mais à répondre à des besoins sociaux. Nous défendons les valeurs et les principes de cette alternative à l’économie dominante. C’est aussi dans ce cadre que s’inscrit le récit ci-dessous, car l’économie sociale est trop souvent vue comme marginale, comme une économie de niche. Chez SAW-B, nous défendons l’idée que l’économie sociale pourrait être une véritable alternative capable de répondre aux enjeux sociaux et environnementaux actuels et futurs. Nous avons choisi de mettre en récit la manière dont cette alternative pourrait se déployer jusqu’à devenir le système économique dominant.

Pour construire ce récit, nous nous sommes appuyés sur trois types de ressources : des sources historiques, des ressources théoriques, et finalement notre propre expérience concrète.

Au niveau des sources historiques, trois sources ont principalement contribué à notre réflexion. En premier lieu, c’est le développement et l’extension du capitalisme lui-même qui nous a permis de poser les balises d’une nouvelle manière de produire. L’ouvrage d’Alain Bihr, Le Premier Âge du Capitalisme[2], qui retrace en détail les différentes étapes de l’extension et l’expansion du capitalisme sur la planète, a été une source d’inspiration importante. Ensuite, c’est l’histoire de l’économie sociale elle-même qui nous a beaucoup inspirés. Celle-ci a connu des hauts et des bas, que nous avons d’ailleurs synthétisé dans une analyse intitulée Deux siècles d’économie sociale en Belgique : quels enseignements ? publiée dans la revue Éduquer[3]. Cette histoire nous permet d’identifier les moments de mobilisation collective favorisant l’émergence et le développement de l’économie sociale au fur et à mesure de l’histoire. C’est aussi en voyant l’histoire de l’économie sociale que nous avons pu identifier les limites, et notamment une des dérives qui a mené à une chute importante du mouvement à partir des années 1930 : la banalisation du mouvement par la perte de ses valeurs et de son projet politique. Enfin, nous nous sommes plus directement inspirés de luttes et d’une grève générale qui se sont produites en 2009 en Guadeloupe. Le mouvement Liyannaj, qui est évoqué dans le récit, a réellement existé et dénonçait l’exploitation outrancière, les prix trop élevés, l’accaparement de l’économie par les békés (aux Antilles, ce mot est utilisé pour désigner les blancs qui descendent des colons)[4].

Nous avons aussi mobilisé diverses ressources plus théoriques, afin de nous donner un cadre de pensée et identifier ce qu’il nous semblait important de montrer dans ce récit. Ce sont principalement trois auteurs qui ont été mobilisés.

  • Edward Thompson, dans The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century[5], utilise le concept de « l’économie morale de la foule ». En étudiant la classe ouvrière anglaise pendant ses luttes, il voit que même dans les moments de révolte, qui paraissent chaotiques, se dégagent une certaine forme d’organisation, d’un nouveau type de droit, ainsi qu’une conviction d’agir en toute légalité, selon une nouvelle légalité affirmée par la foule. Ce concept nous a été utile pour imaginer comment des mobilisations massives peuvent se transformer en une nouvelle économie, et finalement en une nouvelle légalité.
  • Daniel Guérin, dans Fascisme et Grand Capital[6], observe de près les liens étroits entre le fascisme et le nazisme d’un côté, et les grands capitalistes de l’autre. Il montre que ce sont bien les grands propriétaires qui, craignant la perte de leur propriété, financent des groupes armés et des journaux pour diffamer le mouvement qui les menace ou créer des boucs émissaires. Son analyse a permis d’identifier la réaction du capital face à un mouvement qui s’attaque au fondement même de sa puissance : sa propriété privée lucrative.
  • C’est Robert Boyer qui nous a inspirés le plus largement. Dans son livre L’Économie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le XXIème siècle[7], ce chercheur identifie quatre grands défis qui limitent le développement de l’économie sociale : le décalage entre les penseurs et les praticiens ; l’éclatement du mouvement et la difficulté à faire mouvement ; l’image de l’économie sociale, encore trop vue comme une économie à la marge ; le déséquilibre de pouvoir entre l’État, le marché et la société civile. Ces quatre points d’attention ont été au cœur de notre réflexion, et le récit propose une place centrale à la réponse de ces points.

Pour compléter la construction de ce récit, nous nous sommes évidemment aussi beaucoup appuyés sur notre propre expérience. Que ce soit par les liens étroits que nous avons avec des entreprises sociales, ou par nos propres expériences de création de projets, ou encore par notre travail de sensibilisation. Nous cherchons à apporter des réponses concrètes qui permettent de répondre aux grands défis identifiés par Boyer. Nous avons proposé une séance de réflexion prospective à plusieurs collègues pour nous aider à imaginer l’avenir de l’économie sociale.

La rencontre (fictive)

Voilà une histoire qui intéressera le monde entier. Le décès d’Antoinette Labor, l’avant-dernière personne survivante ayant participé à la fondation de l’Organisation Internationale pour l’Épanouissement (OIE) a déclenché un regain d’intérêt pour l’histoire de cette période complexe qui a vu la fin du capitalisme et le début d’une ère nouvelle. Derrière cette petite femme de 90 ans encore pleine d’énergie, se cachait une force de la nature qui a été à l’origine du mouvement qui a bouleversé le monde. Née en 2005 à Bruxelles de parents congolais, Antoinette a commencé sa vie comme femme de ménage, avant de trouver un poste d’ouvrière dans une entreprise sociale wallonne. C’est la découverte de l’économie sociale qui l’a amenée à défendre ses idées et à aller jusqu’à participer à la fondation de l’OIE, comme nous allons le voir dans ces lignes. SAW-B l’avait interviewée en exclusivité quelques semaines avant sa disparition.

Bonjour Antoinette, merci d’avoir accepté de à nos questions

La première que nous voulons te poser est celle-ci : Comment a commencé votre mouvement ?

C’est une période qui est bien connue des historien.ne.s. L’avoir vécue est une expérience extraordinaire. Il faut imaginer que le système capitaliste dominait toute l’économie mondiale. Presque tout était produit uniquement pour le profit d’une minorité, aussi aberrant que cela puisse paraître aujourd’hui. Et si ce système continuait à fonctionner, c’est qu’il y avait des médias et des armées pour le défendre. Cela signifie que la majorité de la population était dans le besoin. Le besoin de manger, de boire, d’avoir un logement décent, de se soigner etc. À ces besoins primaires s’ajoutent aussi ceux de s’élever, de se cultiver, de s’émanciper, de vivre ensemble. Pendant ce temps, une minorité possédait des richesses immenses. Il faut bien avoir ça en tête pour comprendre pourquoi la population avait besoin d’une autre économie.

Tout a commencé en Martinique et en Guadeloupe en 2030. Puis le mouvement s’est étendu à l’ensemble des Caraïbes, suite à la deuxième révolution haïtienne de 2031 (la première ayant donné naissance à la première république noire et à une première tentative de décolonisation en 1791). Les Caraïbes, en raison de la misère énorme et de la domination qui s’y exerçait par d’anciens pays coloniaux, était un terreau fertile à la contestation. Plusieurs mouvements y ont vu le jour au cours des siècles pour défier l’autorité venant d’ailleurs. L’un de ces mouvements, le « lyannajisme » repose sur l’idée de tisser des liens humains, comme le font les lianes ou le mycélium (ces racines souterraines des champignons), en réponse à la « pwofitasyon », c’est-à-dire l’exploitation outrancière de tout par le profit. Le mouvement lyannajiste a inspiré de nombreuses personnes se mobilisant contre l’exploitation. Son fondement était la créolisation, comme remède à la montée du repli sur soi et à ses traductions politiques extrêmes et funestes.

Mouvement Liannaj Kont Profitasyon, 2009 (LE BLANC N., « La Guadeloupe contre la pwofitasyon : retour sur la « grève des 44 jours » (1) », mouvements des idées et des luttes, https://mouvements.info/la-guade- loupe-contre-la-pwofitasyon-retour-sur-la-greve-des-44-jours-1/).

C’est impressionnant car les luttes qui avaient démarré dans ces petites îles se sont étendues au niveau régional, puis mondial. C’est quelque chose qu’on observe régulièrement dans l’histoire, une mobilisation à un endroit entraîne des conséquences dans le monde entier, une forme d’effet papillon.

En 2030, une série de crises ont provoqué un nouveau mouvement social. D’abord la crise écologique fait rage. Les inondations, les tempêtes et les incendies ravagent le monde. La sécheresse, la chaleur de plus en plus insupportables entraînent des famines et provoquent des morts par millions. Les Caraïbes sont particulièrement touchées. Haïti connaissait régulièrement ce genre de catastrophes. Une crise financière a frappé le monde en 2029. Elle a démarré en Chine et en Angleterre où une banque importante a fait faillite, entrainant dans son sillage d’autres établissements bancaires qui avaient, eux aussi, construit des produits financiers « abracadabrants » élaborés par une intelligence artificielle et qui se sont révélés pourris.

La crise a provoqué une augmentation du chômage et de la misère partout dans le monde. C’était gravissime, plein de gens se retrouvaient à la rue, sans rien. Des révoltes ont commencé dans de nombreux pays. Mais c’est en Haïti que la réaction a été la plus forte et innovante. Le mouvement Lyannaj avait bien mûri dans les têtes, les propositions alternatives étaient nombreuses. Pour le mouvement, si les « profiteurs et profiteuses » sont incapables de nous nourrir alors qu’ils possèdent nos champs et nos entreprises, alors nous allons reprendre nous-mêmes ces entreprises, et les faire tourner non plus pour la « pwofitasyon », mais pour répondre à nos besoins, de manière démocratique.

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