Économie sociale : un chemin d’avenir saupoudré de poussières du passé

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Marian de Foy (animateur, SAW-B)

Cadre théorique de la réflexion

Le texte que vous vous apprêtez à découvrir mérite une petite introduction. Vous plongerez dans la vie d’Antoinette Labor, une femme née en 2005, et qui vous racontera sa longue et palpitante vie du haut de ses… 90 ans ! Vous l’aurez compris, il s’agit évidemment d’une fiction qui décrit ce que pourraient être les prochaines dizaines d’années, avec son lot de crises et de rebondissements.

Nous ne nous prétendons évidemment pas prophètes, et ce récit est une vision très personnelle et parcellaire d’un avenir possible. Mais dans un monde où le seul récit semble être celui du capitalisme ou de la fin du monde, il nous semble utile d’ouvrir d’autres horizons. Sans cesse, on nous répète que le capitalisme est dans la nature humaine, qu’il n’existe pas d’alternative[1], quand on ne nous rabâche pas les oreilles avec les milliers de façons dont l’humanité pourrait s’éteindre suite à une catastrophe naturelle ou une guerre nucléaire. Comme le montre le récit que nous proposons ci-dessous, loin de nous l’idée d’exclure les catastrophes et les guerres de notre avenir commun. Mais nous avons choisi d’introduire aussi une lueur d’espoir. Il a toujours existé dans l’humanité une part de solidarité, d’entraide, de résistance face à tous les individualismes ou les exclusions. Nous proposons d’imaginer un avenir où ces mouvements collectifs vaincraient les tendances au repli et à l’autodestruction. Ce texte est une invitation à réfléchir, à imaginer d’autres futurs possibles.

Mais d’abord, qui sommes-nous ? SAW-B, Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises, a été créée en 1981 pour soutenir et faire connaître l’économie sociale. Nous accompagnons et créons des entreprises qui fonctionnent de manière démocratique, et ne cherchent pas le profit, mais à répondre à des besoins sociaux. Nous défendons les valeurs et les principes de cette alternative à l’économie dominante. C’est aussi dans ce cadre que s’inscrit le récit ci-dessous, car l’économie sociale est trop souvent vue comme marginale, comme une économie de niche. Chez SAW-B, nous défendons l’idée que l’économie sociale pourrait être une véritable alternative capable de répondre aux enjeux sociaux et environnementaux actuels et futurs. Nous avons choisi de mettre en récit la manière dont cette alternative pourrait se déployer jusqu’à devenir le système économique dominant.

Pour construire ce récit, nous nous sommes appuyés sur trois types de ressources : des sources historiques, des ressources théoriques, et finalement notre propre expérience concrète.

Au niveau des sources historiques, trois sources ont principalement contribué à notre réflexion. En premier lieu, c’est le développement et l’extension du capitalisme lui-même qui nous a permis de poser les balises d’une nouvelle manière de produire. L’ouvrage d’Alain Bihr, Le Premier Âge du Capitalisme[2], qui retrace en détail les différentes étapes de l’extension et l’expansion du capitalisme sur la planète, a été une source d’inspiration importante. Ensuite, c’est l’histoire de l’économie sociale elle-même qui nous a beaucoup inspirés. Celle-ci a connu des hauts et des bas, que nous avons d’ailleurs synthétisé dans une analyse intitulée Deux siècles d’économie sociale en Belgique : quels enseignements ? publiée dans la revue Éduquer[3]. Cette histoire nous permet d’identifier les moments de mobilisation collective favorisant l’émergence et le développement de l’économie sociale au fur et à mesure de l’histoire. C’est aussi en voyant l’histoire de l’économie sociale que nous avons pu identifier les limites, et notamment une des dérives qui a mené à une chute importante du mouvement à partir des années 1930 : la banalisation du mouvement par la perte de ses valeurs et de son projet politique. Enfin, nous nous sommes plus directement inspirés de luttes et d’une grève générale qui se sont produites en 2009 en Guadeloupe. Le mouvement Liyannaj, qui est évoqué dans le récit, a réellement existé et dénonçait l’exploitation outrancière, les prix trop élevés, l’accaparement de l’économie par les békés (aux Antilles, ce mot est utilisé pour désigner les blancs qui descendent des colons)[4].

Nous avons aussi mobilisé diverses ressources plus théoriques, afin de nous donner un cadre de pensée et identifier ce qu’il nous semblait important de montrer dans ce récit. Ce sont principalement trois auteurs qui ont été mobilisés.

  • Edward Thompson, dans The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century[5], utilise le concept de « l’économie morale de la foule ». En étudiant la classe ouvrière anglaise pendant ses luttes, il voit que même dans les moments de révolte, qui paraissent chaotiques, se dégagent une certaine forme d’organisation, d’un nouveau type de droit, ainsi qu’une conviction d’agir en toute légalité, selon une nouvelle légalité affirmée par la foule. Ce concept nous a été utile pour imaginer comment des mobilisations massives peuvent se transformer en une nouvelle économie, et finalement en une nouvelle légalité.
  • Daniel Guérin, dans Fascisme et Grand Capital[6], observe de près les liens étroits entre le fascisme et le nazisme d’un côté, et les grands capitalistes de l’autre. Il montre que ce sont bien les grands propriétaires qui, craignant la perte de leur propriété, financent des groupes armés et des journaux pour diffamer le mouvement qui les menace ou créer des boucs émissaires. Son analyse a permis d’identifier la réaction du capital face à un mouvement qui s’attaque au fondement même de sa puissance : sa propriété privée lucrative.
  • C’est Robert Boyer qui nous a inspirés le plus largement. Dans son livre L’Économie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le XXIème siècle[7], ce chercheur identifie quatre grands défis qui limitent le développement de l’économie sociale : le décalage entre les penseurs et les praticiens ; l’éclatement du mouvement et la difficulté à faire mouvement ; l’image de l’économie sociale, encore trop vue comme une économie à la marge ; le déséquilibre de pouvoir entre l’État, le marché et la société civile. Ces quatre points d’attention ont été au cœur de notre réflexion, et le récit propose une place centrale à la réponse de ces points.

Pour compléter la construction de ce récit, nous nous sommes évidemment aussi beaucoup appuyés sur notre propre expérience. Que ce soit par les liens étroits que nous avons avec des entreprises sociales, ou par nos propres expériences de création de projets, ou encore par notre travail de sensibilisation. Nous cherchons à apporter des réponses concrètes qui permettent de répondre aux grands défis identifiés par Boyer. Nous avons proposé une séance de réflexion prospective à plusieurs collègues pour nous aider à imaginer l’avenir de l’économie sociale.

La rencontre (fictive)

Voilà une histoire qui intéressera le monde entier. Le décès d’Antoinette Labor, l’avant-dernière personne survivante ayant participé à la fondation de l’Organisation Internationale pour l’Épanouissement (OIE) a déclenché un regain d’intérêt pour l’histoire de cette période complexe qui a vu la fin du capitalisme et le début d’une ère nouvelle. Derrière cette petite femme de 90 ans encore pleine d’énergie, se cachait une force de la nature qui a été à l’origine du mouvement qui a bouleversé le monde. Née en 2005 à Bruxelles de parents congolais, Antoinette a commencé sa vie comme femme de ménage, avant de trouver un poste d’ouvrière dans une entreprise sociale wallonne. C’est la découverte de l’économie sociale qui l’a amenée à défendre ses idées et à aller jusqu’à participer à la fondation de l’OIE, comme nous allons le voir dans ces lignes. SAW-B l’avait interviewée en exclusivité quelques semaines avant sa disparition.

Bonjour Antoinette, merci d’avoir accepté de à nos questions

La première que nous voulons te poser est celle-ci : Comment a commencé votre mouvement ?

C’est une période qui est bien connue des historien.ne.s. L’avoir vécue est une expérience extraordinaire. Il faut imaginer que le système capitaliste dominait toute l’économie mondiale. Presque tout était produit uniquement pour le profit d’une minorité, aussi aberrant que cela puisse paraître aujourd’hui. Et si ce système continuait à fonctionner, c’est qu’il y avait des médias et des armées pour le défendre. Cela signifie que la majorité de la population était dans le besoin. Le besoin de manger, de boire, d’avoir un logement décent, de se soigner etc. À ces besoins primaires s’ajoutent aussi ceux de s’élever, de se cultiver, de s’émanciper, de vivre ensemble. Pendant ce temps, une minorité possédait des richesses immenses. Il faut bien avoir ça en tête pour comprendre pourquoi la population avait besoin d’une autre économie.

Tout a commencé en Martinique et en Guadeloupe en 2030. Puis le mouvement s’est étendu à l’ensemble des Caraïbes, suite à la deuxième révolution haïtienne de 2031 (la première ayant donné naissance à la première république noire et à une première tentative de décolonisation en 1791). Les Caraïbes, en raison de la misère énorme et de la domination qui s’y exerçait par d’anciens pays coloniaux, était un terreau fertile à la contestation. Plusieurs mouvements y ont vu le jour au cours des siècles pour défier l’autorité venant d’ailleurs. L’un de ces mouvements, le « lyannajisme » repose sur l’idée de tisser des liens humains, comme le font les lianes ou le mycélium (ces racines souterraines des champignons), en réponse à la « pwofitasyon », c’est-à-dire l’exploitation outrancière de tout par le profit. Le mouvement lyannajiste a inspiré de nombreuses personnes se mobilisant contre l’exploitation. Son fondement était la créolisation, comme remède à la montée du repli sur soi et à ses traductions politiques extrêmes et funestes.

Mouvement Liannaj Kont Profitasyon, 2009 (LE BLANC N., « La Guadeloupe contre la pwofitasyon : retour sur la « grève des 44 jours » (1) », mouvements des idées et des luttes, https://mouvements.info/la-guade- loupe-contre-la-pwofitasyon-retour-sur-la-greve-des-44-jours-1/).

C’est impressionnant car les luttes qui avaient démarré dans ces petites îles se sont étendues au niveau régional, puis mondial. C’est quelque chose qu’on observe régulièrement dans l’histoire, une mobilisation à un endroit entraîne des conséquences dans le monde entier, une forme d’effet papillon.

En 2030, une série de crises ont provoqué un nouveau mouvement social. D’abord la crise écologique fait rage. Les inondations, les tempêtes et les incendies ravagent le monde. La sécheresse, la chaleur de plus en plus insupportables entraînent des famines et provoquent des morts par millions. Les Caraïbes sont particulièrement touchées. Haïti connaissait régulièrement ce genre de catastrophes. Une crise financière a frappé le monde en 2029. Elle a démarré en Chine et en Angleterre où une banque importante a fait faillite, entrainant dans son sillage d’autres établissements bancaires qui avaient, eux aussi, construit des produits financiers « abracadabrants » élaborés par une intelligence artificielle et qui se sont révélés pourris.

La crise a provoqué une augmentation du chômage et de la misère partout dans le monde. C’était gravissime, plein de gens se retrouvaient à la rue, sans rien. Des révoltes ont commencé dans de nombreux pays. Mais c’est en Haïti que la réaction a été la plus forte et innovante. Le mouvement Lyannaj avait bien mûri dans les têtes, les propositions alternatives étaient nombreuses. Pour le mouvement, si les « profiteurs et profiteuses » sont incapables de nous nourrir alors qu’ils possèdent nos champs et nos entreprises, alors nous allons reprendre nous-mêmes ces entreprises, et les faire tourner non plus pour la « pwofitasyon », mais pour répondre à nos besoins, de manière démocratique.

Comment un mouvement aussi puissant a-t-il trouvé naissance dans cette région considérée par beaucoup comme périphérique ?

Si l’idée faisait son chemin ailleurs, c’était plus compliqué ici, en Europe, parce que la propriété privée était bien plus ancrée dans les esprits. Ici, la population était relativement plus riche à l’époque et une partie non négligeable avait quelques possessions, quelques avantages. Et même si la situation s’était bien aggravée depuis la crise de 2029, on était encore loin de remettre en question l’ensemble du système. Les gens estimaient que le capitalisme était le moins mauvais des systèmes, ils avaient peur de la démocratie dans les entreprises et pensaient qu’il valait mieux qu’il y ait une hiérarchie, etc.

En Haïti, en Martinique et en Guadeloupe, c’était complètement différent. Mis à part une toute petite minorité, les gens n’avaient plus rien. Même l’État français ne faisait plus rien d’utile là-bas, à part défendre l’utilisation d’un produit nocif, la chlordécone, pour les propriétaires de plantations. Les populations avaient donc une bien plus grande liberté d’esprit, n’étant pas coincées par des barrières matérielles et mentales. Et comme la France et l’Angleterre, anciennes puissances coloniales, étaient occupées par les révoltes de 2030 dans les banlieues, la population des îles a pu organiser ce changement très différemment. Ce qui a été particulier dans cette région, c’est que les populations ont eu la conviction d’agir en toute légalité. Elles n’étaient plus coincées par une forme d’auto-censure dans leurs actions collectives d’émancipation.

Et justement, quel était ce changement ?

Eh bien la révolte qui a commencé en 2030 a très vite pris des proportions impressionnantes. Les populations, voyant qu’il n’y avait aucun État pour répondre à leurs revendications, ont fini par y répondre elles-mêmes. Du chaos est finalement née une forme d’organisation spontanée. Très vite les gens ont commencé à structurer eux-mêmes l’économie. Ça a commencé en Martinique, où des groupes se sont rassemblés et ont commencé à faire tourner la centrale à diesel abandonnée par les propriétaires. Il n’y avait plus d’électricité, donc il fallait en faire. C’était aussi simple que ça. Une assemblée de travailleurs et de travailleuses a élu des personnes pour reprendre les postes que l’ancienne direction avait abandonnés. Ça n’a pas été facile tout de suite, mais ils sont arrivés à la refaire tourner. Une fois que l’électricité a redémarré, tout le monde a voulu savoir comment ils avaient fait. Puis, se basant sur la même logique, des assemblées sont nées partout pour fournir aux gens de quoi se nourrir en réorganisant l’agriculture et l’industrie agro-alimentaire démocratiquement. Et, en quelques jours, la Guadeloupe a suivi aussi.

Le plus fou, c’est que ça a marché. Les entreprises tournaient et répondaient au moins aux besoins de base. Le secteur de la construction a lui aussi très rapidement été repris par les habitant.e.s, et les maisons qui manquaient ont été reconstruites. En quelques semaines, la société qui avait été dévastée par les crises revivait. Alors que le chômage détruisait tout, on voyait des gens qui s’activaient ensemble pour faire fonctionner l’économie à tous les coins de rue. C’était impressionnant.

Quel a été le tournant décisif ?

Je pense que ce qui a fait la différence, c’est que le mouvement ne s’est pas arrêté à l’action. Dès les premières expériences, des personnes ont mis des mots sur ce qui était en train de se passer. Ce n’étaient pas des théoriciens dans leur tour d’ivoire. Ils participaient à ce renouveau et en voyaient la portée révolutionnaire. Ils ont donc décrit le phénomène, notamment sous des formes créatives et artistiques et pas seulement scientifiques. Ils sont allés partout ailleurs aider les gens à s’organiser, à gérer leurs entreprises démocratiquement. C’est ce groupe-là qui a fait que le mouvement s’est étendu en diffusant les idées, les actions, mais de manière accessible et variée. Il a aussi maintenu la cohésion de l’ensemble des initiatives qui se multipliaient en faisant sans cesse de nombreux aller-retours pour rencontrer les gens qui agissaient sur le terrain et relier leurs expériences, par exemple à travers un journal, des brochures et d’autres publications que tout le monde voulait lire.

Qui étaient ces personnes ?

Vous vous souvenez que j’ai parlé du mouvement des lyannajistes ? Eh bien pendant des années, ces personnes ont réfléchi et cherché des solutions pour résoudre les catastrophes climatiques et sociales. Ils ont écrit des journaux, des livres et abordé de nombreux sujets, en faisant des théories sur ce qu’ils ont appelé l’économie sociale ; une économie qui ne soit pas basée sur le profit.

Mais finalement cette économie différente est restée assez marginale. Ils ne voyaient pas comment elle aurait pu devenir dominante. Et finalement, en 2030, ils ont compris que, ce qu’il manquait, ce n’était pas une pièce à leur théorie, mais une mobilisation massive.

Ils ont donc réinventé entièrement leur théorie à partir de l’expérience qu’ils étaient en train de vivre. Avec l’idée de faire connaître cette expérience au monde entier pour qu’elle puisse se généraliser. Et très vite, c’est devenu une nécessité. Car les pays des Caraïbes avaient beau fonctionner de manière bien plus démocratique, ils ne pouvaient pas fonctionner très longtemps de manière locale. Tous les matériaux de construction, la plupart des denrées alimentaires, les carburants, etc. venaient de l’étranger. Comme plus rien n’arrivait à cause de la crise, ils ont vite compris qu’il fallait que leur modèle s’étende pour pouvoir continuer à faire marcher leur économie.

Et c’est là qu’ils ont lancé le Grand Appel.

Exactement ! Aujourd’hui tout le monde connaît ce moment historique, mais il n’a pas eu un si grand retentissement tout de suite. En fait, les théoricien.ne.s avaient observé et filmé toute l’expérience. Ils ont réalisé une vidéo, celle que tout le monde connaît aujourd’hui, qui montrait à la fois la nouvelle organisation de l’économie qu’ils avaient mise en place, mais aussi des appels à faire pareil ailleurs, en dénonçant les « profiteurs et profiteuses » qui parasitaient l’économie, et affirmant qu’ils avaient trouvé une autre voie. Ils l’ont traduite dans plein de langues différentes, et l’ont envoyé aux quatre coins du monde. Ils ont utilisé les forces de la communication et d’internet au service de la diffusion et de l’émancipation.

C’est en regardant des vidéos sur le web que je suis tombée dessus. À l’époque, je travaillais déjà dans une entreprise d’économie sociale qui récupérait des matériaux de construction pour les réutiliser. J’y travaillais, mais je n’avais pas la moindre idée de son potentiel. Pour moi, il s’agissait juste d’une entreprise agréable où on m’écoutait, ce qui changeait de toutes les entreprises où j’avais travaillé avant. Quand j’ai vu cette vidéo, je suis tout de suite allée voir mes collègues en leur disant que c’était ce qu’on faisait, mais à l’échelle d’un pays ! Et comme, à l’époque, tout le monde se demandait comment on allait sortir de la crise, on a tous été très vite emballé.

Et ça s’est tout de suite répandu partout ?

Absolument pas. Nous, ça nous parlait car on savait que les entreprises pouvaient fonctionner démocratiquement. Mais on a vite vu que la majorité de la population en Belgique n’y croyait pas du tout. Ils disaient que c’était bien sympa, mais que ce n’était pas possible ici. Que ce n’était pas le moment, qu’il y avait une guerre qui se préparait, etc. Ce qui se passait sous le soleil de ces îles paraissait dérisoire par rapport à la gravité de ce qu’on vivait. En plus, plusieurs hommes et femmes politiques et journalistes avaient présenté cette vidéo comme de la fausse propagande. Ils disaient que c’était un groupe armé qui avait pris le pouvoir et qu’il fallait que la France et l’Angleterre interviennent pour rétablir l’ordre.

Nous avons tout de suite voulu vérifier. On a pris contact avec celles et ceux qui avaient posté la vidéo. Très vite, on a vu que ce n’était pas du tout de la propagande. Ils partageaient tous les jours des vidéos des expériences qu’ils menaient. Ce n’était pas une dictature, c’était tout l’inverse. Alors on s’est dit qu’il fallait partager l’information, faire connaître et reconnaître la réalité, étendre ce modèle d’économie sociale ici.

Et c’est là que naît l’OIE ?

Pas tout à fait. On début, on était juste un petit groupe, avec quelques collègues. Et puis on s’est vite rendu compte que plein d’autres avaient vu cette vidéo, et étaient aussi choqués que nous par la différence entre la propagande du gouvernement et la réalité qu’on découvrait. Parmi les personnes touchées par ce modèle, il y en avait beaucoup qui étaient déjà intéressées par l’économie sociale, en Belgique et aussi ailleurs en Europe, car elles avaient de bonnes raisons de croire qu’une économie alternative était possible puisqu’elles la connaissaient déjà à l’échelle de leur travail ou de leur coopérative. Mais les plus nombreux à s’être emballés en voyant la vidéo étaient les jeunes. Parfois même très jeunes, à qui on annonçait que leur avenir ne serait fait de rien d’autre que de catastrophes climatiques et de guerres. Dès qu’ils ont vu l’espoir d’un autre monde s’entrouvrir, ils se sont jetés dans la brèche. On avait l’impression que c’était ça qu’ils attendaient depuis des années. Tout à coup des groupes de jeunes apparaissaient partout, sans se concerter et cherchaient à savoir en détail ce qu’il se passait là-bas. C’était comme un mouvement spontané porté par l’espoir. Les jeunes descendaient dans la rue ou se rassemblaient dans les écoles pour mener des discussions et penser à des actions, pour agir.

Une illustration du chemin complexe et ardu de l’économie sociale : Improvisation de Vassily Kandinsky, 1914.

C’est à ce moment-là que certains acteurs et actrices de l’économie sociale, y compris notre entreprise, se sont dit qu’il fallait à tout prix organiser ce mouvement. On sentait que quelque chose se passait, mais il fallait qu’on rassemble toutes ces forces. On a pris contact avec des entreprises d’économie sociale partout dans le monde et on a créé l’OIE, avec pour objectif de faire connaître l’expérience du mouvement initial partant des Caraïbes et de l’étendre partout. On a aussi opté pour une dénomination plus large que celle d’économie sociale, même si elle n’est pas toujours comprise. La quête étant celle de l’épanouissement collectif comme sens à la vie, c’est le terme que nous avons finalement retenu. Très vite, des milliers de gens ont rejoint notre organisation. Des groupes se créaient partout, de manière autonome tout en participant à l’organisation globale. C’était une période incroyable !

Comment avez-vous étendu l’économie sociale ?

En fait, ce n’est pas vraiment nous qui l’avons étendue. Nous, on étudiait ce qui se passait dans les Antilles et on le faisait connaître, on le partageait. Finalement, avec toutes les preuves qu’on avait, la propagande des ancien.ne.s propriétaires de décrédibilisation du mouvement de l’économie sociale a eu l’effet inverse que celui attendu. Car tout le monde était choqué qu’on parle de dictature alors qu’ils n’avaient jamais vu une démocratie pareille. Bien sûr, ce sont surtout les anciens propriétaires des îles qui organisaient cette propagande, et qui disaient aux propriétaires ici en Europe que ça risquait d’être pareil chez eux s’ils laissaient faire. Mais leur discours s’est retourné contre eux, ils ont attiré l’attention sur le mouvement.

Finalement, dans le chaos qui a suivi la crise de 2029, le mouvement de l’économie sociale a fait son chemin. Partout des gens commençaient à reprendre les entreprises qui avaient été abandonnées avec la crise et les faisaient tourner démocratiquement. Bien sûr, il y avait des policiers et des huissiers qui venaient pour dire qu’on n’avait pas le droit, que ce n’était pas réglementaire, que la propriété privée était un droit constitutionnel. Mais ces agents étaient des gens comme nous, qui subissaient la crise, la pénurie. Donc on leur disait qu’il fallait bien faire quelque chose, puisque le capitalisme n’était pas capable de répondre à nos besoins.

Carte fictive de l’expansion de l’économie sociale, s.d.
Carte fictive de l’expansion de l’économie sociale, s.d. (iconographie fournie par l’auteur).

Mais il restait encore une majorité d’entreprises qui fonctionnaient seulement pour le profit à ce moment-là ?

C’est vrai. Et ça a d’ailleurs été un des moments les plus critiques de cette histoire. Car la société commençait à se diviser en deux : ceux qui croyaient dans cette nouvelle économie comme alternative mondiale au capitalisme, et ceux qui disaient qu’il fallait préparer la guerre contre les autres nations qui allaient venir piller nos ressources, et qui nous accusaient d’être des traîtres car nous nous tournions vers des solutions internationales et pas vers le national et le local. Il faut se rappeler qu’à l’époque, la plupart des gouvernements étaient d’extrême-droite. Ils prétendaient qu’une guerre pouvant contrer des prétendus ennemis intérieurs et extérieurs était la seule manière de résoudre la crise. Car, selon leurs mensonges, le chômage et la misère venaient des personnes étrangères, de la perte de force de la nation, etc. Les tensions étaient immenses, et beaucoup de membres de l’OIE, dont moi, ont été arrêtés. Mais le procès a été une formidable occasion de nous faire entendre.

Cependant, la tension continuait à monter, et on voyait bien que cela venait de la crainte des grands propriétaires de perdre leur pouvoir. Ils finançaient des journaux qui nous accusaient de tous les maux, ou soutenaient des petits groupes qui venaient nous intimider voire nous agresser. C’est à ce moment-là qu’on a décidé qu’il fallait que ça cesse. On arrivait face à un choix : soit toute l’économie devenait sociale, soit on retournait dans la barbarie des siècles précédents, avec le fascisme et la guerre.

Une fois sortis de prison grâce au soutien et aux mobilisations de la population et de notre mouvement, nous avons cherché à provoquer un changement politique radical, en touchant aux racines du problème. Puisque l’État et le monde politique restaient du côté des entreprises capitalistes, il fallait qu’on crée une nouvelle entité qui remplacerait l’État. C’était l’embryon de la Grande Assemblée qu’on connaît aujourd’hui. On a rassemblé tout le monde, des manifestations monstres ont eu lieu et il a été exigé d’écrire une nouvelle Constitution ; une Constitution qui fasse une place pour tout le monde ; qui impose la démocratie dans les entreprises et qui mette la production au service de l’intérêt général ; qui rejette toutes les discriminations, sexistes, racistes, homophobes, etc. en faisant des lieux de travail un endroit où chacun.e pouvait se faire respecter. La Constitution assure que les entreprises qui respectent ces critères peuvent envoyer des représentant.e.s de leur entreprise, élus démocratiquement, et révocables, dans une Grande Assemblée.

Cette Constitution, même si nous n’avions pas d’armée, de police ou de Justice pour la défendre, est aussitôt devenue notre arme la plus puissante. Car, partout, notre projet devenait clair. Si une entreprise refusait, nous allions trouver ses travailleurs et travailleuses et leur disions de faire grève. Si leur patron ne cédait pas l’entreprise, ils devaient reprendre eux-mêmes la barre. Le mouvement a été immédiatement suivi. Les plus radicaux étaient les employé.e.s de banque. Ils ont aussitôt pris énormément d’initiatives. Ils ont commencé à observer tous les comptes très fournis à la loupe. Ils disaient que tout cet argent venait de l’exploitation du travail de tout le monde, et donc qu’il devait retourner à la collectivité. C’est comme ça que ceux qui voulaient nous arrêter pour sauvegarder leur vieux monde ont été désarmés : sans entreprises et sans argent, ils n’avaient plus aucun pouvoir et ont dû se plier à la nouvelle Constitution. Ils devenaient les égaux de tous les autres.

Quelle histoire incroyable, on ne s’en lassera jamais ! Le reste de l’histoire est bien plus connu et enseigné dans les écoles. Merci mille fois pour cet interview et ce moment passé ensemble !

Notes
[1] « There is no alternative » est une célèbre formule de Margaret Thatcher
[2] BIHR A., Le premier âge du capitalisme (1415-1763), Paris, Éditions Syllepse, 2019
[3] DE FOY M. et MORTIER Q., « Deux siècles d’économie sociale en Belgique : quels enseignements ? », Éduquer, 2022, https://ligue-enseignement.be/deux-siecles-deconomie-sociale-en-belgique-quels-enseignements.
[4] Voir le site du mouvement ici : https://guadeloupe.net/lkp.
[5] THOMPSON E.P., « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past & Present, n° 50, 1971, p. 76-136.
[6] GUERIN D., Fascisme et Grand Capital, Montreuil, Libertalia, 2014 (réédition).
[7] DEFALVARD H., « Compte-rendu sur BOYER R., L’économie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le XXIe siècle ?, Paris, Éditions Les Petits Matins, 2023, 119 pages », RECMA. Revue internationale de l’économie sociale, 368, p. 129-132, https://www.cairn.info/revue-recma-2023-2-page-129.htm.

Pour citer cet article

DE FOY M., « Économie sociale : un chemin d’avenir saupoudré de poussières du passé », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°22 : L’économie sociale en Mouvement(s), décembre 2023, mis en ligne le 20 décembre 2023, https://www.carhop.be/revuescarhop/