Introduction au dossier. Espérer, contester, concilier et réprimer : les mouvements sociaux dans l’espace public (19e-20e siècles)

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François Welter (Historien, CARHOP asbl)

L’occupation de l’espace public par les foules est une pratique aussi ancienne que les revendications portées par celles-ci. à travers les époques, elle revête des formes très différentes, que le législateur tente d’encadrer, de contrôler plus ou moins efficacement et avec un degré de permission fluctuant selon le contexte politique et socioéconomique. En tant qu’État démocratique, la Belgique accepte un trouble admissible de l’ordre public, avec comme seuil de tolérance la protection des libertés fondamentales, des institutions et de l’ordre social, économique, moral, voire, à certaines époques, religieux.[1]

Considérée comme libérale, la Constitution belge de 1831 protège en effet plusieurs libertés fondamentales qui, chacune, permettent une occupation de l’espace public sous différentes formes : la liberté de manifester ses opinions en toute matière (art. 14), la liberté de la presse et l’interdiction de la censure (art. 18), le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, sans le soumettre à une autorisation préalable (art. 19), le droit de s’associer (art. 20), le droit d’adresser aux autorités publiques des pétitions signées par une ou plusieurs personnes (art. 21), etc., n’en sont que quelques exemples.[2] Pourtant, le législateur pose d’emblée des balises à ces libertés. Les délits perpétrés à l’occasion de l’usage de la liberté d’opinion constituent, par exemple, une limite mentionnée explicitement par la Constitution.[3] Une autre concerne la soumission des rassemblements en plein air, eux-mêmes liés au droit de s’assembler, aux lois de police. Les règlements de police peuvent ainsi prescrire des mesures préventives, telles que la nécessité d’une autorisation préalable, pour empêcher le désordre sur la voie publique et dans les lieux publics.[4]

Détenteurs à la fois de l’autorité administrative, y compris sur la police, et politique, les bourgmestres sont les principaux garde-fous de l’expression des mouvements sociaux dans les rues, dans un contexte où l’autonomie communale est sacro-sainte face au pouvoir central. Il serait illusoire de parcourir l’ensemble des mesures législatives adoptées dans chaque commune pour contrôler l’occupation publique durant les 19e et 20e siècles ; les principaux mouvements sociaux qui parcourent l’histoire de Belgique montrent néanmoins des évolutions à la fois dans les revendications qui cristallisent des franges de la population et dans l’attitude des autorités publiques vis-à-vis de ces mobilisations. Renonçant à un tracé chronologique stricto sensu et sans prétendre à l’exhaustivité, le parcours présenté ici essaye de mettre en perspective des moments marquants par les motifs et les formes d’occupation de l’espace public, ainsi que par les moyens et l’ampleur de leur encadrement/répression légale.

La Loi et la force face aux droits sociaux et politiques élémentaires : le long 19e siècle

L’héritage juridique de l’État belge n’incite pas à une ouverture face aux revendications populaires (droits sociaux et politiques), malgré que la Constitution soit jugée libérale et installée en réaction aux pouvoirs autoritaires précédents. Le régime français marque durablement de son empreinte les pratiques juridiques de la Belgique indépendante, tandis que le plus pur libéralisme économique conçoit toute réclamation concertée des ouvriers et des ouvrières comme une attaque à son encontre. Le contrôle social et la défense de la propriété privée s’inscrivent dans ce paradigme et le législateur du 19e siècle travaille dans ce sens. Ainsi, le Code pénal de 1810, en application sur notre territoire jusqu’en 1867, prévoit que « toute association de plus de vingt personnes dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués pour s’occuper d’objets religieux, littéraire, politique ou autre, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement, et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer » (art. 291).[5] Le texte ne précise pas son champ spatial d’application ; mais, les commentaires y relatifs semblent considérer de la même manière les espaces publics et privés. Le législateur estime que les coalitions ouvrières, au contraire des associations de maîtres, sont de nature à troubler la paix publique et les intérêts du commerce, par les rassemblements qu’elles provoquent et la fermeture des ateliers.[6] En tant que tel, l’article 291 est abrogé par le décret du gouvernement provisoire du 16 octobre 1830 ; mais, la coalition ouvrière est toujours sévèrement réprimée.[7] Jusqu’à la révision du Code pénal, les poursuites judiciaires se succèdent : près de 2 000 ouvriers sont traduits devant les tribunaux correctionnels et plus de la moitié d’entre eux sont condamnés à des peines d’emprisonnement. Malgré les nombreuses oppositions dénonçant la menace pour l’ordre public, la loi spéciale du 31 mai 1866, intégrée à l’article 310 du Code pénal de 1867, met fin au délit de coalition, tout en assurant à la Justice de pouvoir poursuivre le délit d’atteinte au libre exercice du travail ou de l’industrie[8] ; tout individu qui porte atteinte à la liberté des maîtres ou des ouvriers en se rassemblant près des établissements où s’exerce le travail ou à proximité de la demeure de ceux qui le dirigent s’expose à la même menace.[9]

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Bloc-notes

Vers une criminalisation des mouvements sociaux ?

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François Welter (Historien au CARHOP)

Ces derniers mois, plusieurs évènements nous amènent à nous interroger sur, d’une part, l’évolution des regards portés sur les mouvements sociaux et leur occupation de l’espace public et, d’autre part, les futures possibilités de mobilisation. À cet égard, notre participation à deux colloques nous incite à quelques constats et pistes de réflexion.

 Le 24 février 2017, le Centre d’Information et d’Éducation Populaire organisait une journée d’étude consacrée à la « Pluralité de mobilisations et à la convergence de luttes ». Moins de deux mois plus tard, le 20 avril 2017, se tenait le colloque annuel du réseau de cabinets d’avocats progressistes Progress Lawyers Network, en partenariat avec la FGTB et la Ligue des droits de l’Homme, autour des menaces qui pèsent actuellement sur l’État de droit. Il ne nous appartient pas de revenir sur toutes les évolutions qui ébranlent certains socles de notre démocratie (accroissement des compétences des services de police et de sécurité, réduction du contrôle des magistrats sur ceux-ci, addition et pérennisation des mesures d’exception destinées à combattre le terrorisme, généralisation de celles-ci à l’ensemble de la criminalité, restriction des droits de la défense, etc.). Le climat ambiant a toutefois des incidences sur les capacités d’action des mouvements dans l’espace public.

Dans les présentations des différents intervenant-es des colloques, le constat d’une criminalisation des actions militantes est criant, comme le montrent les éléments rapportés. Le contexte sécuritaire lié à la menace terroriste et le discours ambiant contribuent, en effet, à jeter la suspicion, voire à menacer, les mobilisations des militant-es. Toute une série de mesures limitées dans leur ampleur s’additionnent les unes aux autres pour œuvrer à ce processus. Sur le plan judiciaire, policier et administratif, la multiplication de mesures de coercition à l’égard d’actes de militants (recours aux huissiers lors de grèves, impositions d’astreintes, poursuites pénales de syndicalistes, intimidations, sanctions lors de grèves, expulsions de représentants de sans-papiers, etc.) sont perçues comme autant d’attaques à la liberté syndicale et, de manière générale, à la possibilité de revendiquer/contester. Certaines enquêtes policières cherchent même d’éventuels liens entre les actions de syndicats et des actes de terrorisme.

L’association des actions militantes au terrorisme, et plus généralement au crime, est, de fait, un phénomène en expansion dans le discours ambiant. Les menées des syndicats sont régulièrement associées à autant d’entraves au droit au travail, détournant du même coup le sens premier de celui-ci. Le gouvernement fédéral actuel use de sa légitimité issue des urnes pour défendre son projet, décrédibiliser les contestations et revendications des interlocuteurs sociaux, notamment en dénonçant une prétendue désinformation, et justifier sa seule primauté dans les décisions politiques. Des candidat-es/élu-es politiques et des représentants patronaux dénoncent le prétendu terrorisme des syndicats (ex : affiches diffusées par la N-VA). Lors d’évènements dramatiques (ex : décès de personnes, accidents, etc.), les médias incriminent des militant-es en diffusant des informations partielles, voire erronées, à propos des implications provoquées par les actions menées dans des lieux publics (ex : barrages filtrants, blocage des routes, etc.). D’aucuns dénoncent les facilités de transport offertes aux syndicats pour accéder aux points de rassemblements (ex : trains mis à disposition pour les manifestations nationales à Bruxelles).

De notre point de vue, l’ensemble de ces constats incite à une vigilance à porter aux attaques multiples contre les possibilités de mobilisation, et donc contre certains de nos droits. La militance, pour autant qu’elle défende des valeurs conformes au respect de nos libertés fondamentales, doit aussi œuvrer à défendre/justifier sa légitimité sociale, politique, économique et culturelle, en poursuivant ses combats, d’abord, en brisant par la voie légale ou informative les agressions frontales dont elle fait l’objet et en s’appuyant sur des avancées sociales probantes.