Le jardin extraordinaire des Fraternités ouvrières : le préquel. Trajectoire de chrétiens de gauche – fragments de mémoire

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Pierre Georis (auparavant secrétaire général, MOC)

Le jardin des Fraternités ouvrières (FO) est créé vers 1980 et, depuis plus de quatre décennies, plein de choses se passent autour de celui-ci, qui impliquent un nombre important de personnes – pas que les affilié.e.s qui payent une cotisation pour bénéficier des cours, des conseils, des achats groupés et des plaisirs de faire collectif  mais aussi de nombreux bénévoles qui font tourner la boutique.[1] Mais les FO ont une histoire plus ancienne. Fondées en 1969, une décennie d’activités précède le jardin. C’est dans cet avant que l’auteur est impliqué (bien plus que dans le jardin[2]). C’est donc sur la décennie 1970 qu’il mobilise ses souvenirs. L’article interroge ainsi le préquel du jardin, ce qui s’est passé avant et, partant de là, propose quelques éléments de compréhension : de quel vivier émerge le jardin des FO ? Quelles en sont les forces vives ? Au final, de quelles trajectoires collectives le jardin est-il révélateur ?

Gageons qu’il n’y a pas de copyright sur “Le jardin extraordinaire” parce qu’il s’agit aussi du nom d’une très populaire émission de la Radio-télévision belge de la Communauté française (RTBF) ! Ce n’est pas de l’émission que nous allons traiter mais d’un jardin particulier, celui des Fraternités ouvrières (FO), qui a d’ailleurs, une fois ou l’autre, eu les honneurs du… Jardin extraordinaire, l’émission. Bien caché en intérieur d’îlot, entre gare et Grand Place de la petite ville de Mouscron, accessible par la rue Charles Quint, alignement de maisons modestes ne payant pas de mine. À côté du n° 58, une seconde porte ouvre sur un couloir latéral – qu’à vrai dire on a souvent vu encombré – arrivée ensuite dans une pièce claire dont l’un des murs impressionne par le nombre de livres qu’accueillent les étagères. Et ça défile : traversée d’une petite cour attenante, puis soudain… La jungle !

Reportage du journal télévisé de 19h30, RTBF, septembre 2016.

Mais une drôle de jungle quand même qui parvient aussi à être potager : où qu’on passe, quel que soit le végétal qu’on frôle ou contourne, malgré le sentiment de chaos et de désordre qu’on peut ressentir, il y a fruits à cueillir et légumes à ramasser, et ce en toutes saisons. C’est tout à la fois grand et pas bien grand : 1 800 m² (en rectangle, ça ferait 45 mètres sur 40) pour un entrelacs de 6 000 espèces estimées, dont 2 000 arbres fruitiers différents. Les visites du lieu se succèdent, avec aussi la surprise de s’y retrouver dans un mini microclimat, où il fait bon en hiver (la taille des arbres leur fait offrir une protection naturelle contre les vents du Nord), tandis qu’il devient îlot de fraicheur par temps de canicule. On en irait presqu’à dire que la nature s’y autogère (mais ce n’est évidemment pas vrai, car c’est aussi le produit de nombreuses impulsions humaines).

Une fois par mois, un dimanche matin, cours de jardinage biologique, avec parfois des extras un autre jour (cours sur la greffe des arbres fruitiers ou sur les jardins ornementaux, mais aussi conférences et débats sur des sujets de société). Chaque jeudi, “grainothèque”, groupement d’achat de plus de 5 000 variétés de graines, mobilisant les bénévoles pour les mises en sachet de ce qui a été acheté en gros, les répertoires, les classements, le contact avec les acquéreurs et les acquéreuses. Ce n’est accessible qu’aux membres de l’association, qui s’acquittent d’une modeste cotisation.[3] Selon les FO, ils sont de l’ordre de 3 000 ! Pas uniquement vivant à Mouscron, petite ville de de 60 000 habitant.e.s, mais aussi des environs : la position géographique singulière du lieu fait rayonner l’activité auprès de voisin.ne.s flamand.e.s (Kortrijk) et français.es. Une petite coopérative de produits naturels participe de l’offre. La bibliothèque compte, quant à elle, environ 2 000 livres, eux aussi disponibles aux membres.[4] Avec ceci, on a posé l’aujourd’hui des FO et de son jardin. Plongeons maintenant dans ses racines.

Le mystère des origines

À l’origine des FO : Gilbert Cardon et Joséphine, dite Josine, Marchal. Gilbert, entré en usine dès l’âge de 15 ans, est travailleur frontalier, ouvrier du secteur chimique dans le nord de la France. C’est à l’occasion d’un déplacement en Amérique latine, dans le cadre de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) que le couple se rencontre : Josine y assurait le secrétariat du fondateur de la JOC, le futur cardinal Joseph Cardijn. Un peu plus tard, le couple s’installe à Mouscron, au 58 rue Charles-Quint, et y fonde les FO en 1969.

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La JOC et la question des discriminations et du racisme dans les années 1970 en Belgique

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Julien TONDEUR (historien, CARHOP asbl)

Le témoignage d’Alfonso Álvarez Lafuente

La crise économique et sociale de la deuxième moitié des années 1970 est propice, en Belgique comme ailleurs en Europe, à l’intensification d’une certaine racialisation des rapports sociaux. Les pratiques administratives et les discours publics d’alors reflètent la pensée d’un État qui considère illégitimes les revendications des immigré.e.s et leurs descendant.e.s à l’obtention de droits égaux. Le monde du travail, lieu par excellence de cristallisation des tensions socio-économiques, n’est pas épargné par les conflits. Des travailleurs et travailleuses immigré.e.s déclenchent des grèves, liées à des questions d’emploi dans les secteurs où la main-d’œuvre étrangère est importante, comme dans l’industrie. Ils et elles dénoncent également la pénibilité de leurs conditions de travail et de vie, ainsi que la difficulté de leurs rapports avec les collègues belges d’une part et la hiérarchie d’autre part. Des travailleurs clandestins entament une grève de la faim à Schaerbeek en 1974, réclamant l’octroi pour toutes et tous les clandestins d’un permis de travail donnant accès à l’ensemble des secteurs ainsi qu’un permis de séjour. Les formes de luttes changent, les revendications et les militant.e.s également. C’est avec ce contexte socio-économique et politique comme cadre que la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) s’investit davantage dans le champ de la lutte contre les discriminations et le racisme, ce dernier étant vu et – vécu – comme une conséquence de ces discriminations. Les militant.e.s immigré.e.s  de « deuxième génération » deviennent les fers de lance des combats menés par le mouvement dans les entreprises, les écoles et sur la place publique pour une égalité des droits entre Belges et immigré.e.e.s. Le recours à la méthode « Voir-Juger-Agir » les aide à analyser leur situation et à planifier leurs actions, leur permettant d’être acteurs et actrices du monde qui les entoure. Le témoignage d’Alfonso Álvarez Lafuente, jociste belgo-espagnol et permanent de la JOC de Bruxelles, contemporain de ces événements, donne du relief à cette histoire puisée dans les archives du mouvement.

    • De l’Espagne vers la Belgique

Né en 1957 en Galice, région du nord-ouest de l’Espagne située au-dessus du Portugal, face à l’océan Atlantique, Alfonso est âgé de sept ans quand sa famille émigre en Belgique. Le voyage, son père l’entreprend d’abord seul, aux Pays-Bas. Il s’installe ensuite en Belgique, où il est rejoint par sa femme et ses quatre enfants en 1964, après un long périple en train. L’idée des parents est d’y travailler quelques années, d’économiser suffisamment d’argent et de rentrer en Espagne. Finalement, Alfonso passera 26 ans en Belgique .

Départ du premier contingent de travailleurs espagnols en direction de la Belgique, depuis Madrid, 1957. (Archives Fédéchar).

Installés dans un appartement de trois pièces, situé dans le haut de l’avenue de la Victoire, dans la commune de Saint-Gilles à Bruxelles, ils vivent le sort de l’immense majorité des familles immigrées arrivées en Belgique. Le changement de climat et d’alimentation, couplé au fait que le logement est exigu et mal chauffé, à pour conséquence que toute la fratrie tombe malade dès les premiers mois, « on était plein de boutons ». [1] Les enfants commencent l’année scolaire en retard et sans cours de français spécifique. Alfonso entre à l’école, « avec cette impression d’être complètement déplacé, incompris ». Après avoir doublé sa deuxième primaire à cause de la barrière de la langue, Alfonso ne rencontre plus de problème de compréhension à l’école. Mais l’expérience du déracinement est traumatique. Passer d’une vie de village à celle d’une grande ville n’aide pas. À l’école comme ailleurs, il ressent parfois du racisme. « Certains professeurs, certains élèves, pas tous. Particulièrement un élève qui était un espagnol, était très raciste envers nous ». En 1971, après une tentative avortée de retour en Espagne, qui aura duré un an, la famille revient s’installer à Bruxelles. Suite à ce retour manqué à Barcelone, Alfonso a maintenant deux ans de retard sur ses études. Ses parents souhaitent qu’il suive une formation professionnelle courte, il s’inscrit dans un établissement technique et professionnel à Saint-Gilles, rue Louis Coenen. C’est lors de ses études qu’il fait une rencontre qui va influencer de manière fondamentale la suite de son parcours.

    • Rencontre avec la JOC et les enquêtes

Lors de son inscription, Alfonso doit passer un test organisé par le Centre Psycho-Médico-Social (PMS). Malgré son souhait de suivre une formation technique, appelée à cette époque filière technique « A3 », qui ouvre plus de possibilités et qui est réputée pour avoir un meilleur niveau, il est, à la suite du test, orienté vers la filière professionnelle « A4 ». La raison invoquée par le personnel du centre PMS pour justifier cette décision est qu’Alfonso présente des difficultés en français. Alfonso vit cette décision comme une injustice, car, précise-t-il, « j’avais commis deux fautes d’orthographe, dans une dictée qui faisait une page. À treize ou quatorze ans, c’était plutôt une excuse [de la part du centre PMS] ». Malgré la déception de leur fils, ses parents accordent leur confiance à cette procédure « c’est un test officiel, disent-ils, ça a l’air sérieux, ce sont des psychologues, des experts en formations ». Alfonso entame alors son parcours dans la filière professionnelle, en mécanique.

En 1973 et 1974, une enquête menée par des jeunes de la JOC est réalisée dans son établissement, ainsi que dans différents établissements de formation professionnelle du pays et en Europe, sur la thématique des immigré.e.s de deuxième génération. Intéressé, Alfonso y participe et commence à fréquenter ce groupe de jeunes. Ensemble, les jeunes analysent les résultats. Le constat est sans appel et les choque profondément, car dans l’ensemble des pays où la JOC réalise son enquête, les enfants d’immigré.e.es sont systématiquement orienté.e.s vers la formation professionnelle.[2] En Belgique, les filles se retrouvent surtout « en coupe et couture, et les garçons en mécanique par exemple ». Pourtant, les machines-outils utilisées en atelier sont déclassées et n’ont presque plus d’utilité en industrie explique Alfonso, quant aux études de couture, « l’industrie textile commençait à disparaitre, ce qui en restait était complétement mécanisé, donc on n’avait pas besoin de couturières ». Le petit groupe JOC dans lequel Alfonso est entré se rend compte que ces études ne conduisent à aucune qualification professionnelle, ce sont des « filières parkings ». « On commence à se demander pourquoi ? C’est peut-être parce qu’on est immigrés justement  ».

Page de couverture d’une brochure éditée par la JOC espagnole, s.l, s.d. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Ce type de constats, la JOC y est déjà confrontée une dizaine d’années plus tôt, lors d’une grande enquête sur la formation professionnelle et le travail, lancée sur l’impulsion de son Deuxième Conseil International, qui a lieu à Rio de Janeiro en novembre 1961. La partie de cette enquête qui concerne l’immigration est diffusée à 2 000 exemplaires en Belgique, pour environ 300 questionnaires en retour. À partir des résultats, la JOC publie vers 1964 ou 1965 un document de synthèse qui inclut des constatations et des revendications sur des questions aussi diverses que l’accueil, le logement, le permis de travail, la carte d’identité, la vie professionnelle, l’enseignement et la participation à la vie en société.[3] La JOC y perçoit déjà que les jeunes immigré.e.s rencontrent des difficultés particulières à l’école, notamment suite à des problèmes de compréhension de la langue, et que beaucoup redoublent ou sont dirigé.e.s vers des filières techniques et professionnelles. Le mouvement recommande alors que soient instituées, dans les écoles où un certain nombre d’immigré.e.s sont présent.es, des classes spéciales qui pratiquent un apprentissage progressif et un renforcement des cours de langue. Par ailleurs, la JOC demande également que l’orientation professionnelle soit « exercée en toute objectivité, dans le seul intérêt des jeunes et complètement à l’abri de toute pression extérieure venant des instances scolaires, des services de placement, des pouvoirs publics ou des organisations sociales et économiques ».[4]

Si une dizaine d’années sépare ces deux enquêtes, leurs conclusions tendent à démontrer que la situation n’évolue pas positivement entre 1964 et 1974 pour les jeunes étudiant.e.s d’origine immigrée en Belgique. Cette stagnation présente un terrain de militance propice pour la JOC, notamment les sections de la JOC immigrée, italiennes, espagnoles et portugaises, qui émergent ou prennent de l’importance au tournant des années 1960-1970. L’enquête sur la formation professionnelle et le travail, lancée au Conseil de Rio, joue à ce titre un rôle de catalyseur, car elle favorise la structuration des sections immigrées qui affinent leurs constats et revendications. Dans la foulée, pour l’année 1964, les permanent.e.s jocistes d’origine immigrée décident, après une réunion spéciale, d’articuler leur action annuelle autour de quelques point principaux que sont : l’information « de l’opinion publique sur le rôle que jouent les travailleurs immigrés en Belgique »[5] ; le repérage systématique et la dénonciation aux autorités des propriétaires qui ne louent pas leurs biens aux immigré.e.es ; le repérage des entreprises qui refusent « catégoriquement d’embaucher de la main d’œuvre étrangère » ; l’information des immigré.e.s sur les démarches à effectuer pour obtenir des papiers d’identité et un permis de travail, ainsi que sur les conditions de naturalisation ; et enfin, d’enclencher les démarches à tous les niveaux de pouvoirs pour obtenir la création de « Conseils consultatifs d’immigrés ». Afin de favoriser l’aboutissement de ce programme ainsi que pour mener toute action suggérée par les travailleurs et travailleuses immigré.e.s eux-mêmes, proposition est faite de créer, « dans les fédérations qui comptent un grand nombre de travailleurs migrants, une commission fédérale d’Immigrés ».

La JOC, ces informations le démontrent, évolue tant sur le fond que sur la forme. À partir de la fin des années 1960, elle traverse toutefois une période d’instabilité qui accentue et accélère sa mutation, influençant ses méthodes et modes d’action.

    • La mutation de la JOC

Depuis le décès de son fondateur Joseph Cardijn en 1967, la JOC connait des bouleversements. Après mai 1968, la jeunesse se politise, elle revendique plus de libertés, à tous les niveaux. En 1969, des militant.e.s et des permanent.e.s jocistes sont réprimés, emprisonnés et torturés au Brésil par la dictature militaire, qui se revendique pourtant « chrétienne ».[6] Une manifestation est organisée en juin devant l’ambassade du Brésil à Bruxelles. Elle est interdite et sévèrement réprimée par la police. Pour nombre de militant.e.s, il s’agit là d’un baptême politique.[7]

Quelques mois plus tard s’ouvre à Beyrouth le quatrième Conseil mondial de la JOC internationale (JOCI), au cours duquel la prise de conscience de l’importance des enjeux politiques se précise. Sous l’impulsion des responsables d’Amérique latine et d’Asie, un approfondissement de l’analyse socio-économique de la JOC est mobilisé dans le but d’expliquer le sort de la jeunesse travailleuse.[8] Certains responsables de la JOC wallonne œuvrent alors afin de faire pénétrer les préoccupations de la JOCI sur le territoire belge. C’est à cette période que la branche immigrée de la JOC acquiert une plus grande autonomie par rapport au Bureau national du mouvement, notamment suite à l’influence de deux permanents d’origine italienne. « C’est en effet parmi les immigrés, italiens mais aussi espagnols, que le langage radical de la JOC internationale trouve le plus d’écho. Le caractère ouvrier de la JOC est mis en avant et les compromissions de l’Église sont dénoncées »[9], elle dont les dirigeants à Rome étaient restés muets devant la situation au Brésil, malgré l’intervention d’une délégation de la JOC au Vatican. Les responsables du mouvement en Belgique estiment en conséquence qu’ils ne peuvent pas se reposer sur les dirigeants ecclésiastiques, puisque l’Église ne soutient pas la lutte d’émancipation des jeunes travailleurs. Le but assigné au mouvement se transforme également. Il ne s’agit plus dorénavant de conquérir le cœur de la jeunesse travailleuse pour le compte du Christ, mais il importe avant tout, selon le permanent jociste Mario Gotto de « développer la lutte des classes en vue de la prise de pouvoir, pour construire une société sans classes ».[10]

Les conclusions du conseil de Beyrouth percolent dans les mouvements nationaux au début des années 1970 et, en Belgique, cela se cristallise lors du Conseil de la JOC-JOCF à Namur, aux mois de juillet-août 1973. Lors de ce Conseil commun aux filles (JOCF) et garçons (JOC), ce qui n’est pas une habitude du mouvement, la décision est prise de travailler dorénavant par catégories : militant.e.s en entreprises, travailleurs et travailleuses immigré.e.s, apprenti.e.s et étudiant.e.s. Suite à cette décision, en lieu et place des commissions nationales, on retrouve des commissions par catégories.

Ce changement induit une certaine acuité dans l’analyse, car celle-ci s’en trouve précisée et plus directe, puisque issue des questions posées principalement par les jeunes immigré.e.s sur leur situation propre. La JOC est alors composée de fédérations belges et immigrées, mais le mouvement national est impulsé par les actions et réflexions des fédérations immigrées, qui sont à cette époque plus fortes, plus dynamiques que les fédérations belges. Par ailleurs, l’immigration espagnole ayant été composée, pour partie, d’opposant.e.s au franquisme, de communistes, d’anarchistes, de socialistes, de trotskystes, de chrétiens progressistes, elle possède parfois une tradition de lutte et un anti-franquisme ancré.[11] La fédération de JOC espagnole détient par ailleurs la particularité d’avoir été fondée par des membres envoyé.e.s directement par la JOC d’Espagne explique Alfonso, afin d’accompagner la première vague d’émigration vers l’Europe, principalement « de jeunes filles qui allaient travailler comme employées domestiques. Et donc, la JOC d’Espagne avait envoyé des gens qui étaient déjà formés, pour organiser les employées domestiques en Belgique, en France, dans d’autres pays ». Ce phénomène s’explique également par la volonté de l’Église espagnole d’encadrer les émigrant.e.s. Vers le milieu des années 1950, une Commission épiscopale des migrations est mise sur pieds et chargée de leur apporter une assistance spirituelle, rendant obligatoire la présence de « prêtres des émigrants ».[12]

    • La JOC immigrée, le « Voir-Juger-Agir » et la question du racisme 

Pour beaucoup de jeunes immigré.e.s de la deuxième génération, la prise de contact avec la JOC s’effectue au travail ou à l’école. Elle leur permet, grâce aux enquêtes et aux groupes de base, d’analyser leur situation personnelle tout en la reliant au destin de milliers d’autres jeunes comme eux. L’injustice qui transparait des résultats des enquêtes résonne avec leur vécu, celui de leur famille. Les groupes de JOC espagnole qu’Alfonso fréquente, ainsi que d’autres, s’interrogent sur la place des immigré.e.s en Belgique et dans leurs pays d’origine, sur les discriminations qu’ils constatent.

Enquête deuxième génération, brochure éditée par la JOC espagnole, s.l., s.d. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Avec comme guide de conduite la méthode jociste du « Voir-Juger-Agir », les groupes partent des enquêtes pour développer ensuite leur analyse et leurs actions, du plus petit au plus grand échelon : « on ne concevait pas une action nationale sans une action locale, ou une action européenne sans une action nationale et locale  ». Ces jeunes remontent le fil de leur histoire et questionnent les raisons qu’y ont poussé leurs parents à émigrer. Ils éditent des brochures comme support de réflexion pour les groupes de base, qui réunissent des jeunes espagnols de la deuxième génération. « ¿ Quiennes Somos. Por qué estamos en Bélgica » (Qui sommes-nous. Pourquoi sommes-nous en Belgique ?). « Quand nous retournons en Espagne, nous sommes les étrangers », « En Belgique, nous sommes les espagnols ». [13]

¿ Quiennes Somos. Por que estamos en Belgica, flyer édité par la JOC-JOCF, Bruxelles, s.d. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Les JOC invitent des intervenant.e.s qui sollicitent des approches sociologiques afin de les aider à comprendre leur situation de migrant.e.s. Les jeunes se rendent compte que leur pays, l’Espagne, a facilité leur émigration, puisqu’un accord bilatéral est signé avec la Belgique en novembre 1956 et qu’un Institut de l’émigration espagnole (IEE) est fondé la même année, par le régime franquiste, dans le but d’encourager les départs vers l’Amérique latine et l’Europe.

La dictature de Franco, explique Alfonso, « avait conduit à une économie qui était assez fermée sur elle-même. À un certain moment, il n’y avait pas de travail pour tout le monde, car le marché stagnait. Donc l’émigration était intéressante pour l’Espagne en tant que pays, car ça permettait de soulager la pression sociale, il y avait moins de chômage, etc. Et en même temps, on envoyait les devises en Espagne, on envoyait des francs belges, ce qui était très intéressant pour l’économie espagnole ». Du côté belge, l’immigration représente une main-d’œuvre nécessaire afin d’effectuer les métiers que les travailleurs et travailleuses belges désertent, comme celui de mineur, de domestique, etc. « L’immigration était une main-d’œuvre bon marché, c’est ça aussi qu’on a compris », continue Alfonso, « Pourquoi nos mères font des ménages dans les maisons des quartiers riches de Bruxelles ? Pourquoi nos parents travaillent dans des usines où la plupart des travailleurs non-qualifiés sont des immigrés ? Ou dans la construction, dans les mines, etc. C’est parce qu’en fait, ça arrange bien les entreprises belges, parce que comme cela, on [les travailleurs et travailleuses étrangers] est moins informés, on ne connait pas nos droits, on est moins revendicatifs, etc. ».

À travers leurs brochures et publications, on comprend que les différentes JOC immigrées, qu’elles soient espagnoles ou italiennes par exemple, perçoivent la migration comme une nécessité fondamentale pour la viabilité du système économique capitaliste. Et, suivant cette analyse, c’est ce système capitaliste qui est responsable du racisme : « pour nous, le racisme était une conséquence d’un système qui finalement favorise les intérêts des puissants, des classes sociales les plus puissantes, des pays les plus développés ». Ce qui transparait des brochures de la JOC espagnole des années 1970, c’est l’idée que l’immigration arrange surtout le patronat, qui y voit une opportunité précieuse de casser la solidarité entre travailleurs et travailleuses et donc de déforcer les mouvements syndicaux, tout en tirant les salaires vers le bas . Les JOC constatent que l’immigration est un phénomène structurel, qui arrange d’une certaine manière l’immigré.e, qui n’a cependant pas le choix, mais qui arrange surtout le pays d’origine et le pays d’accueil. Donc poursuit Alfonso, « le racisme, pour nous, c’est une conséquence de ce système, qui à la base est injuste. (…) car personne ne devrait immigrer dans une société idéale. C’est une expérience très traumatisante, dure, difficile, qui ne devrait pas exister ».

Cette couverture illustre bien le message de la JOC : Le fascisme, l’émigration et la répression à l’usine sont autant d’armes aux mains du patronat. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Gioventu Operaia, n°2, avril 1973).

Cette analyse qui conclut à la particularité de leur situation par rapport au reste du mouvement ouvrier amène les travailleurs et travailleuses immigré.e.s de la JOC à prendre conscience au début des années 1970 qu’ils doivent agir différemment, ainsi que semble le prouver cet extrait de la brochure Gioventu Operaia, destinée aux immigré.e.s d’origine italienne : « nous croyons qu’il faut que les immigrés s’organisent entre eux pour défendre leurs droits. Jusqu’à maintenant, on nous a toujours fait participer aux luttes ouvrières sans tenir compte de nos situations spécifiques. Notre lutte doit être solidaire de celle de notre pays d’origine et il faut qu’elle réponde à la situation de sous-développement de celui-ci ».[14] Les JOC immigrées se concentrent dorénavant principalement sur des luttes déclenchées par ou pour des immigré.e.s en Belgique. C’est le cas dès 1974 avec le combat pour la régularisation des travailleurs et travailleuses « clandestins », comme ils sont appelés alors .

Gioventu Operaia, n° 1, février 1973 (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).
    • La circulaire Califice, mobilisation pour la régularisation des clandestin.es

La situation des personnes issues de l’immigration ne s’améliore pas en Belgique dans la deuxième moitié des années 1970 et durant la décennie 1980. La crise économique et de l’emploi modifie la position sociale des migrant.e.s, « les plus jeunes se retrouvant parfois même dans une position sociale inférieure à celle des parents ».[15] En 1974, en raison de cette crise économique naissante, le nombre de chômeurs et de chômeuses dépasse le nombre symbolique des 100 000 personnes. Le gouvernement belge de Leo Tindemans II (chrétien-libéral)[16], décide l’arrêt total de l’immigration de la main-d’œuvre non-qualifiée en provenance des États non membres de la Communauté économique européenne (CEE).[17] Cette décision provoque l’arrêt officiel de l’immigration dans le pays. Dès lors, « si la présence de l’immigration n’est pas clairement contestée, sa stabilisation n’est toutefois pas immédiatement admise ».[18] La circulaire connue sous l’appellation de « circulaire Califice », du nom du ministre de l’Emploi et du travail de l’époque, Alfred Califice (démocrate-chrétien), qui prend effet le 1er août 1974, doit pourtant permettre la régularisation des travailleurs et travailleuses « clandestins ». Possibilité est laissée jusqu’au 19 août pour introduire un dossier de régularisation.[19]

Mais pour la JOC, il s’agit là d’une fausse campagne de régularisation, et ce pour diverses raisons. La première d’entre elles est symbolisée par la période au cours de laquelle cette circulaire est promulguée, car ce sont les vacances, en plein mois d’août. Le pays tourne encore au ralenti, et des travailleurs et travailleuses clandestins peuvent ne pas être présents dans le pays. Ensuite, le délai pour remettre un dossier de régularisation est extrêmement court, du 1er au 19 août. Enfin, les critères sont jugés impossibles à remplir, car les dossiers doivent contenir : la preuve que les personnes concernées vivent dans le pays depuis le 1er avril 1974 ; celles et ceux qui possèdent déjà un travail doivent fournir un contrat de travail et un certificat médical ; celles et ceux qui n’en possèdent pas doivent trouver un employeur et signer un contrat grâce au concours de l’Office national de l’emploi (ONEm).[20]

La JOC, et ses groupes de jeunes d’origine immigrée particulièrement, se mobilise immédiatement contre cette décision. Elle revendique quelques éléments principaux : la régularisation des travailleurs et travailleuses clandestins sans conditions, le permis « A » pour tous les immigrés[21], la dissolution de la police spéciale des étrangers et la fin des contingentements, qui régulent les entrées sur le territoire et les limitent à des profils bien spécifiques. Les militant.e.s de la JOC impriment et diffusent des dossiers spéciaux sur l’immigration, tentant d’informer le plus grand nombre, et participent activement à la mobilisation qui inclut également les syndicats, à savoir la FGTB et la CSC. Ils s’engagent dans la plateforme de lutte pour la régularisation de tous les clandestins, qui organise une pétition, et récoltent des milliers de signatures. Des numéros spéciaux de Juventud Obrera et de Gioventu Operaia, les revues de la JOC à destination des hispanophones et italophones, expliquent la situation, réalisent un récapitulatif sur l’immigration en Belgique et posent les revendications principales du mouvement sur cette question.

Juventud Obrera, n°8, octobre 1974 (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Grâce à cette mobilisation et à la pression constante exercée sur le ministère de l’Emploi et du travail tout au long de la procédure, notamment des manifestations devant les sièges de l’ONEm de Bruxelles, Hasselt et Anvers, trois prolongations successives d’un mois du délai pour la recherche d’un emploi sont obtenues et les critères sont également assouplis.[22] Des groupes JOC se forment un peu partout en Wallonie, et vers la mi-novembre, plus de 100 jeunes travailleurs et travailleuses déclenchent une grève de la faim pendant deux jours. Dans sa brochure à destination des immigré.e.s d’origine italienne, la JOC écrit que, « sous la pression des grèves de la faim et de toutes les actions menées auprès des ministres, des organisations syndicales et des personnes influentes, nous avons obtenu la prolongation jusqu’au 31 janvier pour les 800 inscrits à l’ONEm qui n’avaient pas trouvé de travail au 31 novembre ».[23] En tout, « 7.470 clandestins (dont 3.447 en province de Brabant, 2.720 en Flandre et 1.303 en Wallonie) seront finalement régularisés » [24] durant ce que la mémoire collective retient sous le nom « d’opération Bidaka », qui signifie « Une minute s’il vous plait » en turc, et qui consiste en un accompagnement des clandestin.e.s pour présenter leur dossier de régularisation.

Les jeunes JOC jugent finalement dans Gioventu Operaia que la plus grande victoire de cette mobilisation, « c’est d’abord la solidarité ouvrière qui s’est créée et la prise de conscience qui s’est faite sur le problème immigré. Ceci pour ceux qui ont participé à l’action, mais aussi pour les milliers de visiteurs qui sont venus nous apporter leur soutien ».[25]

    • En guise de conclusion

Le changement de cap qui s’opère au niveau mondial lors des différents Conseils internationaux de la JOC, influencés par les luttes et revendications sud-américaines et asiatiques, percole et impacte la JOC en Belgique, particulièrement à partir de 1969. Au tournant de la fin des années 1960 et du début des années 1970, les jeunes d’origine immigrée s’organisent dans la JOC. Ils prennent conscience de la spécificité de leur situation, de la double domination, capitaliste et raciste, qui s’applique à leur parcours, même s’ils ne la nomment alors pas encore comme cela. Cette discrimination les incite à s’organiser entre eux et à affirmer leurs revendications spécifiques, tout en inscrivant leurs luttes dans celles du mouvement ouvrier. Pour la JOC, c’est le système capitaliste qui est responsable du racisme dont sont victimes les travailleurs et travailleuses immigré.e.s, et ce racisme sert les intérêts du patronat. En se mobilisant sur des objectifs tels que la régularisation de tous les clandestins lors de « l’opération Bidaka » en 1974, la JOC démontre qu’elle prend conscience de l’importance de lutter contre les discriminations dont sont victimes les immigré.e.s en Belgique. Le mouvement inscrit progressivement son combat dans une perspective d’égalité des droits politiques entre immigré.e.s et belges, afin de contrer le racisme et d’unifier les luttes des travailleurs et travailleuses, quelles que soient leurs origines. Ce sera la revendication de la plateforme « Objectif 82 », qui milite pour le droit de vote de tous et toutes aux élections communales de 1982.

Notes

[1] CARHOP, interview d’Alfonso Álvarez Lafuente, réalisée par Julien Tondeur, 14 octobre 2022. Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de cette interview.
[2] Ces enquêtes sur la question de la « Deuxième génération » continuent tout au long des années 1970. CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC espagnole, Résultats des enquêtes : 2ème génération, Bruxelles, mars 1977.
[3] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, « Synthèse nationale et résolutions de l’enquête sur la formation professionnelle et le travail », sd, sl.
[4] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, dos Résultats enquête travail et suite pour les immigrés, « Synthèse nationale et résolutions de l’enquête sur la formation professionnelle et le travail », sd, sl.
[5] Pour cette citation ainsi que toutes celles de ce paragraphe, CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, dos Résultats enquête travail et suite pour les immigrés, « Action avec les immigrés », 11 juillet 1964.
[6] COENEN M.T., notice biographique d’Epis Fabrizio, Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier en Belgique, https://maitron.fr/spip.php?article220595, page consultée le 14 octobre 2022.
[7] DENIS P., « La JOC depuis 1970, histoire d’une mutation », La Revue Nouvelle, Bruxelles, n° 84, 1986, p.516.
[8] Les informations de ce chapitre proviennent, sauf mention contraire, de : Interview de Luc ROUSSEL, La JOC et son identité, CARHOP asbl, 2013, https://www.youtube.com/watch?v=MlQKjEb-rCc.
[9] DENIS P., « La JOC…”, p. 516-517.
[10] WYNANTS P., « De l’Action catholique spécialisée à l’utopie politique. Le changement de cap de la JOC francophone (1969-1974) », Cahiers d’histoire du temps présent, n° 11, 2003, p. 102.
[11] SANCHEZ M.J., « Les Espagnols en Belgique au XXe siècle », MORELLI A., (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique, de la préhistoire à nos jours, Couleur livres, Bruxelles, 2004, p. 279-296.
[12] FERNÁNDEZ VICENTE M.J., « Émigrer sous Franco. Politiques publiques et stratégies individuelles dans l’émigration espagnole vers la France (1945-1965), » Exils et migrations ibériques au XXe siècle, n°2, Espagnols et Portugais en France au XXe siècle. Travail et politiques migratoires, 2006.  p. 160, https://doi.org/10.3406/emixx.2006.1084, page consultée le 10 octobre 2022.
[13] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Quiennes Somos. Por que estamos en Belgica ?, brochure éditée par la JOC-JOCF, Bruxelles, sd.
[14] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Gioventu Operaia (Foglio di collegamento dei gruppi J.O.C immigrati e universita operaia), n° 1, février 1973, p. 12.
[15] OUALI N., « Emploi : de la discrimination à l’égalité de traitement ? », La Belgique et ses immigrés. Les politiques manquées, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1997, p. 147-148.
[16] Gouvernement en place du 11 juin 1974 au 4 mars 1977.
[17] KHOOJINIAN M., « Du travailleur au clandestin. La politique de l’emploi et l’immigration de travail dans la Belgique de la fin des Trente Glorieuses (1965-1974) », Revue belge de philologie et d’histoire, t.  97, fasc. 2, 2019. p. 522.
[18] OUALI N., « Emploi…”, p. 148.
[19] KHOOJINIAN M., « Du travailleur…”, p. 569.
[20] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, « Gioventu Operaia », octobre 1974.
[21] Contrairement au permis « B », le permis de travail « A » donne accès à tous les secteurs non protégés.
[22] CARHOP, fonds JOC Nationale, Juventud Obrera et Gioventu Operaia, octobre 1974.
[23] KHOOJINIAN M., Le rôle des organisations syndicales dans la régularisation des clandestins de 1974-1975, CFS-EP, http://ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/en_ligne_analyse2014_le_role_des_organisations_syndicales_dans_regularisation_clandestins.pdf, 2014, p. 8.
[24] CARHOP, fonds JOC Nationale, Gioventu Operaia, février 1975, n° 9, p. 3.
[25] KHOOJINIAN M., « Du travailleur…”, p. 569-570.
[26] CARHOP, fonds JOC Nationale, Gioventu Operaia, février 1975, n° 9, p. 3.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

TONDEUR J., « La JOC et la question des discriminations et du racisme dans les années 1970 en Belgique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop

 

Militer en entreprise, uniquement une affaire de syndicat ? Les groupes d’action au travail de la JOC et leurs enquêtes aux ACEC

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Camille Vanbersy (historienne et archiviste au CARHOP)

Mars 1985, un groupe de jocistes parcourt la région de Charleroi à la découverte des entreprises présentant des possibilités d’emploi dans la région. Il détaille les réalisations et réussites de chacune : Cockerill et la Providence, Dupuis, Solvay, Glaverbel, Caterpillar et les Ateliers de Construction Electriques de Charleroi (ACEC), présentés comme suit : « À côté [des câbleries de Charleroi], se trouvent les ACEC. Notre guide nous dit que les ACEC sont spécialisés dans l’électronique. Ils viennent de décrocher un contrat pour le métro de Manille… et, savez-vous que les ACEC font une partie de la fusée Ariane ? Bravo les ACEC ! ». À la lecture de cette visite presque « touristique », on peine à croire qu’à peine vingt ans plus tôt la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) a investi ces usines comme autant de lieux de militance.

En effet, en 1985 comme aujourd’hui, lorsque l’on pense à la militance et aux actions de revendication menées en entreprise, c’est avant tout l’image de délégations syndicales, de représentation en conseil d’entreprise ou de mobilisations et de calicots aux couleurs des syndicats qui nous vient à l’esprit. Cependant, aux détours de quelques archives, il apparait que la défense des droits des travailleurs et travailleuses n’a pas toujours été l’apanage des organisations syndicales. D’autres mouvements, d’autres organisations ont porté des revendications en entreprise. Parmi ceux-ci, la JOC qui, dès son origine, souhaite se positionner en faveur des droits des jeunes travailleurs et travailleuse. Comment cette militance a-t-elle pu trouver sa place dans le monde du travail ? Quelles formes a-t-elle pris ? Voici quelques questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans cet article au départ d’un exemple concret, celui de l’action de la JOC aux ACEC.

Pour retracer cette histoire, nous avons premièrement consulté les archives de la JOC nationale et celles de Charleroi conservées au CARHOP[1]. Au travers de la correspondance de l’équipe fédérale, des procès-verbaux des réunions des sections locales, il est possible de retracer une partie des actions menées par les militant. e. s dans le cadre des groupes d’action au travail (GAT). Les journaux tels que le Bulletin des Dirigeants, l’équipe, et surtout Action au Travail publié de 1944 à 1945 et Notre action, paru entre 1946-1947 et entre 1949-1953, tous deux des bulletins des militant. e. s en milieu de travail, renseignent sur les actions menées au sein des entreprises. Ces publications donnent des directives et rapportent des nouvelles des groupes actifs dans les usines[2].

Notre action, bulletin des dirigeants de la JOC, avril 1948. CARHOP, fonds JOC nationale, boîte « bulletins ».

Les fonds d’archives mentionnés ci-dessus ne sont actuellement pas inventoriés. Dès lors, seules quelques indications présentes sur les boites permettent de retrouver les sources pouvant documenter l’histoire des GAT et plus précisément celui des ACEC. De plus, ces sources sont lacunaires et des pans entiers des actions nous échappent encore. Cet article se veut donc une amorce pour d’autres études plus détaillées. D’autres éléments pourront sans doute à l’avenir être trouvés dans les archives de la CSC et de la FGTB ou auprès d’ancien.ne. s militant. e. s ayant œuvré dans ces groupes. Cet article est donc aussi un appel aux ancien.ne. s militant. e. s à se manifester pour témoigner des actions qu’ils ont menées en entreprise.

Militer en entreprise : Accueillir les jeunes travailleurs et défendre leurs droits — les Groupes d’Action au travail aux ACEC

Quelles sont les spécificités de l’action de la JOC en entreprise, ses méthodes et ses actions ? Pour pénétrer le monde de l’usine, la JOC crée en 1941 les Groupes d’action au travail (GAT). L’activité de ces groupes diminue, voire disparait durant la Seconde Guerre mondiale, pour être ensuite relancée. En 1945, une vingtaine de groupes est en activité ou en formation. Dans les années qui suivent, le nombre de groupes croît de manière importante, ils sont estimés à 200 en 1947 par la JOC et la KAJ. Par la suite, le mouvement s’essouffle et ce nombre descend à 18 dans 17 fédérations sur les 20 que compte la JOC en 1956-1957. Le milieu des années 1950 est marqué par un regain de vitalité pour ces groupes et, en 1956-1957, 13 nouveaux GAT sont créés. Leur objectif est d’accueillir et d’encadrer les jeunes travailleurs et travailleuses dans le monde du travail en menant des actions sur les plans militants, syndicaux, moraux et religieux.

Les ACEC, comme d’autres entreprises de la région[3], voient rapidement la création de GAT. Les premières traces d’actions de la JOC aux ACEC sont ténues et empêchent de saisir exactement la portée de celles-ci. À la fin des années 1940, les archives comportent de rapides descriptions d’actions de militant. e. s ou de sympathisant. e. s. En 1948-1949, un procès-verbal de la section de Gilly-Sart-Culpart explique par exemple : « Aux A.C.E.C. (moteurs moyens) un sympathisant a groupé ses camarades J.T. [jeunes travailleurs] pour désencombrer les alentours de leurs métiers pour travailler plus facilement »[4]. Les sources n’en disent pas plus sur la personnalité de ce militant. L’extrait, et les autres exemples d’actions menées dans d’autres entreprises qui l’entourent, permettent cependant de saisir l’ambition de ces jeunes : ceux-ci veulent améliorer leurs conditions de travail par des initiatives pragmatiques.

Il faut ensuite attendre 1956, période de regain dans l’action de ces groupes comme nous l’avons mentionné plus haut, pour revoir, au travers des archives, un GAT actif aux ACEC. Au sein de la revue Notre Action, le plan d’action du groupe est présenté. Le GAT souhaite mener des études et des actions en lien avec le salaire des jeunes, la semaine de cinq jours et les cours du soir, ainsi que les congés payés jeunes. Il rejoint ainsi les préoccupations de l’époque en général et de la JOC en particulier qui œuvre également en faveur de ces thématiques. Enfin, ménageant un certain suspens, un week-end à destination des militant. e. s est annoncé, la date et le lieu restant encore à définir, l’objectif étant la création d’un GAT aux ACEC et le recrutement de nouveaux militants[5].

Sur le front du travail — bulletin des militants d’Action au travail, novembre 1956. CARHOP, fonds JOC nationale, boite « bulletins ».

Les archives présentent dans les fonds témoignent davantage des démarches de la JOC pour recruter de membres au sein des GAT que des actions de celui-ci. En effet, Le recrutement des militants parait ardu tout au long de l’existence du GAT et la stratégie à adopter fait l’objet de réflexions importantes. En juin 1961, un rapport de la réunion préparatoire de l’équipe fédérale signale qu’il faut repérer des jocistes militants dans différentes usines de la région, dont les ACEC. Le travail de constitution du groupe semble complexe. À cette fin, en 1964, la JOC de Charleroi s’emploie à entrer en contact avec de jeunes travailleurs de cette entreprise. Un premier courrier est envoyé en février par l’équipe fédérale aux sympathisants. Il détaille l’objet de la rencontre proposée aux futurs militants : faire connaissance, échanger sur les difficultés vécues dans le milieu du travail pour « enfin, [voir] ensemble de quelle façon nous allons transformer notre milieu de travail. » La volonté est de s’appuyer sur les jeunes eux-mêmes :

« La réussite de cette rencontre dépend de toi : dans la mesure où tu seras présent, tu n’auras pas peur de parler, de dire ton avis, tu es décidé à faire quelque chose. Au cas où tu hésiterais à participer à cette rencontre, pense aux jeunes de ton atelier, pense que si toi tu as peur de t’engager, la situation dans laquelle se trouvent les jeunes restera inchangée. »[6]

En 1964, la JOC de Charleroi semble vouloir mettre un coup d’accélérateur dans la mobilisation, l’affiliation des jeunes et la défense de leurs intérêts, et ce, principalement au sein des GAT. Pour ce faire, plusieurs lettres sont envoyées aux militants et retracent les autres actions mises en œuvre. Le bureau fédéral explique en juillet dans un courrier adressé aux jeunes des ACEC et des verreries avoir « (…) contacté des jeunes, nous les avons fait participer à la diffusion des enquêtes, nous avons réfléchi sur les proclamations. Ne serait-il pas intéressant de nous retrouver pour mettre en commun les différentes réalisations, pour faire le point et préparer notre plan de travail pour l’année 1964-1965. » La tâche ici encore semble difficile et une autre lettre est envoyée en octobre 1964 pour « pénétrer les milieux suivants : A.C.E.C, Fairey, Glaverbel Roux, Glaverbel Gilly, les employés » en invitant à une rencontre regroupant de jeunes travailleurs[7].

Ces efforts semblent porter leurs fruits, un GAT est actif l’année suivante dans l’entreprise. Lancé par quatre jocistes, il devient un groupe pluraliste composé de jeunes syndiqués de la CSC et de la FGTB. En effet, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, des convergences naissent entre syndicats chrétien et socialiste et les affiliations se basent moins sur des critères philosophiques que sur des positions et des actions. Les combats communs se multiplient[8]. Aux ACEC, des liens étroits se tissent entre les délégations FGTB et CSC, bien que ce dernier reste minoritaire dans l’entreprise. Les ACEC sont d’une certaine manière à l’avant-garde des rapprochements qui naitront ailleurs dans les années suivantes.

G.A.T. A.C.E.C Groupe d’action au travail groupant des jeunes décidés de la FGTB et de la CSC, 13 janvier 1965 (CARHOP, fonds JOC Charleroi, boite IV ).

Pour faire connaitre ses actions et ses revendications, le GAT publie des feuillets et des courriers distribués au sein de l’entreprise. La situation des jeunes est au cœur de leurs revendications. En janvier 1965, une « mise au point » en lien avec un « statut des jeunes » adopté en commission paritaire[9] sort. Les documents consultés ne donnent malheureusement aucune information sur le contenu de ce « statut des jeunes ». La JOC dénonce alors l’attitude de FABRIMETAL qui semble vouloir intervenir au sein de l’entreprise, alors que d’autres négociations sont en cours :

« […] cette manœuvre visant à tromper les jeunes, cette commission paritaire est inutile.

1) Elle risque d’en limiter l’application ;
2) C’est une manœuvre de propagande pour abuser de la confiance des jeunes ;
3) Des négociations intéressantes sont en cours aux ACEC ;
4) Plusieurs entreprises de la région ont déjà appliqué le statut ;
5) Seulement si une difficulté persiste une conciliation doit se tenir au niveau de Fabrimetal.

Les jeunes veulent :
La discussion et l’application du statut au niveau de chaque entreprise.
L’union entre tous les travailleurs jeunes et adultes pour l’aboutissement de ces revendications.
Faire confiance à leurs délégués d’entreprise pour mener à bien les pourparlers entrepris dans notre usine.
JEUNES L’AVENIR NOUS APPARTIENT IL FAUT LE BATIR GRAND ET BEAU.
L’équipe GAT »

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