Introduction au dossier : Entre formation et éducation permanente, les expériences d’“universités” (1950-2018)

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

La revue Dynamiques n°4 abordait des expériences d’éducation populaire de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle à travers l’apparition des Extensions universitaires et du mouvement émergeant des Universités populaires. Nous pouvons en effet parler de « mouvement upéiste » vu le nombre important d’initiatives qui ont fleuri à cette époque.

Ce mouvement qui se prolonge dans l’Entre-deux-guerres se caractérise par une double volonté. D’un côté, des intellectuels généralement situés à gauche de l’échiquier politique, mais pas seulement, s’investissent dans la transmission du savoir au peuple, si possible à la classe ouvrière. De l’autre, le mouvement ouvrier qui exprime ses besoins de former une élite militante, capable de comprendre et d’agir sur les mutations politiques et économiques à l’œuvre dans ce début de 20e siècle. Vu l’enjeu de la démocratisation politique et sa volonté de transformer les rapports de force sur le terrain économique, le mouvement ouvrier prend les rênes de l’éducation politique et sociale de ses affiliés et affiliées. Ce sera la Centrale d’éducation ouvrière (CEO, créée en 1911) du côté socialiste tandis que la Ligue nationale des travailleurs chrétiens (LNTC, fondée en 1921 − l’ancêtre du MOC) se dote d’une Centrale d’éducation populaire en 1930 prolongeant, pour les adultes, les écoles de délégués établies au sein des organisations de jeunesse de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et de la JOCF. Pour la formation de leurs cadres, les organisations socialistes et chrétiennes investissent dans des écoles comme l’École ouvrière supérieure (d’obédience socialiste – fondée en 1921), l’École centrale supérieure pour ouvriers chrétiens (créée en 1922) et l’École sociale catholique féminine de Bruxelles (1920).[1] Le mouvement ouvrier garde ainsi la main sur la formation de ses cadres.

Après la Seconde Guerre mondiale, la démocratie politique est quasi aboutie en Belgique. S’y joindront encore comme électeurs et électrices, les jeunes de 18 à 21 ans, dans les années 1970. Le vote des étrangers résidant en Belgique depuis plus de 5 années sera acquis, par étapes, entre 1999 et 2004. La démocratie économique connaît aussi des avancées : désormais, les organisations représentantes des travailleurs et travailleuses acquièrent un droit de regard sur les décisions socio-économiques. Avec la signature du Pacte social en 1944 et les lois organiques qui en découlent, la vie sociale est désormais rythmée par les élections sociales à partir de 1950 et la mise en place des organes de la concertation sociale, en entreprise, au niveau professionnel, et à partir de 1960, de l’accord interprofessionnel. Il faut former les délégués et déléguées à ces nouvelles responsabilités. Nous assistons aussi à un regain d’intérêt pour la formation des militant.e.s et des travailleurs et des travailleuses adultes. La scolarisation des générations des années 1920-1930 et l’allongement de l’obligation scolaire à 18 ans, le développement de l’enseignement technique et professionnel de plein exercice ou de l’enseignement de promotion sociale produisent leurs effets sur les jeunes générations.

Parallèlement, de nouveaux besoins s’expriment auprès de groupes “laissés pour compte” dans la période des Trente Glorieuses. La montée des contestations autour des années 1968-1970 et l’émergence de nouveaux mouvements sociaux amènent aussi une critique de l’éducation et de la production des savoirs : l’école distille la culture de l’élite et reproduit les inégalités sociales et culturelles. Comment briser ce cercle non vertueux ? La réflexion porte aussi sur la connaissance comme moyen d’émancipation, mais pas seulement. La formation est nécessaire pour maîtriser les rouages d’une société et permettre le changement politique, économique et social.

Quelles sont ces initiatives ? À quels enjeux répondent-elles ? Comment se sont-elles structurées ? À quels publics s’adressent-elles et avec quels résultats ?

Ce numéro de Dynamiques met le projecteur sur des initiatives qui émergent dans l’après-guerre. Elles répondent à des besoins exprimés, à des attentes, à des publics variés, etc. Elles ont un commun dénominateur : la formation est un outil d’éducation permanente. Elles développent de nouvelles approches, testent des pratiques pédagogiques et marquent leurs différences. Ainsi, par exemple, ATD Quart Monde organise ses universités populaires.

L’expérience lancée en Angleterre de l’Open University percole en Belgique francophone, où le mouvement ouvrier se met à rêver d’une telle université[2]. Cette utopie s’inscrit dans une critique de l’université traditionnelle et dans une volonté de démocratisation de cette institution ce qui suppose de multiples ouvertures : à des étudiants et étudiantes issu.e.s des classes populaires, à des questionnements qui intéressent les travailleurs, à des méthodes pédagogiques innovantes qui rompent avec la simple transmission et à une émancipation collective qui dépasse la réussite individuelle… Les chantiers sont multiples. L’étude de faisabilité d’une université ouverte restera cependant sans suite, faute d’une volonté politique. Dans la foulée de cet échec, la Formation pour l’Université Ouverte de Charleroi (FUNOC) sera lancée comme formation alternative branchée sur le développement régional à Charleroi. Le monde universitaire ne reste pourtant pas totalement sans réaction face à ce foisonnement d’initiatives critiques quant à son rôle d’institution de reproduction de la domination. Après les Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur, qui se sont engagées aux côtés du CIEP (Centre d’information et d’éducation populaire fondé par le MOC en 1961) à reconnaître et valider le graduat en sciences du travail délivré par l’Institut supérieur de culture ouvrière (ISCO, créé en 1964), l’Université catholique de Louvain (UCL) signe un partenariat avec le MOC (Mouvement ouvrier chrétien) qui permet, en 1974, le lancement d’une expérience innovante, la Faculté ouverte de politique économique et sociale (FOPES). Du côté de l’Université libre de Bruxelles (ULB), des enseignants et chercheurs démarrent le projet d’une licence alternative, à horaire décalé, interdisciplinaire, accessible à toutes et tous par la valorisation de l’expérience. Cette équipe s’investit aussi dans l’Université syndicale, lancée par la Régionale FGTB de Bruxelles-Hal-Vilvorde, et teste des méthodes d’apprentissage basées sur la non-directivité. Certaines sont encore actives aujourd’hui : la FUNOC[3] et la FOPES[4] ont fêté leur 40e anniversaire. Le mouvement Lire et Écrire, né dans le berceau de l’Université syndicale, s’est implanté au début des années 1980 en Fédération Wallonie-Bruxelles. Il constitue un rouage essentiel dans la lutte contre l’illettrisme et pour l’insertion sociale des personnes pour lesquelles l’école n’a pas pu ou pas su transmettre cet apprentissage élémentaire, savoir lire, écrire, compter.

Le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière, connu sous le nom de CASI-UO, s’adresse, dès 1971, aux jeunes Italiens de la deuxième génération résidant à Anderlecht, et favorise diverses formes d’expression (le théâtre, la chanson). Son Université ouvrière devient un modèle pour les jeunes Espagnols et s’ouvrira à la jeune génération marocaine. Il développe également d’autres initiatives.

 

Le mouvement féministe des années 1970 aborde, sans tabou et avec beaucoup de créativité, les sujets qui fâchent ou interpellent les hommes et les femmes. La revue Les Cahiers du GRIF, lancée en 1972, conteste radicalement la société qu’elle qualifie de patriarcale et capitaliste. Mais une revue ne suffit pas à épuiser ce sujet et les militantes du GRIF (Groupe de recherche et d’information féministes) relèvent alors le défi de lancer un laboratoire de recherche : GRIF–Université des femmes, qui devient en 1981, l’Université des Femmes asbl. Il s’agit de combler le désert de la recherche scientifique dans les questions qui intéressent les femmes et l’absence de tout enseignement de haut niveau abordant les problématiques mises à nu par le mouvement féministe.

CARHIF, affiche AA894_HD

Plus proche de nous, se développe un nouveau réseau d’universités populaires, s’inspirant directement du mouvement français, relancé à Caen par le philosophe Michel Onfray, en 2003. Ces universités sont multiples : elles se créent un jour, ouvrent un site, lancent un bulletin d’information, organisent l’une et l’autre manifestation… Cette réalité est mouvante. L’Université populaire de Mons, par exemple, lancée en 2005, ne semble plus active. D’autres, par contre, rejoignent le mouvement et occupent la toile qui devient un formidable outil de mise en réseau[5].

Nous développerons l’exemple de l’Université populaire de Bruxelles, née en 2009, mais dont les racines plongent dans les projets portés par le mouvement syndical dans les années 1970 et dans le bouillonnement provoqué par le tissu associatif et alternatif des années 1980. Son projet est social et culturel : répondre aux nouveaux besoins des travailleurs et des travailleuses, des jeunes ou moins jeunes, issu.e.s ou non de l’immigration ou du monde populaire. Elle s’inscrit dans cette lignée d’initiatives qui veulent rendre la culture accessible et la formation possible pour ceux et celles qui veulent prendre leur vie en main et comprendre les petits et grands problèmes de leur temps. Contrairement à l’initiative montoise, dont on ne retrouve plus de traces, l’Université populaire de Bruxelles fait toujours partie du paysage intellectuel bruxellois et est en réseau avec le mouvement upéiste français avec lequel elle collabore, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour d’autres UP belges.

« Autour du 5e printemps des universités populaires », », Les Cahiers du fil rouge, n°15, décembre 2010.

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Les universités d’ATD Quart Monde : le savoir de la grande misère

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Florence Loriaux (historienne CARHOP asbl) et

Thérèse Tonon (alliée[1] du Mouvement ATD Quart Monde)

Durant la période des Trente Glorieuses (1945-1973), avec la prise de conscience de la persistance d’une grande misère dans une société bénéficiant pourtant des bienfaits d’une croissance économique sans précédent dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre, émerge un mouvement social innovant : Aide à toute détresse Quart Monde (ATD Quart Monde).

Son principal initiateur, le père Joseph Wresinski[2], d’origine polonaise, fait, dès son enfance en France, l’expérience de la grande pauvreté et des humiliations liées à la misère. Devenu prêtre, il est envoyé en 1956 par son clergé dans un camp de sans-logis à Noisy-le-Grand dans la banlieue de Paris. Il entre ce jour-là « dans le malheur », comme il l’écrira plus tard. Très vite, il rassemble les personnes qui y survivent, crée des activités culturelles et fonde avec eux une association « Aide à toute détresse » (ATD) qui prendra en 1969 le nom de mouvement international ATD Quart Monde.

L’expression Quart Monde est choisie pour donner un nom collectif positif et porteur d’espoir aux personnes vivant la grande pauvreté, considérées comme des « inadaptées », des « cas sociaux » isolés et coupables de leur misère. Wresinski est convaincu que ce qui fait le plus défaut à ce peuple de démunis présent dans tous les pays n’est pas forcément la nourriture, l’hébergement ou les vêtements, mais d’abord la dignité et la reconnaissance de leur valeur en tant qu’êtres humains respectables et capables eux aussi de « gravir les marches du Vatican, de l’Élysée ou de l’ONU ». Il est regrettable que l’expression Quart Monde ne soit pas encore aujourd’hui suffisamment comprise dans son sens positif.

Toute sa vie, Wresinski a ce souci de dénoncer la misère comme une violation des droits de l’homme et d’affirmer que la pauvreté ne serait pas vaincue aussi longtemps que les pauvres ne seraient pas associés comme partenaires à ce combat. Son appel est entendu puisque le rapport qu’il rédige sous le titre « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » pour le Conseil économique et social français est adopté en 1987 et a des répercussions importantes au plan national et international. Citons l’instauration de la Journée mondiale du refus de la misère le 17 octobre et le ralliement de nombreux individus qui choisissent d’engager leurs énergies au côté des plus pauvres et de renforcer le volontariat permanent international du mouvement ATD Quart Monde.

Université populaire de l’ATD Quart Monde sur le Pacte d’excellence, Bruxelles, le 20 février 2018 (Collection ATD Quart Monde).

La philosophie à la base de la pensée de Wresinski n’est pas simplement un appel à la solidarité des plus nantis à l’égard des déshérités, mais l’établissement d’une réelle réciprocité dans ces échanges. Cela suppose que même les plus pauvres soient susceptibles de contribuer à la connaissance collective d’une société en transmettant leurs savoirs et leurs expériences, à ceux qui peuvent parfois se considérer comme les dépositaires exclusifs de la connaissance. Ayant expérimenté dans leur propre vie certains déficits et dysfonctionnements de notre société, les plus pauvres détiennent une connaissance précieuse, levier important pour lutter contre la misère.

Si les premières universités populaires nées au début du 20e siècle ont souvent rapidement disparu après avoir connu un essor fulgurant, c’est probablement en partie parce que la réciprocité des savoirs, quoique présente dans les intentions des fondateurs, n’a jamais été véritablement organisée. Les transferts ont pratiquement toujours été à sens unique, des « instruits » vers les « incultes » dont les connaissances et les savoirs n’ont pas été suffisamment reconnus comme source de valeur ajoutée pour toute la société. Telle est en tout cas l’hypothèse qui peut rendre compte de la persistance, dans le temps, des initiatives prises par les animateurs d’ATD Quart Monde pour amener les plus pauvres à sortir de leur réserve et à s’engager dans des dialogues avec les universitaires et les responsables prêts à entendre leurs messages et à réviser leurs perceptions. Il y a une véritable continuité entre les premiers échanges dans la fameuse « Cave » achetée à Paris dans le Quartier Latin où ont lieu, à partir des années 1970, les premières « conférences du Monde », conférences ouvertes à tous les citoyens désireux de s’informer de la situation du monde et de se former aux façons de lutter contre la misère et les « dialogues avec le Quart Monde » qui ont abouti à la création de l’université populaire Quart Monde. En effet, lorsque des personnes de milieux différents réfléchissent ensemble autour d’un thème, émerge pour chacune une nouvelle compréhension de leur propre expérience et du monde. Les personnes les plus démunies y apprennent à exprimer leurs pensées, à donner du sens à leur réalité et à transformer leurs souffrances en une force. Elles dépassent progressivement leurs sentiments de honte et de culpabilité en prenant conscience des luttes qu’elles mènent au quotidien pour survivre. Elles prennent confiance pour oser agir dans leur famille, leur quartier pour elles-mêmes ou pour d’autres. Les personnalités invitées en fonction du thème traité et les participants d’autres milieux y développent aussi un changement de leur compréhension et de leur regard sur la grande pauvreté. Leurs savoirs théoriques sont mis à l’épreuve du réel.

Fonctionnement d’une université populaire Quart Monde

Les universités populaires sont au cœur du mouvement ATD Quart Monde, dans lesquelles les participants qui luttent pour sortir de la misère apprennent à s’exprimer, à connaître leurs droits, à être acteurs. Il s’agit d’un processus réflexif et interactif. Les thèmes abordés dans les universités populaires régionales bimensuelles sont préalablement préparés dans des cellules locales mensuelles proches des lieux de vie des personnes. Les thèmes sont très variés : le travail, le logement, le handicap, le droit de vivre en famille, internet, l’art, les élections, l’Europe, etc. Les préparations sont lues lors de la rencontre régionale. Un invité, spécialiste du sujet abordé, répond aux questions et s’intègre au dialogue. Le débat dure environ deux heures. Un animateur fait progresser l’échange et veille à la distribution de la parole pour que chacun puisse s’exprimer à son rythme. Il veille à créer un climat favorisant une expression sans peur et sans jugement et suscite les occasions pour que les participants puissent être confrontés à de nouvelles perspectives de sens. L’approche des personnes afin qu’elles osent participer est parfois très longue tant est ancrée en elles la conviction de ne pas être capables de penser. Les discussions sont enregistrées, retranscrites et transmises au « Sommier » qui regroupe les archives du mouvement international dans le but de garder les traces de l’histoire des plus démunis.

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L’université ouvrière en milieu immigré : l’arme de la culture – L’expérience du CASI-UO de 1970 à 1980

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« Le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté »,
Antonio Gramsci

Marie-Thérèse Coenen (historienne CARHOP asbl

Luc Roussel (historien, CARHOP asbl)

Le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière, communément appelé le CASI-UO[1], est aujourd’hui une école de devoirs et un centre culturel. Cette association est née de la rencontre d’un milieu, des migrants installés à Bruxelles et plus particulièrement à Anderlecht, et des militant.e.s, des Italiens et une Italienne venu.e.s poursuivre leurs études à Louvain (Leuven) à la fin des années 1960. Mobilisant une approche culturelle innovante, le CASI-UO marque un tournant dans la compréhension du phénomène migratoire.

Ces militants constatent que l’intégration par le travail est insuffisante et n’aboutit pas nécessairement à une participation citoyenne dans la société d’accueil. Par contre, la culture et la formation sont les outils de cette révolution : « former des gens pour qu’ils deviennent autonomes, pour qu’ils assurent par eux-mêmes un rôle actif, pour qu’ils deviennent des militants dans le milieu dans lequel ils vivent. »[2] Avec l’Université ouvrière, le CASI-UO ouvre un nouveau champ d’action particulièrement dynamique. Ce modèle va inspirer d’autres groupes socioculturels, issus des vagues migratoires successives, qui cohabitent avec plus ou moins de bonheur dans les mêmes quartiers bruxellois.

Notre rencontre avec le noyau dur des fondateurs du CASI-UO, Silvana Panciera[3], Bruno Ducoli[4] et Roberto Pozzo[5], se déroule le 30 juillet 2017 à Gargnano, au Centre européen de rencontre et de ressourcement qu’ils ont lancé[6] en 2001. Ils accueillent, de mars à octobre, des activités ainsi que des groupes qui organisent leurs propres initiatives dans cet ancien couvent des Franciscaines (Couvent Saint-Thomas) niché à mi-hauteur de la montagne qui surplombe le lac de Garde, prolongeant d’une autre manière et sous d’autres cieux, leur projet de rencontre interculturelle. De l’équipe fondatrice et stable du CASI-UO (au départ en faisaient aussi partie Italo Balestrieri, Alberto Marcati et Anne Martou-Quévit) manque à l’appel Antonio Mazziotti, juriste de formation, décédé en 2017. Ce dernier possédait, outre une licence en droit, une licence en sociologie et en théologie. Avec ce bagage, il avait choisi, en parfait « établi » (voir plus bas le sens de cet appellatif), de travailler comme conducteur de tram à la STIB pendant 10 ans et ensuite dans le syndicat italien CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavoro-Confédération générale italienne du travail). Il avait quitté la Belgique après une vingtaine d’années. Pendant les premières années de son « service juridique », il fut fort aidé par Loredana Marchi qui deviendra plus tard directrice du Foyer asbl à Molenbeek.

Mais pourquoi accoler les lettres UO (Université ouvrière) au CASI ?

C’est en souriant que Bruno, Roberto et Silvana nous répondent : « Nous savions que nous ne voulions pas ouvrir un service d’assistance pour les familles italiennes. Cela existait déjà. Nous voulions mettre l’accent sur les besoins implicites, les attentes de cette population, déracinée et laissée à elle-même. Nous avons opté pour les mots Centro di azione sociale italiano en abrégé le CASI, mais ils étaient déjà utilisés par une autre association et nous avons reçu une injonction nous interdisant de les utiliser. Comme nous avions un projet de formation, nous avons réfléchi et accolé les termes : université ouvrière. C’était dans l’air du temps. À cette époque, on parlait beaucoup d’ Open university, etc., mais cela correspondait aussi à notre projet global. Le CASI-UO, c’est devenu un label. »

Pourquoi s’installer à Anderlecht ?

« Une assistante sociale, Fabiola Fabbri, nous signale la présence importante d’une communauté italienne à Bruxelles. Elle-même est employée par l’ONARMO (Œuvre nationale d’aide religieuse et morale aux ouvriers, service social d’origine italienne fondé en 1947) et est en contact avec ces familles. » Bruno s’installe alors en 1970 dans un petit appartement, au numéro 10 de la rue Rossini, à Cureghem, près de la Gare du Midi, un quartier à la population finalement assez homogène, composée presque exclusivement d’ouvriers, avec ses lieux de sociabilité, ses bars italiens, ses commerces et ses cercles de proximité.[7] Johan Leman parle de quasi-ghetto « La Sicile sur Senne », pour un quartier voisin de Cureghem.[8]

Bruno et Silvana continuent : « Tout commence par l’observation. Nous avons regardé une carte géographique et analysé les statistiques des populations étrangères. C’était à Anderlecht que la communauté italienne était la plus importante. Nous nous sommes ainsi installé.e.s dans le quartier. Nous vivions en communauté. C’était une pratique courante à l’époque. Être militant supposait un investissement total. Le mouvement d’extrême gauche avait ses « établis », des intellectuels qui travaillaient dans les usines ou vivaient dans les quartiers populaires. À Schaerbeek, il y avait aussi de semblables communautés de vie. Nous participions à ce courant en vivant à Anderlecht, commune peu accueillante à l’époque pour les migrants. Nous avions une disponibilité quasi totale, même la nuit quand certains jeunes nous interpellaient. Pour eux, nous étions peut-être des intellectuels, mais nous assumions les mêmes conditions de vie, étions proches et vivions comme eux. Nous n’avions pas beaucoup de moyens, le salaire de Silvana, en tant qu’enseignante de langue italienne, a été le premier salaire versé pour faire vivre la maison. »

La culture, c’est une arme. Une pratique d’école ouvrière en milieu immigré : le CASI, Bruxelles, CASI-UO – Hypothèse d’école, 1975, 21 p.

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L’Université populaire de Bruxelles, un lieu de savoir et d’engagement militant

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

«L’université populaire de Bruxelles émerge, en février 2009, de la volonté de quelques acteurs issus des milieux associatif, syndical et universitaire, dont la collaboration en matière d’éducation et de formation d’adultes peu qualifiés dure depuis plus de 30 ans. Ce projet se veut un lieu des possibles et d’interactions entre les travailleurs du secteur associatif, entre les habitants du quartier et les associations, entre tous ceux qui partagent l’idée qu’il est nécessaire d’agir et de réfléchir contre le déterminisme social et éducatif qui entrave l’égalité des chances et des conditions »[1]. Nous rencontrons à Saint-Gilles, dans les locaux du Centre Formation Société (CFS), Alain Leduc et Matéo Alaluf[2], deux promoteurs de cette initiative.

L’université populaire du 21e siècle s’inscrit dans un contexte où la démocratisation des études et le développement de l’éducation permanente sont devenus une réalité tangible. Se pose alors la question de l’intérêt d’un tel projet si on met de côté celui d’assister à des conférences intéressantes et d’acquérir ou entretenir un certain savoir. Plutôt que de démocratisation, Matéo Alaluf préfère parler de « démographisation » des études. « Hier », souligne-t-il, « les études s’adressaient à une élite. Aujourd’hui, le public s’est élargi. Quand j’étais étudiant, il y avait la jeunesse travailleuse et la jeunesse étudiante. La scolarité obligatoire allait jusqu’à 14 ans, mais déjà à 16 ans et surtout à 18 ans, la plupart quittaient l’enseignement. À la fin du secondaire, beaucoup n’étaient déjà plus là. Aujourd’hui, avec l’obligation jusqu’à 18 ans, la jeunesse est scolarisée et il n’y a plus cette distinction. Mais la scolarisation des uns n’est pas celle des autres. Elle est très inégale. Ce n’est pas parce que les jeunes sont à l’école qu’il y a une démocratisation des études. Il y a un passage à l’école et ce n’est pas pour cela que les inégalités scolaires sont moindres que les inégalités sociales qu’il y avait avant cette « démographisation ». Les études des uns ne sont pas celles des autres. »

L’Université populaire de Bruxelles s’ancre à la fois dans le temps court, le renouveau des universités populaires en France à partir de 2003, et dans le temps long, puisque ses racines plongent dans les initiatives de démocratisation de l’enseignement et de la formation qui mobilisent les gauches dans les années 1960 et suivantes. Nous aborderons donc dans une première partie, les expériences et les options fondamentales en matière de formation d’adultes qui ont amené les partenaires de l’Université populaire de Bruxelles à lancer cette nouvelle initiative socioculturelle, dont la genèse et les objectifs seront traités dans un deuxième temps.

« Pour une université populaire à Bruxelles », Les Cahiers du fil rouge, n°12, novembre 2009.
Les racines : émanciper les milieux populaires par la formation
1968 : Ouvrir les portes de l’université

Pour Matéo Alaluf, les racines de l’université populaire du 21e siècle remontent aux années 1960, autour d’une certaine idée de la démocratie culturelle et de l’ouverture de l’université aux classes populaires. Il est alors assistant à l’Université libre de Bruxelles et président de la CGSP-ULB. Ensuite il deviendra enseignant et responsable de l’Institut des sciences du travail à l’ULB. « Fin des années 1960, nous avions la volonté d’ouvrir l’université aux classes populaires. Elle était fermée aux classes populaires comme aux classes d’âges. Nous voulions transformer l’université et discutions d’un projet de licence comme cela se faisait à la FOPES (UCL). Nous connaissions Émile Creutz ainsi que l’expérience de l’Open university en Angleterre. René De Schutter, secrétaire de la Régionale de la FGTB de Bruxelles[3], devient membre en 1971 du Conseil d’administration de l’ULB et nous soutient. Dans notre projet, le programme ne devait plus suivre une approche « académique » par champs disciplinaires, mais un regroupement sur des matières avec une approche interdisciplinaire. Pour donner cours, il ne fallait ni être docteur ni avoir un titre académique. On voulait le changement ».

En plus d’un programme interdisciplinaire et des enseignants « non académiques », il est nécessaire, pour avoir une véritable ouverture, donner accès à des candidats-étudiants peu diplômés, mais ayant une expérience.

Début 1970, l’ULB souhaite s’implanter en Wallonie. L’occasion d’ouvrir un programme universitaire à destination des adultes débouchant sur un diplôme est saisie. À Nivelles, qui voit la première expérience, l’orientation proposée est la licence en sciences du travail à horaire décalé avec comme finalité la « Gestion de la formation et de la transition professionnelle ». L’expérience est menée avec le Centre socialiste d’éducation permanente (CESEP). À Charleroi, c’est une licence en sciences du travail à horaire décalé qui est proposée avec l’orientation « Développement social ».[4] Le public visé est celui des animateurs-formateurs. L’accès par des passerelles et sur dossier – par la valorisation de l’expérience – doit permettre à un public de non-universitaires d’accéder à la formation qui se déroule à horaire décalé et en décentralisation.[5] Matéo Alaluf précise : « à Nivelles, nous avons fait la première expérience inter-facultaire avec des découpages de programmes qui ne se voulaient pas disciplinaires. Mais très vite, la structure académique a repris le dessus dans les procédures de nominations et ensuite dans les contenus. Le poids institutionnel était tel qu’ils ont eu raison de ce que nous pensions et voulions ».

Sur le plan pédagogique, les travaux de Bertrand Schwartz[6] sont une source d’inspiration, mais c’est surtout le CUCES (Centre universitaire de coopération économique et sociale) à Nancy et sa vision de l’éducation des adultes qui les intéressent. Le CUCES partait des savoirs et des compétences des personnes. Ainsi, un cours « coupe couture » pouvait devenir le point de départ pour construire un nouveau savoir. C’est aussi la découverte de la non-directivité : « nous avons tenté », poursuit Matéo Alaluf, « de l’appliquer dans nos pratiques professionnelles et militantes. D’une part, l’idée que le savoir était chez les gens a été très importante dans la formation syndicale où le formateur, l’animateur n’était là que pour développer les idées qui étaient exprimées autour de la table. D’autre part, nous souhaitions implémenter ces méthodes même dans l’Université. Même si l’Université peut capter les innovations et a une certaine capacité d’absorption des idées, nous avons rencontré quelques difficultés pour faire accepter ces méthodes d’apprentissage».

1970 : L’université syndicale à la FGTB-Bruxelles-Hal-Vilvorde-Liedekerke

Pour Alain Leduc, l’intérêt pour la formation d’adultes remonte à sa participation à l’Université syndicale mise en place par la FGTB de Bruxelles, à l’initiative de René De Schutter, au début des années 1970. Camille Deguelle[7] en était le président. Cette formation de haut niveau, l’Université syndicale, comme l’avaient appelée les délégués, avait pour objectif de valoriser la promotion collective, mais non individuelle, l’évaluation collective, le refus d’une sanction par diplôme, et enfin une approche critique de la connaissance contre la simple transmission d’un savoir théorique ou technico-pratique.[8] « Comme militant », dit-il, « j’ai participé à l’Université syndicale. On voulait apporter aux délégués autre chose que des formations techniques, une certaine compréhension du monde économique et syndical : comprendre l’économie, la sociologie, comprendre le monde, mais dans la mesure où il y avait la volonté d’intégrer les militants migrants à la FGTB non seulement comme affiliés, mais aussi comme délégués syndicaux, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait des problèmes de lecture et d’écriture. C’est comme cela que sont nés les cours d’alphabétisation pour les immigrés, pour les Espagnols en 1969 et les Marocains en 1971 ». [9] Les références théoriques mobilisées sont Pierre Bourdieu (1930-2002) avec « l’héritage et la reproduction »[10] et Paulo Freire (1921-1997) avec ses écrits sur l’éducation populaire[11]. « C’était important pour nous. Dans le groupe d’alphabétisation, il y avait beaucoup de chrétiens de gauche qui étaient branchés sur la théologie de la libération. Nous formions une équipe très militante et riche [de ses composantes]. Cette expérience d’université syndicale est, pour moi, un embryon d’université ouverte. Il s’agissait de travailler la question du savoir avec les gens en commençant par le niveau le plus bas, c’est-à-dire apprendre à lire, à écrire, à compter. » Le lien avec la FGTB de Bruxelles subsiste dans l’université populaire contemporaine puisque la FGTB reste une composante fondatrice de l’Université populaire à Bruxelles.

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Introduction au dossier : Quand les Universités populaires contemporaines renouent avec l’histoire

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 Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Le 4 février 2005, Elio Di Rupo inaugure en grande pompe l’Université populaire (UP) de Mons et la présente comme la première expérience en Wallonie. Il avait invité pour l’occasion Stéfan Leclercq, directeur des Éditions Sils Maria et du fonds Gilles Deleuze à Paris, qui devient aussi le pilote de cette expérience avec la collaboration de la ville de Mons et du Mundaneum. L’initiative s’inscrit dans le sillage des universités populaires remises à l’honneur par Marcel Onfray, ancien enseignant et philosophe, en 2002, à Caen. Le 15 mars 2005, les activités sont lancées.

Comme en France, les cours sont gratuits et s’organisent deux fois par semaine de 18 à 20 heures. Aucun titre n’est requis. Les sujets sont variés : philosophie, histoire de l’art classique, histoire de l’art moderne et contemporain, communication par l’image, histoire de la littérature médiévale, Avant-garde littéraire, histoire de la Grèce antique, histoire de la mode, etc. L’objectif est de créer un lieu de rencontre et de débat autour de thématiques permettant aux personnes intéressées de comprendre le monde contemporain. L’Université populaire aborde, à travers un programme annuel, des sujets d’actualités, tout en confrontant la pensée des leaders d’opinion dans le monde politique, économique, social mais aussi philosophique. Tous ces sujets sont travaillés dans des groupes ouverts. C’était du moins l’intention déclarée par les promoteurs du projet.

Université populaire Liège (Musée de la Vie wallonne, Liège).

Aujourd’hui, des universités populaires fleurissent en Belgique également. En 2010, l’Université populaire de Bruxelles se lance en s’appuyant sur le modèle français. L’UP Quart Monde Belgique s’adresse aux personnes dans une situation de grande précarité. L’UP de Liège, initiée par Présence et action culturelles (PAC), entend notamment réfléchir à la question de la reconversion économique de la province de Liège, etc. La dernière, l’UP de Laeken[1], fondée au cœur de la Cité Modèle à Laeken, veut partir des préoccupations des habitants de la Cité pour établir son programme de cours et de conférences. Toutes s’engagent à former, à éduquer la population afin d’en faire des citoyens acteurs de changement(s) dans une société en pleine mutation économique, sociale et politique.

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L’Université populaire de Marcinelle (1904-1914) et Jules Destrée : Pour l’émancipation culturelle des travailleurs

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Renée Dresse (historienne, CARHOP asbl)

L’Université populaire de Marcinelle, inaugurée en 1904, est une initiative de Jules Destrée, échevin de l’Instruction publique de cette commune. Comme les universités populaires de Schaerbeek, de Saint-Gilles ou de Mons, elle s’appuie sur ces devancières et sur le modèle français et va développer de multiples activités de tout ordre.

Jules Destrée, un homme aux engagements multiples

Jules Destrée naît à Marcinelle, le 21 août 1863 et décède à Bruxelles le 3 janvier 1936. Il fait des études de droit à l’Université libre de Bruxelles dont il est diplômé en 1883. Il est alors actif dans le Cercle des étudiants progressistes qui lutte en faveur du suffrage universel. Comme avocat, il est amené à côtoyer le monde ouvrier dont il découvre la précarité d’existence. En 1886, il défend Oscar Falleur, dirigeant de l’Union verrière qui est, avec d’autres, inculpé au titre de meneur lors des grèves violentes de mars 1886 dans le bassin de Charleroi et pour lesquelles il sera condamné à vingt années de travaux forcés avant d’être amnistié. En 1889, il assure, avec d’autres confrères, lors du procès dit « procès du Grand Complot », la défense des 27 membres du Parti socialiste républicain qui se terminera par un acquittement général.

Un social-démocrate

Militant politique, Jules Destrée est, en 1893, un des fondateurs de la Fédération démocratique de Charleroi qui opère un rapprochement idéologique avec le Parti ouvrier belge. En 1894, une liste commune aux deux organisations est déposée à l’occasion des premières élections organisées au suffrage universel tempéré par le vote plural. Sur les vingt-huit députés socialistes élus en 1894, huit sont de la région de Charleroi : Jules Destrée est l’un d’eux. Il siégera au Parlement jusqu’à sa mort.

Jules Destrée opte pour le parti qui lui semble le plus capable de contribuer à l’émancipation sociale et politique de la classe ouvrière. Il plaide pour un socialisme combatif tempéré dans ses moyens d’actions : « Nous désirons opérer une modification fondamentale de la société. (…) Pour arriver à cette révolution que nous espérons, nous avons, en entrant dans cette Chambre, suivi les voies légales et parlementaires. Nous avons accepté de nous soumettre aux lois et nous avons prêté serment à la Constitution. »[1] Pour Jules Destrée, l’amélioration de la condition ouvrière passe par le vote de lois sociales. Il revendique le suffrage universel, continue à défendre la cause des ouvriers inculpés lors de grèves de décembre 1904. Il intervient en 1909 sur la question de la réduction du temps de travail dans les mines lors des discussions parlementaires, se prononce pour l’égalité juridique et sociale de la femme.[2]

Pendant la Première Guerre mondiale, Jules Destrée est nommé ministre de Belgique à Saint-Pétersbourg d’octobre 1917 à avril 1918 où il assiste à la Révolution bolchévique. L’Armistice signée, de retour en Belgique, Jules Destrée est nommé ministre des Arts et des Sciences en charge de l’instruction publique dans les gouvernements d’union nationale dirigés de 1919 à 1920 par le catholique Léon Delacroix et de 1920 à 1921, par le catholique Henry Carton de Wiart.

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