Le CARHOP conserve un très grand nombre d’affiches. Elles nous arrivent souvent avec les fonds d’archives déposés. Celui de Rosa Collet[1] en possède une cinquantaine et même davantage qui n’ont pas encore été identifiées comme telles. Mais au-delà de l’illustration, l’affiche est aussi une trace laissée par un évènement et, à les regarder de plus près, c’est parfois un pan d’histoire qui se dévoile. Démonstration avec cette affiche du 27 avril 1975, repérée à l’occasion de la préparation de ce dossier.
Le 27 avril 1975, se tient à la Maison des jeunes de Forest une première rencontre autour de la problématique des « Écoles alternatives dans les quartiers populaires ». L’initiative est portée par Hypothèse d’école (HE), l’Agence schaerbeekoise d’information (ASI), le Centre d’action sociale italien – Université ouvrière (CASI-UO). La Maison des jeunes de Forest met ses locaux à disposition et prend en charge l’animation de la soirée. Une affiche annonce l’évènement. Elle est largement diffusée via les réseaux et les bulletins des associations à l’origine de l’initiative.
Quel est leur rôle dans la création et le développement des écoles de devoirs ? Le CASI et l’ASI ont chacun une « école alternative ». Quelques membres d’Hypothèse d’école sont à l’origine d’écoles de devoirs dans la région bruxelloise. Cette affiche est la première trace d’un intérêt pour ces initiatives « spontanées » de soutien scolaire. Elles sont alors, à Bruxelles, une dizaine d’écoles de devoirs, de cours de rattrapage, de doposcuola. En 1975, la manière de les nommer n’est pas encore fixée. C’est ensemble que ces différentes organisations décident de se retrouver pour en discuter. Le 27 avril est ainsi le point de départ de la première coordination des écoles de devoirs sur Bruxelles.
Cette affiche et ce qu’elle nous dit sur les promoteurs de la rencontre mettent opportunément en lumière l’Agence schaerbeekoise d’information et le mouvement Hypothèse d’école, des mouvements engagés pour une école démocratique, aujourd’hui disparus.
Les associations, promotrices de la rencontre
Les trois associations à la base de la journée partagent en effet une même critique de l’enseignement quant aux publics populaires, et se sont engagées dans des initiatives de soutien scolaire aux enfants des quartiers populaires de Bruxelles où vivent un grand nombre de familles immigrées.
Témoignage et réflexions recueillis par Marie-Thérèse COENEN (CARHOP asbl) 21 août 2020, Place des Libertés, 1000 Bruxelles
De formation, Carole Barbé est assistante sociale, avec une licence en travail social communautaire. Après un remplacement en cours de méthodologie, elle accompagne les étudiant.e.s dans la démarche des travaux de fin d’étude à l’Institut Cardijn (HELHa – site de Louvain-la-Neuve). C’est à ce titre que nous nous connaissons.
Au
plan professionnel, Carole Barbé est coordinatrice de l’asbl Picol[1]
et présidente de la Coordination sociale de Laeken. De ce poste, elle observe
le chamboulement que provoquent les mesures sanitaires pour lutter contre
l’épidémie et elle agit. Fin mars 2020, elle envoie aux membres de la
coordination sociale de Laeken, un appel à revenir de toute urgence sur le
terrain : la crise sanitaire se double d’une crise sociale et économique
qui prend de l’ampleur tous les jours. En 2020, des gens ont faim et ont un
urgent besoin d’aide. Où êtes-vous ?
Cet
appel largement diffusé se retrouve à sa grande surprise sur les réseaux
sociaux, dans les boites courriels de ses collègues de l’Institut
Cardijn : stupeur et questionnement pour nous, formateurs et formatrices
dans le champ du social qui étions derrière nos écrans à tenter d’accompagner
le mieux possible nos étudiant.e.s. Cette lettre nous a bouleversés et a
suscité des réactions sur l’engagement.
Lettre ouverte aux associations, membres
de la coordination sociale de Laeken, mars 2020
Où êtes-vous ?
Depuis, le début du confinement, j’ai fait le choix de demeurer présente sur le terrain et d’aller à la rencontre des Laekenois les plus fragilisés. J’ai croisé de magnifiques personnes qui assument les missions, que certains d’entre nous se sont vus confiées, parce que les travailleurs sociaux ne sont plus à leurs postes. J’ai rencontré des habitants, concierges, bénévoles, associations qui se retrouvent à faire notre job et se sentent seuls sur le terrain. Ces « travailleurs sociaux » improvisés sont en train de s’épuiser et me font part à quel point ils ont besoin de nous, de notre présence, de notre soutien. Ils ne peuvent plus orienter car des services sociaux sont absents. Les travailleurs du CPAS qui ont accepté de veiller en première ligne, tiennent, mais pour combien de temps ? Ils sont débordés. Les demandes explosent. Ils sont témoins d’une misère de plus en plus grande. Les équipes des centres de distribution de colis alimentaires voient des familles qui n’attendent pas d’arriver chez eux pour dévorer le contenu de leur colis tellement elles sont affamées. Les files d’attentes s’allongent. Des familles ne pourront pas payer leur loyer ce mois-ci… Certains parents sont face à un dilemme : dois-je rester dans mon logement qui rend malade mes enfants ou dois-je prendre le risque d’attraper le coronavirus et sortir ? Ce mois-ci, une famille ne pourra que compter sur le revenu d’un chômage temporaire (…) et on ne pourra pas compléter celui-ci par des extras dans l’HORECA… Qui va payer les soins de santé ? Des parents pètent les plombs… Les gens n’ont pas le temps d’appeler leur thérapeute… L’école donne des devoirs via internet… et les parents n’ont pas d’ordinateur… Les commerçants se demandent comment ils vont faire demain … s’ils pourront garder le personnel… Certains flics arrêtent les jeunes… d’autres sont à l’écoute et sont dépassés parce qu’ils ne savent plus où réorienter… Et les sans-abris… ? Et les sans-papiers… ? La solitude s’est installée… et puis le pire du pire la peur… peur de sortir, peur du complot, peur de demain, peur de son voisin, de son enfant, de tuer ses parents… La crise sanitaire que nous traversons, a pour conséquence de révéler une crise sociale, déjà présente, qui s’accentue et qui ne s’arrêtera pas avec la disparition du virus. Dans une crise sanitaire, le corps médical est au front. Dans une crise sociale…, ne devrions-nous pas être au front ? Ne sommes-nous pas avant tout des acteurs politique, des acteurs de changement ? Partir au front, ce n’est pas prendre des risques inconsidérés par rapport au covid-19… mais des risques pour entendre les cris sourds des plus fragilisés et y répondre. Prendre des risques inattendus et (…) bousculer les cadres ! Nous nous rassemblons régulièrement dans le cadre de la CSL. Faut-il le rappeler ce S veut dire Social. Nous nous qualifions souvent de services essentiels à la population ! Soyons-le vraiment. Sortons du confort de nos discours sur le pourquoi des choses mais entrer dans le comment ? Comment agir ? Ainsi nous répondrons de façon juste au S qui nous unit. Je vous propose de réinventer nos pratiques pour être sur le terrain aujourd’hui, demain et les autres jours, parce que notre présence est indispensable. Redéfinissons notre travail avant que l’on ne le fasse pour nous. Affirmons que celui-ci ne peut pas se transformer en télétravail. Nous sommes des transformateurs de lien. Si ce n’est pas nous, c’est qui ? Si ce n’est pas maintenant, c’est quand ? Un souhait au moment où je termine ce courrier : vous envoyer dans les jours qui viennent une autre lettre ouverte qui s’intitulera « Je sais où vous êtes ».
Carole, présidente de la Coordination sociale
À mon invitation, Carole Barbée accepte de témoigner sur sa posture pendant la période Covid. Elle clarifie le contexte et la portée de son appel[2]. Nous la rencontrons, après cette période éprouvante tant au niveau professionnel que personnel, pour comprendre ce « cri » qui nous est parvenu, hors contexte. Carole nous livre ses réflexions et tire la sonnette d’alarme : dans quelle société évoluons-nous si nous restons masqués, blindés dans nos peurs, sans aucun lien avec les autres ? Ce lien qui est l’ADN de son engagement et de son humanité.
Le confinement à Laeken, mars-juin 2020 : une mise en récit
«L’université populaire de Bruxelles émerge, en février 2009, de la volonté de quelques acteurs issus des milieux associatif, syndical et universitaire, dont la collaboration en matière d’éducation et de formation d’adultes peu qualifiés dure depuis plus de 30 ans. Ce projet se veut un lieu des possibles et d’interactions entre les travailleurs du secteur associatif, entre les habitants du quartier et les associations, entre tous ceux qui partagent l’idée qu’il est nécessaire d’agir et de réfléchir contre le déterminisme social et éducatif qui entrave l’égalité des chances et des conditions »[1]. Nous rencontrons à Saint-Gilles, dans les locaux du Centre Formation Société (CFS), Alain Leduc et Matéo Alaluf[2], deux promoteurs de cette initiative.
L’université populaire du 21e siècle s’inscrit dans un contexte où la démocratisation des études et le développement de l’éducation permanente sont devenus une réalité tangible. Se pose alors la question de l’intérêt d’un tel projet si on met de côté celui d’assister à des conférences intéressantes et d’acquérir ou entretenir un certain savoir. Plutôt que de démocratisation, Matéo Alaluf préfère parler de « démographisation » des études. « Hier », souligne-t-il, « les études s’adressaient à une élite. Aujourd’hui, le public s’est élargi. Quand j’étais étudiant, il y avait la jeunesse travailleuse et la jeunesse étudiante. La scolarité obligatoire allait jusqu’à 14 ans, mais déjà à 16 ans et surtout à 18 ans, la plupart quittaient l’enseignement. À la fin du secondaire, beaucoup n’étaient déjà plus là. Aujourd’hui, avec l’obligation jusqu’à 18 ans, la jeunesse est scolarisée et il n’y a plus cette distinction. Mais la scolarisation des uns n’est pas celle des autres. Elle est très inégale. Ce n’est pas parce que les jeunes sont à l’école qu’il y a une démocratisation des études. Il y a un passage à l’école et ce n’est pas pour cela que les inégalités scolaires sont moindres que les inégalités sociales qu’il y avait avant cette « démographisation ». Les études des uns ne sont pas celles des autres. »
L’Université populaire de Bruxelles s’ancre à la fois dans le temps court, le renouveau des universités populaires en France à partir de 2003, et dans le temps long, puisque ses racines plongent dans les initiatives de démocratisation de l’enseignement et de la formation qui mobilisent les gauches dans les années 1960 et suivantes. Nous aborderons donc dans une première partie, les expériences et les options fondamentales en matière de formation d’adultes qui ont amené les partenaires de l’Université populaire de Bruxelles à lancer cette nouvelle initiative socioculturelle, dont la genèse et les objectifs seront traités dans un deuxième temps.
Les racines : émanciper les milieux populaires par la formation
1968 : Ouvrir les portes de l’université
Pour Matéo Alaluf, les racines de l’université populaire du 21e siècle remontent aux années 1960, autour d’une certaine idée de la démocratie culturelle et de l’ouverture de l’université aux classes populaires. Il est alors assistant à l’Université libre de Bruxelles et président de la CGSP-ULB. Ensuite il deviendra enseignant et responsable de l’Institut des sciences du travail à l’ULB. « Fin des années 1960, nous avions la volonté d’ouvrir l’université aux classes populaires. Elle était fermée aux classes populaires comme aux classes d’âges. Nous voulions transformer l’université et discutions d’un projet de licence comme cela se faisait à la FOPES (UCL). Nous connaissions Émile Creutz ainsi que l’expérience de l’Open university en Angleterre. René De Schutter, secrétaire de la Régionale de la FGTB de Bruxelles[3], devient membre en 1971 du Conseil d’administration de l’ULB et nous soutient. Dans notre projet, le programme ne devait plus suivre une approche « académique » par champs disciplinaires, mais un regroupement sur des matières avec une approche interdisciplinaire. Pour donner cours, il ne fallait ni être docteur ni avoir un titre académique. On voulait le changement ».
En plus d’un programme interdisciplinaire et des enseignants « non académiques », il est nécessaire, pour avoir une véritable ouverture, donner accès à des candidats-étudiants peu diplômés, mais ayant une expérience.
Début 1970, l’ULB souhaite s’implanter en Wallonie. L’occasion d’ouvrir un programme universitaire à destination des adultes débouchant sur un diplôme est saisie. À Nivelles, qui voit la première expérience, l’orientation proposée est la licence en sciences du travail à horaire décalé avec comme finalité la « Gestion de la formation et de la transition professionnelle ». L’expérience est menée avec le Centre socialiste d’éducation permanente (CESEP). À Charleroi, c’est une licence en sciences du travail à horaire décalé qui est proposée avec l’orientation « Développement social ».[4] Le public visé est celui des animateurs-formateurs. L’accès par des passerelles et sur dossier – par la valorisation de l’expérience – doit permettre à un public de non-universitaires d’accéder à la formation qui se déroule à horaire décalé et en décentralisation.[5] Matéo Alaluf précise : « à Nivelles, nous avons fait la première expérience inter-facultaire avec des découpages de programmes qui ne se voulaient pas disciplinaires. Mais très vite, la structure académique a repris le dessus dans les procédures de nominations et ensuite dans les contenus. Le poids institutionnel était tel qu’ils ont eu raison de ce que nous pensions et voulions ».
Sur le plan pédagogique, les travaux de Bertrand Schwartz[6] sont une source d’inspiration, mais c’est surtout le CUCES (Centre universitaire de coopération économique et sociale) à Nancy et sa vision de l’éducation des adultes qui les intéressent. Le CUCES partait des savoirs et des compétences des personnes. Ainsi, un cours « coupe couture » pouvait devenir le point de départ pour construire un nouveau savoir. C’est aussi la découverte de la non-directivité : « nous avons tenté », poursuit Matéo Alaluf, « de l’appliquer dans nos pratiques professionnelles et militantes. D’une part, l’idée que le savoir était chez les gens a été très importante dans la formation syndicale où le formateur, l’animateur n’était là que pour développer les idées qui étaient exprimées autour de la table. D’autre part, nous souhaitions implémenter ces méthodes même dans l’Université. Même si l’Université peut capter les innovations et a une certaine capacité d’absorption des idées, nous avons rencontré quelques difficultés pour faire accepter ces méthodes d’apprentissage».
1970 : L’université syndicale à la FGTB-Bruxelles-Hal-Vilvorde-Liedekerke
Pour Alain Leduc, l’intérêt pour la formation d’adultes remonte à sa participation à l’Université syndicale mise en place par la FGTB de Bruxelles, à l’initiative de René De Schutter, au début des années 1970. Camille Deguelle[7] en était le président. Cette formation de haut niveau, l’Université syndicale, comme l’avaient appelée les délégués, avait pour objectif de valoriser la promotion collective, mais non individuelle, l’évaluation collective, le refus d’une sanction par diplôme, et enfin une approche critique de la connaissance contre la simple transmission d’un savoir théorique ou technico-pratique.[8] « Comme militant », dit-il, « j’ai participé à l’Université syndicale. On voulait apporter aux délégués autre chose que des formations techniques, une certaine compréhension du monde économique et syndical : comprendre l’économie, la sociologie, comprendre le monde, mais dans la mesure où il y avait la volonté d’intégrer les militants migrants à la FGTB non seulement comme affiliés, mais aussi comme délégués syndicaux, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait des problèmes de lecture et d’écriture. C’est comme cela que sont nés les cours d’alphabétisation pour les immigrés, pour les Espagnols en 1969 et les Marocains en 1971 ». [9] Les références théoriques mobilisées sont Pierre Bourdieu (1930-2002) avec « l’héritage et la reproduction »[10] et Paulo Freire (1921-1997) avec ses écrits sur l’éducation populaire[11]. « C’était important pour nous. Dans le groupe d’alphabétisation, il y avait beaucoup de chrétiens de gauche qui étaient branchés sur la théologie de la libération. Nous formions une équipe très militante et riche [de ses composantes]. Cette expérience d’université syndicale est, pour moi, un embryon d’université ouverte. Il s’agissait de travailler la question du savoir avec les gens en commençant par le niveau le plus bas, c’est-à-dire apprendre à lire, à écrire, à compter. » Le lien avec la FGTB de Bruxelles subsiste dans l’université populaire contemporaine puisque la FGTB reste une composante fondatrice de l’Université populaire à Bruxelles.
Capitale de la Belgique et siège d’institutions européennes, Bruxelles est aussi le théâtre récurrent de manifestations populaires sur des thématiques aussi diverses que variées. Des premières heures de l’indépendance à nos jours, son histoire est émaillée des actions de mouvements sociaux, tantôt pacifiques, tantôt violentes, mais toujours revendicatives. En ces temps où les manifestations populaires sont si souvent banalisées ou décriées, il est utile d’en évoquer les origines, l’évolution et les enjeux afin de comprendre leur sens au sein de notre démocratie.
Bruxelles, une capitale au cœur des manifestations
De nos jours, Bruxelles est la ville dans laquelle se déroulent le plus grand nombre de manifestations dans le monde.[1] Ce « record », bien que surprenant de prime abord, n’en est pas moins logique et s’explique par la place qu’occupe Bruxelles tant en Belgique qu’en Europe. Capitale belge depuis 1830, la ville constitue aussi le siège de la plupart des institutions européennes depuis la fin des années 1950. C’est également là que se situent les parlements des Communautés flamande et française, ainsi que celui de la Région de Bruxelles-Capitale. C’est donc tout naturellement vers elle que convergent les manifestations de citoyen-nes belges et européen-nes qui désirent faire connaître leurs opinions ou leurs griefs sur divers sujets aux décideurs politiques de ces multiples instances.
Dès les premières années de la Belgique indépendante, l’occupation de l’espace public bruxellois à des fins de contestation constitue un moyen de pression exercé par la population sur le gouvernement. Cette politique dite « des grandes voiries » est, dans un premier temps, employée par les libéraux contre leurs adversaires catholiques.[2] Elle est ensuite reprise de manière systématique par le Parti ouvrier belge (POB) fondé en 1885. Pour ce dernier, dépourvu de moyens importants et de possibilités d’expression, elle constitue un outil efficace permettant de faire entendre ses revendications, notamment l’obtention du suffrage universel, tout en sensibilisant à sa cause les quartiers populaires généralement hermétiques à toute propagande intellectuelle ou écrite. À ce moyen d’agitation socio-politique, les socialistes ajoutent la grève, ce qui renforce la cohésion et la solidarité au sein du mouvement, tout en rendant les couches populaires plus réceptives aux messages des meneurs.[3]