Le nucléaire, incarnation d’une lutte écologiste pour une planète viable

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Szymon Zareba (historien, Centre d’archives privées Etopia)

Le nucléaire civil a commencé à être questionné au tout début des années 1970. Outre la dangerosité de sa production, l’opacité des décisions politiques qui l’a mis en place ou la gestion des déchets radioactifs qu’il laisse aux générations futures, la lutte contre cette énergie incarne également la remise en cause du mythe d’une économie et plus largement d’un mode de vie basé sur une croissance infinie, propre, sécurisée, presque apaisante. Les trois premiers aspects ont souvent été la partie la plus visible de ces oppositions. Cependant, dès les premiers mouvements écologistes politiques, la vision systémique a très rapidement englobé le quatrième aspect. L’étude des principaux fonds d’archives de ces mouvements, conservés au centre d’archives privées Etopia, nous permet d’aborder cet aspect critique de plus en plus prégnant dans tous les débats actuels liés au dérèglement climatique.

Démocratie Nouvelle

En 1973 se crée un mouvement de réflexion et d’action nommé Démocratie Nouvelle[1]. Basé à Namur, il réunit des personnalités qui deviendront essentielle dans l’histoire de l’écologie politique belge : Paul Lannoye, George Trussart, Gérard Lambert, Pierre Waucquiez… à sa création, ce mouvement se dit notamment : démocrate, fédéraliste, progressiste, autogestionnaire et wallon. Il est intéressant de remarquer que le mot écologiste n’apparaît pas encore. Par contre, dès le numéro 1[2] de son périodique éponyme du mois de septembre 1974, un article s’interroge sur le nucléaire : Tihange : Indépendance énergétique ou pollution nucléaire. L’article, écrit peu de temps avant la mise en service de la centrale de Tihange, affirme que le nucléaire est un danger pour l’humanité et pour toute la biosphère[3]. Il attire notamment l’attention des lecteurs et lectrices sur les dangers des accidents potentiels dans les centrales, sur la gestion de déchets et le manque d’information du public. à ce stade, il n’y a pas un mot sur le modèle économique du nucléaire. Il en va de même pour d’autres associations questionnant le nucléaire de l’époque, telles que l’Association contre les Rayons Ionisants (APRI)[4] ou Survie[5]. Par contre, avec le numéro 3 du mois de novembre 1974 sort un dossier complet de 59 pages : L’industrie nucléaire en question. Dès l’introduction, on y lit une référence au rapport Limit to growth publié par le Club de Rome[6]. La référence évidemment intéressante dans une publication traitant du nucléaire. Tout en contextualisant le propos, Démocratie Nouvelle relie la problématique de la production d’énergie nucléaire et la croissance économique : En 1972, le rapport Meadows fit l’effet d’une bombe dans les milieux économiques en mettant en évidence un malentendu fondamental né et entretenu au sein de nos sociétés industrielles : la comparaison entre les mesures de production, de la population ou de la pollution d’une année et celles de l’année précédente est généralement traduite en pourcentage en moins ou en plus. Lorsque les pourcentages en plus sont constants, on parle de croissance uniforme ou linéaire, Or, il s’agit en fait d’une croissance exponentielle accélérée. Il est clair que cette situation ne peut se prolonger indéfiniment (…)[7]. Un élargissement s’est opéré. Le propos anti-nucléaire est devenu une critique sociétale. On peut y lire une démonstration de l’impasse dans laquelle nous plonge la course productiviste.

Inter-Environnement et les Amis de la Terre

À partir de ce moment, la lutte anti-nucléaire va progressivement devenir une question centrale pour l’écologie politique. Elle le sera aussi pour le monde associatif représenté notamment par Inter-Environnement. Cette association organise en janvier 1975 une conférence de presse sous le titre : Qui, en Belgique, avait décidé d’engager le pays dans le nucléaire et pourquoi ?[8] Les interrogations d’Inter-Environnement auront suffi pour leur faire perdre une bonne partie de leurs subsides. Elle était jusque-là financée presqu’exclusivement par la société Electrobel (Compagnie Générale d’Entreprises Électriques et Industrielles). Dans le courrier qui annonce la fin du financement, il est mentionné qu’en questionnant le nucléaire Inter-Environnement sort de son rôle qui est de protéger les petits oiseaux et les arbres.[9] 

En 1976 se crée la section belge des Amis de la Terre. Grâce à cette association le mouvement d’écologie politique tente d’élargir sa zone d’action à toute la Belgique francophone. Jusque-là, les premiers partis à tendances écologistes comme Combat pour l’écologie et l’autogestion (émanation de Démocratie Nouvelle) à Namur, Vivre à Mons et Blanche neige et les sept nains à Charleroi ont été créés pour les élections communales de 1976. Les Amis de la Terre se positionnent évidemment également contre la production d’énergie nucléaire. D’ailleurs, le numéro 21 du périodique Démocratie Nouvelle du mois de septembre 1976 s’en fait l’écho. On peut y lire un article intitulé : Les « Amis de la Terre » contre Tihange[10]. Par ailleurs, ils vont aussi plus loin et en abordant également la question nucléaire sous un angle plus large. Dans leur manifeste approuvé lors d’une assemblée générale extraordinaire le 6 février 1977, on peut lire au chapitre II, point 4 : Le progrès technique n’est acceptable que dans la mesure où les outils qu’il nécessite sont mieux dominés par l’utilisateur, les produits qu’il engendre rencontre un besoin réel exprimé (et non créé), la matière qu’il réclame est économisée, l’énergie qu’il réclame est raisonnable et décentralisée, la production qu’il appelle est autogérée[11]. Dans cette conception du progrès technique et dans les liens qui y sont établis avec la question énergétique, il est aisé d’y lire une critique du nucléaire tant elle en est l’exacte antinomie.

En conclusion

Voici deux derniers extraits, le premier provient du dossier spécial de Démocratie Nouvelle, le nucléaire en question. L’articulation entre la croissance, les conséquences de l’industrialisation, la santé, l’environnement et le Produit Intérieur Brut y est très évidente : Le dogme de la croissance à tout prix doit être définitivement abattu ; les citoyens des pays industrialisés comme la Belgique doivent comprendre, sans plus tarder, que l’objectif à atteindre n’est plus de hausser le niveau de vie, sauf pour les défavorisés, mais d’améliorer les conditions d’existence et de restaurer un environnement que l’industrialisation à outrance a saccagé et saccage encore. Créer une industrie qui compromet la santé des hommes ou détruit le milieu est une mauvaise action même si elle contribue à augmenter la produit intérieur brut.[12]

Le second est écrit moins d’un an plus tard, en août 1975. Il est intéressant de remarquer l’évolution très rapide des arguments développés contre la production d’énergie nucléaire. De la dangerosité, des déchets et des questions de gouvernance le propos est élargi à une vision beaucoup plus systémique. Pour Démocratie Nouvelle, il est bien évident que le problème nucléaire est un problème de société et, à ce titre, doit être placé dans un contexte plus général : le nucléaire est sans aucun doute, le meilleur révélateur de l’absurdité d’un système qui a fait de la CROISSANCE À TOUT PRIX (sic) son évangile et qui croit aveuglément en la technique, même si c’est au mépris de la personne humaine, laquelle n’est qu’un élément statistique aux mains d’un pouvoir ultracentralisé[13].

L’analyse des archives de ces premiers mouvements écologistes politiques permet de se pencher sur les textes. Les mots utilisés ne sont évidemment pas anodins, ils témoignent d’une époque où la communication politique était très différente, peut-être plus directe, comme par exemple en témoigne cette affiche diffusée par les Amis de la Terre appelant à s’opposer à la construction d’une centrale à Andenne en 1978 où le squelette humain à côté du slogan Le nucléaire, votre confort de demain est d’une ironie toute délicate[14]. Ces textes montrent également très clairement que pour les mouvements écologistes politiques, la lutte anti-nucléaire n’est pas seulement un combat contre une production d’énergie. Au-delà des débats techno-scientifiques sur sa dangerosité, elle embrasse plus largement la vision d’une société qui ne serait plus mortifère. Le nucléaire est parfois présenté comme l’une des solutions au dérèglement climatique[15] alors qu’il symbolise la source d’énergie vitale de notre système économique croissantiste. Précisément celui qui a un si grand impact sur le climat, la biodiversité, les inégalités sociales. Et comme le prouvent les archives, cela fait au moins 45 ans que les textes écologistes politiques le dénoncent !

Affiche Nucléaire Les Amis de la Terre, 1978, Collection ETOPIA.
Affiche Nucléaire Les Amis de la Terre, 1978, Collection ETOPIA.

 

Notes

[1] Toutes les informations concernant ce mouvement politique proviennent du fonds d’archives Démocratie Nouvelle conservé au centre d’archives privées Etopia.
[2] Le n°1 du périodique Démocratie Nouvelle n’est pas le premier. Il existe un n°00 du mois de mai 1974 et un n°0 du mois de juin-juillet 1974.
[3] Cf. : Démocratie Nouvelle, n°1, septembre 1974.
[4] Cf. : fonds d’archives de l’Association pour la Protection contre les Rayons Ionisants conservé au centre d’archives privées Etopia.
[5] Cf. : fonds d’archives Survie, conservé au centre d’archives privées Etopia.
[6] Le club de Rome est un groupe de réflexion composé essentiellement de scientifiques, d’économistes, de fonctionnaire issus principalement de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique).
[7] Cf : Les dossiers de Démocratie Nouvelle. L’Industrie Nucléaire en Question, octobre 1974, p. 5.
[8] Cf : fonds d’archives d’Inter-Environnement Wallonie conservés au centre d’archives privées Etopia.
[9] Cf : Entretien organisé par le centre d’archives privées Etopia entre deux fondateurs d’Inter-Environnement Mark Dubrulle, Michel Didisheim et l’ancien président d’Inter-Environnement Wallonie Gérard Jadou, 30 mai 2013. La vidéo de l’entretien est conservée au centre d’archives privées Etopia.
[10] Cf. : Démocratie Nouvelle, n°21, septembre 1976, p. 5.
[11] Cf. : fonds d’archives des Amis de la Terre, conservé au centre d’archives privées Etopia.
[12] Cf. : Les dossiers de Démocratie Nouvelle. L’Industrie Nucléaire en Question, octobre 1974, p. 47-48.
[13] Cf. : Démocratie Nouvelle, n°1, août 1975.
[14] Collection des affiches du centre d’archives privées Etopia.
[15] Cf. : https://www.forumnucleaire.be/theme/climat, page consultée le 12 décembre 2019.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Zareba, S. « Le nucléaire, incarnation d’une lutte écologiste pour une planète viable », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/

Quand les femmes de la FN entrent dans la légende : construction et mythes d’un combat

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Florence Loriaux (Historienne, CARHOP asbl)

Il était une fois, 3000 femmes courageuses et téméraires qui, il y a 50 ans en s’opposant à la direction de leur entreprise et à leurs syndicats pour revendiquer l’application du principe À travail égal, salaire égal, écrivaient une page de l’histoire syndicale et de l’histoire des femmes. Le récit de cet événement constitue en quelque sorte une chanson de geste contemporaine qu’on se raconte encore dans le bassin liégeois.

Mon intervention pourrait s’arrêter là mais, la question qui nous est posée est de savoir comment au départ d’une « simple » grève s’est construit un véritable mouvement social dont la mémoire perdure depuis un demi-siècle, au point de constituer un véritable mythe profondément ancré dans la mémoire collective des populations, comme l’atteste d’ailleurs le succès de ce colloque et des deux expositions consacrés à la commémoration de cet évènement[1].

Si les mouvements sociaux sont aussi nombreux que diversifiés tant dans leur fondement que dans leur nature, ce qui est déterminant pour reconnaître l’existence d’un véritable mouvement social, c’est la présence d’une revendication, d’une volonté de remettre en cause un certain ordre social et de chercher à le transformer.

En général, les mouvements sociaux sont le fait d’une catégorie sociale ou d’une minorité porteuse d’une revendication qu’elle exprime à travers divers moyens d’action comme la grève, les manifestations ou l’occupation de bâtiments…

Dans le cas de la grève des femmes de la Fabrique nationale d’armes de Herstal (FN) de 1966, il est évident que tous les ingrédients sont présents : il s’agit bien d’un groupe particulier, des femmes d’abord et ensuite des ouvrières, se trouvant enfermées dans un rapport de forces au sein d’une entreprise qui leur impose des conditions de travail «exécrables» : lieu, durée, nature, salaire,…

Elles sont porteuses d’une revendication, au départ purement salariale, mais qui va se révéler, au fil du déroulement de la grève, beaucoup plus large et multiforme, touchant à l’égalité salariale, au rapport des sexes, à la hiérarchisation des organes de revendication et de négociation, etc.

Les revendications sont au départ locales (Herstal) et sectorielles (les fabrications métalliques), mais elles vont rapidement toucher la collectivité nationale et même internationale et avoir des répercussions dans tous les secteurs de l’économie.

On peut se demander si la grève des femmes de la FN est politique ou comporte une composante politique fondamentale. À l’origine probablement pas, même s’il existe une forte présence communiste au sein de l’entreprise, mais tout simplement parce que le mouvement démarre sur un ras-le-bol collectif face à des conditions de travail pénibles et mal rétribuées, sur des émotions causées par une condition sociale dégradée, dégradante et sur l’espoir d’une amélioration possible de celles qui sont surnommées femmes-machines, voire même « mamelles de la FN », quand ce n’est pas « putains de la FN ».

La cause première est claire et l’adversaire tout désigné, en l’occurrence l’employeur et la direction de l’entreprise.

Les moyens sont aussi bien identifiés : cesser le travail, ce qui aura pour conséquence de perturber l’activité d’autres ateliers et même d’autres entreprises liées à ce type de production, et de conduire des milliers de travailleurs masculins au chômage, manifester dans la rue pour mobiliser l’opinion publique et les médias et les rassurer sur la justesse de la cause défendue (alors que le concept de salaire d’appoint est souvent mis en exergue pour dénoncer leur action).

Mais au fur et à mesure que le phénomène prendra de l’extension dans l’espace et dans le temps, il se politisera nécessairement, mettant en cause d’autres institutions, à commencer par les syndicats et les mouvements patronaux, et plus tard les pouvoirs publics, qui, quoique absents au départ du mouvement, devront apporter des réponses à des revendications qui ne concernent plus uniquement celles de 3000 ouvrières de la FN. En témoigne le bombardement de questions parlementaires, d’interpellations et de propositions de lois relatives à l’effective mise en place de l’article 119 du Traité de Rome que subit, durant la période de la grève, le ministre du Travail, Léon Servais (PSC).

Au départ d’un affrontement limité à une catégorie de travailleurs dans l’espace d’une communauté locale et dans un face-à-face avec un employeur peu disposé à entendre leurs légitimes revendications, les femmes de la FN parviendront à faire entendre leurs voix en politisant le débat, en l’internationalisant… en créant une arène non institutionnelle.

Dans le cas des femmes de la FN, leur force a été de parvenir à créer un mouvement de sympathie en leur faveur qui leur a ouvert les voies d’autres arènes plus institutionnelles (notamment les syndicats), qui leur ont permis d’obtenir une satisfaction partielle de leurs revendications salariales (2,75 francs au lieu des 3,90 francs réclamés initialement).

Et si cela a été possible, c’est sans doute dû en partie au fait qu’elles ont pris conscience que l’enjeu qu’elles représentaient dépassait de loin leur cas individuel et que la lutte qu’elles menaient était avant tout une lutte collective dont toutes les femmes pouvaient bénéficier. Si l’historiographie de la grève évoque le nom de quelques personnalités comme Jenny Magnée, Charlotte Hauglustaine, Germaine Martens ou Rita Jeusette reconnues en tant que « meneuses », les grévistes forment avant tout un groupe compact auquel elles s’identifient aujourd’hui avec fierté : « J’étais une femme-machine » peuvent-elle enfin clamer après avoir longtemps eu honte, pour une majorité d’entre-elles, de cette étiquette.

Leur détermination et leur solidarité ont permis à d’autres femmes, pas nécessairement ouvrières comme elles, de prendre fait et cause pour leur combat et d’en élargir le périmètre en débordant du cadre un peu étriqué des revendications salariales pour atteindre des questions plus fondamentales d’égalité des salaires, et donc indirectement d’égalité des sexes.

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Lorsque les ouvrières chantaient. Histoire d’une expression culturelle de la protestation de 1966 à 1984

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Nicolas Verschueren (Historien, ULB)

L’histoire est parsemée d’évènements et d’images autour desquels flottent un air de musique, une ritournelle, une chanson. Les sons de la grève des ouvrières de la Fabrique nationale d’armes de Herstal (FN) sont envahis par la présence du thème « Le travail, c’est la santé mais pour cela il faut être payé ». Inspirée de la chanson de variété d’Henri Salvador sortie quelques mois plus tôt, ce qui ressemblait dans un premier temps à un slogan s’est rapidement mué en un chant forgeant une identité collective aux 3 000 ouvrières. À ce titre, les ouvrières de la FN sont les pionnières d’une forme d’expression de la lutte qui connaîtra son apogée une dizaine d’années plus tard.

En effet, la seconde moitié des années 1970 est marquée par l’omniprésence des chants de protestation lors des conflits sociaux et occupations d’usines. Il ne s’agit pas tant ici de souligner la fonction de ces chants dans les conflits sociaux mais d’observer ce que les ouvrières expriment au travers des chants de lutte. Au-delà de leur capacité à créer une identité collective du groupe en lutte et à affermir sa cohésion dans la durée, ces compositions culturelles sont également vectrices de messages qui peuvent transcender les enjeux du conflit en cours. Partant de la grève des femmes de la FN en 1966 et se concluant avec la lutte des ouvrières de Levi’s près d’Arlon en 1984, cet article propose d’analyser la manière dont les chants composés lors des conflits sociaux offrent un éclairage pertinent sur ces évènements, sur les conditions de travail et sur l’engagement des ouvrières dans une lutte qui dépasse l’univers de l’atelier. Les chants utilisés pour cette étude concernent donc principalement des chants composés pour ou par des ouvrières entre 1966 et 1984, soit entre la grève des femmes de la FN et la fermeture de l’usine Levi’s à Arlon, un conflit qui semble sonner le glas des luttes ouvrières propres aux années 1970. Le corpus de chansons retrouvées se compose d’une trentaine de textes dont la plupart ont été écrits dans la seconde moitié des années 1970.

Le chant, source de la parole ouvrière et vecteur de mobilisation

Pour les historien-ne-s, sociologues ou ethnologues, les chants populaires servent de voie d’accès à une partie de la culture populaire. Le chant en tant que source entretient l’illusion d’une expression non médiée du peuple, un discours épuré des récupérations partisanes, une véritable émanation des voix d’en bas[1]. Sans sombrer dans une hypercritique, il convient néanmoins de garder à l’esprit l’implication de chanteurs engagés, de militants ou de syndicalistes dans la composition de ces chants. Bien souvent, le chant part d’un refrain, d’un élément spécifique à la lutte en cours ou d’une revendication pour ensuite être déroulé plus complètement. Ces compositions peuvent dès lors être le fait d’une création collective aiguillonnée par des chanteurs engagés, d’une démarche individuelle d’une ouvrière ou être le résultat du lyrisme d’un de ces chanteurs inspirés par le conflit social. Une fois posé ce constat critique, il est possible d’analyser plus en détail le contenu et la fonction de ces chants. Ces formes culturelles de la protestation apparaissent bien souvent à l’occasion de conflits de longue durée comme ce fut le cas lors de la grève des femmes de la FN en 1966 ou lors des occupations d’usines dans les années 1970[2]. Le chant renforce l’identité du groupe et sa cohésion[3], il devient la « plus belle chanson du moment » pour reprendre le témoignage d’un ouvrier de la région de Charleroi[4]. Cette fonction d’identification s’adresse tant aux individus en lutte qu’au reste de la société. Chanter dans les rues ou enregistrer ces chansons sur des vinyles permet de sortir les mots des ateliers et d’investir une partie de l’espace public. En somme, les ouvrières de la FN avaient ouvert la voie à la réémergence du chant ouvrier qui s’était quelque peu tu après 1945. Pour Michel Guilbert du Groupe d’action musicale (GAM) qui a contribué à de nombreuses créations de chants de lutte dans les années 1970, cette tradition du chant ouvrier avait presque disparu partout en Wallonie à l’exception peut-être de la région de Liège. « Au début, quand on a commencé avec le GAM, il n’y avait personne qui faisait cela. Cela semblait presque incongru, quelque chose qui ne se faisait pas »[5].

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