La coopération socialiste (1872-1983), colonne vertébrale d’un projet de société alternatif ?

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Julien Dohet, historien et administrateur (IHOES)

« La coopérative a été la mère du mouvement associatif socialiste en Belgique »[1] écrit l’historien Jean Puissant. Retour sur cette réalité.

La coopération « à la belge »

Le développement des coopératives à la fin du 19e siècle est un phénomène international dont la création à Londres, le 19 août 1895, de l’Alliance coopérative internationale (ACI) est à la fois un aboutissement et un nouvel élan. L’ACI, qui existe toujours, a comme point d’origine les pionniers de Rochdale. Victor Serwy (qui a notamment été secrétaire de la Fédération des sociétés coopératives belges – FSCB), dit de ceux-ci que : « L’histoire des pionniers de Rochdale (…) est somme toute l’histoire du mouvement coopératif lui-même, non seulement en Angleterre où il est né, mais en Belgique et dans tous les pays. »[2] Influencés par la connaissance de théories socialistes, une poignée de travailleurs du textile de la ville de Rochdale se regroupent pour améliorer concrètement leurs conditions matérielles d’existence, tout en ayant une perspective plus large d’émancipation intellectuelle et de transformation radicale de la société. Ils fondent en 1844 une société coopérative qui pose les principes coopératifs encore appliqués aujourd’hui, à savoir : l’égalité (1 homme = 1 voix), la justice (ristourne liée aux achats et non au capital), l’équité (limitation des dividendes) et la liberté (possibilité de quitter la coopérative).

Illustration représentant l’Alliance coopérative internationale, extraite de l’affiche Histoire d’une coopérative, Gand, [s.d.] (IHOES, coll. aff. 2220).

S’inscrivant dans un contexte international et s’inspirant de cette expérience concrète, le modèle belge va toutefois s’en distinguer en ajoutant une caractéristique qui lui est propre et suscite le débat. Le « patron » du Parti ouvrier belge (POB) Émile Vandervelde souligne cet élément complémentaire quand il évoque le Vooruit, coopérative gantoise qui servira de modèle au mouvement en Belgique : « Il est exact, en effet, que les fondateurs du Vooruit adoptèrent les principes fondamentaux formulés, dès 1844, par les Pionniers et se bornèrent, sauf quelques retouches de détail, à décider que les membres de la coopérative devraient adhérer au Parti Ouvrier et qu’une partie des bonis serait consacrée à la propagande socialiste. Cela suffit, d’ailleurs, pour engager la coopération belge dans des voies entièrement nouvelles »[3]. Cette voie nouvelle s’incarne dans la structure coopérative et son maillage de magasins et de maisons du peuple qui forment l’ossature d’un mouvement ouvrier centré sur le parti.

Colonne vertébrale du socialisme belge

En Belgique se produit un mouvement dialectique : d’une part, une auto-organisation des travailleurs afin de répondre à des besoins concrets immédiats et, d’autre part, une influence théorique de bourgeois liés au mouvement utopiste[4]. L’Association fraternelle des ouvriers tailleurs, fondée à l’initiative de Nicolas Coulon à Bruxelles le 16 avril 1849, est la première coopérative de production. Elle est rapidement suivie par d’autres coopératives, majoritairement de production, qui ont toutefois une existence éphémère. Dès 1854, il ne reste déjà presque plus aucune de ces diverses initiatives. La brève existence de l’Association internationale des travailleurs (AIT)[5] en Belgique, déterminante sur d’autres aspects, aura un impact quasi nul en matière de coopératives.

Le 18 mai 1873, la Belgique se dote d’une loi sur les coopératives. Elle offre la possibilité à nombre de structures commerciales très éloignées des principes de Rochdale de prendre ce statut juridique. Elle permet ainsi aux coopératives, en tant que l’une des branches du mouvement socialiste, de disposer d’un statut juridique, tandis que parti et syndicat demeurent des associations de fait. Ce statut juridique permet notamment au mouvement socialiste d’acquérir des bâtiments. Ce seront les maisons du peuple, à l’importance déterminante. « Dans la création d’une maison du peuple, l’objectif alimentaire et festif prévaut : améliorer l’alimentation de l’ouvrier dans un premier temps ; développer une stratégie d’implantation à proximité du consommateur dans un deuxième temps et organiser les loisirs ouvriers. La fonction éducative est plus discrète (…). Mais ce qui distingue les maisons du peuple (…), [c’est] qu’elles apparaissent comme des conquêtes, comme des lieux d’indépendance et de maturité, loin du rapport infantilisant de domination patronale, comme des constructions autonomes, des possessions autogérées, comme des bastions de solidarité et de dignité nés du sentiment de se réunir pour faire du pain, boire de la bière, s’amuser librement et en définitive ne pas être exploité »[6]. Dès le départ, la maison du peuple est conçue comme un ensemble très large permettant d’accueillir et de développer l’ensemble des activités des organisations et mouvements liés au POB. Son processus de construction ou d’achat implique les coopérateurs, y compris dans les travaux à réaliser.

Illustration extraite de l’affiche Histoire d’une coopérative, Gand, [s.d.] (IHOES, coll. aff. 2220).

Il faut attendre le dernier quart du 19e siècle pour que le mouvement coopératif prenne vraiment son essor en Belgique, avec une phase de développement exponentielle, qui sera toutefois stoppée provisoirement par la Première Guerre mondiale. Si elle n’est pas forcément la première, celle du Vooruit à Gand, fondée en 1880, sert de modèle dans le monde socialiste belge[7]. Comme le dit Émile Vandervelde, toutes les sociétés coopératives socialistes « (…) contribuent à la propagande socialiste en payant les affiliations de leurs membres au Parti et en mettant gratuitement des locaux à disposition des syndicats et des groupes politiques. (…) Il n’est pas douteux que le succès des coopératives belges du type Vooruit ait été pour beaucoup dans le revirement qui s’est produit en faveur de la coopération dans les milieux socialistes, vers la fin du siècle »[8]. L’historien Jean Puissant souligne combien l’aide à la grève dans le Borinage lors de la révolte de 1886 marque fortement les esprits et « explique, en partie du moins, le ralliement des ouvriers de la grande industrie wallonne (fer, charbon, verre) à la lutte politique, à la revendication du suffrage universel et au POB (…). En Wallonie, ce développement spectaculaire sauve même le POB d’une disparition totale en raison d’une scission entre pragmatiques arc-boutés sur les grandes boulangeries coopératives et impatients pour qui la grève générale doit rapidement amener la constitution d’une république à préoccupation sociale. De la république ou de la boulangerie, c’est cette dernière qui l’emporte et ce succès permet au POB de s’affirmer comme seul représentant légitime de la classe ouvrière et de mener le combat politique en son nom »[9].

Cette interpénétration des différentes organisations économiques et sociales est présente dès la naissance du Parti ouvrier belge survenue peu avant, en avril 1885, celui-ci étant créé à l’initiative de groupes politiques socialistes, mais aussi de syndicats, mutuelles et coopératives. La situation est telle qu’après seulement une dizaine d’années, en 1898, les députés socialistes Jules Destrée et Émile Vandervelde peuvent écrire : « Ce sont les coopératives qui fournissent au Parti Ouvrier la majeure partie de ses ressources, sous forme de cotisations, de subsides en cas de grève, de souscriptions en faveur de la presse socialiste et des autres œuvres de propagande (…). De même qu’il y a des curés, dans chaque village, pour la diffusion des idées catholiques, de même il y a des employés des coopératives, dans chaque centre industriel, pour la propagation des principes socialistes »[10].

De l’incarnation de la modernité à la ringardise

À sa création, dans le dernier quart du 19e siècle, le modèle de la coopérative tel qu’il s’est développé en Belgique incarne la modernité : « Le magasin d’un particulier est au magasin coopératif ce qu’est la diligence aux chemins de fer », estime ainsi le futur député socialiste Louis Bertrand en 1893[11]. Il en sera ainsi durant tout le début du 20e siècle, les années d’entre-deux-guerres marquant l’apogée du mouvement coopératif alors que le socialisme belge se renforce, participant au gouvernement belge, où il concrétise une série de ses revendications historiques. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, contrairement au syndicat, le mouvement coopératif socialiste ne connaît pas de réel débat sur l’indépendance vis-à-vis du parti et tranche même rapidement contre cette indépendance. La coopérative demeure donc un lieu central de la sociabilité du parti et le contrôle du Parti socialiste sur les coopératives reste entier.

BERTRAND L., Almanach des coopérateurs belges, Bruxelles, 1894, page de couverture (IHOES, coll.).

Alors que les coopératives regroupent encore plus de deux millions de personnes, les années 1960, sont marquées par des difficultés qui ne feront que s’accentuer les vingt années suivantes. Commercialement dépassé par le développement des grandes surfaces en libre-service souvent situées en périphérie des villes, le mouvement coopératif voit ses caisses de solidarité rendues obsolètes par la création de la sécurité sociale. Cette dernière est l’une des plus importantes réalisations du mouvement ouvrier belge ; elle universalise dans un service public ce que les coopératives avaient mis en place en leur sein pour leurs affiliés. On constate que les coopérateurs sont de moins en moins actifs, ayant perdu beaucoup de leur marge de manœuvre à la suite des centralisations successives. Les carences au niveau de l’entretien des bâtiments ont pour conséquence une diminution de la location des salles de réunion, y compris de la part des autres structures socialistes. Les coopératives subissent par ailleurs un désintérêt croissant de la part du parti qui, parfaitement intégré dans tous les rouages de l’État et privilégiant la logique de service public à la logique associative, délaisse une structure dont il juge ne plus avoir besoin. La situation ne cesse de se détériorer. Malgré les diverses tentatives de rationalisation, de regroupement… les fermetures se multiplient. En 1983, l’expérience est définitivement arrêtée avec, dans certains endroits, des volontés de sauvegarder le patrimoine immobilier. Ne restera que Febecoop[12].

Vers une autre société ?

Le modèle coopératif socialiste vise à concrétiser, dans l’ici et le maintenant, l’utopie socialiste d’un monde nouveau fonctionnant sur d’autres bases que le système capitaliste : « [La coopérative] apparaît (…) comme une sorte de réalisation embryonnaire du socialisme, qui prépare les esprits à concevoir un ordre social très différent du régime capitaliste actuel »[13], écrit Émile Vandervelde en 1902. Il nuance toutefois son affirmation quand il évoque l’appareil productif, car « la différence n’est pas très grande, et l’on doit prévoir qu’avec la meilleure volonté du monde, elle ne pourra jamais être très grande : les fabriques socialistes, en effet resteront soumises aux lois de la concurrence et auront pour concurrentes des entreprises capitalistes plus favorisées qu’elles »[14]. Le modèle de production adossée à la consommation est donc prôné par le POB avec une logique de concentration qui se veut tout à la fois horizontale (par la multiplication des produits vendus dans les magasins coopératifs et par la densification du réseau de ceux-ci) et verticale (par la volonté de contrôler l’ensemble de la chaîne de production). Ainsi, Edouard Anseele, député socialiste et principal fondateur et dirigeant du Vooruit décrit celui-ci comme « une citadelle, établie par les socialistes et d’où ils bombardent la classe bourgeoise à coups de tartines et de pommes de terre ».

Illustration tirée de la brochure promotionnelle La boulangerie coopérative de Huy, Liège, Les Éditions Biblio, [ca 1950-1960] (IHOES, coll.).

Un autre argument que l’on retrouve dans la littérature socialiste est le fait que c’est à l’État de réguler la production. Ainsi Louis Bertrand affirme que « la meilleure forme de production serait celle faite par les pouvoirs publics. Socialiser la production nous semble ce qu’il y a de plus pratique, de plus durable et de meilleur »[16]. Enfin, se pose aussi la question de l’application du projet socialiste aux conditions de travail et de rémunération du personnel des coopératives, ainsi qu’aux relations sociales internes, l’ensemble pouvant remettre en cause la rentabilité des coopératives.

Conclusion

Leurs puissances financière et logistique font des coopératives socialistes l’élément central du développement du socialisme belge. C’est à la maison du peuple, incarnation physique de la coopérative dans le paysage urbain, que les militant.e.s se réunissent, font du sport, écoutent des conférences, assistent à des spectacles, participent à des meetings, lisent les ouvrages de la bibliothèque, font leurs achats pour se nourrir et se vêtir, reçoivent des indemnités (en cas de naissance, de grève, d’accident, etc.). C’est la coopérative qui imprime les affiches électorales du parti, dont elle assure l’essentiel du financement. C’est elle qui soutient aussi logistiquement les mouvements de grève. L’émancipation des travailleuses et travailleurs portée par les coopératives est donc à la fois matérielle et intellectuelle. De surcroit, le mouvement coopératif se considère comme une alternative concrète au capitalisme et comme une manière d’en venir à bout par son caractère exemplatif et par l’extension progressive de son modèle économique. De manière générale, le mouvement socialiste belge, et particulièrement dans sa dimension profondément réformiste, ne peut donc se comprendre sans une connaissance de sa composante coopérative.

Pour aller plus loin : autres travaux de l’auteur en lien avec ce sujet

      • « Les maisons du peuple, lieux de sociabilité pour les femmes au sein du mouvement coopératif socialiste », Les cahiers du CPTM, n° 2 : Matrimoine. Quand des femmes occupent l’espace public, 2021, p. 143-154.
      • Itinéraire d’une citoyenne dans les instances de la coopération socialiste. Parcours militant de Gisèle Dantinne-Paffen, de 1946 à 1981, Seraing, IHOES, 2020/3 (Les études de l’IHOES), https://www.ihoes.be/PDF/Etude2020_3_v4.pdf.
      • Le mouvement coopératif : histoire, questions et renouveau, Bruxelles, 2018 (Courrier hebdomadaire du CRISP, n°2370-2371).Présentation en ligne de cette étude 2018 de l’IHOES sur https://www.ihoes.be/publications/etudes/?edp_id=27.
      • « Les coopératives de production au service des coopératives de consommation : le cas de la coopération socialiste en Belgique (1872-1983) », Les Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 155, décembre 2022, p. 39-56.
      • Dis, c’est quoi une coopérative citoyenne ?, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 2023. Présentation en ligne de cette étude 2023 de l’IHOES sur https://www.ihoes.be/publications/etudes/?edp_id=39.

Notes
[1] PUISSANT J., « La coopération en Belgique. Tentative d’évaluation globale », Revue belge d’histoire contemporaine no XXII, 1991, p. 59.
[2] HOLYOAKE G., Histoire des équitables pionniers de Rochdale, Gand, Volksdrukkerij, 1923, p. 2.
[3] VANDERVELDE É., La coopération neutre et la coopération socialiste, Paris, Félix Alcan, 1913, p. 3-4.
[4] Le mouvement utopiste promeut une idéologie réformiste. Il a pour objectif de transformer la société capitaliste par le biais d’initiatives issues de communautés organisées de travailleurs, de travailleuses et de membres de la bourgeoisie. Il intègre des modèles de communautés très variables
[5] L’AIT est le nom officiel de la Première Internationale (1864-1876). Celle-ci incarne une solidarité internationale des organisations ouvrières et vise à porter des revendications communes au-delà des frontières.
[6] BRAUMAN A. et BUYSSENS B., « Voyage au pays des maisons du peuple », dans Architecture pour le peuple. Maisons du peuple. Belgique, Allemagne, Autriche, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Suisse, Bruxelles, Archives d’architecture moderne, 1984, p. 34.
[7] Créée en 1872 par des ouvriers membres de l’AIT, la coopérative de Jolimont est antérieure à celle du Vooruit.
[8] VANDERVELDE É., La coopération neutre…, p. 69.
[9] PUISSANT J., « La coopération en Belgique… », p. 44-45.
[10] DESTRÉE J. et VANDERVELDE É., Le socialisme en Belgique, Paris, Giard et Brière, 1898, p. 47.
[11] Bertrand L., La coopération, Bruxelles, Charles Rozez, 1893, p. 152.
[12] Febecoop se présente aujourd’hui comme « une plateforme intersectorielle d’entreprises et d’associations qui partagent la volonté de développer une économie respectueuse de l’homme et de son environnement, axée sur l’utilité et l’équité sociales, au moyen d’entreprises organisées sur base des valeurs, de l’éthique et des principes coopératifs ». FEBECOOP WALLONIE-BRUXELLES, Qui sommes-nous ?, https://wallonie-bruxelles.febecoop.be/qui-est-febecoop/#:~:text=Febecoop%20est%20une%20plateforme%20intersectorielle,%C3%A9thique%20et%20des%20principes%20coop%C3%A9ratifs, page consultée le 15 décembre 2023.
[13] VANDERVELDE É., Préface, dans BERTRAND L., Histoire de la coopération en Belgique. Les hommes, les idées, les faits, tome 1, Bruxelles, Dechenne et Cie, 1902, p. IX.
[14] VANDERVELDE É., La coopération neutre…, p. 159.
[15] Cité dans VAN DEN HEUVEL J., Une citadelle socialiste, le Vooruit de Gand, (extrait de La réforme sociale), Paris, Secrétariat de la société d’économie sociale, 1897, p. 3.
[16] BERTRAND L., La coopération…, p. 57.

Pour citer cet article

DOHET J., « La coopération socialiste (1872-1983), colonne vertébrale d’un projet de société alternatif ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°22 : L’économie sociale en Mouvement(s), décembre 2023, mis en ligne le 20 décembre 2023, https://www.carhop.be/revuescarhop/