Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)
L’émergence au sein de l’insertion socioprofessionnelle
« Actions intégrées de développement » (AID) est le nom de famille d’un réseau de Centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) implantés en Wallonie et à Bruxelles, et appartenant au périmètre des ASBL, entreprises et activités du Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Les CISP fonctionnent selon deux méthodes pédagogiques. La première comprend de larges séquences de participation à des activités économiques et commerciales, sur chantier et en atelier, la formation pratique s’organisant principalement sous le mode du compagnonnage. En Wallonie, on la nomme « Entreprise de formation par le travail » (EFT), et à Bruxelles « Atelier de formation par le travail » (AFT). Elle ne s’est pas toujours appelée comme cela : la formule a d’abord existé sous la dénomination « Entreprise d’apprentissage professionnel » (EAP). La seconde méthode est sous un mode de formation plus classique. Elle a longtemps été labellisée « Organisme d’insertion socioprofessionnelle » (OISP) en Wallonie (dénomination encore actuelle à Bruxelles), avant d’être rebaptisée « DéFI », acronyme de « Démarche formation insertion » (à ne pas confondre avec le parti politique). La principale caractéristique des CISP est d’accueillir des personnes à ce point éloignées du marché de l’emploi, le plus souvent parce que faiblement scolarisées, que les autres offres de formation leur sont inaccessibles. Pour obtenir l’agrément par une des Régions, il faut être ASBL ou CPAS.
Le réseau AID actuel et ses publics en quelques chiffres En 2022, le réseau AID comptait 24 associations, dont 19 en Wallonie et 5 à Bruxelles. Les activités cumulaient 10 EFT, 1 AFT, 12 DéFI et 4 OISP (certains CISP cumulent 2 situations, par exemple EFT et DéFI). Ensemble, les activités ont mobilisé 1 749 stagiaires pour 799 115 heures de formation. Le public féminin a été majoritaire à 59 %. Mais cela camoufle cependant une grande variation : elles sont surtout très majoritaires dans les DéFI/OISP (68 %), alors qu’elles sont minoritaires dans les EFT/AFT (33 %). C’est vraisemblablement lié au fait que nombre de filières EFT sont toujours réputées « masculines » (métiers de la construction, horticulture…) : ça ne bouge que lentement. Pour ce qui est des niveaux de formation à l’entrée : 25 % n’ont tout simplement aucun diplôme, pour 19 % au maximum le CEB, 19 % le CES2D, 12 % le CESS, 2 % un diplôme de l’enseignement supérieur tandis que 23 % sont titulaires d’un diplôme ou certificat non reconnu en Belgique. Autre angle d’approche encore : 42 % des stagiaires étaient sous statut de chômeurs complets indemnisés, pour 30 % relevant d’un CPAS et 28 % de personnes sans revenu car à charge d’une autre personne. Lorsque ceux qui terminent la formation sortent, c’est pour un débouché immédiat pour 50 % d’entre eux, soit sous la forme d’un emploi (17 %) soit sous celle de l’entrée dans une formation plus qualifiante (33 %). Ceci a valeur de photographie pour une année précise, mais si on vérifie les données pluriannuelles, on observe une relative stabilité depuis dix ans[1]. |
Une naissance sous tensions
Aujourd’hui, les AID représentent une des activités importantes du MOC. En interne, on n’enregistre aucune contestation quant à la légitimité de l’action. Mais, il n’en a pas toujours été le cas ! Au début, il a fallu beaucoup de volontarisme au milieu d’hostilités déclarées. Ce que les AID ont lancé n’était pourtant pas isolé : plein d’autres initiatives plus ou moins similaires se développaient ailleurs dans les espaces belges, et avaient aussi à subir méfiances et critiques. Un processus de regroupements s’est mis en place, en sorte de s’épauler les uns les autres, se défendre face à l’adversité, se construire en interlocuteur collectif suffisamment efficace que pour devenir apte à négocier sa situation et parvenir à l’institutionnalisation du secteur par la voie de décrets régionaux. Seulement voilà : ayant à se défendre des nombreuses critiques internes au MOC, les AID ont joué la carte de la dissociation : « Non, non, ne nous confondez pas avec les autres à l’égard desquels les critiques sont justifiées ; nous sommes autre chose, nous fonctionnons différemment ». Par le fait même, en même temps qu’elles étaient en difficulté en interne MOC, les AID s’isolaient de leurs homologues associatives : une double fragilité ! De longues années de travail ont été nécessaires pour conforter les initiatives locales du réseau, en les professionnalisant, en conquérant une pleine légitimité au sein du MOC et en sortant de l’isolement par l’intégration dans les collectifs sectoriels, que sont aujourd’hui l’Interfédération des CISP lorsqu’il s’agit de la Wallonie, la FEBISP (Fédération bruxelloise de l’insertion socioprofessionnelle) lorsqu’il s’agit de Bruxelles-Capitale et la FESEFA (Fédération des employeurs des secteurs de la formation des adultes) lorsqu’il s’agit d’être interlocuteur dans les relations collectives (participer au « banc des employeurs » dans la commission paritaire 329, celle des secteurs socio-culturels et sportifs)[2].
Le propos qui suit est une mise en récit, qui ne racontera pas « tout » ce qu’il serait possible d’écrire sur l’histoire des AID, mais se centrera sur l’éclaircissement du « mystère des origines », les relations compliquées avec le MOC, et jusqu’au moment où « ça (c’est-à-dire la légitimité) a été gagné », une période de presque 20 ans – soit le temps d’une génération. Cette trajectoire n’est compréhensible qu’à la condition de donner des indications sur le contexte général dans lequel cela s’est inscrit. Il s’agira aussi de décrire le collatéral de la bagarre interne au MOC : le piège de l’isolement à l’égard des pairs dans lequel se sont retrouvées les AID, et la façon dont elles sont parvenues à en sortir.
Une histoire étroitement liée aux réformes de l’État
L’histoire ici racontée est concomitante aux profondes réorganisations du fonctionnement de l’État belge, par transferts successifs de compétences de ce qu’on a d’abord appelé « État central » (depuis lors requalifié « État fédéral »), vers les Communautés et les Régions. S’y sont ajoutés des transferts d’exercice de compétences de la Communauté française vers la Région wallonne d’une part, la Commission communautaire française (COCOF) en Région de Bruxelles-Capitale d’autre part[3]. Entretemps encore, la Région wallonne s’est rebaptisée « La Wallonie » et la Communauté française « Fédération Wallonie – Bruxelles »[4]. Cela introduit de la complexité dans l’exposé : les interlocuteurs politiques du secteur ont bougé au fil du temps : au début de la décennie 1980, il s’agissait principalement la Communauté française ; en fin de période on traite prioritairement avec les Régions et la COCOF, parce que, en 1994, l’exercice de la compétence de formation a glissé de l’une aux autres. De même, en début de période, un unique service public centralisé, l’Office national de l’emploi (ONEM), organisait tout aussi bien le contrôle des chômeurs et chômeuses que leur placement, un service de formation professionnelle et un autre d’orientation. Tout cela est désormais la mission du FOREM pour la région de langue française en Wallonie, mais ventilé entre ACTIRIS et Bruxelles-Formation en Région Capitale, étant entendu que l’ONEM reste en piste comme gestionnaire de l’assurance-chômage, compétence fédérale ! Expliquer cela a fonction d’avertissement : on va essayer de ne pas trop s’embrouiller au profit d’un déroulé qu’on espère fluide, mais on ne peut pas garantir qu’on y arrivera à tous les coups de la façon la plus optimale.
Nature du récit, atouts et limites Le récit relève du registre du témoignage réflexif. L’auteur a eu une trajectoire personnelle de 25 ans dans le secteur ISP, sous diverses fonctions. Il ne faut dès lors pas confondre le propos avec un travail d’historien au sens strict du terme : les souvenirs personnels sont largement mobilisés ; ils font l’objet d’une reconstruction a posteriori qui, d’une certaine façon, tend à donner un sens à l’histoire. Ce qui est un atout pour l’interprétation et la compréhension comporte cependant son lot de risques en retour. Par exemple laisser croire qu’à tout moment ledit sens a été clair pour tous les acteurs impliqués : il ne l’a pas été, il y a aussi eu incertitudes et tâtonnements, sauf sans doute sur les grands principes directeurs qui ont servi de boussole. Par ailleurs, qu’il y ait un côté auto-justificateur au récit peut difficilement être nié. Pour atténuer ces faiblesses évidentes, et sans doute difficilement évitables quand on est dans le registre du témoignage, le récit cherche à appliquer quelques-uns des principes de la démarche réflexive, celle où, en quelque sorte, l’acteur prend son action comme objet de recherche, en contextualisant, en décrivant le plus factuellement possible, et en posant que la formulation d’une hypothèse ne vaut jamais démonstration. On est dans la description d’actions, menées par des acteurs, qui disposent de marges de manœuvre plus ou moins grandes, qui les utilisent ou pas, bien ou non, qui peuvent produire des réussites tout autant que des effets différents ou contraires aux intentions de départ : d’évidence, la réflexivité est influencée par les cadres de la sociologie, en particulier l’analyse institutionnelle, la sociologie des organisations et celle des mouvements sociaux. Ainsi, à défaut de faire travail d’historien.ne, espère-t-on pouvoir fournir du matériel utilisable par les historien.ne.s. |
Le chaudron des années 1980
Crise socioéconomique et perspectives
L’époque était chaude en initiatives et évolutions institutionnelles de toutes sortes. Pour faire face à la crise économique, en particulier à l’explosion du chômage, une forme de consensus existait pour considérer qu’une grande partie de la solution passait par une meilleure formation des personnes, que ce soit dans une perspective de reconversion pour celles qui étaient dans un emploi menacé ou de meilleur niveau pour les jeunes. En tout état de cause, l’observation majeure était que plus et mieux la personne était diplômée, moins elle courait de risque de s’enliser longuement dans le chômage. Deux lignes ont alors été explorées pour améliorer la formation, l’une dans le domaine de l’enseignement, l’autre dans l’accompagnement des chômeurs et chômeuses. En réalité, à situation égale du marché de l’emploi (ce qu’il n’est jamais, mais posons l’hypothèse), agir sur la formation des personnes revient plus à améliorer leur compétitivité qu’à résoudre le problème fondamental du manque d’emplois suffisants : ce sera la grande critique générique adressée par certains observateurs et observatrices. Notre point de vue est que la critique est justifiée, mais qu’elle mérite qu’on y introduise au moins de la nuance. Car, en effet, la formation peut trouver du sens en elle-même : remobilisation de personnes ; réintégration dans un groupe de sociabilité ; par l’effet du groupe, entrée dans de nouveaux projets qui, à défaut d’emploi, permettent de mieux vivre ou participent de la cohésion sociale ; si on se place dans une logique d’éducation permanente, on muscle les capacités à l’investissement citoyen. D’autre part, la formation, dans une certaine mesure, peut aussi impacter le marché de l’emploi et l’économie, en facilitant des ajustements de personnes à des fonctions disponibles inoccupées ; de façon plus indirecte, elle peut susciter des vocations à l’entrepreneuriat.
Côté enseignement et formation initiale
La réforme phare date de 1983 : on a fait monter l’obligation scolaire de 14 à 18 ans[5]. En même temps, les responsables se rendaient bien compte que les gamins qui quittaient l’école à 14 ans n’étaient pas ceux qui feraient les plus hauts bons de joie à une prolongation de 4 ans ! La formation en alternance des Allemands jouissait d’une excellente réputation : elle a inspiré l’idée d’offrir une possibilité de formation en alternance comme alternative à l’enseignement à temps plein à partir de 15 ans, au sein de « Centres d’enseignement à horaire réduit » (CEHR), créés dès 1984[6]. On peut concevoir qu’une alternance entre l’école et une formation concrète à temps partiel en entreprise puisse déboucher sur une qualification équivalente à celle acquise dans un enseignement à temps plein, mais il y a des conditions : par exemple que l’apprentissage de la mécanique garage en entreprise fasse l’objet d’un vrai programme qui ne soit pas limité au balayage de l’atelier et au service à la pompe (à l’époque, c’étaient encore des pompistes qui prestaient en lieu et place de l’automobiliste). Encore fallait-il trouver de tels bons stages en entreprise ! Or, les temps étaient à la débandade ! L’alternance s’est donc massivement résumée à une alternance entre l’école et le chômage. Nommé « enseignement à horaire réduit », le dispositif a aussitôt constitué un échelon supplémentaire dans le processus de relégation scolaire !
Quelques années auparavant, c’est-à-dire fin de la décennie 1970, Émile Creutz, directeur du CIEP (le Centre d’information et d’éducation populaire, le service d’éducation permanente du MOC) et plusieurs acteurs de l’enseignement libre catholique avaient consacré une énergie considérable à construire et défendre un projet de réforme de l’enseignement professionnel, rebaptisé « humanités professionnelles », précisément pour qu’il cesse d’être une filière de relégation. Dans la foulée, ils avaient poussé quelques expériences pilotes dans des écoles professionnelles bruxelloises libres catholiques en milieux populaires et marquées par la diversité[7]. On ne peut pas dire que les Centres d’enseignement à horaire réduit (CEHR) correspondaient parfaitement à l’espérance des promoteurs des « humanités professionnelles », ni à celle des acteurs des expériences pilotes ! Le dépit était grand, mais peu importe : tous ces mêmes acteurs ont recyclé leur énergie en tentant d’accompagner au mieux le nouveau dispositif, de l’intérieur pour ceux qui étaient salariés de l’enseignement catholique, en partenaires extérieurs pour les autres (MOC, Conseil de la jeunesse catholique – CJC, CSC, Centres PMS).
Assez paradoxalement, comme on était de toute façon dans du neuf et une assez totale absence de programme, toute personne appréciant se retrouver dans l’instituant trouvait matière à une certaine excitation mobilisante ! Mais cela n’allait pas sans tensions, parce qu’avec des centaines de personnes impliquées sans trop de cadre, ça partait dans tous les sens, avec, au bout d’un temps, un clivage assez net entre ceux qui visaient la mise en place d’une excellence dans la qualification professionnelle, en gardant l’ambition d’une vraie formation en alternance (avec un bon statut pour les jeunes en stage) et d’autres qui, prenant acte de la grave pénurie d’offres de stages en entreprises, trouvaient qu’on ne pouvait pas pour autant abandonner toutes celles et tous ceux qui étaient sans stage. Autrement formulé, le clivage se jouait entre « insertion professionnelle » et « insertion sociale ». En réalité, il ne s’agissait pas de choisir entre l’un ou l’autre mais de faire l’un et l’autre : c’est la position qu’a fini par défendre le secrétariat général de l’enseignement secondaire catholique[8], et ce n’était que de bon sens, à tel point qu’il s’est grosso modo agi de la solution finalement généralisée dans le réseau. Dans l’intervalle, le clivage s’était immiscé entre la CSC et le MOC. Les Jeunes CSC avaient en effet construit un ambitieux modèle d’alternance, le « 2 x 20 heures », à comprendre comme : une semaine de 20 heures de formation scolaire et 20 heures de formation en entreprise durant lesquelles les jeunes impliqués disposaient d’un vrai statut. Ils le défendaient avec conviction tandis que leurs collègues du MOC assumaient la situation de large pénurie de stages d’alternance disponibles pour les élèves : ils contribuaient dès lors à monter des initiatives de CEHR qui pouvaient être très éloignées des perspectives 2 x 20 heures.
Les CEHR : une suite à l’histoire Il y a une suite à l’histoire des CEHR que nous n’avons évoquée ici que pour contextualiser l’origine des AID. Dès 1987, les CEHR ont été autorisés à élargir leur public aux 18-25 ans à condition que ces derniers aient conclu préalablement un contrat d’apprentissage industriel[9]. En 1991, le dispositif est plus formellement institutionnalisé[10]. À cette occasion, il change de nom au profit du plus positif « Centre éducatif et de formation en alternance » (CEFA) : il s’agit toujours de la dénomination actuelle. En 1998, un Contrat d’insertion socioprofessionnelle, plus souple, se substitue au contrat d’apprentissage industriel[11]. Enfin, en 2001, le système sort d’une ambiguïté : on parle désormais « d’enseignement » en alternance en bannissant la notion de « formation ». Ce faisant le dispositif devient explicitement partie prenante de l’enseignement, donc légitime à présenter une voie alternative pleinement valide à l’enseignement de plein exercice[12]. Pour les CEHR de son réseau, l’enseignement libre catholique a énormément investi en énergie et créativité, en veillant à associer largement des partenaires de sa sphère d’affinité. C’est dans ce cadre que l’auteur a participé au groupe d’encadrement local (en le présidant pendant quatre ans) du CEHR/CEFA attaché à l’Institut technique de Namur (ITN), de 1988 à 1995, au titre de représentant de la fédération du MOC de Namur. Identiquement, il a représenté le MOC national dans le Groupe national d’encadrement de la formation en alternance (ASBL GNEFAL), de 1988 jusqu’à sa mise en liquidation en septembre 2009. Le GNEFAL a été une structure précieuse pour accompagner et cadrer la période instituante. Lorsque les choses sont devenues plus instituées, elles sont aussi devenues plus verrouillées : le GNEFAL a perdu une bonne part de ses capacités à mobiliser des partenaires externes à l’enseignement. Les changements de générations et de responsables chez les uns et les autres ont vraisemblablement aussi joué un rôle dans le processus d’extinction. |
Côté accompagnement des chômeurs et chômeuses
Les temps étaient aussi à certains énervements syndicaux sur l’accompagnement des chômeurs et chômeuses. En particulier, des critiques étaient formulées à l’égard de la formation professionnelle ONEM. Il était notoire qu’y passer améliorait la position du demandeur d’emploi. Les files d’attente s’y sont allongées. Pour certains métiers, démesurément : on pouvait attendre trois ans entre l’inscription et l’entrée effective en formation. Pour gérer le problème, l’ONEM a mis en place des tests qu’il fallait préalablement réussir. La mécanique emportait comme effet que la statistique de mise à l’emploi à la sortie de formation en était d’autant plus favorable que c’étaient de toute façon les meilleurs qui étaient sélectionnés. Il semblerait – ici l’auteur répercute ce dont il se souvient d’une mémoire orale captée à l’époque – que des interpellations aient été faites au comité de gestion de l’ONEM à partir du banc syndical[13]. Sans grand succès opérationnel. Ce serait cela (conditionnel) qui aurait amené certains acteurs locaux à monter, fin des années 1970-début des années 1980, quelques initiatives de formation dites de « mise à niveau des connaissances », ou de « remise à niveau » : les deux notions n’ont pas tout à fait le même sens – à notre connaissance, ça n’a jamais été tranché –, mais il était clair cependant que le niveau visé était la réussite du test d’entrée en formation professionnelle ONEM. En particulier, quatre associations se sont coalisées à partir de Charleroi (Formation pour l’université ouverte de Charleroi – FUNOC), Liège (Canal Emploi), Namur (Radio télévision animation – RTA[14]) et Bruxelles (Association pour le développement, l’emploi, la formation et l’insertion sociale – DEFIS). Elles avaient en commun d’être le produit des deux branches coalisées du mouvement ouvrier, la socialiste et la chrétienne.
La bande des quatre En front commun, la FGTB et le MOC créent la FUNOC en 1977, à Charleroi. Elle est toujours bien vivante aujourd’hui, et est d’ailleurs le CISP le plus important de Wallonie en nombre de stagiaires accueillis. La même année, les services de formation des deux principaux syndicats du pays, auxquels s’associait l’Université de Liège, lançaient Canal Emploi à Liège. D’abord conçu comme projet de télévision locale communautaire, avec des perspectives de formation à distance par l’intermédiaire de l’outil audiovisuel, les choses ont rapidement évolué en sorte d’y adjoindre des groupes de stagiaires dits « en préformation ». Ne cherchez plus cette ASBL : elle a disparu en 1989 – de ce qu’on en a capté à l’époque, de toute évidence les relations entre partenaires y ont été beaucoup plus rugueuses qu’à Charleroi. Une « petite sœur » aux deux grands s’est ensuite ajoutée : RTA, à Namur. Créée un peu plus tôt (1975) autour d’un projet d’animation audiovisuelle par télévision locale, l’ASBL, à nouveau une coopération FGTB-MOC, s’est ensuite donné les moyens d’à son tour développer des formations de mise à niveau pour demandeurs et demandeuses d’emploi faiblement scolarisés ; nous étions en septembre 1981. L’auteur des présentes lignes a été recruté pour coordonner ce dispositif spécifique, en compagnie de Claude Hardenne, l’un (l’auteur) labellisé MOC, l’autre FGTB. Beaucoup plus modeste que la FUNOC, auprès de laquelle a été cherchée une partie de l’inspiration[15], l’ASBL existe toujours comme CISP désormais spécialisé dans la formation à des métiers de l’audiovisuel[16]. Puis est venu Bruxelles. Une série d’initiatives locales de formation, dont certaines ayant déjà dix ans d’existence au compteur, se sont donné une plateforme commune avec les syndicats, le MOC, l’ULB et l’UCL : DEFIS (à ne pas confondre avec les Défi wallons, ni le parti politique !). Dès 1982, cette plateforme est rapidement montée en puissance dans la capitale et dans une coordination qui se faisait désormais à quatre : FUNOC, Canal Emploi, RTA et DEFIS. Il ne faut pas croire que tout le monde était sur la même ligne : dans les faits, les groupes locaux bruxellois, vu leur diversité et les publics avec lesquels ils travaillaient étaient sur une ligne affirmée « priorité à l’insertion sociale », les Liégeois quant à eux se voulaient acteurs du développement de la formation à distance, tandis que la FUNOC offrait des stages de formation aux contenus plus cadrés et tenait à s’inscrire dans une perspective de développement local. De son côté, RTA faisait un peu peur à tout le monde en testant la pédagogie du projet avec ses publics : c’était déstabilisant, y compris d’ailleurs pour ses formateurs, avec un côté « ligue d’impro », au nom de la réponse aux besoins et demandes exprimés par les groupes. Certes, la pédagogie du projet coexistait avec des contenus construits, mais il ne faut pas s’en cacher : avec les projets, de brillantes réussites ont coexisté avec l’un ou l’autre ratage complet. C’est un autre récit à faire…[17] |
La « bande des quatre » a rapidement pris acte de deux réalités.
- La première : la redécouverte de l’analphabétisme et la prise de conscience de son caractère massif. Le front commun FGTB-MOC s’est emparé de la question de façon très volontariste : dès 1983, il a lancé le réseau Lire & Écrire. Même si DEFIS a opté pour la dissolution quelques années plus tard, il faut mettre à son crédit un investissement très dynamique au profit du projet Lire & Écrire.
DEFIS, l’alpha, la FEBISP L’investissement sur l’action d’alphabétisation a été facilité par l’évidente complicité entre le socialiste Alain Leduc et le « mociste » Daniel Fastenakel. Elle n’était pas que dynamique : aussi d’une redoutable intelligence politique. Ainsi la FGTB namuroise n’était-elle pas très enthousiaste du projet Lire & Écrire : Alain Leduc a été déterminant en coulisses pour la faire basculer, en l’aidant à créer son propre dispositif d’alpha ! En effet, le non-dit de la réticence FGTB locale était sa crainte d’être absente d’un terrain occupé par d’autres, en particulier d’initiatives souvent labellisées « chrétiennes ». Il pourrait ne pas être incongru de considérer que DEFIS a été le précurseur de la Fédération bruxelloise de l’insertion socioprofessionnelle (FEBISP), créée quant à elle dès 1995, immédiatement après la régionalisation de l’exercice de la compétence de formation. On peut en effet poser l’hypothèse que si ça a été aussi vite, c’est que le terrain était déjà prêt. |
- La seconde réalité découverte : l’explosion de nouvelles initiatives, partout sur le territoire, sans concertation aucune entre elles autour d’un problème qu’on pouvait formuler comme suit : une partie substantielle du public pour lequel étaient organisées les mises à niveau exprimait « n’en avoir rien à foutre de la formation mais vouloir travailler et gagner de l’argent »… ce qui ne voulait pas dire pour autant que les personnes avaient les qualifications utiles. Aspect troublant du dossier : moins les apprenant.e.s étaient formés moins ils étaient demandeurs de formation. Ainsi, en deux-trois ans, on pouvait déjà dénombrer quelques dizaines d’initiatives, autour de grosso modo une même idée : puisque c’est du concret que demandent les gens, mettons-les d’abord en situations concrètes, en atelier et sur chantier, le cas échéant en contact avec une clientèle, et organisons la formation par compagnonnage au fur et à mesure des nécessités avérées.
Mais l’unité de toutes ces nouvelles initiatives n’étaient que de façade. Le paysage était fragmenté entre trois tendances. On pouvait le décrire à partir d’un triangle : une des pointes tirait vers l’économie, l’autre vers la formation, la troisième vers le social. D’une façon ou d’une autre, chaque initiative intégrait chacun des trois volets. Mais, toutes ne se situaient pas au même endroit de l’espace représenté par le triangle, et certainement pas au point équidistant ! Les unes pouvaient se lancer dans des activités économiques ambitieuses, parfois jusqu’à la perspective de créer de l’emploi en bonne et due forme[18], parfois aussi sans complètement respecter les prescrits légaux : publicisant leurs manières de faire et en exposant les raisons, elles étaient moins dans l’illégalité que dans l’a-légalité – en d’autres mots, le registre était de désobéissance civile[19]. D’autres montaient des structures principalement d’accompagnement social. C’était parfois présenté sous l’horrible dénomination « ateliers occupationnels » : on constituait des groupes autour d’une activité qui pouvait parfois être de nature très modestement économique en sorte de mener un travail social collectif plutôt qu’individuel – c’était assez fréquent en CPAS ou en maisons d’accueil par exemple. Les troisièmes, enfin, créaient des dispositifs plus explicitement de formation. Ainsi, entre autres, des initiatives nombreuses sont-elles nées en « filiales » d’institutions d’hébergement dans le secteur de l’aide à la jeunesse. Débattu depuis 15 ans[20], l’abaissement de l’âge de la majorité de 21 à 18 ans sera rendu effectif en 1990[21] ; dès ce moment, les jeunes se voyaient brusquement devoir quitter leur institution trois ans plus tôt ; le milieu estimait qu’il avait devoir de faire une offre nouvelle d’accompagnement, et a assez largement anticipé, ce qui, par effet collatéral, permettait un débouché de reconversion pour du personnel devenu soudainement surnuméraire dans les institutions. Vertu du débat démocratique : il y a des choses qu’on voit arriver !
Le paysage était compliqué et de nombreux acteurs étaient inquiets. Si les associations étaient certaines d’être dans le bon en répondant aux besoins nouveaux, mais réclamaient reconnaissance et soutien, les syndicats quant à eux étaient très inquiets des statuts des personnes en y voyant une forme de légitimation des pratiques négrières : la question défraie périodiquement l’actualité, en particulier dans des secteurs investigués par les initiatives associatives (construction, HORECA). De leur côté, les classes moyennes dénonçaient la concurrence déloyale. Au milieu de tout cela, les pouvoirs publics ne savaient pas toujours ce qu’ils devaient en penser, a fortiori, que les matières concernées par une éventuelle action régulatrice étaient déjà éparpillées entre l’État central, la Communauté française et les deux Régions.
La Fondation Roi Baudouin (FRB) va jouer un rôle déterminant d’intermédiaire pour débrouiller toute cette affaire, à l’occasion d’un programme social « Partenaires pour innover », qu’elle développera de 1984 à 1987[22]. Le travail d’éclaircissement et de tri de ce qui se passait sur le terrain (le triangle et ses trois pointes) a permis ensuite la négociation d’un cadre pour des solutions aux problèmes posés par la pointe « formation » du triangle. C’est la notion EAP comme « entreprises de formation par le travail » qui est sortie du chapeau de la Fondation. Il s’agissait d’une des dénominations qui circulaient déjà pour nommer les nouveautés ; elle apparaissait comme particulièrement pertinente à faire comprendre ce dont il s’agissait. La Fondation l’a largement publicisée au printemps 1986[23].
Les hasards de trajectoires personnelles On a pu le préciser plus haut : l’auteur de la présente est particulièrement concerné par le récit, qui raconte aussi un peu de sa trajectoire personnelle. La présente incise assumera une forte subjectivité en donnant quelques éclairages additionnels sur ce point. Dans sa fonction de coordinateur des formations à RTA, l’auteur a rapidement pris acte du fait que la (re)mise à niveau était loin de pouvoir être une réponse exclusive à toutes les situations. Il est rapidement entré en contact avec une série d’autres initiatives de la région namuroise, dont certaines expérimentant des formes de formation par le travail, y compris en CPAS[24]. Ensemble a été constituée une plateforme locale « Coordination namuroise pour des formations à l’autonomie » (CNFA), qui existe toujours aujourd’hui comme plateforme namuroise des CISP[25]. L’affaire avait attiré l’attention de la Fondation Roi Baudouin durant la séquence préparatoire au lancement de son programme social, au cours duquel elle comptait soutenir quelques expériences pilotes. À RTA, on n’avait pas pris la mesure de la grande misère que représente l’obligation du passage par un financement du fonds social européen (FSE) : l’argent est promis ; si on ne commet pas d’erreur (et il n’y en a pas eu de commise), l’argent finit par arriver, mais avec des retards considérables. Or, pour en bénéficier, il faut montrer que toutes les dépenses éligibles ont été exécutées avant le 31 décembre de l’année civile. Dans le montage de l’époque, ce sont grosso modo 50 % des dépenses qui étaient financées par le FSE[26]. Pour arriver à fonctionner, il fallait que les ASBL soient adossées à des fonds propres importants, ce qu’elles n’étaient pas, ou empruntent : les annonces de subsides pouvaient servir de garantie pour la banque… à condition qu’elles arrivent dans les temps. À défaut, les robinets étaient fermés ! Notons aussi que les intérêts versés à la banque n’étaient pas considérés comme dépenses éligibles (ils ne le sont d’ailleurs toujours pas), autrement écrit : il faut aussi trouver les moyens de payer les intérêts. En 1983, un moment est arrivé où RTA s’est retrouvé en incapacité d’encore fonctionner, pour des raisons de pure trésorerie, alors qu’aucun pouvoir public, ni le FSE, n’avait un quelconque reproche à formuler quant aux actions menées. Pour couvrir l’emprunt permettant la continuité des activités, les administrateurs de l’ASBL qui possédaient un bien immobilier (leur maison ou appartement) les ont mis en garantie tandis que les membres du personnel payé sur « fonds propres » (c’est-à-dire avec les subsides FSE[27]) acceptaient pendant quelques mois de ne recevoir que des avances sur salaire à hauteur du montant du minimex (aujourd’hui on dit « revenu d’intégration sociale » (RIS))[28]. Dans la situation de stress, de désarroi et même de détresse où nous étions, une évidence s’imposait : on ne pouvait pas continuer de la même façon, il fallait restructurer. L’auteur a proposé un plan que cependant le conseil d’administration n’a pas accepté, au profit d’un autre qui recentrait sur l’audiovisuel. Cela avait son sens puisque ça permettait des économies d’échelle avec l’autre département de l’ASBL, la télévision communautaire. L’emploi de l’auteur n’était pas menacé mais avoir à coordonner un autre projet que celui qu’il avait défendu créait une dissonance. Le hasard a fait que c’était aussi l’époque où la Fondation recrutait quelques collaborateurs régionaux pour les quatre ans de son programme social. Épreuves réussies, j’ai été recruté. Dans la foulée, CNFA était reconnu comme un des projets pilotes soutenus et, dans la négociation de mon cahier des charges professionnelles, j’ai obtenu que je pouvais y consacrer environ 50 % de mon emploi du temps. Avouons : c’était une chance exceptionnelle. L’autre moitié de mon temps était consacré à Charleroi, qui grouillait d’initiatives de toutes les sortes que j’ai alors appris à connaître, tant dans son volet public (un CPAS dirigé par un secrétaire particulièrement dynamique et ouvert à l’innovation[29]) que dans celui de l’associatif. Il s’est vite su que la Fondation soutenait des expériences hétérodoxes : des dizaines de demandes de soutien lui sont arrivées. La Fondation a chargé l’auteur de leur offrir une réponse tout en lui expliquant : « on n’a pas l’argent pour les soutenir ». Le meilleur service qu’on pouvait alors rendre à la collectivité était d’aller plus avant dans l’investigation. Au début, candidement, on pense qu’il peut y avoir une solution unique. Au fil du temps, des rencontres, des synthèses accumulées, on s’aperçoit que c’est inapplicable : avec l’image du triangle et des trois pointes (cf. supra), une avancée substantielle a été faite dans l’interprétation de ce qui se passait et l’importance de dissocier les solutions. Il est alors devenu possible d’organiser les négociations entre toutes les parties concernées par le sous-ensemble « formation ». Lorsque la Fondation a tenu conférence de presse pour présenter les résultats, pas moins de sept ministres étaient présents ou représentés. La publication pour l’occasion, tirée à 1 000 exemplaires, a été épuisée en trois mois. Attention : l’auteur n’était pas tout seul ; son job a été principalement constitué d’investigation et de synthèses successives, avant de formuler des propositions de solutions qui ont, elles aussi, connu des ajustements au fur et à mesure, avant que le collectif puisse dire « on est d’accord sur ce qu’on présente parce qu’il existe un consensus suffisant entre nous ». Si la synthèse a pu être considérée comme originale, il n’en reste pas moins qu’elle a été construite à partir d’un riche matériau principalement composé d’idées parfois brillantes formulées par plein d’autres acteurs. Par ailleurs, il ne faut pas ramener le programme social de la Fondation à ce qui est exposé ici, qui n’en constitue qu’une fraction[30]. Immédiatement après la fin de son contrat, le 31 décembre 1987, l’auteur a été recruté au Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) du Mouvement ouvrier chrétien en vue de « renforcer l’encadrement pédagogique et managérial des AID » (c’est comme cela que l’annonce était rédigée). La Fondation, quant à elle, a continué à s’intéresser et à soutenir le secteur, et plus globalement l’économie sociale, principalement par le financement de recherches et de rapports permettant de comprendre ce qui se passait au moment où ça se passait[31]. |
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