Le MOC et l’engagement politique : rapports changeants et délicats

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Luc Roussel (historien, CARHOP asbl)

Introduction

Depuis sa création en 1947, le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) se veut indépendant à l’égard de tout parti politique. Si le principe de base est constant, l’attitude des militant.e.s syndicaux et mutuellistes et des participant.e.s aux mouvements d’éducation permanente qui en font partie n’a pas toujours été, ni constante, ni unanime. Cette indépendance proclamée permet, assure-t-on au MOC, de prendre position sur n’importe quel problème en fonction des enjeux qu’il représente et non en fonction d’un programme ou de déclarations d’un parti politique. Il convient de se rappeler qu’il n’en a pas toujours été ainsi. L’objectif de cette analyse est de traverser l’histoire du MOC et de ses organisations à travers quelques moments-clés de l’histoire sociale qui modifient sa manière de concevoir son action politique. Le MOC, dans son appellation moderne, date de l’après Seconde Guerre Mondiale. La structure qui lui préexiste est la Ligue Nationale des Travailleurs Chrétiens, créée à l’issue de la Première Guerre mondiale. Cependant, l’histoire du mouvement ouvrier puise ses racines à la fin du 19e siècle, lorsqu’émerge la « question sociale ».[1]

L’absence de droits politiques, économiques et sociaux pour la classe ouvrière

Au lendemain de son Indépendance, la Belgique se construit autour d’une Constitution libérale. Toute une série de droits fondamentaux sont dévolus à la population : liberté d’association, d’opinion, liberté de la presse, etc. Toutefois, la primeur est surtout laissée au droit de propriété et, de manière générale, au libéralisme économique qui, in fine, dicte, pour une grande part, le fonctionnement et l’organisation de la société. Les droits élémentaires sont ainsi, de facto, pris dans un carcan qui les biaise en tout ou en partie : la classe ouvrière, qui émerge avec la révolution industrielle, est privée de droits socioéconomiques fondamentaux. Au mieux, elle est considérée en tant qu’outil de production, au pire comme menace pour l’essor économique. Jusqu’en 1867, par exemple, les coalitions ouvrières sont punies au pénal en raison des troubles et des entraves qu’elles sont susceptibles de causer aux entreprises ; la Constitution prévoit pourtant le droit de s’associer et de se rassembler paisiblement et sans arme, sans autorisation préalable. De surcroît, la bourgeoisie tient les rênes du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire et tout le système électoral entretient ce fonctionnement : censitaire[2] jusqu’en 1893, le suffrage universel pur et simple, à tous les niveaux de pouvoir, n’est obtenu qu’en 1948, au terme d’un processus long de plusieurs décennies. Les ouvriers et ouvrières n’ont, dès lors, que les mobilisations, la grève et le soutien par différents biais de quelques bourgeois sensibles à leurs conditions de vie misérables pour porter leurs revendications socioéconomiques, politiques et culturelles sur la place publique. Le mouvement ouvrier ne s’organise et ne se structure qu’au milieu du 19e siècle ; il ne peut peser sur les décisions politiques que très progressivement.

Une première reconnaissance : l’encyclique Rerum Novarum

Le monde catholique garde, tout au long du 19e siècle, ses distances par rapport à la « question ouvrière ». Les grèves de 1886 sont les détonateurs d’une prise de conscience. Le changement d’attitude se manifeste à l’occasion des Congrès des œuvres sociales qui se tiennent à Liège en 1886, 1887 et 1890. La question sociale est mise à l’ordre du jour. Ces réunions sont l’occasion pour les catholiques de réfléchir sur les moyens de restaurer le catholicisme dans la vie sociale, de tenter de reconquérir la classe ouvrière et d’ainsi lutter contre le socialisme. À la suite de ces congrès, se dessine clairement un fossé entre les partisans et les adversaires de l’intervention dans la question sociale. Plusieurs catholiques défendent la création d’associations mixtes de défense des travailleurs (ouvriers et patrons mêlés) et demandent une intervention limitée de l’État.

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Solidarité et Participation (SeP) : Approche chronologique du mouvement et du parti politique (1982-1988)[1]

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Thibaut Durant (historien)

Introduction

Dans cette analyse, nous traiterons du movement et du parti politique Solidarité et Participation (SeP) d’un point de vue chronologique. Nous allons mettre en lumière les différentes phases marquantes de l’existence de SeP à partir de sa construction jusqu’à sa « chute ».

Nous aborderons le contexte qui motive le choix du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) — qu’il soit socio-économique ou interne au MOC — à se doter d’un mouvement politique. De plus, nous observerons la façon dont le mouvement politique se construit, quel processus est mis en œuvre par les militant.e.s, quelles sont les structures et quelle sera la ligne politique de SeP.

Poussé par son engouement, SeP désire poursuivre en évoluant en parti politique. L’ambition du parti est de se présenter au scrutin électoral d’octobre 1985. Nous observerons de nombreux défis pour SeP : sous quelle forme se présenter aux élections ? Quel programme doit présenter le parti ? Nous allons donc nous intéresser à la stratégie politique de SeP et ensuite étudier les résultats en insistant sur les éléments qui ont causé l’échec électoral du parti. De surcroît, nous analyserons en quoi les conséquences de l’échec électoral marquent un tournant pour le parti et ses militant.e.s.

Enfin, nous nous attarderons sur les choix opérés par SeP pour se relever de son échec et essayer de se maintenir au sein de la politique belge. Malgré les efforts, le parti cessera ses activités en 1988. En guise de conclusion, nous rappellerons certaines caractéristiques de SeP.

Le mouvement politique du désespoir à l’espoir

Afin de comprendre l’arrivée du mouvement politique SeP sur la scène politique belge, il faut approcher le contexte économique, social et politique en Belgique dans les années 1980. D’un point de vue économique et social, il y a une crise économique depuis les années 1970 qui perdure. À cause de cette crise, les gouvernements se succèdent et mettent en place une politique d’austérité qui vise à redresser le pays économiquement. Bien que les décisions gouvernementales soient de plus en plus dures, la situation économique ne fait que se dégrader et le citoyen est mécontent.

Le MOC, mouvement social à l’initiative de SeP, éprouve des difficultés à se trouver un prolongement politique, une formation politique capable de relayer les projets politiques du MOC. C’est dû en partie au pluralisme d’adhésion de ses membres auprès des diverses formations politiques. Les élections législatives de 8 novembre 1981 voient une victoire de la part des libéraux et un net recul des formations chrétiennes. Après un mois de négociations, le gouvernement Martens-Gol voit le jour et on y retrouve le Parti Social Chrétien (PSC). Le choix du PSC de prendre part à un gouvernement qui met en place une politique de droite provoque une frustration au sein du MOC et conforte l’ambition de celui-ci de se doter d’un nouveau prolongement politique.

Dès novembre 1981, les discussions débutent autour de l’action politique du MOC et de son prolongement. Le MOC organise une grande consultation auprès de ses militant.e.s, de ses groupes régionaux et de ses organisations constitutives, qui, tous, participent à la construction du prolongement politique. L’action menée par le MOC jette les bases de ce que sera ce mouvement : un mouvement qui donne la parole à tous et à toutes. Après consultation des organisations constitutives qui découlent du MOC, très peu d’avis sont contre la naissance d’un prolongement politique. La forme la plus souvent plébiscitée est soit la naissance d’un mouvement politique ou soit le rattachement à la Démocratie Chrétienne (DC), l’aile gauche du PSC, en difficulté au sein de celui-ci suite au choix effectué par le parti de se joindre au gouvernement de droite et au choix de son nouveau président, Gérard Deprez, de dissoudre les tendances au sein du PSC.

C’est à la date du 27 février 1982 que débute le processus de constitution politique du mouvement politique : SeP. Le premier objectif de SeP est de « faire de la politique autrement ». Il se définit comme un mouvement progressiste, qui rassemble des hommes et des femmes d’horizons différents et qui n’applique pas une politique centriste. Le mouvement s’établit sur l’échiquier politique du centre vers la gauche. Il se distancie du Parti Socialiste (PS) malgré une politique de gauche.

La distanciation choisie par le MOC vis-à-vis du PS, qui prend une importante place sur la gauche de l’échiquier politique, s’explique de la façon suivante : le PS a pour habitude d’absorber toutes les formations de gauche et de nier leurs particularités. Comme le déclare le président de SeP, Willy Thys : « Lorsque le P.S. appelle au rassemblement des progressistes, il invite en fait les progressistes de toutes tendances à s’affirmer en son sein ».[2]

Le nom du mouvement donne une indication sur ses objectifs à travers les valeurs de solidarité, qui découlent directement des valeurs de « mai-68 », comme l’explique Willy Thys. On retrouve également une volonté d’étendre la démocratie à travers la participation, qui fait état d’une volonté de faire de la politique autrement en portant un projet progressiste. C’est bien ce dernier point qui a donné le plus d’espoir aux militant.e.s du MOC : donner à chacun la parole, impliquer le citoyen dans la politique.

La structuration du mouvement politique

Les objectifs que se donne SeP concernent son implantation, son expansion et ses structures fonctionnelles. De mars à septembre 1982, les discussions portent sur l’expansion et l’implantation du mouvement sur le territoire wallon et bruxellois. Il est question de faire connaître SeP aux Wallons et aux Bruxellois, d’attirer de nouveaux adhérents et d’affilier une personne connue du grand public. Des groupes SeP naissent dans chaque province. Cela témoigne de la réussite d’implantation et d’expansion du mouvement politique. Cependant, que ce soit en nombre d’adhérents ou dans l’action, ces groupes sont morcelés et déséquilibrés.

Les structures d’animations sont les collectifs de base et les collectifs à thèmes. Le rôle de ces structures est de dynamiser le mouvement. Les collectifs sont sans pouvoir de décisions. Ils permettent aux militant.e.s de participer, de prendre des initiatives d’actions pour le mouvement politique. Ils travaillent sur une thématique et soumettent des actions concrètes au mouvement, qui les ratifie ou non.

En ce qui concerne les structures de décisions, les statuts du mouvement exposés lors de l’Assemblée constitutive du 26 mars 1983 présentent quatre niveaux de pouvoirs. D’abord, la section communale s’organise sur une base géographique qui équivaut aux entités communales fusionnées. Ensuite, la section d’arrondissement couvre l’arrondissement électoral pour l’élection des membres de la Chambre des représentants. La région wallonne et la région bruxelloise ont, par ailleurs, leurs propres structures de décision. Enfin, la section interrégionale est le niveau de pouvoir qui coordonne les régionales wallonnes et bruxelloises : elle est la section directrice du mouvement.

Chaque section est composée de plusieurs instances qui ont un rôle relativement identique à chaque niveau de décisions. L’Assemblée est l’instance souveraine à chaque niveau. On retrouve également un organe exécutif : le Bureau. Quant au Secrétariat, il se charge des tâches administratives, de la gestion quotidienne des instances de pouvoir ainsi que de l’intendance. Seul le niveau interrégional se dote d’un Conseil qui prend le relais entre chaque Assemblée interrégionale, l’organe souverain du mouvement. Le mouvement tente de mettre en avant une volonté de participation dans son fonctionnement notamment à travers les divers collectifs.

SeP se constitue officiellement en mouvement lors de l’Assemblée générale du 26 mars 1983. À la suite de celle-ci, où SeP se dote de structures, le mouvement politique dévoile également l’orientation idéologique qu’il compte suivre et développer à travers un programme politique. Celle-ci est définie autour des trois lignes directrices : progressiste, pluraliste et fédéraliste.

« Progressiste, cela veut dire de refuser les inégalités sociales et donc se situer à gauche.
On peut donner deux significations au mot pluralisme. D’une part, le mouvement est ouvert aux non-chrétiens dont les options sont proches de celles du M.O.C. et d’autre part, le pluralisme est une valeur dans notre société et constitue le refus de monolithisme institutionnel, qui très rapidement conduit à des pratiques bureaucratiques et partisanes.
Quant au fédéralisme, il doit être vu comme une décentralisation de l’appareil d’État et comme moyen pour les régions de conduire leur propre politique économique ».[3]

Vers la transformation en parti

En 1983, SeP entame les discussions sur son avenir. Les opinions sont divisées entre le maintien de SeP en tant que mouvement et l’évolution de SeP en parti politique sous plusieurs formes : rejoindre un parti existant, se fédérer avec d’autres partis ou créer un nouveau parti. La décision tombe lors d’une Assemblée interrégionale en décembre 1983 : SeP décide de poursuivre l’aventure en évoluant en parti politique. Son ambition est de se présenter aux prochaines élections législatives. Il reste à décider la forme : seul ou accompagné.

Les rapprochements avec les autres formations politiques dans le but de créer un rassemblement des progressistes se multiplient, sans résultat probant. SeP est en contact succinct avec les partis fédéralistes. Il sollicite également la DC qui ne répond pas à son appel du pied. Quant aux grands partis, tels que le PS ou le PSC, SeP ne les approche pas pour les raisons évoquées précédemment. En ce qui concerne le PSC, SeP ne les contacte pas, car les dirigeants du mouvement politique estiment que le PSC propose une politique opposée à ce que SeP veut proposer aux citoyens. SeP distingue donc la DC, pourtant tendance du PSC, et le PSC lui-même.

Caricature dans le Manifeste de SeP approuvé à l’Assemblée générale du 17 décembre 1983. SEP, Une autre réponse aux défis d’aujourd’hui, Bruxelles, 1983, p. 7.

SeP devient un parti politique

La décision prise au cours de l’Assemblée de décembre 1983 de se constituer en tant que parti politique et de participer aux élections va rythmer la vie de SeP du mois de décembre 1983 au 13 octobre 1985, date de scrutin électoral. En effet, le futur parti va devoir présenter des listes électorales, prendre une décision afin de savoir s’il se présente seul ou avec un autre parti, mais surtout établir un programme cohérent en rapport avec son idéologie progressiste, pluraliste et fédéraliste.

Programme politique

SeP devient officiellement un parti politique le 24 mars 1985 lors d’une Assemblée constitutive. Il y présente son programme politique. Sans prétendre à l’exhaustivité, il convient de citer quelques exemples d’objectifs politiques : un enseignement pluraliste, axe programmatique qui tranche avec ses origines MOC, que SeP décrit comme : « la liberté de l’enseignement dans les respects des sensibilités laïques et chrétiennes »[4] ; une politique d’égalité entre les sexes ainsi que la dépénalisation de l’avortement, qui sera voté cinq ans plus tard ; l’accroissement des droits aux immigrés dans le but de faciliter leur intégration dans la société (droit de vote et d’éligibilité au niveau communal).

CARHOP, Philippe Tinant, n°28, Programme politique de SeP, 1985.

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Le pluralisme et l’urgence de SeP : Le dilemme du MOC

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François Welter (historien, CARHOP asbl)

Considérer l’histoire de Solidarité et Participation (SeP) dans une temporalité qui dépasse les années 1980 amène à s’interroger sur les enjeux majeurs qui régissent les rapports du MOC avec son/ses prolongement(s) politique(s). à cet égard, il est une valeur qui devient centrale à partir des années 1970 : le respect du pluralisme au sein du MOC et de ses organisations constitutives. Cette donnée est fondamentale dans une société qui entame un mouvement de dépilarisation, sans toutefois qu’elle n’occasionne l’abandon total du sentiment d’appartenance à un monde idéologique spécifique. Au sens du MOC, elle est en fait bisémique. D’une part, le mouvement social reconnait le pluralisme de ses membres par rapport à leurs idées et à leurs choix. Ce droit est imprescriptible. « Le mouvement peut être en désaccord avec ces choix, il doit le dire et les refuser, mais il doit respecter ce choix et cheminer avec les gens tels qu’ils sont, en fonction de ce qu’ils sont, sans jamais s’attaquer aux personnes, mais en affirmant aussi que le choix de mouvement comme mouvement est supérieur aux engagements personnels aussi compréhensibles soient-ils. » D’autre part, le MOC pratique un pluralisme institutionnel, qui consiste à reconnaitre, en tant que mouvement, « comme valable et correct le choix de tel parti et de telle tendance de parti comme débouché politique pour des militants se réclamant du mouvement ». En d’autres termes, il reconnait « que l’engagement dans tel ou tel parti est légitime par rapport aux objectifs des organisations ».[1] La présente contribution a pour principal objectif de retracer dans une chronologie d’environ vingt ans en quoi l’émergence de SeP résulte des insatisfactions au sein du MOC nées du pluralisme et, paradoxalement, en quoi le nouveau parti politique peine-t-il à se positionner comme relais politique crédible.

Le PSC comme prolongement politique : une évidence ? Pas sûr !

Façonné initialement par les trois clivages majeurs qui structurent la société belge depuis le 19e siècle (clérical-anticlérical, possédant-travailleur et, surtout au 20e siècle, linguistique), le MOC a comme prolongement politique « naturel » le Parti Catholique. Historiquement, celui-ci se structure autour de « standen » représentant respectivement les travailleurs (Ligue nationale des travailleurs chrétiens, puis MOC), les agriculteurs et le monde rural (Boerenbond), les classes moyennes et les notables (anciens comités électoraux). Loin de former un bloc homogène, ces tendances divergentes ne sont unies au sein du parti que par la défense d’intérêts généraux minimalistes. Après la scission du PSC et du CVP[2], en 1968, elles se maintiennent partiellement ou dans des formes atténuées, tant du côté flamand que francophone. Au sein du PSC des années 1960 et 1970, l’aide droite[3] se confronte à une aile gauche incarnée par le MOC, tandis que le milieu est occupé par des « sans familles ».[4] Mais, les positions politiques du MOC trouvent peu de relais au sein du parti. Durant l’Entre-deux-guerres, déjà, elles sont minorisées par la bourgeoisie conservatrice dans le Parti Catholique. L’Après-guerre ne modifie pas fondamentalement cette dynamique.[5] Le MOC entre alors dans une profonde crise de conscience. Dès 1945, il est tiraillé entre partisans de la dépolitisation du mouvement, d’une coopération avec le PSC ou d’une réorientation vers un nouveau parti politique, l’Union Démocratique Belge (UDB). Si la deuxième tendance s’impose après les déconvenues électorales de la troisième, elle est remise en question dès les années 1960, concomitamment au processus de dépilarisation de la société. En mai 1964, le secrétaire général du MOC, Victor Michel, désapprouve publiquement la politique et les rapports internes du PSC. Cette position est trop tardive. Des formations dissidentes voient déjà le jour au niveau communal (Mouvement des travailleurs chrétiens à Charleroi, Démocratie chrétienne liégeoise).[6] Le MOC n’est pourtant pas prêt à rompre avec le PSC. Dans son manifeste de 1966, « Travailleurs solidaires et responsables dans un monde en progrès », il ne fait preuve que d’une timide ouverture. D’un côté, il déclare s’adresser « à tous les travailleurs de ce pays, sans aucune distinction, en vue de la promotion de leurs intérêts. (…). Les différences dans les conceptions philosophico-religieuses qui nous séparent de certains d’entre eux ne nous empêcheront pas de collaborer au plan social, économique, culturel et politique, chaque fois que la chose sera possible et nécessaire, d’adopter, en ces occasions, des positions communes et de défendre de concert les intérêts des travailleurs, dans le respect des principes qui sont à la base de chaque organisation ».[7]

MOC, Travailleurs solidaires et responsables dans un monde en progrès. Manifeste du mouvement ouvrier chrétien, Bruxelles, MOC, [1966].

Quant à ses propres militant.es, il se garde de les conseiller/obliger à devenir des mandataires au sein du PSC.[8] Mais, d’un autre côté, « en sa qualité de corps intermédiaire, est-il amené, dans la perspective de la réalisation de son programme, à accorder sa confiance à un parti déterminé, sans pour autant y être lié ni comme Mouvement, ni en matière de programme ».[9] Sans être explicitement mentionné, le PSC est évidemment le parti désigné ici. En fait, les réflexions qui mènent au manifeste de 1966 témoignent du caractère délicat des relations qu’entretient le MOC avec un éventuel prolongement politique. Le mouvement social doit en effet articuler la confiance qu’il peut accorder au parti, en fonction de la réalisation de son programme au plan politique, la marge d’adhésion au parti en question[10] et le pluralisme d’opinion de ses membres. Dans cette optique, le projet de manifeste d’avril 1966 conçoit initialement d’accorder sa confiance à plusieurs partis politiques.[11] Cette dernière idée est finalement évacuée dans la version définitive du manifeste. Cependant, le MOC se laisse la liberté de décider de l’octroi de la confiance à un parti déterminé et des termes de la collaboration concrète qui en résulteront.[12]

La scission du parti unitaire en 1968, sur fond de tensions communautaires, porte cependant un coup majeur au crédit porté par les militant.es du MOC au désormais seul PSC, lorsque la tendance conservatrice de la frange francophone apparait comme un frein à la réalisation d’une Wallonie progressiste. D’après Raymond Stélandre, nombre de militant.es se distancient des options centristes et réformistes, dont le PSC apparait pour beaucoup l’incarnation, et se positionnent plus clairement « à gauche », avec, comme ressorts principaux, le fait régional et les mutations politiques. Ils sont ainsi de plus en plus nombreux à quitter le parti centriste et à s’engager soit au Rassemblement Wallon-Front Démocratique Francophone (partis régionalistes – RW-FDF), soit dans des mouvements politiques divers. Des dirigeants régionaux des organisations ouvrières chrétiennes et des intellectuels s’engagent de fait dans un processus de rupture avec le PSC et aspirent au regroupement des travaillistes (Objectif 72 Wallonie-Bruxelles).[13] Du point de vue du secrétaire général adjoint du MOC, il « semble clair que, dans la situation actuelle (mutations idéologiques et politiques), il est indiqué de revoir notre attitude à l’égard du PSC et des partis en général ». Reprenant à son compte les propos du bureau national du 23 mai 1969, « il apparait nécessaire de dégager le Mouvement comme tel des luttes politiques de parti… ».[14]

Un pluralisme inévitable et une Démocratie chrétienne (DC) par dépit

En 1972, le MOC n’a d’autre choix que de reconnaitre le pluralisme de fait de ses militant.es et de son prolongement politique. D’une part, il réaffirme « son indépendance à l’égard des organisations et des partis politiques, assurant en même temps la liberté réelle des options et engagements politiques de ses militants et de ses membres ». D’autre part, son conseil général décide « d’organiser, tant au niveau national que régional, en collaboration avec les fédérations régionales et les organisations constitutives, les liaisons requises avec tous les mandataires qui se réclament du programme du Mouvement ».[15] La césure du lien exclusif avec le PSC semble toutefois douloureuse à admettre, d’autant que nombre de militant.es du MOC quittent encore le parti. En dernier recours, le MOC pousse donc celui-ci à reconnaitre l’existence d’une structure d’accueil capable d’organiser l’action des militant.es ouvrier.es au sein du parti : la Démocratie chrétienne de Wallonie-Bruxelles et des cantons de l’Est est née.[16]

D’illustres figures du MOC se revendiquent de la DC, jusqu’à occuper parfois des postes ministériels : Alfred Califice (vice-président du MOC de Charleroi et ministre des Affaires wallonnes sous le gouvernement Tindemans III, notamment), André Oleffe (ancien président du MOC et ministre des Affaires économiques sous le gouvernement Tindemans II), André Tilquin (secrétaire fédéral du MOC de Namur et sénateur puis député), Victor Barbeaux (secrétaire fédéral du MOC de Dinant, ainsi que député et sénateur), Victor Michel (président du MOC et parlementaire européen), etc. Dans son manifeste de 1974, la DC entend réunifier la base historique, sociale et idéologique des organisations constitutives du MOC.[17] Califice concède toutefois que, si la DC a effectivement pour objectif de réaliser le programme du mouvement, elle n’en est pas l’unique relais.[18] D’autres dissidences locales ont en effet la même ambition (ex : Parti Ouvrier Chrétien à Liège).[19] Quoiqu’il en soit, jusqu’alors réduits à des portions congrues au sein du PSC, les relais des idées du MOC occupent avec la DC une place plus importante au sein du parti et dans les travées du Parlement – au moins un tiers des mandats, voire davantage.[20] La DC parvient-elle à relayer et concrétiser certains points du programme politique du MOC ? La réponse à cette question mériterait une étude à part entière sur une décennie.

Au début des années 1980, les militant.es du MOC semblent en tout cas dans un état d’impuissance et de désespoir quant aux réalisations politiques de leur programme. Georges Liénard, secrétaire politique du MOC depuis 1977, fait un constat contrasté du pluralisme institutionnel : « De façon unanime, tout le monde estime que le pluralisme n’a pas été efficace, qu’il nous a dispersés et donc affaiblis politiquement. Mais une partie d’entre nous, souligne – à juste titre me semble-t-il – que le pluralisme institutionnel nous a permis de vivre ensemble dans notre mouvement et qu’il a été et demeure un compromis qui nous a conduit à consacrer plus d’énergie et de forces à notre développement global externe plutôt qu’à la gestion de divisions politiques internes ».[21]

Vers un prolongement unique : SeP contre le pluralisme

Positionnement électoral du MOC et nouveaux échecs (1981)

à la veille des élections du 8 novembre 1981, le MOC, tout en affirmant respecter les engagements personnels de ses militant.es, appelle à voter en faveur « des hommes qui ont fait ou qui font leurs preuves et militent dans la Démocratie Chrétienne du P.S.C. ou comme Démocrates-chrétiens au F.D.F.-R.W. ».[22] Quant à un choix éventuel en faveur du Parti socialiste (PS), la présidente du MOC, Jeanine Wynants, et Georges Liénard fustigent la stratégie socialiste de « pêche à la ligne[23] », telle qu’elle est pratiquée à l’époque à l’égard de militants du MOC du RW et qui compromet tout débat collectif sur base du respect des mouvements. En d’autres termes, ils reprochent au PS, et à certains membres du MOC, de mener des rapprochements ciblés qui ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une ligne de conduite collective et débattue démocratiquement au sein du mouvement. De surcroît, J. Wynants et G. Liénard rappellent un principe convenu apparemment depuis longtemps : « faut-il rappeler que le MOC ne reconnait pas dans son pluralisme le choix PS ? ».[24]

Sur le plan électoral, les élections législatives du 8 novembre 1981 se concluent par un net recul du PSC, miné par la guerre fratricide entre la DC et le CEPIC[25]. Son nouveau président, Gérard Deprez, s’emploie alors à réduire les « familles » à de simples tendances dénuées de structures autonomes, de recrutement et d’expression politique externe propres.[26] Au contraire du CEPIC, la DC ne se saborde toutefois pas : elle se restructure tout en prenant en compte les injonctions des instances dirigeantes du PSC.[27]. Au niveau politique, l’association des sociaux-chrétiens aux libéraux flamands et francophones au sein du gouvernement Martens-Gol marque une étape supplémentaire dans la crispation des militant.es du MOC à l’égard du PSC. Dès la déclaration gouvernementale du 18 décembre 1981, le recours aux pouvoirs spéciaux, voulu par les libéraux, est annoncé, en vue de réduire le coût des entreprises, de limiter les dépenses publiques, de restaurer l’équilibre financier de la sécurité sociale, de promouvoir les exportations et les commandes publiques et de diminuer la masse salariale globale de 3%. Bref, le gouvernement prévoit un menu qui rencontre très largement les priorités définies par la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB). Les conséquences pour les travailleurs et travailleuses sont lourdes : la liaison des salaires à l’indice des prix à la consommation est suspendue[28] ; les allocations sociales sont réduites ; les mesures fiscales bénéficient seulement à une frange de la population qui dispose déjà de moyens et hauts revenus.[29] La concertation sociale entre patrons et syndicats est en berne, y compris dans les entreprises.[30] Les dissensions entre le PSC et le MOC ne semblent jamais aussi prégnantes, tandis que le FDF et le RW, associés sur les listes aux élections législatives, reculent.[31] Le MOC se cherche alors un nouveau prolongement politique.

Concerter la base

Naturellement, la mission d’identifier et de construire ce prolongement politique est confiée au secrétaire politique, Georges Liénard. Au sommet du MOC, il est décidé d’entrer dans un processus de consultation des fédérations et des organisations constitutives. Le 18 novembre 1981, G. Liénard s’associe à Jeanine Wynants et Raymond Stélandre pour rédiger une note au bureau journalier du MOC, destinée à définir les « orientations pour la discussion dans les comités fédéraux à propos de l’action politique ». Sur la forme, le MOC a la volonté d’activer un débat, et non des interventions juxtaposées. Il prône donc des assemblées de vingt à trente personnes, où une majorité serait constituée de responsables et militant.es non permanents, par rapport aux responsables permanent.es. Sur le fond, il est notamment question d’évaluer le pluralisme du MOC, les pratiques de la DC au sein du PSC, du RW, du FDF et du PS, ainsi que les adhésions des militant.es chrétien.nes à ces partis/tendances. Les organisations sont également invitées à se prononcer sur l’existence d’un terrain politique propre et original à partir des critères « catholique » et « chrétien », ainsi que sur le rôle du MOC par rapport au politique. In fine, les militant.es doivent se positionner sur la légitimité d’une décision et d’une cohésion collectives à propos de ces questions, au terme d’un débat démocratique.[32]

Effectivement, le processus de consultation et, par la suite, de construction du mouvement est large et induit une implication personnelle des permanents du MOC très importante, et particulièrement du secrétaire politique :

Moins de trois mois après avoir esquissé les grandes lignes du débat démocratique, le conseil central dispose d’une synthèse des débats tenus en régions à propos de l’action politique du MOC et de son prolongement. Dans sa publication pionnière sur l’histoire de SeP, Thibaut Durant en détaille la teneur.[33] Il ne convient pas d’y revenir, si ce n’est à propos des enjeux liés au pluralisme. Car, sur le plan formel, les comités fédéraux et le bureau national de Vie Féminine prennent la peine de relayer au MOC national les différents points de vue exprimés lors des discussions entre militant.es et représentant.es d’organisations, tout en traçant de futures lignes d’action. Sur le fond, il se manifeste une incompréhension, des perceptions divergentes ou, le plus souvent, une insatisfaction à l’égard du pluralisme institutionnel pratiqué et reconnu par le MOC national depuis 1972.[34] Avec l’éparpillement des forces capables de concrétiser ses objectifs, le mouvement social est affaibli dans ses moyens de peser sur le politique. Pour autant, les comités fédéraux et le bureau national de Vie Féminine sont très loin de pousser unanimement à la création d’une nouvelle formation politique, quoique cette aspiration soit déjà bien implantée dans certaines franges des organisations (ex : milieu syndicaliste). En revanche, l’idée d’un mouvement politique recueille un assentiment plus ample.[35]

Pluralisme et mouvement : l’adhésion relative

Précisément, le MOC national décide de s’engager dans cette voie en créant « un mouvement politique, qui soit un lieu de rassemblement politique d’hommes et de femmes de toutes catégories sociales, qui saisissent l’importance des enjeux politiques, tant pour les travailleurs que pour tous les citoyens de ce pays, qui s’unissent pour approfondir leurs convictions et leurs options politiques, élaborer et exprimer leur programme, débattre et décider ensemble des formes et du débouché de leur action politique, et associer un nombre, – toujours croissant –, d’hommes et de femmes qui découvrent, avec eux, l’importance du combat politique et s’y engagent. Ce mouvement doit viser à rassembler dans la ligne des options fondamentales et des objectifs du M.O.C. tous les démocrates chrétiens, issus du M.O.C. ou liés au M.O.C., quel que soit l’endroit politique où ils se trouvent actuellement et sans exiger d’eux qu’ils s’en écartent au départ, mais aussi tous ceux qui, à l’extérieur de nos organisations, ou de nos « appareils », participent globalement au projet de société basé sur nos options fondamentales. (…). Ce que le mouvement politique proposé doit réaliser, c’est ce que, par nature, aucune de nos organisations ni le M.O.C. lui-même ne peut assumer, c’est-à-dire le rassemblement, – sur base d’affiliations individuelles –, d’hommes et de femmes, – membres et militants de nos organisations ou non –, en vue de l’organisation d’une action politique qui tienne compte de tous les dédales et toutes les stratégies politiques indispensables, dans la perspective de la mise en œuvre, sur le terrain spécifiquement politique, de nos objectifs et de notre programme ». Tels qu’ils sont définis ici, les contours du mouvement politique inscrivent le respect du pluralisme individuel en leur sein en y admettant toute affiliation personnelle de militant.e, issu.e ou non du MOC d’ailleurs. Les organisations du MOC n’y portent que leur caution et leur appui.[36] Car, celles-ci disposent de leur propre stratégie pour peser sur le politique, comme le rappelle Georges Liénard :

La décision de constituer un mouvement politique officialisée, des groupes de lancement sont installés dans chaque région. Ils ont pour vocation de réunir des militant.es du MOC et de ses organisations constitutives, des membres de la DC, du RW, du Mouvement d’Animation Politique-Groupement Politique des Travailleurs Chrétiens (MAP-GPTC), ainsi que des personnes extérieures à la tendance chrétienne.[37] Le processus de constitution de SeP réussit-il sur ce point ? Une analyse biographique permettrait d’y répondre. Mais, il semble que SeP n’ait attiré que peu de militant.es extérieurs au MOC.[38] Quoiqu’il en soit, l’assemblée générale constitutive de SeP du 26 mars 1983 réunit près de 1.700 militant.es. À ce moment, le mouvement peut compter sur près de 3.000 adhérents.[39] D’emblée, il entend définir son relais politique, au niveau des partis, avant la fin de l’année 1983, voire plus tôt en cas d’élections législatives anticipées.[40] Le 17 décembre, il se prononce en faveur de sa transformation rapide en parti politique.[41] À l’analyse, cette posture étonne, tant nombre d’organisations expriment des réticences, voire un refus à l’égard d’un pareil prolongement politique ; elle est même en opposition directe avec l’association de militant.es d’autres partis aux groupes de lancement du mouvement politique. Dans son discours appelant au lancement du mouvement politique, Raymond Stélandre incite lui-même à la prudence et à ne pas agir dans la précipitation.[42] Les organisations constitutives sont-elles déjà circonspectes quant à l’avenir du projet SeP à ce moment-là ? C’est probable au vu des déconvenues ultérieures.

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C’est parti… c’est par terre : la communication de SeP en 1985

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

En guise de préambule

Initiée en 1982 pour s’arrêter en 1988, l’aventure de Solidarité et Participation (SeP) aura été éphémère. Officiellement lancé comme mouvement en mars 1983 par le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC), notamment en réaction à la participation du Parti Social Chrétien (PSC) au gouvernement Martens-Gol et à sa politique d’austérité[1], SeP doit rassembler, « dans la ligne des options fondamentales et des objectifs du MOC, tous les progressistes ».[2] Dès le mois de décembre 1983, SeP entérine la décision de sa transformation future en parti politique et vise les élections législatives de 1985, se définissant comme « pluraliste, fédéraliste et progressiste ». Malgré l’espoir qui l’accompagne et l’engagement des militant·e·s, SeP ne transforme pas l’essai : les résultats sont décevants, et le parti disparaitra trois ans plus tard.

C’est par l’angle de la communication déployée à l’occasion de la campagne électorale que cette analyse tend à étudier l’expérience SeP. Plus précisément, c’est l’année 1985 qui fait l’objet de notre attention. Décortiquer la manière dont le parti politique communique envers l’électorat et les médias, mais également avec ses militant·e·s, offre des clés de compréhensions différentes pour décoder les problèmes auxquels il est confronté lors de sa courte existence. Comment qualifier la communication de SeP et de quelle manière est-elle organisée ? Quelles en sont les priorités, les réussites et les échecs ? Autant de questions auxquelles cette analyse va tenter d’apporter des embryons de réponse.

Outre les archives de SeP, conservées au Carhop, deux témoignages ont servi à la rédaction de cet article. Jeanine Cornet et Diana De Crop, respectivement responsable de la communication et attachée de presse du parti en 1985, ont accepté de se prêter au jeu de l’interview. Leurs souvenirs, bien que parcellaires, car les faits remontent à près de 35 ans, viennent enrichir et donner du relief à ce que dévoilent les archives de SeP.[3]

« C’est parti, c’est un parti, c’est partout »

Une approche professionnelle

Si le peu de documents consacrés à la communication de SeP ne nous permet pas de tirer des conclusions définitives, il apparait qu’à partir du moment où la décision de présenter une liste électorale lors des élections législatives et provinciales d’octobre 1985 est validée, la communication de SeP va faire l’objet d’une approche professionnelle. Des personnes extérieures, dont c’est le métier, sont appelées en renfort pour structurer la campagne. Jeanine Cornet, Diana De Crop, André Piroux et Pierre Louviaux vont ainsi bientôt former la « Team communication », telle qu’elle sera nommée par la suite. Pour Jeanine Cornet, celle-ci s’est formée de manière naturelle : « nous avons été appelés chacun de notre côté. Et on s’est rassemblé parce qu’on était dans la communication. Donc nous avons organisé l’affaire, chacun à sa place, avec ce qu’il devait faire. (…) Moi j’avais posé les bases, et le quotidien, Diana était là pour l’assurer. Elle était l’attachée de presse du parti. (…) André était le créatif ».

C’est, en effet, à André Piroux, graphiste du Design Studio, qu’on confie les visuels du jeune parti. C’est à lui également qu’on doit le slogan de SeP : « C’est parti, c’est un parti, c’est partout », ainsi que différentes phrases d’accroche prévues pour la campagne.[4] Présenté aux militant·e·s lors de l’assemblée constitutive du parti, l’ensemble rencontre un franc succès. Dans un premier temps, le logo sera limité au nom : “SeP”. Celui-ci est « remplacé au printemps par un trèfle à trois feuilles vertes avec une petite pointe de rouge à l’endroit où aurait dû venir la quatrième feuille. Pour accentuer le symbolisme, une distribution de raviers de trèfles à cultiver a été effectuée auprès des militants de base ».[5]

Autocollant SeP, « c’est parti, c’est un parti, c’est partout ». CARHOP, La Cité, SeP.

Diana de Crop, jeune journaliste sortie depuis quelques années de la rédaction du journal Le Soir, est engagée comme attachée de presse du parti à la fin de l’année 1984. Elle se souvient des réunions consacrées à la création du visuel : à son avis, le recours au vert, couleur du mouvement et de ses organisations, ne doit rien au hasard. De même, nous dit-elle, la petite touche de rouge peut laisser transparaitre un désir de rassembler toutes les forces progressistes, appel du pied aux affiliés de la FGTB ou du Parti Socialiste. Le trèfle symbolise l’espoir de voir émerger une société nouvelle, en adéquation avec le programme de SeP. Si les souvenirs sont parfois flous, la faute au temps qui passe, pour Diana De Crop, le petit coin qu’on soulève, présent en bas à droite des autocollants, annonce que quelque chose de nouveau se prépare et invite le public à chercher à en savoir plus.

La chance. Affiche trèfle. CARHOP, SeP, n°18 (classement provisoire).

Le rôle du Design Studio s’étend également à la définition des grands axes de la communication de SeP. Dans une lettre adressée au bureau interrégional du parti, André Piroux propose un échéancier avec des objectifs à atteindre : « donner à SeP une image de parti jeune et dynamique », et une stratégie pour y parvenir.[6] C’est également le Design Studio qui présente l’idée d’une déclinaison de visuels sur l’ensemble des supports, (affiches, brochures, autocollants et tracts), qui recourent aux mêmes couleurs et logo. En débutant chaque affiche par « Parce que… », le Design Studio entend justifier l’existence de SeP. À la question « Pourquoi SeP », les affiches répondent « Parce que » l’avenir, la solidarité, la participation, l’an 2000, le changement, la chance. L’ensemble des visuels et slogans est jugé à l’époque par Création, magazine spécialisé dans le visuel publicitaire, comme « très frais, style un peu boisson au goût nouveau, et fonctionnant parfaitement au niveau de la reconnaissance et de la mémorisation ».[7]

Le procédé de l’articulation des messages entre les supports est largement utilisé dans la communication du parti, comme pour ces deux affiches : « Parce que… quelque chose se prépare : L’AVENIR. SeP. L’AVENIR. Ça vaut bien un vote ». L’accroche est la même pour toutes les affiches, permettant un style reconnaissable et synthétique. CARHOP, SeP, Affiches.

Une team efficace

Dans un dossier envoyé à toutes les régionales de SeP, l’équipe de communication se présente et détaille l’ensemble des services mis à disposition des militant·e·s. Diana De Crop s’occupe notamment de rédiger les communiqués, d’organiser les conférences de presse, de constituer les dossiers de presse et de prodiguer des conseils en matière de communication et de relation aux médias.[8] Être tacticien, « mettez vos adversaires en difficulté en mettant leur discours en contradiction avec leurs actes. Exemple : le PSC ne cesse de parler des allocations familiales alors qu’il les bloque depuis 4 ans » ; avoir de l’humour, « mettez les rieurs de votre côté » ; jouer le jeu, « Vous êtes en représentation, vous devez convaincre » ; aller droit au but, « Soyez concis, synthétiques » sont autant de suggestions avancées dans le but d’aider les candidat·e·s et militant·e·s à se démarquer.[9]

Pierre Louviaux, qui gère le service de documentation, a préparé, en collaboration avec Jeanine Cornet et Diana De Crop, un argumentaire comprenant les réponses à une série de questions “pièges” ou d’affirmations auxquelles les militant·e·s pourraient être confronté·e·s. Elles constituent un bon baromètre pour estimer les difficultés qui émaillent la campagne électorale des personnes de terrain et les interrogations soulevées par l’opinion publique, les médias et les affilié·e·s ou sympathisant·e·s du MOC et de ses organisations à l’égard du parti. En voici quelques exemples éloquents : « Vous divisez les travailleurs chrétiens », « Aucun parti issu d’un syndicat n’a de chance de percer », « Le seul résultat de SeP sera de favoriser le PS au détriment du PSC », « Vous êtes de gauche ou de centre gauche ? », « Pourquoi aucune “tête” du MOC ne figure-t-elle sur vos listes ? ».[10] S’imprégner de cet argumentaire permet non seulement aux militant·e·s de s’entrainer à faire face à des situations difficiles, mais également d’offrir à leurs interlocuteurs un discours cohérent, puisque partagé par toutes et tous.

C’est justement pour amener plus de cohérence dans la campagne électorale que Jeanine Cornet est sollicitée. En 1985, elle affiche déjà un solide bilan en communication politique, raison pour laquelle les dirigeants de SeP l’approchent : « vous ne voulez pas nous rencontrer ? Nous créons un nouveau parti politique, et vous pouvez former les porte-paroles (…) sur deux choses : un, pouvoir expliquer dans les réunions publiques le programme, et deux, gérer les journalistes ». Jeanine Cornet est intéressée par le challenge : « c’est emballant, un nouveau parti, ce n’est pas tous les jours que ça arrive, intellectuellement c’est sympa ». Elle se demande, avec un peu de curiosité, « comment effectivement, on pouvait partir d’un mouvement pour devenir une force politique ». Engagée par SeP, elle effectue une tournée régionale avec Diana De Crop. Elle explique comment les événements se déroulaient : « on réunit des gens qui sont censés être des porte-paroles, ou des gens qui vont présenter le programme, et je leur donne alors une formation. J’explique comment on parle en public, comment on met en évidence un raisonnement, comment on gère une interview avec un journaliste, comment on gère des questions difficiles, etc. C’était mon job habituel. J’ai fait un dossier de presse pour les aider. Pour leur dire : voilà, c’est sur ça qu’on travaille. Qu’on reste cohérent, que tout le monde reste dans les lignes, sinon on ne va plus s’en sortir ».

Ces différents éléments offrent la possibilité de tirer un premier constat : le recours à des professionnels permet à SeP d’obtenir une communication qui apparait comme organisée, réfléchie et dynamique, notamment parce qu’elle est basée sur des outils visuels et des techniques de communication modernes.

La nouvelle communication politique brise les codes

Cette approche professionnelle novatrice pour l’époque, qui symbolise une période charnière de la communication politique et de relations publiques, arrive en droite ligne des États-Unis. Jusque dans les années 1970 en Belgique, selon Jeanine Cornet, qui travaille alors dans une agence de communication de premier plan, cela « se cantonnait presque exclusivement à envoyer des communiqués à la presse ». Au début des années 1980, Jeanine Cornet commence à être sollicitée par des hommes politiques afin d’organiser leur campagne électorale. Le contexte médiatique est différent d’aujourd’hui. L’influence de la presse écrite est immense poursuit-elle, « avec des journaux très marqués [idéologiquement]. Les hommes politiques d’un certain parti ne parlent pas dans les journaux qui ne sont pas de leur obédience. Ce qui est très rigolo, parce que nous, on dit : “tiens, la communication, c’est parler à tout le monde”. Donc ça a été un des premiers tabous qu’on a cassés. On a dit : “surtout pas !”, si vous êtes libéral, vous allez parler à La Libre Belgique et au Peuple ! ». Jeanine Cornet souligne également l’influence de quelques personnalités de la presse écrite et une certaine « accointance entre les grandes signatures et les politiques ». Il en découle que faire parler de soi pour un nouveau parti n’est pas si évident. Toutefois, cette nouvelle génération qui travaille dans les relations publiques et la communication brise les codes de l’époque, jugés sclérosés et poussiéreux.[11] « On sortait des cadres. On ne faisait pas des congrès, des caucus[12]… On disait : “tout ça c’est étouffant”. Ce qu’il faut, c’est parler aux électeurs, aux gens. Pas parler entre vous ». Les attachés de presse sont choisis dans le sérail, continue Jeanine Cornet, « donc c’étaient des types qui n’étaient pas formés, ou qui avaient une vague formation de journalistes. Souvent, ils n’étaient pas du tout à l’aise dans ce truc-là ». Pour y remédier, elle préconise une approche différente, plus proche des électeurs, qui amène les candidat·e·s dans les foyers : « les techniques du “porte à porte”, des réunions tupperware, etc. On allait présenter le programme pour faire cascade ». C’est d’ailleurs pour cette nouvelle manière de procéder et les résultats probants qu’elle engrange que Jeanine Cornet est approchée par SeP.

Une communication militante avant tout

Le recours à des professionnels chez SeP ne doit cependant pas donner l’illusion d’une communication désincarnée, sans prise réelle avec le terrain. C’est même l’exact opposé : les valeurs de SeP y sont toujours présentes et les militant·e·s y tiennent un rôle de premier plan. Pour les visuels et les slogans par exemple, la « Team communication » soumet des propositions sur base des grandes orientations indiquées par l’équipe dirigeante de SeP. « Ensuite il y avait des réunions avec les responsables », indique Diana De Crop. « On retrouvait Willy Thys, Claude Debrulle, et puis les idées sortaient de ce groupe, qui était le bureau qui gérait tout ça. Nous avions des instructions et une feuille de route ». D’ailleurs, Jeanine Cornet, quoique responsable des relations publiques de SeP, refuse le rôle de “gourou” de la communication. Sa fiche de présentation de l’époque précise sa vision : « le véritable but à atteindre, à mes yeux, consiste à apprendre aux gens à communiquer entre eux, à s’exprimer, à se valoriser eux-mêmes ».[13] Elle constate que la base de SeP est très volontaire, qu’elle a confiance dans son projet de société et qu’elle veut l’exprimer. Diana De Crop se souvient bien des militant·e·s de SeP et elle en dresse un portrait élogieux :

Elle ajoute que lors de l’élaboration du programme, elle constate que « c’était vraiment des gens dont on se souciait, vraiment des idées ». Car, si, dans les rangs de SeP, personne ne maitrise la communication professionnelle, les membres sont pour la plupart « des responsables syndicaux, des délégués en entreprise qui sont confrontés directement à la réalité du travail, et donc à la réalité politique ». Des personnes engagées socialement, qui connaissent leurs dossiers, « ils argumentaient, ils avaient des choses à dire. C’est pour ça que j’ai comme souvenir que le vrai travail de communication se faisait-là », ajoute Diana De Crop. « Je pense qu’aujourd’hui, que ce soit dans un parti ou dans un syndicat, la communication, elle peut se concentrer autour de quelques personnes. Et alors, les militants disent en lisant le journal : “Ah tiens, on a dit ça ? On a fait ça ? Mais je ne suis pas d’accord ”. À SeP, ce n’était pas comme ça. Ce n’était pas la communication qui prenait le pas sur le contenu, la communication était au service du contenu ».

SeP au féminin

Deux des grandes réussites de SeP sont sans nul doute la participation massive des femmes dans ses rangs ainsi que la place qu’elles occupent sur les listes électorales. Cette réussite est aussi médiatique, le profil des candidat·e·s que SeP souhaite diffuser étant repris par les journaux, qui en font bon écho : « Une des fiertés de SeP est d’avoir (…) pu compter sur un grand nombre de femmes de conditions et d’âges divers », écrit La Cité. Le Courrier de L’Escaut reconnait que SeP satisfait « le mieux aux revendications des féministes du comité Femmes et Politique ». Quant au journal Le Soir, il constate la recherche d’un équilibre pour Bruxelles : « une moitié de femmes sur la liste de la chambre, un quart sur celle du Sénat ».[14] Dans ce domaine, comme l’écrit Diana De Crop à l’époque, « force est de constater que les thèmes que SeP a mis en évidence sont formidablement bien passés ».[15] Le programme de SeP reconnait, en effet, le « rôle des femmes dans la dynamique sociale » et lui accorde une place importante.[16] Les courriers internes du parti reflètent d’ailleurs assez bien cette préoccupation, car le recours à la féminisation des noms y est fréquent. Il n’est pas rare qu’un courrier interne parle de « militant·e·s », de « candidat·e·s », ou commence par « chère amie, cher ami »[17], ce qui est sans doute relativement précurseur pour l’époque. Diana De Crop se souvient aussi de la présence de nombreuses femmes dans les différentes instances. Ce phénomène n’était, selon elle, pas uniquement réservé aux échelons inférieurs : « quand on était autour de cette grande table, qui était en quelque sorte le bureau national de SeP, c’est-à-dire l’ensemble des responsables (régionaux), il y avait beaucoup de femmes ». Pour Diana De Crop, il est évident que les femmes sont présentes en nombre parmi les militants, qui sont souvent des militantes, mais « c’est quand on passe le fameux plafond de verre que ça se rétrécit ». Le fait que SeP s’appuye principalement sur sa base militante, permet d’avancer une explication quant à la présence et la visibilité des femmes sur ses listes.

Si on part du postulat, comme les archives et les témoignages récoltés le laissent supposer, que la communication de SEP était aux mains de professionnels pour l’encadrer et de militant·e·s de terrain enthousiastes pour la relayer, il s’impose de chercher ailleurs les raisons de l’échec communicationnel du jeune parti politique lors des élections du 13 octobre.

« C’est parti, c’est… par terre »

Pas des communicant·e·s et pas de leaders

Le travail de Jeanine Cornet est, entre autres, de donner des formations dans les régions pour préparer les porte-paroles en vue des élections, « dans la mesure où ils sont désignés », précise-t-elle, « parce que je n’ai pas trouvé non plus d’organisation très cohérente chez eux, en fédération et en région ». Néanmoins, lorsque c’est le cas, elle est en présence de personnes « pleines de bonne volonté, mais qui sont dans la culture militante, pas du tout dans la culture de communication ». Les trucs et astuces pour apparaitre “dynamique” et pour se démarquer lors d’une campagne politique, cela s’acquiert. L’équipe de communication propose d’ailleurs aux candidat·e·s d’être « beau, sympa et “correct” », et « d’inventez le style SeP ».[18] Cependant, continue notre interlocutrice, « ça demande du temps parce que ce n’est pas en quelques séances que vous structurez les gens et que vous leur apprenez quelque chose qui est nouveau pour tout le monde ». Or, Jeanine Cornet se remémore avoir donné au maximum deux à trois formations en région, pour préparer les candidat·e·s. Trop peu, selon elle, pour pouvoir faire la différence. Le manque de “poids lourds” politiques lui apparait également comme un frein à la réussite. « De mon souvenir, il n’y avait pas de personnes charismatiques. On est quand même face à des Gol, Martens, Cools, Spitaels, Dehaene, etc. Donc à ce moment-là, si vous n’avez personne pour être la figure, l’emblème et pouvoir avoir le charisme et la crédibilité nécessaires, ça devient compliqué ». Si cette affirmation doit sans doute être nuancée, car Willy Thys peut légitimement être considéré comme une personnalité importante à l’époque, il s’agit là d’une volonté assumée de SeP, quoique sans doute une peu forcée par le désamour avec le MOC et la Démocratie Chrétienne. Car selon le principe de collégialité, la richesse du parti, ce sont ses militant·e·s. Dans ce domaine d’ailleurs, SeP a atteint son objectif de communication, comme un rapport interne le signale après les élections. La presse diffuse largement « l’image de candidat(e)s de terrain qui n’ont pas l’habitude du pouvoir, mais qui sont suffisamment insérés dans les rouages de la vie politique et sociale que pour avoir acquis une efficacité sur le terrain ».[19]

Le temps manque

Lancé officiellement comme mouvement en mars 1983 par le MOC, décidant de se transformer en parti politique dès décembre de la même année, validant ensuite la décision de se présenter aux élections législatives de 1985, la temporalité de SeP est courte. Cette rapidité étonne d’ailleurs la presse de l’époque[20], mais également nos deux témoins. Jeanine Cornet se souvient que cette précipitation l’avait interpelée à l’époque.

Pour ne rien arranger, initialement prévues en décembre, les élections sont avancées au 13 octobre 1985. Malgré ce manque de temps, SeP arrive à construire un programme, engager une campagne de communication et présenter des listes complètes dans toutes les circonscriptions. La performance, loin d’être anodine, n’est toutefois pas suffisante pour obtenir les résultats escomptés. Le manque de temps, dû à la précipitation à se lancer dans l’aventure politique, a des conséquences néfastes sur SeP. Par exemple, les archives stipulent que Jeanine Cornet n’aurait été engagée qu’au mois de juin 1985, même si elle pense se souvenir avoir été approchée par les dirigeants un peu plus tôt. André Piroux et le Design Studio ne peuvent envoyer leur proposition de stratégie pour la communication que le 12 juillet 1985. Ce dernier document indique, par ailleurs, que l’accord sur le concept de la campagne et les slogans doit être effectué pour le 21 juillet.[21] Les mois de juillet et d’août étant traditionnellement consacrés aux vacances, cela laisse peu de temps aux équipes de SeP pour effectuer leur campagne électorale.

Positionnement ? Vous avez-dit positionnement ?

Les tensions avec les organisations du MOC, apparues lors de la mue du mouvement SeP en parti politique, ne facilitent pas la communication. Il y avait certaines réticences, explique Jeanine Cornet, « moi j’étais plutôt pour y aller : “donnons une grande visibilité, faisons connaitre les idées, etc.”. Mais je crois, sans le savoir, qu’à l’intérieur même de l’organisation, on n’était pas exactement d’accord sur les directions. Ça se ressentait ». Quand elle rencontre l’équipe dirigeante de SeP, Jeanine Cornet leur pose quelques questions générales sur les positions du parti : « et là, vous vous rendez compte qu’il n’y a pas unanimité sur la réponse. Et vous vous dites qu’au fond, il faudrait une position pure et claire sur un certain nombre de points. (…) Avec les influences des uns et des autres, vous n’aviez pas de lignes directrices, vous n’aviez pas vraiment de continuité ». Ce manque de clarté est aussi épinglé largement par la presse et vu à l’époque par Diana De Crop comme un « fameux talon d’Achille ».[22] Or, il n’est pas aisé de communiquer efficacement vers l’extérieur si le positionnement n’est pas clairement établi en interne. C’est sans doute une des raisons qui amène La Dernière Heure à qualifier la campagne de SeP de « plutôt discrète »[23], ou Le Soir à remarquer que SeP « a peu fait parler de lui ».[24]

Communiquer, mais à qui ?

La communication de SeP lors de la campagne électorale comprend deux volets. Outre les efforts déployés à destination du grand public et de la presse, évoqués précédemment, les militant·e·s et candidat·e·s de SeP visent « avant tout, les gens du mouvement », selon Diana de Crop. « L’électorat devait être ces gens-là, les gens du MOC, du PSC, de la CSC, etc. Évidemment, on peut dire l’ensemble de la population. Mais avant tout, c’était (…) la mouvance chrétienne, et au passage les gens de gauche. Il y avait quand même un vivier extraordinaire. J’avais l’impression qu’on communiquait avant tout pour ces gens, qui représentaient un sérieux paquet d’électeurs. Si tous ceux-là avaient voté pour SEP… Ils ne l’ont pas fait visiblement ». Dans l’argumentaire préparé par la “Team communication” à destination des militant·e·s, la présence de nombreuses questions évoquant la difficulté des liens avec le MOC semble indiquer qu’en effet, ce déchirement était au centre des débats. Il parait alors logique que pour la base de SeP, convaincue de la légitimité et de l’importance de créer ce parti, il était primordial de persuader l’ensemble du mouvement. Le parti, en opposition à sa propre ambition de créer un parti populaire pluraliste, est tiraillé par ses démons intérieurs. Il fallait, pour Diana De Crop, « faire comprendre aux gens “pourquoi ce parti ?”, pourquoi c’était important de le faire à ce moment-là. En l’occurrence il fallait le dire assez vite parce que, malheureusement, on n’avait pas beaucoup de temps devant soi ». Tellement peu de temps que, de l’enthousiasme débordant présent au début de l’aventure, il ne reste plus qu’un espoir déchu, à l’image du slogan de SeP, nous rappelle Diana De Crop, détourné par les médias en un cruel « Sep c’est parti… c’est par terre ».

Conclusion

Approcher l’expérience SeP par l’angle de sa communication est un processus qui ne peut être réalisé de manière isolée, car il ne serait pas judicieux d’étudier la communication d’une organisation en la dissociant de cette organisation elle-même. Nonobstant, cette approche offre des clés de compréhension différentes pour décoder les difficultés et les réussites auxquelles SeP est confronté lors de sa courte expérience en tant que parti politique. En scrutant la communication déployée par SeP à l’occasion de la campagne électorale, plus précisément lors de la courte période de l’année 1985, on peut tirer plusieurs conclusions.

Dès la transformation en parti politique, l’équipe dirigeante de SeP décide de faire appel à quelques professionnel·le·s pour encadrer la communication. L’émergence de nouvelles techniques de communication politique et leur popularité croissante auprès des hommes et femmes politiques du pays ne sont sans doute pas étrangères à cette décision. Visuels, slogans, formations aux médias, relations avec la presse, postures corporelles et phrases d’accroches sont autant de techniques, parfois innovantes, amenées par la « Team communication » pour enrichir la campagne de SeP.

En plus d’une approche professionnelle et d’une équipe efficace, SeP peut se reposer sur des militant·e·s chez qui, selon Jeanine Cornet, « on ressentait l’enthousiasme, très fort. Ils aspiraient à autre chose, quelque chose de nouveau, plus juste ». Ces différents éléments et quelques belles réussites au niveau de la communication, notamment sur l’image des candidat·e·s, n’ont toutefois pas suffi à éviter l’échec électoral.

La vitesse avec laquelle SeP évolue de mouvement en parti, pour ensuite se lancer dans la bataille électorale est sans doute à l’origine de plusieurs problèmes rencontrés. Jeanine Cornet et Diana De Crop sont en accord sur ce point : outre la dissension avec le mouvement, le manque de temps est un facteur déterminant dans l’échec de SeP. Il entraine précipitation et impréparation dans l’organisation de la campagne, ce qui sera relevé par les médias à l’époque. Cette précipitation n’offre pas, par exemple, l’opportunité à Jeanine Cornet et à Diana De Crop de former les candidat·e·s de manière adéquate. Le manque de personnalités charismatiques dans les rangs de SeP est épinglé par Jeanine Cornet qui l’identifie comme un frein supplémentaire à la réussite, même si SeP a établi ce principe de collégialité en argument de campagne. Elle se souvient également que « ça a été très difficile, car ils ne sont pas parvenus à trouver un positionnement et des réponses qui soient (…) innovantes par rapport à ce positionnement ». La question de la place de SeP sur l’échiquier politique est, en effet, soulevée par les médias de l’époque, pour qui elle n’apparait pas de manière évidente.

Enfin, et c’est symptomatique de la relation œdipienne qu’entretiennent SeP et son géniteur, la communication du parti, malgré les efforts envers les médias et la population en général, est, selon Diana De Crop, surtout tournée vers les militant·e·s du mouvement. La base de SeP s’évertue avec énergie à convaincre le MOC et ses organisations du bien-fondé de sa démarche, de l’importance et de l’urgence qu’il y avait à transformer SeP en parti, de la nécessité de voter pour lui. Il serait d’ailleurs, à ce titre, intéressant de se pencher de manière plus approfondie sur l’impact qu’a pu avoir la dissension avec le mouvement sur le moral, voire le bien-être des militant·e·s de SeP. Comment l’ont-ils/elles vécu, eux et elles qui étaient pour la plupart membres du MOC, de la CSC, de Vie Féminine, des Équipes Populaires ? Et aujourd’hui, se demande Diana De Crop, à l’heure où les droits sociaux sont mis sous pression par les attaques des politiques néolibérales, que penseraient les militant·e·s d’une démarche de ce type ? Aurait-elle un certain succès ? Pour Jeanine Cornet, à qui nous laissons le mot de la fin, SeP est peut-être arrivé trop tôt, avec beaucoup d’émotion et d’enthousiasme, mais ce n’était pas suffisant. Il n’est pas chose aisée de nager à contre-courant de son propre mouvement et « la structure politique fait que, si vous voulez réussir, soit vous jouez avec le système, soit vous jouez contre. Mais si vous jouez contre, vous devez être très, très, très fort. Et ce n’était pas le cas ».

Notes

[1] Pour les raisons qui poussent le MOC à créer SeP, voir notamment Durant Th., « Solidarité et Participation (SeP). Approche chronologique du mouvement et du parti politique (1982-1988) », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 9, mars 2019, URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2019/01/25/solidarite-et-participation-sep-approche-chronologique-du-mouvement-et-du-parti-politique-1982-19881/.
[2] Loriaux Fl., « Chronique d’un mouvement social, de 1945 à nos jours », dans Le mouvement ouvrier chrétien 1921-1996. 75 ans de lutte, CARHOP, Evo-Histoire, Evo et MOC, Bruxelles, 1996, p.  199.
[3] Les citations utilisées dans cet article, sauf mention contraire, proviennent de : CARHOP, CARHOP, Dynamiques n° 9, SeP et communication, Interview de Jeanine Cornet par Julien Tondeur, 15 février 2019 et CARHOP, CARHOP, Dynamiques n° 9, SeP et communication, Interview de Diana De Crop par Julien Tondeur, 20 février 2019.
[4] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 5.
[5] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 5.
[6] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, lettre du 12 juillet 1985, p. 24.
[7] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 5.
[8] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 7-8.
[9] CARHOP, SeP, n° 321 (classement provisoire), Radio, télévision, débats publics…, s.d., p. 1-2.
[10] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), Argumentaire, élections législatives du 13 octobre 1985, p. 1-17.
[11] CARHOP, SeP, n° 527 (classement provisoire), Le marketing politique : une affaire de femmes, mini-interview, p. 22.
[12] Expression désignant une réunion de sympathisant·e·s ou de membres de mouvements politiques, principalement utilisée dans le monde anglo-saxon, plus particulièrement en Amérique du Nord.
[13] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 9-11.
[14] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », Le Soir, 12 septembre 1985, p. 12.
[15] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », p. 12.
[16] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), Présentation du programme, Bruxelles, le 20 septembre 1985, p. 2.
[17] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Convocation pour le SeP de Gembloux, 15 août 1985.
[18] CARHOP, SeP, n° 321 (classement provisoire), Note de Diana De Crop aux militant·e·s et aux candidat·e·s, s.d., année 1985.
[19] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », s.d., p. 19.
[20] Voir Delvaux A.-L., « SeP passé sous silence. Regards croisés de la presse francophone sur SeP », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 9, mars 2019, URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2019/01/25/sep-passe-sous-silence-regards-croises-de-la-presse-francophone-sur-sep/.
[21] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, lettre du 12 juillet 1985, p. 26.
[22] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », p. 18.
[23] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », La Dernière Heure, 11 octobre 1985, p. 15.
[24] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », Le Soir, 24 septembre 1985, p. 17.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Tondeur J., « C’est parti… c’est par terre : la communication de SeP en 1985 », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°9 , mars 2019, mis en ligne le 4 avril 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/

SeP passé sous silence : Regards croisés de la presse francophone sur SeP

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Anne-Lise Delvaux (historienne, CARHOP asbl)

En 1983, de nombreux petits partis, se définissant comme progressistes, sont déjà présents sur l’échiquier politique et gravitent autour des plus grands (Parti Social-Chrétien – PSC, Parti Socialiste – PS). Constatant l’échec du pluralisme institutionnel, le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) se distancie de ses relais politiques traditionnels (Rassemblement Wallon – RW, Front Démocratique Francophone – FDF et surtout PSC). Il décide de constituer un mouvement « pluraliste, fédéraliste et progressiste »[1] : Solidarité et Participation (SeP). Ce projet est traçable dans les archives de SeP ou par des témoignages, mais c’est aussi via la presse de l’époque qu’il est possible de l’approcher. Que disait cette dernière de ce mouvement, devenu parti politique ? Y a-t-il eu des controverses à son sujet ? La question étant trop vaste pour le format de cette analyse, en voici un aperçu.

Les archives de SeP, conservées et consultables au CARHOP asbl, détiennent une série de revues de presse couvrant la période de 1982 à 1988. Constituées par SeP à titre d’information ou en préparation à un projet clairement défini, ces dernières permettent de cerner ses principales préoccupations politiques, socioéconomiques et culturelles. Celles-ci me sont, désormais, utiles pour réaliser une courte analyse du regard que la presse a porté sur ce mouvement-parti. Si ces revues permettent d’accéder rapidement à l’information sans passer par un dépouillement systématique et chronophage des journaux de l’époque, il ne faut pas en oublier la sélection aléatoire qui en résulte. Cette brève analyse ne prétend donc pas à l’exhaustivité. Le corpus d’articles sera limité à ceux présents dans les revues de presse des archives, en espérant pouvoir livrer un aperçu ciblé sur les réactions suscitées par l’émergence de ce mouvement progressiste. Pour établir la comparaison, le journal La Cité[2] sera confronté à quelques autres organes de la presse francophone. La période analysée commence avec la constitution officielle du mouvement SeP en mars 1983 et prend fin avec les résultats des élections législatives d’octobre 1985.

La Cité : un quotidien entre MOC et SeP

Le journal La Cité est l’organe de presse démocrate-chrétien le plus proche idéologiquement du MOC. Étant donné que ce dernier a initié SeP, le journal nous a semblé être la source à privilégier. En effet, il reflète, par son idéologie, les idées progressistes que SeP souhaite propager. La Cité est, d’ailleurs, le journal qui fournit les articles les plus fréquents et les plus détaillés au sujet de SeP. Le quotidien agrémente régulièrement ses articles d’informations complémentaires, au moyen de témoignages, de reportages, d’entretiens… Un travail que l’on ne retrouve pas dans les autres quotidiens de presse (seule La Libre Belgique fournira également occasionnellement quelques articles plus longs). Qu’ils soient liés aux mouvements de gauche ou à d’autres orientations politiques, les journaux ne semblent pas prêter une attention particulière à SeP. Après dépouillement, les articles qui l’évoquent, lorsqu’ils existent, sont généralement restreints à un encadré et ne dépassent pas le quart de page. Le fait que le mouvement devienne un parti en 1985 n’y changera rien.

Dans la presse, SeP est unanimement présenté comme l’« enfant légitime et désiré du mouvement ouvrier chrétien »[3], mais les quotidiens libéraux et socialistes ne manquent pas d’y voir une ambiguïté œdipienne. Pour y répondre, La Cité insistera plusieurs fois, au fil des ans, sur l’indépendance et l’autonomie de SeP par rapport au MOC. En 1985, c’est encore le cas puisqu’elle relaye en une du journal les paroles de Willy Thys, représentant de SeP, qui disait : « Le MOC a aussi prévu l’autonomie du mouvement et maintenant du parti politique. SeP reste proche du MOC, mais pas dépendant. »[4]. Cependant, quoi qu’en pense La Cité, le lien qu’entretient SeP avec le MOC n’est pas ce qui défraye le plus la chronique.

SeP mouvement – SeP parti

De manière générale, la presse ne semble pas s’intéresser outre mesure à la constitution d’un nouveau mouvement politique belge. Les quelques articles que nous avons dépouillés pour 1983 restent sur le mode de la recension d’un évènement et semblent considérer cette entreprise de manière positive. Y sont soulignés le progressisme du mouvement, l’envie de se dissocier du PSC et de constituer une nouvelle gauche.[5]

Alors que l’arrivée du mouvement progressiste dans le paysage politique a été perçue plutôt de manière positive par les différents organes de presse, il en va autrement lorsqu’il décide de s’organiser en un véritable parti politique le 17 décembre 1983. Si certains journaux emploient le terme de « nouvelle fusée »[6], de « nouvelle gauche » ou de « deuxième gauche »[7], pour parler de SeP, d’autres quotidiens se montrent beaucoup plus réservés à son sujet. « Issue d’un malaise, la création de SeP suscite autant de réserves que d’enthousiasme dans le monde chrétien. Les adversaires de l’initiative veulent en souligner les risques : celui d’un échec cuisant, ou celui d’un éparpillement des voix et d’un affaiblissement supplémentaire de la Démocratie chrétienne, l’aile gauche du P.S.C. »[8], écrit-on assez objectivement dans La Meuse. C’est la « poursuite de l’émiettement des partis politiques belges », conclut Le Vif.[9]

Le satirique Pourquoi Pas ? qualifie l’initiative de « très sympa » et reconnaît l’envie de nouveauté, mais l’hebdomadaire libéral termine son article de manière plus sarcastique : « souhaitons simplement à ces jeunes gens de ne pas servir de sas d’entrée vers le parti socialiste ».[10] L’arrivée du nouveau parti suscite, en effet, surtout des réactions pour son alliance possible avec le PS. Cette crainte est partagée par les démocrates-chrétiens qui ne souhaitent pas non plus voir le nouveau parti s’allier à l’« ogre socialiste[11] ». Ce dernier a, en effet, la réputation d’absorber les autres petits partis progressistes qui gravitent autour de lui, et ils sont légion en 1985 (RW, Écolo, Parti Communiste Belge – PCB). Il y a ainsi un véritable scepticisme de la presse, toutes tendances confondues, sur la capacité de SeP à se démarquer du PS, sans y être intégré. La Cité relaye d’ailleurs le discours du président du PSC, Gérard Deprez, qui dénonce : « l’aveuglement politique de ceux qui, sous le couvert d’un soi-disant progressisme, font le jeu du PS et affaiblissent la force politique des travailleurs chrétiens ».[12]

L’originalité de SeP ? Une question qui fait débat

La crainte de voir SeP se rallier au PS est réfutée par La Cité à plusieurs reprises, notamment au discours du premier « 1er mai » de SeP à Walcourt en 1985. Lorsque Willy Thys (au nom de la présidence collective de SeP) explique la nouveauté de son parti, il affirme que : « Les chrétiens de gauche ont le désir de sortir de ce clivage tout en se démarquant du comportement partisan du Parti socialiste ».[13] Le porte-parole souhaite toutefois « un véritable dialogue égalitaire entre progressistes soucieux de promouvoir, à Bruxelles comme en Wallonie, une majorité capable de mener une politique de changement face à la politique socialement injuste et économiquement inefficace de la coalition PRL-PSC-CVP-PVV ».[14]

Le nouveau parti semble ouvert au dialogue socialiste. (CARHOP, SeP, n° 83 (classement provisoire), ” 1er mai : Un SeP dans les vignes de Spitaels”, Vers l’Avenir, 1er et 2 mai 1985).

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Solidarité et Participation et Écolo : destins croisés

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Geneviève Warland (historienne, UCLouvain)

Les années 1960 à 1980 ont été marquées tant par des mouvements de contestation politique que par des crises économiques au plan international comme en Belgique. Pour ce dernier pays, les moments marquants sont les grèves de l’hiver 1960-1961 révélant l’écart entre le Nord et le Sud de la Belgique et provoquant un réveil wallon, l’affaire de Louvain en 1968 comme moment de crispation du problème communautaire et le choc pétrolier du début des années 1970 suivi par une récession importante. Dans ce contexte, les gouvernements se succèdent – que l’on se rappelle les gouvernements Martens, allant de Martens I en 1979 à Martens IX en 1991. Au début des années 1980, le gouvernement social-chrétien et libéral Martens-Gol fait voter à plusieurs reprises des pouvoirs spéciaux afin de mener une politique d’austérité visant à assainir les finances publiques et à accroître la compétitivité des entreprises. Le chômage progresse.

Dans ce contexte où les inégalités sociales augmentent, où les tensions communautaires s’approfondissent et où les revendications pour une plus grande participation des citoyens à l’exercice du pouvoir politique se font entendre, de nouveaux partis à tendance régionaliste émergent : tels le Rassemblement wallon (RW) – qui devient rapidement la deuxième force politique en Wallonie au cours des années 1960-1970 – et le Front Démocratique des Francophones (FDF) à Bruxelles. D’autres partis de type fédéraliste, insistant sur la décentralisation de la décision au niveau des quartiers et des communes pour redistribuer le pouvoir confisqué par les partis traditionnels, apparaissent dans les années 1970-1980. Ils se situent à gauche de l’échiquier politique et entretiennent des liens étroits : ils se nomment Écolo et Solidarité et Participation (SeP). Ces deux partis, l’un toujours sur la scène politique belge en 2019 et l’autre à la durée de vie très courte, sont issus, pour le premier, d’un mouvement de citoyens et, pour le second, d’un mouvement social.

SeP : un météore en politique

SeP est créé en 1982 par des membres du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) souhaitant une formation de gauche, pluraliste, non-confessionnelle et se distinguant du Parti Socialiste (PS). Ce mouvement, qui se transforme rapidement en parti, se définit comme « nouveau, ouvert, pluraliste et progressiste ».[1] Son nom énonce les deux axes de sa politique : d’un côté, la « solidarité » entre travailleurs et sans-emplois, entre jeunes, adultes et personnes âgées, entre malades et bien-portants, entre régions rurales et urbanisées ; de l’autre, la « participation » dans le but d’associer le citoyen à l’élaboration des décisions. Le modèle démocratique dont SeP se revendique est l’autogestion, autrement dit un modèle de démocratie participative ou délibérative et non pas seulement représentative. L’absence de référence à la famille politique chrétienne dans le nom même de ce mouvement atteste la volonté à la fois de se démarquer d’un parti social-chrétien jugé trop conservateur et d’attirer des militants progressistes venant d’autres horizons.

Tract d’Écolo et SeP aux élections législatives, 1987 (CARHOP, SeP, n°433 (classement provisoire)).

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Edito

Christine Machiels, (directrice du CARHOP)

« Pourquoi le travail social ? » titrait la revue Esprit en 1972. Le sens du travail social, fondement même d’une profession, n’a cessé d’être questionné depuis quatre décennies. Les contextes sont différents, les intensités de la remise en cause sont variables. Mais aujourd’hui encore, la radicalité de l’interrogation de 1972 n’a pas perdu de sa pertinence. Ainsi, lorsqu’il s’agit de commenter l’actualité de la réforme de la loi sur le secret professionnel (2017), Marc Chambeau, formateur à l’Institut Cardijn et membre du Comité de vigilance en travail social (CVTS), écrit-il : « Cette orientation donnée au travail social par des politiques de plus en plus déconnectées des réalités vécues par les gens et certainement par ceux qui rencontrent au quotidien les difficultés liées à la précarité et à la pauvreté, c’est la fin du travail social »[1].

L’évolution du questionnement sur le sens du travail social, explorée dans le numéro précédent de la revue Dynamiques, est étroitement connectée à l’évolution des formes de l’État social durant ces quatre dernières décennies. Comment les mutations sociales, politiques et économiques qui marquent notre société moderne ont-elles contribué à modifier la conception du travail social ? Comment les professionnels ont-ils pu réagir à l’égard de ces mutations ? Le travail social est-il un lieu « d’accomodement progressif à la gouvernementalité néo-libérale »[2] ? Ou un espace de résistance pour corriger les inégalités provoquées par celle-ci ? Que signifie « résister », hier et aujourd’hui ? Ces interrogations sont au cœur de ce nouveau numéro de Dynamiques.

L’intuition de repositionner les problématiques contemporaines du travail social dans une perspective historique ne nous invite-t-elle pas à finalement conclure que celui-ci trouve son sens dans une recherche incessante de compréhension du système politique, économique et social, dans lequel évolue une profession, dont on interroge les fondements[3] ? Le travail social s’inscrit dans un contexte précis. Ce dernier n’est pas le fruit du hasard mais le produit d’une histoire, trop peu connue aujourd’hui. La bienfaisance, la philanthropie, l’aide ou l’intervention sociale, suivant le vocabulaire usité à chaque époque, sont révélatrices des lignes de force qui sous-tendent les différents modèles de société. Et si maîtriser les enjeux de l’action sociale, d’hier à aujourd’hui, commençait par une analyse de la question sociale à travers le temps, comme un indicateur de la manière dont chaque société traite ses « exclus » ? Historiens du social et travailleurs sociaux, n’est-ce pas là une réflexion collective à mener comme une forme de « résistance », dans l’espoir de repousser, une fois encore, la « fin du travail social » ?

Notes

[1] Chambeau M., « Le secret professionnel, un outil pour soutenir les enjeux fondamentaux du travail social », Travailler le social, décembre 2018, p. 2-3.
[2] Alix J.S., « Néo-libéralisme et action sociale : Disqualification de la résistance et recherche de l’assentiment des professionnels », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°8 : Le travail social face aux mutations sociales, politiques et économiques, décembre 2018 [En ligne] URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
[3] Cette réflexion est notamment inspirée de l’initiative conjointe du Relais social et du Centre public d’action sociale de Charleroi qui, pour mieux saisir les fondements du travail social, organisent des conférences dont l’objectif est « de questionner, avec l’éclairage d’intervenants pluridisciplinaires, les transformations à l’œuvre dans cet environnement, et d’en comprendre les enjeux ». Site WEB : https://travailsocialcharleroi.com/ (Page consultée le 20 décembre 2018).

Néo-libéralisme et action sociale : Disqualification de la résistance et recherche de l’assentiment des professionnels

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Jean-Sébastien Alix (doctorant CADIS/EHESS, chercheur associé au CERIES/univ-Lille)

L’action sociale en France connaît depuis les années 2000 des transformations majeures notamment par l’augmentation des réformes visant à renforcer le contrôle étatique sur le fonctionnement des établissements sociaux et médico-sociaux et les pratiques professionnelles, mais également dans ses modes de financement. Plus précisément, ces réformes s’inscrivent pêle-mêle dans quelques décrets et lois phares : la loi 2002-2 du 2 janvier 2002 dite de rénovation de l’action sociale et médico-sociale précise spécifiquement la responsabilité des acteurs par une contractualisation systématique de la prise en charge via l’écriture de projets individuels ou encore l’obligation de faire des évaluations internes et externes ; la loi du 21 juillet 2009 portant sur la réforme de l’Hôpital et relative aux Patients, à la Santé et aux Territoires (HPST) qui redistribue les schémas d’organisation et de contrôle avec les appels à projet tout en accentuant la mise en concurrence des services et établissements ; la nomenclature du projet SERAFIN PH dans le secteur du handicap qui élabore un référentiel tarifaire sur le modèle de la T2A[1] à partir d’une adéquation des financements aux parcours des personnes réduisant la relation d’aide en une relation de service[2] ; et l’intensification des appels européens et internationaux à désinstitutionnaliser la prise en charge des enfants et adolescents en situation de handicap. Enfin, deux aspects nous semblent occuper une place plus déterminante : l’apparition de régulations incitatives, dites soft law[3], et les recommandations de bonnes pratiques qui en découlent, mais aussi la généralisation de l’entrepreneuriat social et des nouveaux dispositifs financiers que sont les contrats à impact social (CIS)[4] qui permettent à des investisseurs privés de financer des projets d’action sociale.

Tract de la CGT (Confédération générale du travail) contre le projet SERAFIN-PH, s.l., 2017.

Responsabilisation accentuée des acteurs, mise en concurrence des services et établissements, exigence d’une performance des pratiques, élaboration d’un « droit souple » qui ne serait plus un « ordre de contrainte »[5] mais un outil de « soutien » aux professionnels et l’investissement affirmé d’acteurs issus du monde marchand, selon l’idée que le capitalisme serait au service de l’intérêt général[6], sont les éléments constitutifs des mutations contemporaines de l’action sociale.

Face à celles-ci, de nombreuses voix n’ont pas tardé à se faire entendre par l’intermédiaire des universitaires[7], des collectifs tels qu’Avenir-éducs, l’Inter-régional des formatrices et formateurs en travail social (L’IRE), le Collectif des 39, l’Appel des appels, pour ne citer qu’eux, et des nombreuses mobilisations nationales dans les secteurs de la protection de l’enfance, du handicap, des personnes vieillissantes et dépendantes, etc. Ces mouvements oppositionnels revendiquent globalement une reconnaissance plus forte de la spécificité des métiers du social, par la charge symbolique qu’elle porte et l’engagement de soi des professionnels. De la sorte, ces mouvements mettent en avant la capacité des agents à porter une critique sur les rationalités technico-gestionnaires dans la mesure où l’attitude critique « est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité »[8]. C’est-à-dire que si la rationalité technico-gestionnaire est une pratique de pouvoir qui agit concrètement dans les pratiques, les professionnels doivent être en mesure d’en dénoncer ses effets de vérité sur les pratiques, qui consistent notamment à réduire le travail socio-éducatif à sa seule appréhension économique.

Au regard de ces éléments, nous pouvons en conclure que l’action sociale, comme tout univers professionnel, est donc traversée par des rapports de force qui engendrent des conflictualités importantes. Pourtant, la confrontation avec le réel des entretiens a considérablement complexifié ce premier constat.

Nous avons effectué 92 entretiens[9] auprès de 85 professionnels, 58°% de femmes et 42°% d’hommes, dans le cadre d’un doctorat en sociologie. Au regard de l’importance du matériel recueilli, nous avons décidé de construire notre analyse à travers trois figures « idéal-typiques » que sont les « résistants », les « non-dupes » et les « adhérents ». Cette typologie se voulait être la plus démonstrative possible en proposant quelques traits caractéristiques de ces figures. Ces typologies ne sont que des abstractions théoriques de la réalité sociale, elles doivent être saisies comme des fictions élaborées à partir de données empiriques, mais non des réalités en tant que telles. Pour preuve, nous avons montré qu’un grand nombre de thématiques telles que la question de l’autonomie, l’engagement, la crise du sens ou la performance témoignent d’un mouvement entre ces figures et d’un dialogue permanent entre elles.

Nous allons citer quelques passages d’entretiens pour comprendre la manière dont ces figures ont été construites et saisir le rapport que les professionnels ont avec ces mutations.

Pour les « résistants », au nombre de 17, le sentiment général est que les procédures, dispositifs et autres discours sur une bonne gestion et sur une comptabilité de l’acte « grignotent les passions ».

Cet ancien délégué syndical à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) indiquait : « On en passe que par des critères de qualité et d’évaluation, et je pense que c’est de la merde. Dans l’éducation, il faut du temps et on ne peut pas évaluer en permanence. Il faut des grandes capacités de résistance, ça passe par s’opposer, par l’action syndicale ou une forme comme ça et collectivement sinon les audits nous feront prendre des vessies pour des lanternes »[10]. Pour lui, la résistance est une action collective, de préférence syndicale, pour être présente sur la scène politique, afin de défendre des idéaux éducatifs concernant la non-stigmatisation des personnes, la croyance en leur éducabilité en opposition à la répression de la délinquance et la défense d’un travail sur du long terme. Il expliquait d’ailleurs comment cette résistance pouvait se mettre en action : « Ça a commencé il y a une vingtaine d’années, ils ont voulu nous faire un audit sur la façon de travailler en PJJ dans la Région et ils nous avaient envoyé deux ou trois spécialistes qui ont commencé à faire une réunion en nous expliquant que l’on ne savait pas vendre l’image de la Protection judiciaire de la jeunesse. Nous étions une vingtaine d’éducateurs, et comme j’étais responsable syndical à l’époque, j’ai pris la parole : “Messieurs, nous n’avons rien à vendre si ce n’est la misère du monde, alors ça ne nous intéresse pas”. Nous avons été une dizaine à quitter cet audit imposé par notre direction. À l’époque, on pouvait se permettre des rapports de force mais aujourd’hui on serait beaucoup plus vite en danger par un avertissement ou un licenciement. C’est devenu plus dur. » Il adopte une posture revendicative en opposant les objectifs politiques aux nécessités éducatives.

La résistance n’est ni systématique, car « si les réformes sont bonnes, alors on est avec », ni forcément militante ou collective mais peut être un acte individuel en remplissant par exemple de manière très aléatoire les logiciels portant sur les actes éducatifs quotidiens. La résistance est finalement une pratique de vigilance quotidienne, elle prend en compte ce qu’il y a de « vivant » dans l’acte socio-éducatif au détriment d’une mathématisation de l’action sociale.

Les « non-dupes » et les « adhérents » témoignent, de manière assez différente, de son envers, c’est-à-dire qu’elles mettent en avant des formes de consentement aux différentes mutations ayant conduit à une rationalisation instrumentale des pratiques.

Affiche annonçant la tenue de l’Assemblée générale Travail social à Paris le 12 juin 2018, Paris, 2018.

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[Actualités]. Exposition à La Fonderie « Vivre – Les métiers du social, 100 ans d’histoire et de formation »

Pascal Majérus (conservateur de La Fonderie asbl)

L’assistance a toujours constitué un devoir moral dans la plupart des civilisations. Mais le traitement de la précarité a varié selon les époques, en fonction de la représentation de la personne en difficulté et des équilibres sociaux de chaque période. L’histoire du travail social contemporain est liée à l’évolution de la charité, de la philanthropie et de la bienfaisance publique.

Qui sont les travailleurs sociaux ? Qui sont ces femmes et ces hommes qui accompagnent les personnes en difficulté de tous âges, de tous milieux, de toutes conditions ? Qui sont ces professionnels qui écoutent, conseillent, informent, tissent des liens, éduquent, construisent des projets… aident à vivre ?

La Fonderie et l’Association belge francophone pour la formation, la recherche et l’intervention sociale (ABFRIS) vous proposent, à partir de décembre 2018, une exposition autour de l’histoire des métiers du social, en les resituant dans l’évolution de travail d’assistance, de la formation spécifique à ces professions et de leur professionnalisation croissante.

Les travailleurs sociaux n’ont pas toujours été ces professionnels appartenant à un corps de métiers spécifiques et formés dans des écoles spécialisées. Au long de l’histoire, le travail social s’est professionnalisé et s’est doté de formations à part entière. Il s’est aussi diversifié et complexifié. Les rôles, compétences, domaines d’action et responsabilités des travailleurs sociaux se sont transformés sous l’effet de l’évolution socio-économique et des politiques spécifiques mises en place par l’État pour traiter les problèmes sociaux, sanitaires et psycho-éducatifs.

La professionnalisation : un développement récent

Le développement de l’enseignement et de la profession d’assistant social a été de pair avec l’essor des sciences sociales. La première école de service social a ouvert ses portes à New York en 1898 ; en Europe, c’est à Amsterdam qu’a été créé le premier centre de formation en 1899, l’Allemagne a suivi en 1908, la France quatre années plus tard. Il faudra attendre les lendemains de la Première Guerre mondiale pour que la Belgique emboîte le pas. Il y a juste un siècle, un Conseil des écoles de service social est mis en place (arrêté royal du 15 octobre 1920). Dans la foulée de la législation sociale instaurée dans l’immédiat après-guerre va se développer dans notre pays un réseau de professionnels.

Première promotion de l’École centrale d’éducatrices dirigée par les Sœurs de la Charité Parnasse, Ixelles, (1939) (fonds Haute École Léonard de Vinci – Institut Parnasse – ISEI).

L’exposition que nous présentons à La Fonderie retrace la transformation des métiers du social. Elle éclaire les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux et les réalités auxquelles ils sont confrontés. Elle dévoile les débats et les enjeux qui traversent leur métier et leur formation, sans oublier de s’interroger sur ceux qui sont les usagers de l’aide sociale, de l’accompagnement socio-éducatif et de l’animation. Qui étaient-ils hier et qui sont-ils aujourd’hui ?

Une exposition pour cent ans de formations

Cette exposition est également l’occasion de découvrir une facette souvent méconnue du travail social, les éducateurs de rue. Ceux-ci disposent d’un lien privilégié avec différents publics permettant une intervention précoce dans des situations souvent sensibles. Ils assurent des ponts entre les dispositifs classiques de l’aide sociale et ceux qui en sont exclus. Ce travail social de rue pourtant essentiel n’est pas toujours considéré à sa juste valeur comme un moyen de lutter efficacement contre la pauvreté et l’exclusion.

Dynamo International est une organisation belge, basée à Bruxelles qui travaille à la mise en réseau de ces travailleurs sociaux de rue dans plus de 50 pays du monde. Pour mieux faire connaître leur travail, la photographe Véronique Vercheval a posé son regard sur les éducateurs de rue de Belgique, de Roumanie, de la République Démocratique du Congo, du Vietnam, d’Haïti, de Palestine et d’Israël. La Fonderie vous propose, en lien avec l’exposition « Vivre », une sélection de ses photos qui permettent de mieux comprendre la réalité du travail de terrain.  Un programme particulièrement riche d’animations, d’ateliers et de visites guidées est organisé en marge de cette exposition pour mieux cerner les défis et enjeux de ces métiers du social.

Pour connaître le programme complet et les informations pratiques sur l’exposition, cliquez sur le lien : https://www.lafonderie.be/expositions/exposition-temporaire/expositions-temporaires-futures/564-vivre-les-metiers-du-social-100-ans-d-histoire-et-de-formation

Questionner le sens du travail social, hier et aujourd’hui

En 1977, la revue Contradictions entame une réflexion sur le travail social. L’un des objectifs du comité de rédaction est de contribuer à établir à la fois “une mémoire et une analyse théorique de différents domaines où des travailleurs sociaux sont en lutte”. Aujourd’hui, que reste-t-il de cette réflexion sur le travail social, critique mais “qui entendait aussi aller de l’avant dans l’invention de nouvelles pratiques et de nouveaux rapports entre les travailleurs sociaux, les usagers et leurs employeurs”? Revue Contradictions, n°19-20, 1979, p.2.

Éditorial

Christine Machiels (directrice du CARHOP asbl)

Aujourd’hui comme hier, les travailleurs sociaux s’interrogent sur le sens de leurs pratiques professionnelles et sur les finalités implicites de leur travail. Pour nourrir le questionnement contemporain, on peut s’inspirer de ce que les travailleurs sociaux d’une génération précédente ont pu témoigner de leur métier, de leurs pratiques. La période 1970-1980 est en effet marquée par une interrogation radicale sur l’existence même du travail social comme corps professionnel et mode d’intervention de la société sur elle-même, mais aussi par un champ d’expérimentation, d’exploration en vue de renouveler les pratiques. Pourquoi ? Quels sont les questionnements ? Ont-ils évolué ? Quelles sont les issues ou les alternatives proposées ?

Ce court argumentaire, que je vous livre dans sa première mouture, a servi de point de départ à la construction des numéros 7 (septembre 2018) et 8 (à paraître) de la revue Dynamiques. Histoire sociale en revue, dédiés au sens du travail social hier et aujourd’hui. Rédigé à plusieurs mains, il est le fruit d’une réflexion menée par une poignée d’enseignant·e·s en histoire sociale, impliqués dans la formation de bachelier Assistant social, qui se réunit régulièrement au CARHOP[1]. Le pari est alors de lancer l’idée d’une histoire partagée entre anciens et futurs praticiens… Ce dossier explore les possibilités d’ouvrir ce chantier d’histoires, de faire surgir les sources et ressources qui l’éclairent, de transmettre des questionnements d’hier pour mieux les prolonger aujourd’hui.

Notes

[1] Ce groupe se réunit sous l’impulsion de Paul Lodewick à partir de 2015. Il est composé de Pierre Tilly (coord.), Christine Machiels, Luc Blanchard (HELHa), Florence Loriaux (HELMo), avec le soutien du CARHOP. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une réflexion initiée par l’ABFRIS (Association belge francophone pour la formation, la recherche et l’intervention sociale) sur les mutations du travail social, qui donnera lieu à une exposition réalisée par La Fonderie à la fin de l’année 2018. Le comité de lecture des n°7 et 8 de Dynamiques est en partie une émanation de ce groupe d’enseignants, avec également la contribution de Renée Dresse (CARHOP, ISFSC).

Quand la situation fait la fonction. Agir en travailleur social

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Lionel Francou (doctorant en sociologie à l’UCLouvain et professeur invité à l’ISFSC, filière assistant social

En Fédération Wallonie-Bruxelles, le paysage des politiques sociales et socioculturelles (dont l’éducation permanente) s’est complexifié institutionnellement lors de ses transformations successives depuis la seconde moitié du 20e siècle. Face aux demandes des usagers, les professionnels de terrain sont amenés à redéfinir les contours du métier de travailleur social au fil de leurs pratiques.

Ces dernières décennies, les politiques qui entendent produire des effets sur « le social » se sont complexifiées, notamment du fait de la superposition de référentiels hérités d’époques successives (marquées par des points de rupture comme la crise des années 1970, mais aussi des processus de fond comme l’essor du new public management) ayant dessiné des discours et logiques d’action spécifiques, qui coexistent désormais et dont la complémentarité n’est pas toujours éprouvée. Comme l’explique Jacques Moriau[1], en Belgique, le secteur associatif s’est transformé en profondeur au cours du 20e siècle, allant d’une structuration initiale en piliers au triomphe de l’appel à projets, en passant par la reconnaissance des initiatives issues de mouvements sociaux, qui se sont ensuite professionnalisées (comme l’alphabétisation, l’accompagnement scolaire ou une série de mouvements visant à la démocratisation de la culture). On assiste à une superposition progressive de différentes logiques et à la multiplication de métiers du « social » (animateurs socioculturels, intervenants sociaux, médiateurs sociaux…) allant de pair avec la formation de ce que certains auteurs ont qualifié de « nouvelles règles du social »[2]. Ce contexte conduit à s’interroger sur la porosité des frontières entre ces différents métiers et sur ce qui amène un professionnel à s’identifier ou non à la figure du travailleur social (un diplôme, une pratique, une éthique, des missions…).

Au sein des institutions de la lutte contre la pauvreté, comme les CPAS ou le secteur du sans-abrisme, où les travailleurs ont affaire à des usagers en situation de (grande) précarité par rapport auxquels ils poursuivent des objectifs très ciblés, individuels, d’accompagnement et d’aide sociale (à la fois financière et matérielle), le travail social prend des contours assez clairs. Dans d’autres domaines du « social », les travailleurs font face à des situations plus floues, où leur apport est moins évident, leur intervention moins décisive ou en tout cas ses effets moins directement visibles et quantifiables. Tant les politiques sociales territorialisées[3] que l’éducation permanente, malgré des différences de principes et de modalités d’action marquées, reposent sur des intervenants dont le lien au travail social est ambivalent. Comme l’explique Didier Vrancken[4], le travail social s’est professionnalisé tout en se spécialisant, ce qui le rend, tout particulièrement en Belgique, « diversifié, difficilement cernable, voire même quantifiable », et ce d’autant plus qu’il prend en grande partie forme au sein d’associations subsidiées, plutôt qu’au sein d’institutions étatiques, le tout dans un système institutionnel complexe.

Professionnalisation et spécialisation des métiers du social

Alors que le travail social s’est professionnalisé tout au long du 20e siècle[5] – malgré l’émergence de « petits boulots du social » et de nouvelles formes de volontariat[6] –, développant ses pratiques et se dotant de formations ad hoc, mais aussi de contrats de travail, d’horaires et de rémunérations, il s’est aussi spécialisé, chaque secteur se dotant d’objectifs, d’usagers-cibles ou de méthodologies spécifiques. Dans ce texte, j’entends mettre en avant cette spécialisation fonctionnelle des métiers du social, redoublée par le succès de la logique de l’appel à projets, d’une part, et la manière dont en situation, dans la relation à l’usager, l’intervenant social se trouve régulièrement placé face à des dilemmes qui l’obligent à poser des arbitrages entre différentes valeurs (entre autres professionnelles et morales) qui sous-tendent son action, d’autre part.

Je m’appuierai pour ce faire sur ma recherche doctorale en cours qui porte sur l’action publique en matière de « vivre-ensemble » à Bruxelles et sur les conditions de sa mise en œuvre par différents professionnels de terrain. Dans le cadre de cette recherche, j’ai mené entre 2015 et 2018 près de soixante entretiens approfondis, réalisé plusieurs dizaines d’observations directes et formé un corpus de documents (textes législatifs et réglementaires, littérature grise, flyers…). Je me pencherai particulièrement ici sur des entretiens réalisés avec des travailleurs évoluant dans les secteurs de la cohésion sociale et de l’éducation permanente. Alors que l’éducation permanente a été formalisée en 1976 au moyen d’un décret qui entendait promouvoir une action publique émancipatrice passant par la reconnaissance de l’expertise d’un tissu associatif, sa mise en œuvre concrète s’est heurtée à une révision à la baisse des moyens financiers et à « une logique de rationnement progressivement de plus en plus nette [qui] s’est imposée dès le départ »[7]. Quant à la politique de cohésion sociale menée par la Commission communautaire française (COCOF) de la Région de Bruxelles-Capitale, elle finance essentiellement des activités visant à suppléer d’autres politiques pour apporter des réponses à une série de problématiques sociales touchant particulièrement certains territoires bruxellois (soutien scolaire ; alphabétisation et cours de français ; permanences sociojuridiques ; échanges interculturels entre citoyens…). Ces deux politiques publiques ont en commun qu’elles financent souvent des associations qui sont également subsidiées par ailleurs – que ce soit par nécessité financière ou du fait d’une évolution du projet de la structure[8] –, cumulant l’inscription dans l’une de ces deux politiques avec l’autre, ou avec l’insertion socio-professionnelle, par exemple, ce qui peut créer des tensions entre des logiques d’action parfois difficilement compatibles. C’est d’autant plus le cas dans un contexte où « c’est désormais la logique du projet, du contrat, de la convention… ou encore du mandat qui prévaut »[9], ce qui place « une multitude d’institutions en concurrence pour s’approprier des ressources limitées, obligées de s’adapter constamment aux formulations changeantes d’un politique avant tout soucieux de court terme »[10]. Ces deux politiques partagent aussi le fait qu’elles privilégient majoritairement le travail en groupe à l’accompagnement individuel. Aucune des deux n’impose l’embauche de travailleurs disposant de diplômes spécifiques, ce qui débouche sur une diversité de profils importante (travailleurs sociaux, animateurs, formateurs…). Celle-ci est d’autant plus grande que, comme le souligne Jean-François Gaspar, en Belgique francophone, les formations d’assistant social, surtout, mais aussi d’éducateur spécialisé ou d’infirmier en santé communautaire, mènent aux « métiers canoniques du travail social ». Quant aux « animateurs », ils peuvent tout aussi bien avoir obtenu un diplôme de l’enseignement secondaire (après avoir suivi une filière technique de qualification), de différentes formations dispensées dans les hautes écoles, ou être passés par des formations en communication dans l’enseignement supérieur.[11]

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Les universités ouvrières : un enjeu contemporain

 

De gauche à droit : Université populaire  Quart Monde, 1996 (collection ATD Quart Monde) ; pochette de disque produit par le CASI-UO (collection Carhop) ; couverture  les Cahiers du fil rouge, n°15, 2010 (collection Carhop) ; collection Université des femmes ; brochure de l’Université syndicale FGTB (collection CEPAG).

 

Éditorial

 Les universités ouvrières toujours populaires !

 Après avoir présenté dans la précédente revue des expériences d’éducation populaire nées en Wallonie et à Bruxelles à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, Dynamiques consacre ce double numéro aux universités populaires mises en place durant la période des Trente Glorieuses. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, les initiatives se sont poursuivies et multipliées afin de répondre aux demandes des couches multiples du tissu social (immigrés, précarisés, ouvriers…) et en développant des objectifs spécifiques. Consacrer un double numéro à cette problématique s’est avéré nécessaire d’un point de vue historique tant en raison de la diversité des publics concernés que de la multiplicité des questionnements, des sources et des méthodes. Le vaste chantier de recherches, ouvert par le CARHOP, sur l’histoire particulière des universités populaires inscrite dans l’histoire de la démocratie culturelle est encore loin d’être clos.

L’émergence de nouveaux mouvements sociaux apportant une réflexion critique sur l’éducation et la production des savoirs n’est certes pas étrangère au renouveau de ce courant, sans parler de l’impact de Mai 68 (dont le 50e anniversaire s’apprête à être célébré) qui revendique une « université autrement », démocratique et ouverte aux classes populaires, ouvrières et paysannes.

Outil de formation continue et d’émancipation, l’université populaire contemporaine veut aussi amener ses participants à un engagement citoyen et une action militante. On ne compte plus aujourd’hui le nombre d’institutions se revendiquant du label « populaire » qui retrouve ses lettres de noblesse. Loin d’avoir dressé un inventaire complet de toutes les initiatives, Dynamiques vous invite à découvrir quelques-uns de ces projets nés dans des contextes socio-économico-politiques particuliers et ayant pour objectif d’« ouvrir un espace démocratique autour de réflexions sur les enjeux de notre société, tout en voulant redynamiser l’idée que l’avenir est ouvert par l’émancipation et la transformation sociale »[1].

Notes

[1] http://uccn30.blogspot.fr/ cité dans Richez J.-C., Les universités populaires en France. Un état des lieux à la lumière de trois expériences européennes : Allemagne, Italie et Suède, INJEP Notes & rapports/Rapport d’étude, 2018/1, p. 52 http://www.injep.fr/sites/default/files/documents/rapport-2018-01-univpop.pdf

Introduction au dossier : Entre formation et éducation permanente, les expériences d’“universités” (1950-2018)

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

La revue Dynamiques n°4 abordait des expériences d’éducation populaire de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle à travers l’apparition des Extensions universitaires et du mouvement émergeant des Universités populaires. Nous pouvons en effet parler de « mouvement upéiste » vu le nombre important d’initiatives qui ont fleuri à cette époque.

Ce mouvement qui se prolonge dans l’Entre-deux-guerres se caractérise par une double volonté. D’un côté, des intellectuels généralement situés à gauche de l’échiquier politique, mais pas seulement, s’investissent dans la transmission du savoir au peuple, si possible à la classe ouvrière. De l’autre, le mouvement ouvrier qui exprime ses besoins de former une élite militante, capable de comprendre et d’agir sur les mutations politiques et économiques à l’œuvre dans ce début de 20e siècle. Vu l’enjeu de la démocratisation politique et sa volonté de transformer les rapports de force sur le terrain économique, le mouvement ouvrier prend les rênes de l’éducation politique et sociale de ses affiliés et affiliées. Ce sera la Centrale d’éducation ouvrière (CEO, créée en 1911) du côté socialiste tandis que la Ligue nationale des travailleurs chrétiens (LNTC, fondée en 1921 − l’ancêtre du MOC) se dote d’une Centrale d’éducation populaire en 1930 prolongeant, pour les adultes, les écoles de délégués établies au sein des organisations de jeunesse de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et de la JOCF. Pour la formation de leurs cadres, les organisations socialistes et chrétiennes investissent dans des écoles comme l’École ouvrière supérieure (d’obédience socialiste – fondée en 1921), l’École centrale supérieure pour ouvriers chrétiens (créée en 1922) et l’École sociale catholique féminine de Bruxelles (1920).[1] Le mouvement ouvrier garde ainsi la main sur la formation de ses cadres.

Après la Seconde Guerre mondiale, la démocratie politique est quasi aboutie en Belgique. S’y joindront encore comme électeurs et électrices, les jeunes de 18 à 21 ans, dans les années 1970. Le vote des étrangers résidant en Belgique depuis plus de 5 années sera acquis, par étapes, entre 1999 et 2004. La démocratie économique connaît aussi des avancées : désormais, les organisations représentantes des travailleurs et travailleuses acquièrent un droit de regard sur les décisions socio-économiques. Avec la signature du Pacte social en 1944 et les lois organiques qui en découlent, la vie sociale est désormais rythmée par les élections sociales à partir de 1950 et la mise en place des organes de la concertation sociale, en entreprise, au niveau professionnel, et à partir de 1960, de l’accord interprofessionnel. Il faut former les délégués et déléguées à ces nouvelles responsabilités. Nous assistons aussi à un regain d’intérêt pour la formation des militant.e.s et des travailleurs et des travailleuses adultes. La scolarisation des générations des années 1920-1930 et l’allongement de l’obligation scolaire à 18 ans, le développement de l’enseignement technique et professionnel de plein exercice ou de l’enseignement de promotion sociale produisent leurs effets sur les jeunes générations.

Parallèlement, de nouveaux besoins s’expriment auprès de groupes “laissés pour compte” dans la période des Trente Glorieuses. La montée des contestations autour des années 1968-1970 et l’émergence de nouveaux mouvements sociaux amènent aussi une critique de l’éducation et de la production des savoirs : l’école distille la culture de l’élite et reproduit les inégalités sociales et culturelles. Comment briser ce cercle non vertueux ? La réflexion porte aussi sur la connaissance comme moyen d’émancipation, mais pas seulement. La formation est nécessaire pour maîtriser les rouages d’une société et permettre le changement politique, économique et social.

Quelles sont ces initiatives ? À quels enjeux répondent-elles ? Comment se sont-elles structurées ? À quels publics s’adressent-elles et avec quels résultats ?

Ce numéro de Dynamiques met le projecteur sur des initiatives qui émergent dans l’après-guerre. Elles répondent à des besoins exprimés, à des attentes, à des publics variés, etc. Elles ont un commun dénominateur : la formation est un outil d’éducation permanente. Elles développent de nouvelles approches, testent des pratiques pédagogiques et marquent leurs différences. Ainsi, par exemple, ATD Quart Monde organise ses universités populaires.

L’expérience lancée en Angleterre de l’Open University percole en Belgique francophone, où le mouvement ouvrier se met à rêver d’une telle université[2]. Cette utopie s’inscrit dans une critique de l’université traditionnelle et dans une volonté de démocratisation de cette institution ce qui suppose de multiples ouvertures : à des étudiants et étudiantes issu.e.s des classes populaires, à des questionnements qui intéressent les travailleurs, à des méthodes pédagogiques innovantes qui rompent avec la simple transmission et à une émancipation collective qui dépasse la réussite individuelle… Les chantiers sont multiples. L’étude de faisabilité d’une université ouverte restera cependant sans suite, faute d’une volonté politique. Dans la foulée de cet échec, la Formation pour l’Université Ouverte de Charleroi (FUNOC) sera lancée comme formation alternative branchée sur le développement régional à Charleroi. Le monde universitaire ne reste pourtant pas totalement sans réaction face à ce foisonnement d’initiatives critiques quant à son rôle d’institution de reproduction de la domination. Après les Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur, qui se sont engagées aux côtés du CIEP (Centre d’information et d’éducation populaire fondé par le MOC en 1961) à reconnaître et valider le graduat en sciences du travail délivré par l’Institut supérieur de culture ouvrière (ISCO, créé en 1964), l’Université catholique de Louvain (UCL) signe un partenariat avec le MOC (Mouvement ouvrier chrétien) qui permet, en 1974, le lancement d’une expérience innovante, la Faculté ouverte de politique économique et sociale (FOPES). Du côté de l’Université libre de Bruxelles (ULB), des enseignants et chercheurs démarrent le projet d’une licence alternative, à horaire décalé, interdisciplinaire, accessible à toutes et tous par la valorisation de l’expérience. Cette équipe s’investit aussi dans l’Université syndicale, lancée par la Régionale FGTB de Bruxelles-Hal-Vilvorde, et teste des méthodes d’apprentissage basées sur la non-directivité. Certaines sont encore actives aujourd’hui : la FUNOC[3] et la FOPES[4] ont fêté leur 40e anniversaire. Le mouvement Lire et Écrire, né dans le berceau de l’Université syndicale, s’est implanté au début des années 1980 en Fédération Wallonie-Bruxelles. Il constitue un rouage essentiel dans la lutte contre l’illettrisme et pour l’insertion sociale des personnes pour lesquelles l’école n’a pas pu ou pas su transmettre cet apprentissage élémentaire, savoir lire, écrire, compter.

Le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière, connu sous le nom de CASI-UO, s’adresse, dès 1971, aux jeunes Italiens de la deuxième génération résidant à Anderlecht, et favorise diverses formes d’expression (le théâtre, la chanson). Son Université ouvrière devient un modèle pour les jeunes Espagnols et s’ouvrira à la jeune génération marocaine. Il développe également d’autres initiatives.

 

Le mouvement féministe des années 1970 aborde, sans tabou et avec beaucoup de créativité, les sujets qui fâchent ou interpellent les hommes et les femmes. La revue Les Cahiers du GRIF, lancée en 1972, conteste radicalement la société qu’elle qualifie de patriarcale et capitaliste. Mais une revue ne suffit pas à épuiser ce sujet et les militantes du GRIF (Groupe de recherche et d’information féministes) relèvent alors le défi de lancer un laboratoire de recherche : GRIF–Université des femmes, qui devient en 1981, l’Université des Femmes asbl. Il s’agit de combler le désert de la recherche scientifique dans les questions qui intéressent les femmes et l’absence de tout enseignement de haut niveau abordant les problématiques mises à nu par le mouvement féministe.

CARHIF, affiche AA894_HD

Plus proche de nous, se développe un nouveau réseau d’universités populaires, s’inspirant directement du mouvement français, relancé à Caen par le philosophe Michel Onfray, en 2003. Ces universités sont multiples : elles se créent un jour, ouvrent un site, lancent un bulletin d’information, organisent l’une et l’autre manifestation… Cette réalité est mouvante. L’Université populaire de Mons, par exemple, lancée en 2005, ne semble plus active. D’autres, par contre, rejoignent le mouvement et occupent la toile qui devient un formidable outil de mise en réseau[5].

Nous développerons l’exemple de l’Université populaire de Bruxelles, née en 2009, mais dont les racines plongent dans les projets portés par le mouvement syndical dans les années 1970 et dans le bouillonnement provoqué par le tissu associatif et alternatif des années 1980. Son projet est social et culturel : répondre aux nouveaux besoins des travailleurs et des travailleuses, des jeunes ou moins jeunes, issu.e.s ou non de l’immigration ou du monde populaire. Elle s’inscrit dans cette lignée d’initiatives qui veulent rendre la culture accessible et la formation possible pour ceux et celles qui veulent prendre leur vie en main et comprendre les petits et grands problèmes de leur temps. Contrairement à l’initiative montoise, dont on ne retrouve plus de traces, l’Université populaire de Bruxelles fait toujours partie du paysage intellectuel bruxellois et est en réseau avec le mouvement upéiste français avec lequel elle collabore, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour d’autres UP belges.

« Autour du 5e printemps des universités populaires », », Les Cahiers du fil rouge, n°15, décembre 2010.

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Les universités d’ATD Quart Monde : le savoir de la grande misère

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Florence Loriaux (historienne CARHOP asbl) et

Thérèse Tonon (alliée[1] du Mouvement ATD Quart Monde)

Durant la période des Trente Glorieuses (1945-1973), avec la prise de conscience de la persistance d’une grande misère dans une société bénéficiant pourtant des bienfaits d’une croissance économique sans précédent dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre, émerge un mouvement social innovant : Aide à toute détresse Quart Monde (ATD Quart Monde).

Son principal initiateur, le père Joseph Wresinski[2], d’origine polonaise, fait, dès son enfance en France, l’expérience de la grande pauvreté et des humiliations liées à la misère. Devenu prêtre, il est envoyé en 1956 par son clergé dans un camp de sans-logis à Noisy-le-Grand dans la banlieue de Paris. Il entre ce jour-là « dans le malheur », comme il l’écrira plus tard. Très vite, il rassemble les personnes qui y survivent, crée des activités culturelles et fonde avec eux une association « Aide à toute détresse » (ATD) qui prendra en 1969 le nom de mouvement international ATD Quart Monde.

L’expression Quart Monde est choisie pour donner un nom collectif positif et porteur d’espoir aux personnes vivant la grande pauvreté, considérées comme des « inadaptées », des « cas sociaux » isolés et coupables de leur misère. Wresinski est convaincu que ce qui fait le plus défaut à ce peuple de démunis présent dans tous les pays n’est pas forcément la nourriture, l’hébergement ou les vêtements, mais d’abord la dignité et la reconnaissance de leur valeur en tant qu’êtres humains respectables et capables eux aussi de « gravir les marches du Vatican, de l’Élysée ou de l’ONU ». Il est regrettable que l’expression Quart Monde ne soit pas encore aujourd’hui suffisamment comprise dans son sens positif.

Toute sa vie, Wresinski a ce souci de dénoncer la misère comme une violation des droits de l’homme et d’affirmer que la pauvreté ne serait pas vaincue aussi longtemps que les pauvres ne seraient pas associés comme partenaires à ce combat. Son appel est entendu puisque le rapport qu’il rédige sous le titre « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » pour le Conseil économique et social français est adopté en 1987 et a des répercussions importantes au plan national et international. Citons l’instauration de la Journée mondiale du refus de la misère le 17 octobre et le ralliement de nombreux individus qui choisissent d’engager leurs énergies au côté des plus pauvres et de renforcer le volontariat permanent international du mouvement ATD Quart Monde.

Université populaire de l’ATD Quart Monde sur le Pacte d’excellence, Bruxelles, le 20 février 2018 (Collection ATD Quart Monde).

La philosophie à la base de la pensée de Wresinski n’est pas simplement un appel à la solidarité des plus nantis à l’égard des déshérités, mais l’établissement d’une réelle réciprocité dans ces échanges. Cela suppose que même les plus pauvres soient susceptibles de contribuer à la connaissance collective d’une société en transmettant leurs savoirs et leurs expériences, à ceux qui peuvent parfois se considérer comme les dépositaires exclusifs de la connaissance. Ayant expérimenté dans leur propre vie certains déficits et dysfonctionnements de notre société, les plus pauvres détiennent une connaissance précieuse, levier important pour lutter contre la misère.

Si les premières universités populaires nées au début du 20e siècle ont souvent rapidement disparu après avoir connu un essor fulgurant, c’est probablement en partie parce que la réciprocité des savoirs, quoique présente dans les intentions des fondateurs, n’a jamais été véritablement organisée. Les transferts ont pratiquement toujours été à sens unique, des « instruits » vers les « incultes » dont les connaissances et les savoirs n’ont pas été suffisamment reconnus comme source de valeur ajoutée pour toute la société. Telle est en tout cas l’hypothèse qui peut rendre compte de la persistance, dans le temps, des initiatives prises par les animateurs d’ATD Quart Monde pour amener les plus pauvres à sortir de leur réserve et à s’engager dans des dialogues avec les universitaires et les responsables prêts à entendre leurs messages et à réviser leurs perceptions. Il y a une véritable continuité entre les premiers échanges dans la fameuse « Cave » achetée à Paris dans le Quartier Latin où ont lieu, à partir des années 1970, les premières « conférences du Monde », conférences ouvertes à tous les citoyens désireux de s’informer de la situation du monde et de se former aux façons de lutter contre la misère et les « dialogues avec le Quart Monde » qui ont abouti à la création de l’université populaire Quart Monde. En effet, lorsque des personnes de milieux différents réfléchissent ensemble autour d’un thème, émerge pour chacune une nouvelle compréhension de leur propre expérience et du monde. Les personnes les plus démunies y apprennent à exprimer leurs pensées, à donner du sens à leur réalité et à transformer leurs souffrances en une force. Elles dépassent progressivement leurs sentiments de honte et de culpabilité en prenant conscience des luttes qu’elles mènent au quotidien pour survivre. Elles prennent confiance pour oser agir dans leur famille, leur quartier pour elles-mêmes ou pour d’autres. Les personnalités invitées en fonction du thème traité et les participants d’autres milieux y développent aussi un changement de leur compréhension et de leur regard sur la grande pauvreté. Leurs savoirs théoriques sont mis à l’épreuve du réel.

Fonctionnement d’une université populaire Quart Monde

Les universités populaires sont au cœur du mouvement ATD Quart Monde, dans lesquelles les participants qui luttent pour sortir de la misère apprennent à s’exprimer, à connaître leurs droits, à être acteurs. Il s’agit d’un processus réflexif et interactif. Les thèmes abordés dans les universités populaires régionales bimensuelles sont préalablement préparés dans des cellules locales mensuelles proches des lieux de vie des personnes. Les thèmes sont très variés : le travail, le logement, le handicap, le droit de vivre en famille, internet, l’art, les élections, l’Europe, etc. Les préparations sont lues lors de la rencontre régionale. Un invité, spécialiste du sujet abordé, répond aux questions et s’intègre au dialogue. Le débat dure environ deux heures. Un animateur fait progresser l’échange et veille à la distribution de la parole pour que chacun puisse s’exprimer à son rythme. Il veille à créer un climat favorisant une expression sans peur et sans jugement et suscite les occasions pour que les participants puissent être confrontés à de nouvelles perspectives de sens. L’approche des personnes afin qu’elles osent participer est parfois très longue tant est ancrée en elles la conviction de ne pas être capables de penser. Les discussions sont enregistrées, retranscrites et transmises au « Sommier » qui regroupe les archives du mouvement international dans le but de garder les traces de l’histoire des plus démunis.

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Une université ouverte en Belgique francophone ? Les débats des années 1970

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Christine Machiels (historienne, CARHOP asbl)

En Belgique, la signature du Pacte scolaire en 1958 marque l’émergence d’un débat politique sur la démocratisation de l’enseignement et de la culture. D’une part, la réflexion sur le mouvement d’expansion universitaire, caractérisé notamment par l’accroissement du nombre d’étudiants dans les universités, amène une réforme de l’enseignement supérieur dès le milieu des années 1960. Celle-ci prévoit la multiplication des institutions universitaires (loi Henri Janne de 1965), ainsi que l’uniformisation du financement de ces universités (loi du 27 juillet 1971)[1]. D’autre part, du côté de la culture, une politique de promotion culturelle et professionnelle des adultes, des travailleurs en particulier, est menée au début des années 1970. Elle aboutit au vote des crédits d’heures en 1973, dispositif qui permet de suivre des cours dans la journée de travail, sans perte de salaire[2], ainsi qu’à l’adoption du décret instaurant l’éducation permanente des adultes en 1976[3].

C’est dans ce contexte, et à l’intersection des deux compétences enseignement/culture, que naît la volonté politique de créer une université ouverte. Celle-ci est exprimée dans trois déclarations gouvernementales entre 1972 et 1975. Elle est notamment inspirée par des expériences étrangères, comme l’Open university, une université publique, créée au Royaume-Uni en 1969 par le gouvernement travailliste au pouvoir, qui propose un enseignement à distance et dont l’objectif est d’être accessible à tous. L’Open university a pour principales caractéristiques de défendre l’autonomie sur le plan éducatif et de proposer un système d’enseignement qui utilise des moyens éducatifs modernes, notamment grâce à des partenariats avec des éditeurs, des libraires, la BBC (British Broadcasting Corporation – radio-télévision nationale), la poste, des universités et des autorités locales[4]. L’idée d’université ouverte est régulièrement débattue dans les cercles universitaires, notamment à la commission des recteurs qui se préoccupe de l’accès des universités existantes à des adultes qui travaillent, mais aussi au sein des organisations sociales, impliquées dans le combat pour la démocratisation de la culture et sensibles à la création d’institutions « ouvertes » et nouvelles.

Une université ouverte à Charleroi ?

Rapidement, un scénario concret se dessine autour de l’implantation d’une université ouverte à Charleroi. Initialement, plusieurs raisons motivent ce choix : l’absence d’infrastructure universitaire dans cette grande ville wallonne en dépit du mouvement d’expansion universitaire, mais aussi la présence d’un nouveau centre de production de la RTB (Radio-télévision belge), dont certains acteurs de l’éducation permanente rêvent qu’il contribue à un projet d’enseignement à distance, impliquant les médias, à l’instar de l’expérience anglo-saxonne de l’Open university. Les organisations sociales régionales ne s’accordent toutefois pas sur les orientations du projet. Alors que le MOC (Mouvement ouvrier chrétien) conçoit l’installation d’un siège administratif à Charleroi mais plaide pour une organisation décentralisée de la formation, à l’image de son projet de faculté ouverte à l’UCL (Université catholique de Louvain)[5], la FGTB (Fédération générale du travail de Belgique) juge que l’université ouverte doit constituer une « structure intellectuelle » qui tient compte de manière spécifique[6] des réalités régionales de Charleroi.

En février 1974, le Centre universitaire de Charleroi (CUNIC), récemment créé pour « promouvoir, coordonner ou organiser des enseignements de niveau universitaire et supérieur, ainsi que la recherche scientifique et technologique » confie à la Fondation européenne de la culture (FEC) la réalisation d’une étude préparatoire à l’implantation d’une « université ouverte à vocation wallonne » dans la région de Charleroi. Les conclusions de l’étude, couplées au dépôt d’une proposition de loi du député Michel Hansenne (PSC – Parti social-chrétien) pour la création d’une université ouverte de Charleroi en décembre 1974, relancent le débat. Le ministre de l’Éducation nationale, Antoine Humblet (PSC), crée en septembre 1975 un groupe de travail, « promoteur de l’université ouverte de Charleroi ». Celui-ci est composé de délégués du CUNIC, du chargé de recherches à la FEC, Paul Demunter, de représentants des milieux d’éducation populaire (dont Émile Creutz pour l’ISCO, René De Schutter pour la FGTB de Hal-Vilvorde, Hubert Dewez pour la CSC, Jacques Losson de la Maison de la culture de Charleroi, et Georges Vandersmissen de la Fondation André Renard), des représentants de l’enseignement et des universités, des délégués du ministre de la Culture française et de l’Éducation nationale.

Après plusieurs rencontres, le ministre Antoine Humblet décide d’interrompre les réflexions du groupe de travail, en invoquant l’argument de la compétence : pour lui, le dossier d’université ouverte, tel qu’il s’oriente, relève exclusivement du ressort de la Culture. Cette décision revient à enterrer le projet, sachant que l’enveloppe budgétaire de ce ministère ne suffira pas à couvrir les coûts d’une telle innovation. Du reste, l’argument contrarie les ambitions des organisations sociales qui revendiquent symboliquement l’inscription de la formation des travailleurs dans le giron de l’université. Au-delà de la question de la compétence, d’autres enjeux font également obstacle à une opérationnalisation du projet d’université ouverte à Charleroi. Des appuis du ministre Humblet, situé plutôt dans l’aile droite du PSC, expriment une certaine méfiance à l’égard du projet : le lobby universitaire craint que la création d’une nouvelle institution n’impacte l’enveloppe budgétaire, déjà fermée, dédiée au fonctionnement des universités, tandis que l’Union wallonne des entreprises est globalement réticente à la création d’une université ouverte qui constituerait un outil de conscientisation des travailleurs[7].

Des expériences pédagogiques nouvelles

Le blocage politique ne marque toutefois pas un coup d’arrêt dans la réflexion sur le projet d’université ouverte. Concrètement, au début de l’année 1977, les organisations sociales régionales de la FGTB et du MOC, qui ont participé aux premières discussions, décident la création d’un nouveau groupe de travail. Celui-ci se donne pour mission de soutenir des expériences pédagogiques nouvelles ; son siège est établi à Charleroi. Ce sont les débuts de la Formation pour l’université ouverte de Charleroi (FUNOC). Dans le contexte de la crise économique, celle-ci naît de la volonté de répondre aux besoins d’un public peu qualifié et peu scolarisé ; très vite, elle devient un acteur-clé dans l’accompagnement des demandeurs d’emploi dans leurs projets de formation, et dans la construction du secteur associatif de l’insertion[8].

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