Introduction au dossier : le débat démocratique autour du nucléaire a une histoire

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François Welter et Julien Tondeur (historiens, CARHOP asbl)

À considérer les 45 dernières années, la perception officielle du nucléaire civil change radicalement. Entre l’unanimité qui encense les bienfaits de cette source d’énergie, dans les années 1960-1970, et la loi du 31 janvier 2003 sur la sortie du nucléaire, un état d’esprit laisse la place à un autre. L’État des années 1970 croit à l’indépendance énergétique après la crise du pétrole de 1973 ; à l’entrée du nouveau millénaire, ce même État, profondément réformé il est vrai, s’engage politiquement dans la voie de la dénucléarisation, sur le principe du moins. Comment expliquer cette tournure des évènements ? L’opinion publique passe-t-elle d’une position radicale à une autre ? Cette généralisation serait trop rapide. Au moment du « tout au nucléaire », des voix discordantes existent déjà. Le changement, très progressif, de position se situe en fait au niveau de l’État. La pression des mouvements sociaux et des mobilisations citoyennes nées des années 1970-1980 altère et change sa posture : ceux-ci insufflent des arguments qui, au moins, interrogent le bien-fondé du recours massif à l’énergie nucléaire, voire s’y opposent purement et simplement jusqu’à obtenir la sortie du nucléaire.

Les opinions postérieures à 2003 ne constituent pas plus un bloc monolithique. Le postulat politique de la sortie du nucléaire est régulièrement interrogé, et il n’est pas le seul fait des sociétés productrices d’électricité. D’aucuns pressentent l’énergie nucléaire comme une partie de solution, même temporaire, à la transition énergétique et à la lutte contre le réchauffement climatique. À plusieurs reprises, le professeur Damien Ernst (ULg) s’exprime d’ailleurs dans ce sens, allant jusqu’à prôner la suppression de la loi de 2003[1]. Pareille posture est fort critiquée, notamment parce qu’elle ne questionne finalement pas le mode de fonctionnement productiviste et d’hyperconsommation de notre société[2]. Plus singulier, l’ancien vice-président du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), Jean-Pascal Van Ypersele, constate et déplore que la Belgique n’est pas prête à se passer des centrales nucléaires en 2025 : en aucun cas les centrales au gaz ne constituent les outils adéquats, même temporairement, dans la transition énergétique, cette ressource étant une énergie fossile et donc polluante[3].

Ici zone nucléaire ! Danger. Affiche symbolisant les danger du nucléaire, produite par l’asbl « 22 mars », regroupant militant.e.s antinucléaire, s.d.s.l.
Ici zone nucléaire ! Danger. Affiche symbolisant les danger du nucléaire, produite par l’asbl « 22
mars », regroupant militant.e.s antinucléaire, s.d.s.l.

Manifestement, le débat n’est pas clos sur le bien-fondé du nucléaire civil. Et, c’est tout le mérite des mobilisations citoyennes et des mouvements sociaux, des prises de position face à une posture étatique. Il reste à en identifier les ressorts, les moyens et les implications dans l’évolution de la perception du nucléaire. C’est à cet exercice périlleux que s’attelle le Carhop dans ce numéro 11 de « Dynamiques ». Les luttes des mouvements antinucléaires apparaissant vers le milieu des années 1970, aujourd’hui les historien.ne.s sont confronté.e.s au problème des sources. Ce numéro peut néanmoins s’appuyer sur un matériau archivistique solide, qui mélange sources orales, sources écrites, publications pros ou antinucléaires. Mieux, deux centres d’archives privées (le Carhop et Etopia) collaborent et mutualisent leurs sources afin d’apporter un regard des plus complets sur la question. Enfin, pour enrichir ce numéro liant démocratie et énergie nucléaire, et lui offrir un regard multidisciplinaire, les approches historiques bénéficient par ailleurs des résultats de recherche d’une politologue et d’un philosophe. Que nos collègues soient ici remercié.e.s de leur implication dans ce projet.

Tombé dans le chaudron de la question du nucléaire en traduisant des ouvrages du penseur et essayiste allemand Günther Anders, Christophe David, maître de conférences en philosophie à l’université de Rennes 2, livre une contribution engagée. Il analyse l’absence de débat démocratique entourant le développement du nucléaire en France, plus particulièrement des années 1975 à nos jours. La politique de l’atome est mise en lumière du niveau local au niveau national, tout en examinant les liens qui existent entre le milieu nucléaire et le milieu politique. L’attitude des responsables des sociétés productrices d’éléctricité à l’encontre des populations et des opposant.e.s est décrite dans un article qui laisse la part belle à l’histoire des luttes antinucléaires, essentiellement allemandes et françaises, et à la place qu’elles octroient au débat démocratique. En toile de fond, l’auteur questionne la place et l’importance donnée à la démocratie par les différent.e.s acteurs et actrices qui jouent un rôle dans cette pièce.

Les deux contributions suivantes peuvent être lues en miroir. Julien Tondeur analyse la communication des responsables du nucléaire en Belgique entre 1969-1979, soit au moment de l’émergence de la contestation face à cette énergie. L’ossature de cette contribution est articulée autour du témoignage d’une consultante en communication travaillant pour le compte des sociétés investies dans la filière nucléaire durant la même période. Afin d’enrichir son témoignage, une lecture attentive des publications éditées par les sociétés liées à l’énergie nucléaire a été réalisée. L’analyse conjuguée de ces sources permet de comprendre comment, poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes et des mouvements sociaux, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions et de modifier leur communication. Elles améliorent leur présence médiatique, font appel à des professionnel.le.s de la communication, revisitent leurs rapports avec la presse et adaptent leur discours pour répondre aux interrogations plus fréquentes de la population. Le climax de cette évolution se cristallise autour des événements d’Andenne et de son référendum en 1978.

En parfait écho à cette dernière contribution, celle de Szymon Zareba, historien et archiviste au centre d’archives privées Etopia, adopte un angle original. Car si les questions de la dangerosité de la production, de l’opacité des décisions politiques qui y sont liées ou de la gestion des déchets radioactifs sont classiquement apparentées à la lutte antinucléaire, cette analyse s’attarde sur un aspect moins connu de celle-ci : la remise en cause de la croissance infinie. Dans ce but, les archives des premiers mouvements écologistes politiques sont décortiquées afin d’en analyser les discours et les messages, permettant d’aborder cet aspect critique de plus en plus prégnant dans tous les débats actuels liés au dérèglement climatique. Cette contribution tente à démontrer que pour les mouvements écologistes politiques, la lutte antinucléaire n’est pas seulement un combat contre une production d’énergie mais également pour un autre développement de société.

Étudier les liens entre nucléaire et démocratie, c’est obligatoirement se pencher sur les mouvements d’opposition au développement de l’atome. Les deux contributions qui suivent abordent toutes deux cette question, mais en évoquant des luttes différentes. En se focalisant sur le cas du référendum organisé à Andenne en 1978, sujet qu’il a déjà traité dans le cadre d’un mémoire de fin d’études, l’historien Adrien Moons explore les raisons qui expliquent comment ce dernier est devenu central dans la contestation de l’époque. C’est la première fois en Belgique que des citoyen.ne.s sont invité.e.s à s’exprimer directement sur le sujet du développement de l’énergie nucléaire. Au travers des publications favorables ou opposées au nucléaire mais également des articles de la presse, cet article revient sur l’historique de cet événement afin d’analyser la situation du débat sur le nucléaire tel qu’il se présentait à la fin des années 1970. Il dresse le portrait des activistes opposant.e.s et met en lumière l’enjeu crucial que représente, pour les pros comme les antinucléaires, le droit ou non de la population à s’exprimer sur ce débat.

Au début des années 1980, un ensemble de coordinations, de réseaux et d’associations issus des quatre coins de Wallonie et de Bruxelles témoignent leur solidarité antinucléaire à l’adresse de Chooz, petit village du nord de la France. L’article de François Welter s’attarde sur cette mobilisation transfrontalière en explorant les raisons qui poussent des organisations belges à se mobiliser dans une lutte qui concerne un village des Ardennes françaises. À partir des archives du MOC national et de l’ingénieur Marc Sapir, conservées au Carhop, l’auteur cherche à identifier les causes et les différent.e.s acteurs et actrices de ce mouvement social. Enfin, il esquisse les connexions qui se dessinent de part et d’autre de la frontière franco-belge et montre pourquoi la mobilisation militante contre la centrale de Chooz marque un tournant dans les relations entre la Belgique et la France sur la question nucléaire.

Pour conclure ce dossier consacré aux liens entre la démocratie et l’exploitation de l’énergie nucléaire, le choix de la rédaction s’est porté sur une contribution tournée vers le futur. Dans cet article, Céline Parotte, politologue au Centre de recherches Spiral de l’Université de Liège, adopte une approche particulière pour analyser et critiquer l’histoire du programme nucléaire belge et de ses déchets. Elle propose d’en revisiter les contours en s’appuyant principalement sur les résultats de l’analyse de l’enquête en ligne bilingue menée entre mai et novembre 2019 auprès de 580 personnes engagées sur les questions du nucléaire. L’article explore les évènements passés du programme nucléaire belge qui, d’après les personnes sondées, sont susceptibles d’influencer la trajectoire future des déchets hautement radioactifs. Cette contribution présente donc une double originalité. D’une part, elle revisite l’histoire du nucléaire en Belgique de manière participative. D’autre part, les évènements de l’histoire sont sélectionnés et analysés dans une visée prospective, partant du principe que les pratiques du passé sont étroitement liées à celles à venir, créant ainsi des tensions dans la possibilité d’envisager d’autres alternatives.

Notes

[1] Les interventions du professeur Ernst sur le sujet sont nombreuses. Pour un extrait synthétique de son point de vue, voir : Emission CQFD, Damien Ernst : « Il faut reconstruire de nouvelles centrales nucléaires », 7 octobre 2019, https://www.rtbf.be/auvio/detail_damien-ernst-il-faut-reconstruire-de-nouvelles-centrales-nucleaires?id=2551030, page consultée le 16 décembre 2019.
[2] Schreuer, Fr., « Mais pourquoi seulement 8 532 centrales nucléaires ? », dans Politique. Revue belge d’analyse et de débat, 13 novembre 2019, https://www.revuepolitique.be/mais-pourquoi-seulement-8532-centrales-nucleaires/, page consultée le 16 décembre 2019.
[3] RTBF, La Belgique n’est pas prête pour l’arrêt du nucléaire en 2025 selon Van Ypersele, 1er décembre 2019, https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_la-belgique-n-est-pas-prete-pour-l-arret-du-nucleaire-en-2025-selon-van-ypersele-press?id=10378221, page consultée le 16 décembre 2019.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Welter, F. et Tondeur J. « Introduction au dossier : le débat démocratique autour du nucléaire a une histoire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/