L’action syndicale en République Démocratique du Congo. Témoignage de terrain

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Exposé et validation de l’analyse : Fidèle Kiyangi
Président de l’Intersyndicale nationale de l’administration publique de la RD Congo
Rédaction : Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

Toute personne attentive à l’action syndicale en République Démocratique du Congo (RD Congo) sait qu’en effectuer un exposé n’est pas chose aisée. En effet, le flux non quantifiable des données et des informations provenant du terrain autour de l’action syndicale repose principalement sur deux facteurs inhérents à cette activité : le caractère dynamique de la vie syndicale ainsi que les enjeux qui l’entourent d’une part, et les comportements des acteurs et actrices, d’autre part. Employeurs et employeuses, travailleurs et travailleuses, délégué.e.s et permanent.e.s syndicaux ainsi que l’ensemble des interlocuteurs possèdent des intérêts potentiellement divergents sur différents éléments concernant la vie syndicale.

Cette contribution se présente en trois parties distinctes. Dans un premier temps, nous abordons le cadre légal dans lequel l’exercice de la liberté syndicale s’établit en RD Congo, des conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) aux articles de la Constitution congolaise. Poser ce cadre légal et juridique permet ensuite de développer, dans un second temps, l’état de la question. Nous retraçons brièvement les grandes périodes de la vie syndicale du pays, ainsi que les grands secteurs qui chapeautent celle-ci. Enfin, nous terminons par effectuer un état des lieux de l’action syndicale de terrain aujourd’hui à travers quelques exemples.

Le cadre légal

Le cadre légal régissant l’exercice de l’action syndicale en RD Congo est, de manière schématique, basé sur un modèle importé de l’époque coloniale, avec cependant des évolutions enregistrées de manière progressive depuis l’indépendance du pays en 1960. Aborder le cadre légal de la législation relative à l’action syndicale, c’est néanmoins d’abord évoquer les règles internationales. La RD Congo a en effet ratifié la Déclaration universelle des droits de l’homme et son article 23 (alinéa 4), qui reconnait notamment « le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts »[1]. Les conventions numéros 87 (sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948)[2] et 98 (sur le droit d’organisation et de négociations collectives, 1949)[3] de l’OIT sont elles aussi reconnues par la législation nationale.

Tableau 1 : Extraits des textes légaux internationaux

Article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948

  • Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables.
  • Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
  • Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
  • Toute personne a le droit de fonder, avec d’autres, des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

Convention n° 87 de l’OIT

Article 2 : Les travailleurs et les employeurs, sans distinction d’aucune sorte, ont le droit, sans autorisation préalable, de constituer des organisations de leur choix, ainsi que celui de s’affilier à ces organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces dernières.

Convention n° 98 de l’OIT

Article 1 : Les travailleurs doivent bénéficier d’une protection adéquate contre tous actes de discrimination tendant à porter atteinte à la liberté syndicale en matière d’emploi.

À côté de ces réglementations internationales vient la Constitution de la RD Congo du 18 février 2006 qui garantit la liberté syndicale. Les articles n° 37, n° 38 et n° 39 reconnaissent et garantissent successivement la liberté d’association, la liberté syndicale, ainsi que le droit de grève.[4] En renfort de ces articles, il est nécessaire de citer le Code du travail congolais, qui s’applique de manière générale à l’ensemble des travailleurs, travailleuses ainsi qu’au monde patronal, qu’il s’agisse d’entreprises privées, paraétatiques, semi-publiques, etc., régies par le Droit du travail.

Tableau 2 : Extraits de la Constitution de la RD Congo

Article 38 : La liberté syndicale est reconnue et garantie. Tous les Congolais ont le droit de fonder des syndicats ou de s’y affilier librement, dans les conditions fixées par la loi.

Article 39 : Le droit de grève est reconnu et garanti. Il s’exerce dans les conditions fixées par la Loi qui peut en interdire ou en limiter l’exercice dans les domaines de la défense nationale et de la sécurité ou pour toute activité ou tout service public d’intérêt vital pour la Nation.

Certaines catégories de travailleurs et travailleuses, comme les agents de carrière et fonctionnaires régis par le statut général et par des statuts particuliers, sont exclus du champ d’application de ce Code. Ils bénéficient alors de la « Loi portant statut des agents de carrière des services publics de l’État », et dépendent du droit administratif. Enfin, il existe différents textes réglementaires ainsi que les lois et accords particuliers, qui enrichissent l’arsenal juridique du cadre légal dans lequel l’activité syndicale s’exerce.[5]

Comme nous l’avons montré, l’arsenal juridique, quoique incomplet, permet, sur papier, une activité syndicale « normale » en RD Congo. Le problème principal concernant le cadre légal découle du fait que les lois qui garantissent cette activité syndicale sont peu respectées.

Pour les secteurs relevant du Code du travail, les activités syndicales se déroulent de manière acceptable. Les avantages pour les travailleurs et travailleuses prévus dans le Code sont minimes, mais les « lois des parties », c’est-à-dire les conventions collectives, les protocoles d’accord, etc., les améliorent. Néanmoins, même si certains employeurs jouent le jeu et appliquent le Code, beaucoup respectent les lois selon le fait qu’elles leur conviennent ou non. Les employeurs choisissent dans le Code du travail les dispositions qui leur sont favorables, mais pour ce qui est des dispositions qui donnent des avantages aux travailleurs et travailleuses, ils ne les respectent pas. C’est un des problèmes que connait l’action syndicale dans notre pays.

Dans le secteur de l’administration publique, l’action syndicale est encore balbutiante car elle est vue comme un trouble de l’ordre public, surtout quand il s’agit de revendications d’envergure. Le gouvernement adopte une attitude similaire à celle des employeurs qui n’appliquent pas la loi. Car les agents des services publics de l’État ont, comme employeur, le Gouvernement congolais. Le Président de la République, qui promulgue les lois, est à ce titre le premier recruteur des agents fonctionnaires de l’État. Malheureusement, le statut de ces fonctionnaires n’est pas respecté par ceux-là même qui l’ont promulgué.

Quelques exemples illustrent nos propos. Si on s’intéresse à la loi que nous appelons « Loi portant statut des agents de carrière de services publics de l’État », elle prévoit que le gouvernement offre un salaire aux agents et des avantages sociaux, notamment des indemnités de logement, des indemnités de transport, les allocations familiales, les soins de santé, les frais funéraires, les indemnités de fin de carrière. Malheureusement, ce type de législation, surtout dans le domaine de l’administration publique, n’est pas respecté et personne ne s’en préoccupe.

Un autre exemple concerne les soins médicaux qui ne sont pas octroyés par l’employeur, dans ce cas d’espèce, le gouvernement, alors que la loi prévoit que les soins médicaux soient à sa charge.

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Travail et actions syndicales à l’épreuve du Coronavirus

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Renée Dresse (historienne au CARHOP asbl)

« Il n’y aura pas de jour d’après. Pas de lundi au soleil où nous nous éveillerons libérés-délivrés du Coronavirus comme d’une mauvaise grippe. Il y aura, difficilement, la naissance d’un monde d’après, bien pire que le monde d’hier (vous vous souvenez, c’était loin d’être un paradis) … ou bien meilleur ». C’est par ces phrases que Felipe Van Keirsblick, secrétaire général de la Centrale nationale des employés (CNE), commence l’édition spéciale du Droit de l’employé de mai 2020. La crise sanitaire, actée officiellement en mars avec le confinement, est loin d’être terminée. Au moment où il écrit ces phrases, le déconfinement débute avec, pour tous, l’espoir d’un retour rapide à la vie normale, à la vie d’avant. Et pourtant, aujourd’hui, il est évident que l’impact de cette crise sur la population, sur le monde du travail sera terrible : fermetures, restructurations engendrent déjà de nombreuses pertes d’emploi.

La crise provoquée par la Covid-19[1] bouleverse profondément le travail au sein des services de première ligne, dans les milieux hospitaliers, les maisons de repos et maisons de repos et soins de santé (MR-MRS). Et encore, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. D’autres secteurs (commerce, aide sociale, aide à domicile, transports en commun, certains services publics comme le ramassage des poubelles, etc.) doivent faire face et poursuivre leurs activités dans un contexte particulièrement anxiogène.

Cet article met en lumière les difficultés rencontrées par le secteur des soins de santé et des MR-MRS durant le confinement. Comment les travailleurs et travailleuses ont-ils vécu cette période ? Quelles réponses immédiates l’organisation syndicale, en l’occurrence la CNE, apporte-t-elle aux nombreux questionnements et témoignages de ses membres ? Quel rôle ont joué les déléguées et délégués ? Cette contribution s’appuie essentiellement sur les témoignages de trois délégués syndicaux actifs dans les milieux hospitaliers et d’un délégué du secteur des MR-MRS, recueillis par le CARHOP, et sur les témoignages reçus par la CNE durant le mois de mars[2].

Entre sens du devoir et peur

Les premiers témoignages dénonçant les conditions de travail du personnel de première ligne affluent auprès des déléguées et délégués de la CNE dès le début du mois de mars, plusieurs jours avant le début du confinement. Les milieux hospitaliers sont confrontés à un manque de matériel de protection (masques, blouses, charlottes…), une procédure en matière d’encadrement des malades de la Covid-19 fait défaut.

Dans un premier temps, le sentiment d’impréparation des diverses directions domine. Pour Laure[3], déléguée syndicale dans un groupe hospitalier de la région montoise, « mon entreprise comme toutes les entreprises en milieu hospitalier est partie dans l’inconnu avec très peu de moyens et de matériel. On est parti en guerre contre l’inconnu. Très vite, ils (la direction) se sont organisés en fermant des services pour les consacrer au Covid et pour éviter (…) une pénurie de personnel. Donc, en fermant des services tels que la chirurgie, les blocs opératoires, les consultations, ils étaient sûrs d’avoir un stock de personnel pour remplacer ceux qui tomberaient à cause du Covid. Ça a été une période très difficile, psychologiquement et au niveau de l’impact sur le travail. Enfin un collège d’experts (infectiologues) s’est mis en place et a établi des protocoles d’habillage, déshabillage, pour ne pas se contaminer et contaminer le matériel ou le patient »[4].

Dès la fin mars, la CNE recueille une série de témoignages abondant dans ce sens. Un travailleur en radiologie rapporte : « Nouvelle décision dans mon service. On réduit encore les effectifs et tous les autres sont au chômage mais rappelables. On fait le soir tout seul, 3 heures en solo pour gérer les Covid, les urgences, etc., etc. Je n’ai pas de mot pour décrire mon dégoût. La dernière nuit, plus de matos ou presque pas pour ma collègue. Tout était sous clé et pas disponible pour elle. Aujourd’hui, les urgences envoient un patient. En cours d’examen, ils se rendent compte qu’il est en fait Covid (vu le scan). Évidemment, le patient n’était pas masqué et les collègues non plus, vu que c’est un masque par jour. Au bout de 10 heures de travail, il ne sert plus à rien… »[5]. L’absence de matériel se fait donc cruellement sentir. Il faut certes laisser aux directions le temps de s’organiser, de trouver les filières pour se procurer le matériel de protection nécessaire. Néanmoins, la solidarité est là. Beaucoup s’organisent pour fabriquer des masques, des blouses, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des hôpitaux. Lorsque le matériel adéquat arrive, seules les unités Covid en bénéficient dans un premier temps : « Les procédures étaient telles qu’il y avait des patients qui échappaient car ils se trouvaient dans d’autres unités. Il y a du personnel contaminé car dans les autres unités, il n’y avait pas au départ de port de masque. Au départ, on interdisait de porter le masque. Il y a des actions syndicales qui ont mentionné ce manquement et le fait que le personnel était contaminé car il n’y avait pas eu de protection. Il a été décidé après que tout le monde devait porter un masque chirurgical. On devait le garder toute la journée. Après quand on en a eu un peu plus, on pouvait le changer tous les 4 heures »[6].

La peur est un facteur avec lequel le personnel des soins de santé doit vivre au quotidien. Laure raconte : « On allait au boulot avec la boule au ventre, peur de l’attraper, peur de ramener cela chez soi, de contaminer des patients. Quand on a pu avoir un peu de matériel qui n’était pas du tout conforme, on s’est demandé : “a-t-on bien enlevé, dans l’ordre qu’il fallait, le matériel en sortant de la chambre, en entrant dans la chambre ? Est-ce qu’on n’a pas touché ceci… ?” C’était atroce »[7].

Force est de constater qu’en dépit de la peur, de l’intensité du travail, de la charge psychologique, l’absentéisme n’est pas ou peu présent parmi le personnel des soins de santé, que ce soit dans les hôpitaux ou dans les maisons de repos et de soins (MRS). Jean, délégué syndical dans une MRS de la région liégeoise, souligne : « c’est bien la preuve que le personnel a bien apporté sa pierre à l’édifice. Parce que souvent on nous reproche que l’on dit non parce qu’on ne veut pas changer de pause ou parce que nous sommes en congé de déconnexion[8]. On nous reproche de ne pas décrocher notre téléphone et de dire : “ok, je veux bien remplacer”. Ici, le personnel, sans rien demander à personne, a apporté sa pierre à l’édifice. C’est la preuve que nous travaillons par vocation… »[9].

Dans les hôpitaux, le personnel soignant adopte la même dynamique solidaire malgré leurs craintes : « il y a une solidarité des gens qui n’étaient même pas en soins intensifs ou aux urgences ; ils sont venus en renfort d’eux-mêmes. C’étaient des journées de 12 heures durant lesquelles on se posait la question : est-ce que je ne suis pas contaminée. Ai-je bien respecté la procédure ? C’était vraiment pénible de voir les collègues qui tombaient là comme des mouches, des collègues décédés »[10].

Dès les premiers jours de la crise, le personnel de soins de santé reçoit le soutien de la population : drap suspendu sur le mur avant d’une maison, Ganshoren, 22 mars 2020 (Bruxelles, CSC nationale, photographie de Donatienne Coppieters).
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