Contre la centrale nucléaire de Chooz : un enjeu transfrontalier

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François Welter (historien, CARHOP asbl)

Au début des années 1980, un ensemble de coordinations, de réseaux et d’associations issus des quatre coins de Wallonie et de Bruxelles témoignent leur solidarité anti-nucléaire à l’adresse de Chooz en organisant une fête de deux jours. Quarante ans plus tard, l’évènement interpelle : pourquoi des organisations belges se mobilisent-elles dans une lutte qui concerne un village des Ardennes françaises ? Cette contribution a pour objet d’identifier les causes d’une mobilisation belge à l’encontre de la centrale nucléaire de Chooz, d’identifier les différents acteurs de ce mouvement social et, enfin, d’esquisser les connexions qui se dessinent de part et d’autre de la frontière franco-belge.

Un rapide coup d’œil sur une carte géographique permet d’identifier une raison : Chooz est située dans la vallée de la Meuse, dans la pointe de Givet, à un jet de pierre de la frontière belge (2km). Les inquiétudes en Belgique se pressentent : que se passerait-il en cas de catastrophe à Chooz ? La centrale nucléaire fait pourtant partie intégrante du paysage transfrontalier. Dès 1960, un projet franco-belge mène à la construction d’un premier réacteur, qui entre en activité six ans plus tard. Il associe Electricité de France (EDF) et un groupement des cinq producteurs-distributeurs de Belgique dans une société constituée pour l’occasion, la Société d’énergie nucléaire franco-belge des Ardennes (SENA). À cette époque, le nucléaire ne souffre d’aucune contestation ; le choc pétrolier de 1973 achève de consacrer son caractère incontournable dans la production d’énergie[1]. En 1979-1980, la construction d’un second réacteur est envisagé. Cette fois, elle n’engage plus que le financement d’EDF. Mais, la ferveur envers le nucléaire n’est plus aussi unanime. La catastrophe de Three Mile Island en 1979 est passée par-là et une série de personnalités et groupuscules interpellent l’opinion publique, les pouvoirs politiques et le secteur des énergies sur les dangers potentiels que représente le nucléaire civil pour l’environnement et la santé[2].

Le droit à l’information

        • Les principes

Au cœur de la contestation, se trouve l’affirmation d’un droit élémentaire, dont découle la position des mobilisations militantes : le droit à l’information. Depuis 1957-1958, le traité Euratom, qui institue la Communauté européenne de l’énergie atomique, oblige les États à communiquer à la Commission des Communautés européennes « les données générales de tout projet de rejet d’effluents radioactifs sous n’importe quelle forme, permettant de déterminer si la mise en oeuvre de ce projet est susceptible d’entraîner une contamination radio­active des eaux, du sol ou de l’espace aérien d’un autre État membre » (art. 37). L’article 41 prévoit en outre de documenter la Commission à propos des projets d’investissement concernant les installations nouvelles, les remplacements ou les transformations[3]. En bref, les exploitants du nucléaire ont le devoir d’information à l’égard des pouvoirs politiques.

Au moment d’envisager le déploiement de quatre nouvelles unités de 1 300 MW à Chooz, « les électriciens » semblent pourtant faire preuve de légèreté quant à ce devoir. En juin 1980, EDF rédige bien une étude d’impact. Mais, un comité d’opposant.e.s dénonce les « omissions » du dossier en termes d’effets environnementaux (rejets atmosphériques, éventuelles pollutions radioactives, thermiques et chimiques sur la Meuse) et de normes de sécurité[4]. À l’opposition de principe de la population locale à l’implantation d’une nouvelle centrale se greffe une contestation qui découle de ces manquements ; du coup, elle percole sur un territoire plus large susceptible de subir les effets des centrales. C’est pourquoi, le combat contre Chooz s’internationalise et s’ancre aussi en Belgique.

Affiche de soutien à la population de Chooz, [années 1980]. Coll. CARHOP, affiches, n° 85.
Affiche de soutien à la population de Chooz, [années 1980]. Coll. CARHOP, affiches, n° 85.

 

        • Le déficit d’information comme moteur de collectifs militants

En Belgique, un moratoire nucléaire prévoit depuis 1975 qu’aucune décision relative au nucléaire ne peut être prise avant un débat au Parlement[5]. Si les « électriciens » font en fait peu de cas de ces dispositions, celles-ci constituent un principe auquel certain.es parlementaires et la population sont attentifs. Les possibles effets de la centrale de Chooz sur les Belges incitent donc des personnalités politiques,

des mouvements sociaux et des associations à se mobiliser contre le projet français et à appeler à une transparence sur les implications de celui-ci. Se créent alors des convergences militantes de part et d’autre de la frontière franco-belge. En 1980, un Front Commun Ardennais contre l’implantation d’une deuxième centrale à Chooz se constitue autour de huit organisations françaises et belges[6]. Un an plus tard, ce Front est membre d’un comité de coordination Chooz, auquel appartiennent également le Comité Couvin, le Comité Houille Survie, le Comité Calcéen de Chooz, la Coordination anti-nucléaire Charleroi, le Comité de soutien à Chooz de Wellin et le Comité de soutien à Chooz de Beauraing[7]. En Belgique, vingt-deux partis politiques, organisations et associations belges se regroupent à partir du 28 mai 1980 au sein d’un Front d’Action Wallon contre l’implantation de nouvelles centrales à Chooz (FAW). Un large spectre de la gauche et/ou écologiste wallonne, mais aussi bruxelloise et flamande y est représenté. S’y retrouvent notamment les Amis de la Terre, l’Association belge des Juristes démocrates, Bond Beter Leefmilieu-Vlaanderen, le Comité franco-belge de défense de l’Ardenne, le Mouvement Ouvrier Chrétien et certaines de ses organisations constitutives communautaires et régionales, la Démocratie Chrétienne de Wallonie et de Bruxelles (DC), le Mouvement Ecolo, la Fédération Générale du Travail de Belgique, Inter-Environnement Bruxelles, Inter-Environnement Wallonie, la Ligue des Familles, le Parti Socialiste (PS), le Rassemblement Wallon (RW), etc.[8]. Par la suite, des membres du comité de coordination Chooz et un nombre toujours plus important d’organisations y adhéreront également[9]. La figure publique de ce front est son porte-parole François Roelants du Vivier, par ailleurs actif chez Inter-Environnement Wallonie et futur parlementaire européen Ecolo[10]. Une pareille osmose entre des courants philosophiques différents n’est certainement pas une nouveauté. Mais, leurs ancrages wallon, bruxellois, flamand et franco-belge montrent que Chooz est une question d’intérêt général, national, et même international. Leurs représentant.es ont d’ailleurs pour habitude de se réunir à Bruxelles, afin de discuter des modalités des actions à mener. Dès sa première conférence de presse, le 18 mai 1980, le FAW a une stratégie d’action claire, qui se décline selon deux axes : exercer une pression sur le gouvernement belge et exprimer ses inquiétudes, son opposition aux centrales et sa solidarité avec les habitants de Chooz en mobilisant la population.

Affiche d’opposition du Mouvement Ecolo à la centrale de Chooz, [années 1980]. Centre d’archives privées Etopia, collection affiches.
Affiche d’opposition du Mouvement Ecolo à la centrale de Chooz, [années 1980]. Centre d’archives privées Etopia, collection affiches.

Interpeller et rencontrer le gouvernement belge : l’affaire des politiques ?

D’emblée, le gouvernement belge apparait comme le relais de choix du FAW. Lorsqu’il communique pour la première fois ses objectifs à la conférence du 18 mai 1980, celui-ci affirme pour premier objectif d’amener les autorités belges à « mettre en œuvre tous les moyens dipolomatiques et juridiques possibles pour empêcher la réalisation du projet de nouvelles centrales nucléaires à Chooz, qui représente une grave menace pour la population belge ; et à intervenir énergiquement auprès du gouvernement français afin que celui-ci renonce à la construction de nouvelles centrales nucléaires à 2 kilomètres de nos frontières et à proximité d’une zone à forte densité de population ».

Les communiqués de presse et les lettres d’opposition à Chooz à l’adresse du gouvernement belge se multiplient. Il est également sommé à celui-ci de recourir aux arguments juridiques posés par le traité Euratom, et donc de s’en remettre aux institutions européennes. Au niveau local, des motions sont votées par les conseils communaux de la région proche de la botte de Givet[11]. Surtout, les personnalités politiques adhérant au FAW sont un précieux atout dans le travail de lobbying. Issues du PS, de la DC, du RW et du Parti Communiste (PC), elles sont, si le contenu d’une lettre du porte-parole du FAW du 17 décembre 1980 est correcte, aussi mandatées par ceux-ci[12]. Socialistes et démocrates chrétiens se trouvent ainsi dans la position de porter les revendications d’un mouvement social auprès de gouvernements successifs à dominantes sociale-chrétienne et socialiste. L’entreprise n’est pas sans risque, quant aux tensions qui peuvent naître au sein des partis. En revanche, elle permet de porter rapidement la contradiction auprès de l’exécutif et du Parlement.

En effet, grâce à la démarche du sénateur du RW Yves de Wasseige auprès de la DC[13], le FAW obtient dès le 16 juin 1980 une entrevue avec le ministre des Affaires étrangères, le social-chrétien Charles-Ferdinand Nothomb. Sa délégation se compose de douze personnes, dont sept sont des figures politiques du PS, du PC et de la DC. Sensée être représentative des parties adhérentes au FAW, cette délégation dévoile de fait un regard biaisé sur la constitution du Front. Probablement, le Front essaye-t-il de créer un véritable rapport de force avec le ministre Nothomb, en y envoyant des délégué.es habitué.es aux joutes politiques. Pas moins de trois socialistes et deux membres de la DC sont présent.es à la rencontre. Lors d’une deuxième rencontre, en novembre 1980, cinq personnalités politiques sont encore directement impliquées dans les discussions[14]. L’initiative ne s’arrête pas au ministre Nothomb. En 1981, lorsque l’examen du dossier de Chooz passe sous la loupe du comité ministériel de politique extérieure, le FAW encourage les parlementaires actifs en son sein à entreprendre « des démarches personnelles auprès des Ministres concernés »[15].

Parallèlement, le FAW charge ses parlementaires de la DC, du PC, du PS et du RW de recourir aux interventions au cours des débats en commission et en séance publique, de poser des questions orales ou écrites et d’effectuer des interpellations. Les adhérents non parlementaires au Front sont priés d’y apporter leur concours[16]. Sur ce point, la stratégie n’est pas innovante : Chooz est à l’agenda du Parlement depuis des mois et les parlementaires actifs au sein du FAW sont déjà sur la brèche[17].

Les effets des discussions entre les politicien.nes du FAW et les ministres compétents du gouvernement sont peu probants. Les réponses sont vagues, peu convaincantes. Aucun engagement gouvernemental formel n’est exprimé[18]. Les partis politiques membres du FAW jouent en outre une partition ambivalente. Entré en exercice en octobre 1980, le gouvernement Maertens IV autour des seuls partis socialistes et sociaux-chrétiens flamands et francophones serait potentiellement un appoint favorable au combat du FAW. Il n’en est rien. François Roelants du Vivier déclare qu’« il est à cet égard navrant de constater qu’il n’a pas été question de Chooz dans l’accord du gouvernement et la déclaration gouvernementale, et qu’il n’en a pas été fait mention, à ma connaissance, dans les conseils ou congrès du PSC[19] et du PS sur l’accord du gouvernement. Il est également regrettable de noter que lors du débat d’investiture dans les deux Chambres, aucune intervention parlementaire n’a été consacrée à Chooz. Pourtant nous avions convenu d’une intensification, dès septembre, de l’action des parlementaires des partis membres du Front »[20]. A l’hiver 1981, à un moment où la stratégie est également de faire pression sur l’Exécutif Régional Wallon, Roelants du Vivier « note avec regret que la motion adressée aux parlementaires représentant leur parti au Front d’action wallon, et reprenant la déclaration de base (mai 1980) du Front, n’a toujours pas été contresignée par l’ensemble des partis représentés au Conseil régional et adhérant au Front »[21]. Enfin, il est reproché aux partis politiques de montrer peu d’empressement aux différentes manifestations anti-Chooz, à l’exception de quelques personnalités[22].

Que les partis politiques membres du FAW soient tiraillés entre les positions anti-Chooz des personnalités actives au sein du Front et les ministres du gouvernement, davantage favorables à un donnant-donnant avec la France, est une réalité. Celle-ci suggère l’existence de débats internes au sein des partis à propos du développement de l’énergie nucléaire civile. Mais, pour le coup, elle déforce considérablement le travail de persuasion du FAW et impacte la cohésion de celui-ci[23] ; le Front influence donc peu le jugement du gouvernement et de l’Exécutif Régional Wallon.

Se mobiliser à travers les frontières

À côté des tractations politiques, des lettres et des communiqués revendicatifs, la mobilisation d’opposant.e.s au projet de Chooz dans des manifestations est la seconde voie utilisée pour exprimer son mécontentement. En France, le combat est quotidien. Il force même le gouvernement à déployer des moyens insufflant un semblant de débat démocratique. Une enquête publique est organisée à Chooz. Sur cette base, une commission d’enquête est chargée d’en analyser l’ensemble des données résultant des observations. Son avis est toutefois très critiqué. Le FAW le qualifie d’indigent et non démocratique. En cause, il pointe le travail très partiel de la Commission : seules 335 observations sont considérées, « alors que, notamment, 1.123 lettres circonstanciées provenant d’habitant.e.s des communes wallonnes proches de la botte de Givet ont été remises dans les formes réglementaires par les bourgmestres à la Commission »[24]. De surcroît, la répression contre les opposant.e.s à Chooz est très brutale[25].

Lâcher de ballons permettant aux populations belges d’apprécier les éventuelles retombées d’effluents radioactifs de Chooz, 30 mars 1982. CARHOP, fonds La Cité, série photos, dossier centrale nucléaire.
Lâcher de ballons permettant aux populations belges d’apprécier les éventuelles retombées d’effluents radioactifs de Chooz, 30 mars 1982. CARHOP, fonds La Cité, série photos, dossier centrale nucléaire.

Le FAW montre la capacité des mouvements sociaux, des organisations syndicales et des partis politiques qui le composent, à mobiliser des militant.es. Le 14 juin 1980, 200 personnes se rassemblent dans le village de Heer-Argimont (province de Namur). Elles sont issues du MOC, de la DC, d’associations, telles que les Amis de la Terre, Inter-environnement, etc., de partis politiques (RW, PSC, Parti Réformateur Libéral – PRL). Le cortège se rend à pied au poste-frontière français, afin de marquer sa solidarité aux habitant.es de Chooz. Devant le refus des gendarmes de le laisser passer et à la suite de négociations insatisfaisantes avec la préfecture, il décide de gagner Chooz en traversant les champs. La répression est brutale : la manifestation est dispersée à coups de grenades lacrymogènes. Le lien entre les mobilisations française et belge est formalisé ; et, il s’en suivra bien d’autres[26]. Du côté du MOC de Ciney, les actions contre la centrale de Chooz sont prioritaires. Du 21 mai au 6 juillet 1980, ce MOC régional est à la manœuvre pour vingt-deux d’entre-elles. Celles-ci consistent à participer aux manifestations, à rencontrer les partenaires du FAW, à mobiliser les militant.es en interne autour de l’enjeu que représente Chooz, à discuter avec le gouvernement, etc.[27].

Plus fort, sur le territoire belge, les militant.es saisissent toute occasion pour porter leurs revendications auprès des hautes sphères de l’État français. En mai 1981, l’élection de François Mitterand au poste de Président de la République suscite beaucoup d’espoirs de la part des opposant.e.s au projet nucléaire de Chooz. Le PS français est lui-même membre du Front Commun Ardennais ; et, son Premier secrétaire, Lionel Jospin, est favorable à « une concertation avec la Belgique avant toute décision concernant de nouvelles centrales nucléaires à Chooz ». Cependant, les faits lui donnent tort. « En effet, la procédure instaurée par le gouvernement français pour décider ou non de la réalisation des centrales nucléaires sur les sites « gelés » a été mise en œuvre à Chooz ». Clairement, le FAW y voit l’exact contraire « aux promesses faites par le Président de la République et le Ministre de l’Energie à diverses reprises et selon lesquelles une consultation des populations proches des frontières et de leurs représentants serait organisée avant toute décision »[28]. Plus de deux ans plus tard, « la consultation des populations belges, de loin plus nombreuses à proximité de Chooz que les populations françaises, n’a toujours pas eu lieu »[29]. En réalité, Mitterand n’a pas l’intention d’abandonner le projet de Chooz, ni même de penser à une éventuelle reconversion du site qui pourrait ébaucher une collaboration industrielle bilatérale entre Wallons et Ardennais. En 1983, les travaux de Chooz B sont toujours en cours[30]. Lors de sa visite à Liège, à la mi-octobre 1983, le Président français est confronté à ses contradictions par une partie de la foule et des élus écologistes[31].

Manifestation lors de la visite de François Mitterand à Liège, 15-16 octobre 1983. CARHOP, fonds La Cité, série photos, dossier centrale nucléaire.
Manifestation lors de la visite de François Mitterand à Liège, 15-16 octobre 1983. CARHOP, fonds La Cité, série photos, dossier centrale nucléaire.

Épilogue

La mobilisation en Belgique contre la centrale de Chooz n’a finalement pas les effets escomptés. Le gouvernement belge semble timoré et suspecté d’une attitude trop conciliante, voire intéressée, à l’adresse de son homologue français. Sur le simple principe d’information réciproque entre gouvernements, « il est à craindre que le Gouvernement français considère comme très faible la détermination de la Belgique dans l’affaire de Chooz ». En fait, à en croire le MOC, « le gouvernement belge et l’Exécutif Wallon choisissent, dans les négociations avec la France, la voie d’un accomodement »[32]. Inter-Environnement Wallonie fait même état d’un possible accord entre Français et Belges : la Belgique accepterait les centrales nucléaires à Chooz en échange d’un barrage à construire sur la Houille, d’une participation des électriciens belges au projet de Chooz et d’une tarification favorable d’EDF aux populations frontalières belges[33]. Simple rumeur ou fait avéré, ces déclarations alimentent la défiance à l’égard du gouvernement et exacerbent l’opposition à la centrale de Chooz : obtenir des parts dans la centrale, n’est-ce pas aussi être associé aux questions de sécurité et environnementales que pose le projet[34] ?

Ceci dit, le gouvernement belge a-t-il vraiment voix au chapitre ? La France oppose le concept de souveraineté nationale à un appareil législatif international qui, certes, demande aux États de considérer les incidences d’une activité sur l’environnement d’autres pays, mais qui est généralement non contraignant. L’étude d’impact d’une nouvelle centrale à Chooz réalisée par EDF n’inclut ainsi pas le territoire belge, au même titre que la région française[35]. De plus, la violence policière laisse penser que le pouvoir central français n’est pas aussi sensible aux mobilisations citoyennes. Finalement, deux réacteurs de 1 450 MW sont construits en 1984 et 1986 ; ils démarrent leur activité en 1996-1997 et entrent définitivement en service en 2004[36].

Conclusions

À l’analyse, la mobilisation militante contre la centrale de Chooz B marque un tournant dans les relations entre la Belgique et la France sur la question nucléaire. Dans un contexte où les certitudes relatives à cette forme d’énergie sont fortement ébranlées, la population belge n’est plus prête à accepter les risques possibles engendrés par la politique énergétique de ses voisins. Le moratoire d’application sur le sol belge et le traité Euratom lui fournissent des arguments juridiques et politiques pour exiger une étude sérieuse des impacts d’une nouvelle centrale sur l’environnement, la santé et la sécurité. Les collectifs citoyens en France constituent à cet égard un prolongement d’une opposition au nucléaire qui se révèle désormais internationale. Cependant, les États ne semblent pas prêts à laisser la critique contre le nucléaire ébranler les projets économiques des « électriciens ». Les promesses d’un vaste débat démocratique sont vite abjurées ; la répression des mouvements sociaux s’avère parfois violente. Les gouvernements sont par ailleurs plus enclins aux compromis, aux compromissions diront certain.es. Il reste que, à la base, les convictions militantes et la convergence d’intérêts permettent de mobiliser une galaxie d’organisations et d’individualités autour d’une lutte commune. Elle constitue un poil-à-gratter, une dissonance, y compris au sein de partis politiques au pouvoir, qui interroge, voire contredit, les « vérités » d’un État.

Notes

[1] « Le secteur nucléaire en Belgique : développement et structures actuelles », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 718-719, 1976, https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-1976-12-page-1.htm, page consultée le 12 décembre 2019.
Caron Fr., Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1997 (Collection « L’évolution de l’Humanité »), p. 259 ; Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ?, 2018, p. 2-3, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019.
[2] Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire…, p. 3, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019.
[3] Traité instituant la Communauté Européenne de l’Énergie Atomique (EURATOM ) et documents annexes, s.l.n.d., p. 33-34, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:11957A/TXT&from=FR, page consultée le 10 décembre 2019.
[4] Carhop, fonds Marc Sapir, n°107, Analyse des études d’impact relatives aux futures centrales nucléaires à Chooz, 1980-1981, p. 3-4.
[5] Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire…, p. 7, https://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019.
[6] Sont impliqués dans ce front : la Confédération Française Démocratique du Travail, épine Noire, Ardennes écologie, Alternatives, écolo Viroinval, CLIN Beauraing et le Comité de Chooz. Initialement, le Parti Socialiste Français semble aussi impliqué. Voir : Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Appel du FAW à manifester, 16 mars 1981 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du Front Commun concernant la manifestation du 1er octobre pour la reconversion de Chooz, 20 juin 1983.
[7] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du comité de coordination Chooz au FAW, 6 mars 1981.
[8] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Mémoire au ministre des Affaires étrangères, 3 septembre 1980 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 15 octobre 1980.
[9] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 23 juin 1983.
[10] Lechat B., Quelles archives pour quelle galaxie verte ?, 2013, https://etopia.be/05-quelles-archives-pour-quelle-galaxie-verte/, page consultée le 12 décembre 2019.
[11] Pour un aperçu de l’ensemble des communiqués et de l’existence de lettres de protestation, voir : Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143.
[12] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du FAW aux membres, 17 décembre 1980.
[13] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 28 mai 1980.
[14] « L’opposition aux centrales nucléaires de Chooz », La Cité, 28 novembre 1980, p. 3.
[15] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du FAW, 19 janvier 1981.
[16] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 3 septembre 1980.
[17] À ce propos, il convient de consulter les débats de la chambre des représentants de 1980. Voir : http://dighum.ua.ac.be/plenum/advsearch.py?s=Chooz&period=postwar&begin=1980&end=1982&sortedby=chrono, page consultée le 11 décembre 2019 ; Chambre des représentants, Séance du 5 juin 1980, https://sites.google.com/site/bplenum/proceedings/1980/k00783092/k00783092_15, page consultée le 11 décembre 1980.
[18] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 16 juin 1980 ; « L’opposition aux centrales nucléaires de Chooz », La Cité, 28 novembre 1980, p. 3.
[19] = Parti Social-Chrétien.
[20] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole aux membres du FAW, 14 novembre 1980.
[21] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole aux membres du FAW, 6 février 1981.
[22] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du comité de coordination Chooz au FAW, 6 mars 1981.
[23] Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Rapport de réunion du FAW, 5 décembre 1980.
[24] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 31 juillet 1980.
[25] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, « Chooz », Vers l’Avenir, 13 juin 1980.
[26] « Les manifestants belges en masse à travers les champs de Chooz », La Cité, 14 juin 1980, p. 2.
[27] Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Projets de priorités pour le MOC de l’arrondissement de Ciney-Dinant en 1981-1982, janvier 1981 ; Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Dossier de synthèse et d’évaluation d’action du CIEP du MOC de l’arrondissement de Ciney-Dinant. Année sociale 1979-1980, novembre 1980.
[28] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 16 octobre 1981.
[29] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du FAW au Président de la République, 1er juillet 1983 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Projet de lettre du FAW au Président de la République, 1er juillet 1983.
[30] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du Front Commun Ardennais concernant la manifestation du 1er octobre pour la reconversion de Chooz, 20 juin 1983.
[31] « À Liège, Mitterrand confirme mais précise », La Cité, 15-16 octobre 1983, p. 1-3.
[32] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du MOC aux parlementaires amis du Mouvement, 9 janvier 1981.
[33] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse d’Inter-Environnement Wallonie, 31 janvier 1981.
[34] Chambre des représentants, Séance du 12 février 1981https://sites.google.com/site/bplenum/proceedings/1981/k00792384/k00792384_45, page consultée le 11 décembre 2019. Carhop, fonds Marc Sapir, n°107, Analyse des études d’impact relatives aux futures centrales nucléaires à Chooz, 1980-1981, p. 20.
[35] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Mémoire du FAW au ministre des Affaires étrangères, 3 septembre 1980.
[36] Autorité de Sûreté Nucléaire, Centrale nucléaire de Chooz B, 16 mai 2019, https://www.asn.fr/L-ASN/L-ASN-en-region/Grand-Est/Installations-nucleaires/Centrale-nucleaire-de-Chooz-B, page consultée le 12 décembre 2019.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Welter, F. « Contre la centrale nucléaire de Chooz : un enjeu transfrontalier », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/