La trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets entre moments de rupture et continuités : quelles perceptions des acteurs belges engagés ?

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Céline Parotte (Politologue, Centre de recherches Spiral,
UR Cité, Université de Liège)

Parmi les événements qui concernent le développement de la recherche nucléaire, l’énergie nucléaire, la gestion des déchets radioactifs ou encore l’engagement des publics sur le sujet, quels sont les événements passés du programme nucléaire belge qui comptent pour l’avenir ? En mai et octobre dernier, une équipe de chercheurs en sciences politiques de l’Université de Liège en collaboration avec l’Université d’Anvers invitaient 580 personnes à participer à l’enquête en ligne portant sur « le futur de la gestion à long terme des déchets hautement radioactifs et des combustibles usés en Belgique ». Retour sur les résultats de l’enquête bilingue qui laissent la parole à 178 acteurs hétérogènes engagés depuis plus de dix ans sur le sujet.

Introduction

Quels sont ces évènements de l’histoire du nucléaire belge qui vont façonner l’avenir ? Cet article adopte une approche particulière pour analyser et critiquer l’histoire du programme nucléaire belge et de ses déchets. Il n’a pas pour objectif de compiler l’ensemble des archives souvent très engagées qui retraceraient, selon une analyse rigoureuse, les soubresauts et les continuités concernant les questions démocratiques autour du nucléaire. Identifier les types de consultations publiques en matière des déchets hautement radioactifs[1], la manière dont celles-ci ont influencé ou non la définition d’un programme de gestion[2], le traitement médiatique des dernières consultations publiques réalisées dans le cadre du Plan Déchets en 2010[3] ou encore les facteurs qui expliquent la participation près des installations nucléaires[4] ont déjà été mis en évidence par ailleurs.

Ces précédentes recherches ont identifié des continuités dans le programme des déchets hautement radioactifs, par exemple le renforcement du soutien technoscientifique en faveur du dépôt géologique, le fait de scinder les débats concernant les déchets nucléaires de celui de la production d’énergie nucléaire ou encore le rôle prédominant de l’expertise technoscientifique dans le programme. Ces auteurs ont également identifié que la trajectoire du programme de gestion des déchets hautement radioactifs belge a aussi connu des moments de rupture avec des espaces de résistances et des engagements de publics forts en Belgique, mais aussi ailleurs dans le monde. Ainsi, la société civile peut donc malgré les différents cadrages qui s’imposent à elle, malgré la prévalence de l’expertise scientifique et technique dans le programme, infléchir partiellement celui-ci et faire remonter des exigences au niveau national.

Ce papier propose de revisiter l’histoire du programme nucléaire belge avec des personnes qui, de près ou de loin, y ont pris part de diverses manières. Il interroge : quels sont les évènements passés du programme nucléaire belge qui, selon eux, sont ceux susceptibles d’influencer la trajectoire future des déchets hautement radioactifs ? Et pourquoi ?

Pour répondre à ces questions, cet écrit s’appuie principalement sur les résultats de l’analyse de l’enquête en ligne bilingue menée entre mai et novembre 2019 auprès de 580 personnes engagées sur les questions du nucléaire. Basée sur la méthode Delphi[5], cette recherche a été menée par le Centre de Recherches Spiral (Université de Liège) en collaboration avec le Centre Milieu en Samenleving (Université d’Anvers).

Ce papier présente donc une double originalité. D’une part, il revisite l’histoire du nucléaire en Belgique de manière participative. D’autre part, les évènements de l’histoire sont sélectionnés et analysés dans une visée prospective. Nous soutenons que les pratiques du passé sont étroitement liées à celles à venir, créant ainsi des tensions dans la possibilité d’envisager d’autres alternatives[6].

Plusieurs éléments seront mis en exergue dans trois sections différentes. D’abord, la première section précise brièvement qui sont les participants de l’enquête en ligne et ceux qui ont refusé de participer. La deuxième section s’attarde sur les évènements marquants de l’histoire du nucléaire qui sont susceptibles d’influencer la trajectoire future de ses déchets. L’identification de ces évènements marquants est intéressante à plus d’un titre. Mais d’abord et surtout, elle interroge concrètement quels sont jalons d’une politique publique de longue durée, quels sont les éléments à prendre en considération dans un débat public sur le sujet ou au contraire, les éléments dont il faut potentiellement se détacher à l’avenir. Ces évènements alimentent donc et sont susceptibles d’alimenter à l’avenir les débats citoyens, politiques ou scientifiques.

Enfin, la troisième section approfondit les raisons qui justifient de tenir compte de ces différents évènements pour envisager l’avenir. Parmi celles-ci notamment, certains rendent visibles la problématique du nucléaire et de ses déchets, reconnaissent l’existence d’un problème, d’autres évènements ferment « les possibles » avec le choix privilégié du dépôt géologique. Certains ouvrent le débat avec l’organisation des consultations et d’autres créent des incertitudes sur le long terme avec l’absence de décision politique ou la sortie effective de la loi de sortie du nucléaire de 2003. Nous concluons en soulignant les continuités et les discontinuités dans le programme nucléaire belge fait l’objet et les défis auxquels feront face les citoyen.ne.s, les expert.e.s et les représentant.e.s politiques désireux.euses de se saisir de la question.

Méthodes : qui a donné son avis ?

Parmi les 580 personnes invitées, 193 personnes ont effectivement participé au premier tour d’enquête et 162 personnes au second tour d’enquête. Comment s’identifient-ils ? Près de la moitié des répondante.s s’identifient comme « citoyens » engagés, d’autres sont également nombreux à avoir répondu en tant que « scientifiques ». Le panel des répondant.e.s est très hétérogène puisque des fonctionnaires communaux/régionaux/fédéraux, des représentant.e.s du gestionnaire de déchets (ONDRAF/NIRAS[7]), du régulateur (AFCN/FANC[8]), des représentant.e.s syndicaux, des professionnel.le.s de la santé ainsi que de représentant.e.s politiques ont répondu à l’enquête. Près de trois quarts d’entre eux précisent qu’ils s’intéressent à la problématique depuis plus de dix ans !

Mobiliser des personnes pour répondre à une enquête portant sur le futur de la gestion des déchets hautement radioactifs n’est pas chose aisée. Deux types de refus de participation sont à signaler. Souvent, les personnes identifiées comme parties prenantes « futures » ne s’identifient pas ou ne se considèrent pas comme telles. D’autres personnes invitées refusent de manière automatique l’invitation formelle du chercheur. C’est notamment le cas d’associations environnementales ouvertement antinucléaires. Ce constat n’est pas neuf en sciences humaines et sociales. De nombreux chercheurs ont par ailleurs déjà souligné que plusieurs types de « critiques » pouvaient être recensées[9]. Le refus de participer est d’ailleurs une forme de participation aussi légitime que les autres et peut être également la volonté de contester la forme d’institutionnalisation proposée pour la consultation[10].

La section suivante identifie ce qui a marqué, selon les acteurs et actrices belges engagé.es sur le sujet, la trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets.

Les évènements de l’histoire nucléaire ; tous marquants ?

On constate que sur les 15 évènements historiques sélectionnés par les chercheurs (voir annexe), la plupart des évènements retient l’attention des 178 répondant.e.s sans que l’un se distingue particulièrement d’un autre. Parmi eux, ils/elles sont plusieurs à mentionner que tous les évènements leur semblent importants comme l’illustre cette citation d’un participant :

 J’ai choisi de tout garder, j’ai hésité à ne sélectionner que les décisions qui concernent la gestion des déchets hautement radioactifs. Mais l’ensemble des évènements sont importants. 

Les répondant.e.s ont également identifié un grand nombre d’autres évènements à prendre en considération dans le futur. Nous avons recensé six catégories qui posent chacune des questions différentes.

La première catégorie d’évènements additionnels insiste sur l’importance de définir le déchet radioactif et de le cartographier sur le territoire. Qu’est-ce qu’un déchet radioactif et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Peut-on parler de déchet radioactif sans parler de l’ensemble de la chaine de production ? D’abord, il y a ces évènements qui influencent la durée de vie, le type, le volume du déchet. Certain.e.s rappellent l’importance de distinguer les différentes sortes de déchets ainsi que le type de retraitement dont certains ont fait l’objet. Par exemple, « le fait qu’une partie de ces déchets soit traitée à La Hague et l’utilisation du MOX » et l’histoire du combustible usé influencent aussi la trajectoire du programme de gestion. Ensuite, les lieux où ils sont produits (les anciens sites nucléarisés par exemple), l’évolution de statut de producteurs de déchets (la disparition d’un producteur, l’internationalisation) sont aussi des évènements saillants. Comme le synthétise un participant : « la gestion quotidienne des déchets, les déchets problématiques du passé, les problèmes liés aux autres installations nucléaires et autres ont également un impact sur le débat [notre traduction] ». Enfin, il y a les évènements associés (au futur) de la chaîne nucléaire et de ses caractéristiques (la durée de vie des centrales, leur prolongation potentielle, l’état des infrastructures nucléaires et l’entreposage temporaire sur sites nucléarisés) sont aussi à mentionner.

La seconde catégorie d’évènements regroupe ceux associés à la recherche et développement (R&D) d’options de gestion, qu’ils soient nationaux ou internationaux. Quel rôle pour la R&D et les experts associés dans l’histoire du nucléaire ? Comment ces recherches influencent-elles le débat ? Ces évènements sont par ailleurs l’occasion, pour certain.e.s, de rappeler l’importance du rôle et de développement de l’expertise scientifique et technique dans ce domaine. Il y a les recherches scientifiques menées au niveau international (les projets de gestion avortés comme le WIPP aux États-Unis, Asse en Allemagne ou plus largement « toutes études techniques hors cadre belge sur l’ensemble des options ») ou au niveau national comme le projet de recherche Myrrha ou encore l’ensemble des autres rapports issus des recherches menées par l’ONDRAF.

La troisième catégorie d’évènements additionnels reprend tous les évènements qui réglementent le programme nucléaire ou le programme de déchets nucléaires belges. Quels sont la place et l’objectif poursuivi de ces actes législatifs ? Doivent-ils contraindre, définir des pratiques ou arrêter de grands principes ? Les répondant.e.s sont très nombreux-euses à recenser une série d’actes législatifs, de conventions internationales ou de directives européennes qui reprennent les grands principes de gestion ou qui précisent ce qu’il est possible ou impossible de faire au sein du programme des déchets hautement radioactifs. Au niveau belge, il est notamment fait mention du choix politique en faveur du moratoire du retraitement, de la loi de 2003 organisant la sortie du nucléaire, du choix du soutien financier en faveur du développement du projet Myrrha, de la récente prise de décision (suivant ainsi l’avis de l’AFCN) de considérer d’autres roches à étudier, ou encore des évènements associés à la question du financement en Belgique (comme le changement de statut de Synatom). Les participant.e.s mentionnent encore des évènements belges associés à la création d’institutions (comme l’AFCN et ses nombreuses prises de décision) ou de partenariat (MONA, STORA) qui permettent un contrôle ou un suivi du programme nucléaire et de ses déchets. Notons au niveau belge que l’absence de décision politique du gouvernement belge sur le futur des déchets hautement radioactifs est également, à de nombreuses reprises, mentionnée comme un évènement politique important. En matière de réglementations européennes, les participant.e.s rappellent l’importance notamment de l’adoption la Directive européenne de 2011 imposant aux États membres nucléarisés d’établir un plan et un programme nationaux pour la gestion à long terme de leurs déchets. Ces évènements sont souvent présentés comme des évènements capables de « contraindre », de « responsabiliser », d’« imposer » à l’État belge de prendre des mesures. Enfin, les principes internationaux de gouvernance comme le principe du pollueur-payeur, la fin du rejet en mer ou une série d’évènements politiques étrangers, propres à d’autres pays européens comme l’adoption de la loi Bataille en 1991 en France, les avancées des différents programmes de gestion des déchets en Finlande ou en Norvège.

Manifestation nationale « stop nucléaire », Bruxelles. CARHOP, CARHOP, reportage photographique d’Anne De Keyser, 24 avril 2011.
Manifestation nationale « stop nucléaire », Bruxelles. CARHOP, CARHOP, reportage photographique d’Anne De Keyser, 24 avril 2011.

La quatrième catégorie d’évènements recensée concerne les accidents ou incidents nucléaires. Que permettent les accidents ? Quelles prises de décisions, d’actions engendrent-ils ? Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima, les problèmes associés à des réacteurs existants, le projet des mines de Asses en Allemagne, influencent, selon certain.e.s, la trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets, car ils « conscientisent la population des dangers et attisent les craintes », « prouvent que l’homme ne peut pas tout maîtriser », « alertent le public sur ce qu’est réellement le nucléaire ».

La cinquième catégorie d’évènements avancés par les répondant.e.s recense ceux qui touchent l’intégration de différents publics dans le programme nucléaire et de ses déchets. Quel rôle pour les publics désireux de s’engager sur cette thématique ? Deux types d’engagements des publics sont distingués. D’abord, les répondant.e.s sont très nombreux à souligner une série d’évènements associés à la participation « invitée » au sens de Bryan Wynne, à savoir des évènements participatifs institutionnalisés comme l’enquête publique, les consultations publiques organisées par l’ONDRAF, la Conférence de consensus organisée par la Fondation Roi Baudouin ou encore la création des partenariats pour la gestion des déchets faiblement radioactifs. Ils sont une « reconnaissance d’inclure la société au sens large ». L’existence des partenariats au niveau local pour la gestion des déchets faiblement radioactifs est souvent présentée comme un exemple de bonnes pratiques. À côté de la participation invitée, on recense également une série d’évènements associés à la participation des publics « non-invités » aussi appelée « participation de protestation ». Ces évènements reprennent les contestations, « le refus des populations locales d’accepter ces déchets sous leurs pieds », les « manifestations citoyennes contre le nucléaire », ou encore les actions de groupes anti nucléaires comme Greenpeace par exemple.

Enfin, certain.e.s participant.e.s mentionnent, dans une moindre mesure, l’importance de prendre en considération des évènements indirectement reliés, selon eux, au programme de gestion des déchets nucléaires comme le changement climatique ou le choix du mixte énergétique. Il pose la question de comment cadrer le débat du nucléaire ?

Pourquoi ces évènements historiques marquants sont-ils importants pour le futur ?

Nous avons identifié principalement quatre raisons qui expliquent le choix des répondant.e.s.

Premièrement, certains évènements rendent le programme des déchets hautement radioactifs indissociables de l’évolution du programme nucléaire. Particulièrement, la création des centrales nucléaires est un évènement essentiel, un point de départ pour considérer l’ensemble du cycle de la production des déchets : « 1969-70 : Sans centrale, pas de déchet », « sans les centrales nucléaires, il y a peu de déchets de haute activité [notre traduction] ». Selon certain.e.s participant.e.s, cet évènement « entame le processus de fabrication de déchets dont on ne sait que faire ». Ceux ou celles à avoir sélectionné les évènements associés directement au programme d’énergie nucléaire soulignent qu’ils sont les prémisses, « des faits générateurs » à la production de déchets. Les déchets générés sont aussi liés à la fermeture des centrales et décider du sort de l’un à une influence importante sur le sort de l’autre. Par conséquent, ils et elles sont nombreux-euses à rappeler la nécessité de « connecter » le programme nucléaire avec celui des déchets hautement radioactifs.

Deuxièmement, certains évènements renforcent clairement au fil du temps le choix en faveur d’une option en particulier pour gérer les déchets hautement radioactifs. Plusieurs participant.e.s expliquent avoir sélectionné les évènements qui mènent à une « suite logique » en faveur d’une seule option de gestion à long terme des déchets dont certain.e.s mentionnent d’ailleurs explicitement le dépôt géologique. Dans le cadre, les évènements importent parce qu’ils « balisent les étapes ultérieures (…) », ils sont « des étapes clefs dans les choix effectués dans les options de gestion », « vers la recherche d’une solution technique et scientifique (…) », ils sont « charnières ». Parmi ces évènements, les répondant.e.s reprennent généralement ceux associés au développement des programmes de recherche et développement jugés « concrets » notamment comme ceux développés au sein du Laboratoire Hades « qui créé une certaine dépendance vis-à-vis de l’option de dépôt géologique (…) ». Notamment, le choix de l’ONDRAF en 2010 en faveur du dépôt géologique est aussi perçu par certain.e.s comme un cadrage important, « 2010 : deuxième cadrage et lock-in : orientation vers un dépôt géologique ». On peut donc constater que les participant.e.s sélectionnent certains évènements en soulignant une forme de linéarité, de cadrage important dans le processus menant au choix du dépôt géologique et ce, que cette option soit perçue de manière positive ou négative.

Manifestation nationale « stop nucléaire », Bruxelles. CARHOP, CARHOP, reportage photographique d’Anne De Keyser, 24 avril 2011.
Manifestation nationale « stop nucléaire », Bruxelles. CARHOP, CARHOP, reportage photographique d’Anne De Keyser, 24 avril 2011.

Troisièmement, il y a aussi les évènements qui permettent de rendre visible la problématique sous un angle particulier, comme les accidents nucléaires, les évaluations financières ou encore les programmes de R&D. D’abord, il y a ces évènements qui attirent l’attention du public sporadiquement, mais de manière saillante. Principalement, ce sont les évènements comme le scandale Transnuklear ou les accidents nucléaires qui permettent « une prise de conscience du problème », « met en lumière le scandale des déchets (…) », alerte, et permet de rendre « visible les défauts et les dangers » associés à ce type d’énergie. Comme le résume un répondant, « malheureusement, ce n’est qu’une fois qu’un scandale est survenu que les dossiers importants font une avancée décisive mettant une pression suffisamment grande sur le politique et l’économie pour reconnaître et résoudre le problème [notre traduction] ». Dans une moindre mesure, il y a aussi les évènements associés aux coûts qui permettent de rendre visible le « coût très élevé », « le véritable coût de l’énergie nucléaire » à la gestion du programme nucléaire et de ses déchets et d’attirer l’attention sur les problèmes financiers éventuels d’Electrabel. « La question des coûts et de leur couverture est un défi majeur, en particulier du fait de la résolution du problème, de la durée et de la portée d’un programme [des déchets hautement radioactifs] [notre traduction] ». Enfin, les programmes de recherche et de développement mettent, eux aussi, « le sujet sur la table », ils « (…) montrent les possibilités, mais indiquent également les limites (ainsi que les risques) [notre traduction] ». On peut donc dire que ces évènements créent différentes formes de visibilité du programme nucléaire et de ses déchets. Le programme est en quelque sorte mis sur la place « publique » et les citoyen.e.s et les politiques sont poussé.e.s à s’en saisir. Ils rendent visibles, informent, mais de manières différentes.

Quatrièmement, il y a l’importance du caractère démocratique des prises de décisions politiques dont « différents jalons temporels posent les premières bases de la prise de conscience que la question est certes politique, mais également citoyenne ». D’une part, il y a les décisions politiques qui influencent la trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets. La non-prise de décision également. En effet, l’engagement ou le non-engagement des politiques sur ces programmes est un argument récurrent pour les répondants. « Sursaut de conscience tardif » ou « absence de décision » jusqu’à ce qu’un accident, une participation de contestation, une injonction européenne contraignante surviennent, les répondant.e.s sont nombreux.euses à reconnaître « la nécessité de décider et de planifier (peu importe la solution) » avec un engagement politique sur le sujet à long terme. Certain.e.s redoutent l’inertie politique organisée « l’indécision de la politique et le modèle de profit de Suez, par exemple, garantissent que tout reste identique », « le manque de courage politique pour prendre des décisions à long terme [notre traduction] ». Pour eux, le « monde politique détourne le regard », il adopte « la « stratégie de retard » du gouvernement, qui a toujours pour effet de différer sa décision (…) [notre traduction] ». La chute du gouvernement Leterme est perçue comme la possibilité de renforcer une absence de décision politique, elle a « permis à tous ses successeurs de ne pas décider ». Comme le résume un participant « la chute du gouvernement Leterme : ce n’est pas un fait important en soi ; cela symbolise le fait que les déchets nucléaires ne sont pas une priorité politique en Belgique et que la politique découle de la politique du « fait accompli » [notre traduction] ». Pourtant, d’autres soulignent qu’« en optant pour l’énergie nucléaire, des décisions implicites sont prises pour les déchets hautement radioactifs. Ne pas choisir une option, c’est aussi choisir [notre traduction] ».

D’autre part, il y a les évènements qui reconnaissent l’importance de prendre en considération les aspects sociétaux du programme, il y a ceux et celles qui défient ou qui suivent le programme, rappellent que l’engagement citoyen sous diverses formes est « indispensable », « central » et « essentiel » à envisager dans le futur du programme. Certains évènements comme les consultations sociétales sont jugés comme une « reconnaissance d’inclure la société au sens large », d’autres évènements (manifestations, oppositions) contraignent à les prendre en considération. Plus particulièrement, les répondant.e.s qui ont sélectionné des évènements relatifs à l’engagement des publics organisé soulignent l’importance de l’« ouverture (…)  », « (…) d’inclure la société au sens large (consultations sociétales) », de ne pas « négliger son avis », de l’importance « d’un large soutien sociétal » sur ces thématiques. Elle est jugée « nécessaire », capable de proposer « (…) un champ de réflexion plus large », considérée comme « possible » avec les exemples précités de consultations publiques organisées. Cette participation de différents publics, mais elle doit pouvoir également être « connectée » avec le processus décisionnel, permet des choix politiques « faits par le plus grand nombre de citoyens et non que par des experts ou des politiques ».

Conclusion : entre continuités et discontinuités

Ce papier proposait de revisiter l’histoire du programme nucléaire et des déchets hautement radioactifs de manière participative. 178 répondant.e.s, engagé.e.s pour la plupart depuis plus de dix sur ces thématiques, se sont prononcé.e.s sur les évènements de l’histoire qu’ils, qu’elles considèrent comme importants pour appréhender le futur de la gestion à long terme des déchets hautement radioactifs. Ils, elles étaient citoyen.ne.s engagé.e.s vivant près ou loin d’une centrale, expert.e.s scientifiques, membres d’associations syndicales ou environnementales (contre ou pro nucléaires), représentant.es politiques, ou encore membres d’administrations chargées de gérer ou de contrôler les déchets radioactifs. Cette enquête bilingue n’avait pas pour objectif d’être représentative, mais elle visait à toucher un groupe hétérogène de personnes dans le but de révéler toute la pluralité des positionnements lorsqu’il s’agit de relire l’histoire du programme nucléaire belge et de ses déchets. Elle n’avait pas pour objectif de proposer une image figée, unique de l’histoire, mais visait à comprendre les composantes marquantes pour proposer quelques points d’entrée à dépasser ou renforcer pour aborder le(s) futur(s) de ces programmes.

Au-delà d’une présélection d’évènements considérés comme tous marquants, que faut-il retenir de l’histoire du nucléaire belge et de ses déchets ? Il y a de nombreux évènements recensés par les répondant.e.s qui rendent compte d’une certaine forme de continuités dans l’histoire du nucléaire. D’abord, il y a les histoires longues de la production de déchets, de la production de données scientifiques dans le domaine du nucléaire et des régulations dans le domaine. Il y a les évènements qui reconnaissent et cartographient les déchets radioactifs où qu’ils aient été produits en Belgique, et ce avant même la production de centrales nucléaires. Il y a aussi les nombreux programmes de recherche et de développement qui sont souvent présentés comme un continuum, comme une succession continue de connaissances qui s’accumulent, qui confirment et infirment les précédentes hypothèses principalement orientées vers une option de gestion à long terme unique pour les déchets hautement radioactifs (le dépôt géologique). Il y a aussi les évènements qui régulent, organisent, définissent la gestion et le contrôle de la production d’énergie nucléaire et des déchets radioactifs. Ils sont principalement belges, mais plus récemment européens. Ces régulations, elles aussi, s’accumulent, contraignent et renforcent une certaine vision de ce que devrait être le futur des déchets hautement radioactifs. Ces trois types d’accumulations au fil du temps (accumulation de déchets, accumulation de savoirs scientifiques sur la manière de les gérer et accumulation de régulations contraignantes) tendent à s’imposer à différents publics. Les déchets sont un « déjà là » qu’il faut gérer, contrôler dans un cadre législatif prédéfini et pour le faire, « il n’y a[urait] pas d’alternative »[11].

Il a aussi ces évènements qui rappellent de manière saillante que l’histoire du nucléaire s’est aussi construite au travers de ruptures sociétales et techniques fortes, elle s’est construite autour de discontinuités. Les évènements comme le scandale transnucléaire, les accidents nucléaires ou encore des évènements de participation de protestation poussent à une prise de conscience souvent directement associée à une série d’actions politiques, citoyennes ou scientifiques. Parmi les actions entreprises, la mise en place d’institutions et de laboratoire de recherche spécifiquement dédiée à la recherche de solutions comme le SCK-EN ou encore l’ONDRAF, la mise en place d’institutions de contrôle comme l’AFCN ou encore la fin du rejet en mer des déchets radioactifs. Elles poussent à l’adoption de nouvelle série de régulations nationales, européennes, internationales et à la recherche d’autres alternatives de gestion en considérant également les aspects sociétaux du programme.

Au regard de ces différentes histoires du nucléaire belge, que retenir pour l’avenir de la gestion de ses déchets ? Là encore, l’analyse de différentes prises de position des personnes interrogées semble claire. Premièrement, on ne peut pas organiser un débat public sur le futur des déchets hautement radioactifs sans discuter de l’ensemble de la chaîne de production nucléaire et dans une moindre mesure, sans discuter du futur mixte énergétique que la Belgique désire. Cela va à contre-courant du cadrage des débats organisés par les institutions belges jusqu’à présent pour les déchets hautement radioactifs. Deuxièmement, les décideurs.euses politiques devront sans doute faire face à un dilemme dans les mois et les années à venir. En effet, la plupart des participant.es reconnaissent l’importance de la continuité des développements scientifiques en matière de gestion des déchets hautement radioactifs qui tend à proposer et étudier principalement une seule option de gestion à long terme. Suivant cette logique, c’est une fermeture des alternatives de gestion à long terme qui semble se dessiner au regard de l’histoire. Pourtant certain.e.s d’entre eux, elles soulignent également l’importance du caractère démocratique des décisions techniques et politiques à prendre. Certain.e.s sont en demande d’ouverture, désirent un soutien sociétal large sur le processus décisionnel incertain qui est en train de se faire. Or, comme nous l’avons déjà mentionné ailleurs, l’absence d’alternatives à discuter dans le cadre de la gestion des déchets hautement radioactifs compte tenu des choix politiques et techniques déjà opérés risque fort de mettre à mal les raisons d’être de consultations publiques futures. Comme l’a déjà mentionné Wynne, face à l’inexistence d’alternatives ou l’impossibilité de les imaginer ou de les prendre au sérieux, l’organisation d’exercices démocratiques devient « hors de propos »[12]. Mais la demande démocratique chez les personnes déjà engagées semble pourtant là. Enfin, tous et toutes s’accordent à critiquer l’absence de prise de positions politiques claires sur le programme nucléaire et celui de ses déchets les plus dangereux. Présenter une politique de « fait accompli » aussi solide scientifiquement soit-elle, c’est manquer l’appel démocratique qui impose une prise de décision collective construite avec les publics désireux de s’engager sur le sujet. Comme rappelle un participant en guise de conclusion à cette enquête : « ne pas tenir compte du passé équivaut à ne pas gérer correctement l’avenir (…) ». Nul doute que ce principe s’appliquera aussi aux futurs du programme nucléaire belge et de ses déchets.

Conflit d’intérêts

Cette enquête s’insère dans un projet de recherche d’un an coordonné et réalisé en toute indépendance par un consortium de trois universités : l’Université d’Anvers (UA – CRESC) l’Université de Liège (ULiège – SPIRAL) et l’Université de Maastricht (UM – ICIS). Nous tenons à remercier nos collègues de l’Université d’Anvers (Axelle Meyermans et Anne Bergmans) pour leurs relectures attentives des questionnaires de l’enquête en ligne et la traduction de ceux-ci en langue néerlandaise. Ce projet a reçu un soutien financier de l’Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies (ONDRAF). Les résultats présentés n’engagent que son auteur et ils sont de son unique responsabilité.

Annexe

Les quinze évènements marquants du programme selon les chercheurs en sciences politiques et sociales

Date

Évènements

1969-1970

Centrale nucléaire belge : début de la construction de la première centrale nucléaire à Doel.

1980

Laboratoire de recherche pour les déchets hautement radioactifs : création d’un laboratoire de recherche et développement souterrain pour étudier le concept de dépôt géologique comme solution aux déchets hautement radioactifs (Laboratoire Hadès)

1981

Agence publique des déchets nucléaires à long terme : création de ONDRAF/NIRAS (obligation de disposer d’un programme général de gestion à long terme des déchets radioactifs)

1982

Fin des opérations de rejet des déchets radioactifs en mer : 15e et dernier largage de déchets faiblement radioactifs belges en mer.

1986

Scandale « Transnucléaire » : trafic illicite de déchets radioactifs entre la Belgique et l’Allemagne, les déchets radioactifs sont mis à l’agenda politique et considéré comme un problème non résolu de la production d’énergie nucléaire.

1989

Publication du rapport d’expertise sur les déchets hautement radioactifs : appelé SAFIR I, il synthétise les travaux menés en recherche et développement entre 1974 et 1989 sur le concept de dépôt géologique.

Janvier 1998

Décision du Gouvernement fédéral en faveur des déchets faiblement radioactifs : la décision se prononce en faveur d’une installation de stockage réversible ; axée sur les sites nucléaires existants ; avec la possibilité d’adopter une approche participative (à travers un programme de coopération locale).

2003

Loi sur la sortie du nucléaire : elle prévoit un arrêt progressif de la production d’énergie nucléaire.

 

Loi sur les provisions nucléaires : Loi prenant des dispositions financières relatives au démantèlement des centrales nucléaires et pour la gestion des combustibles usés (sources radioactives issues de la production d’énergie nucléaire).

2004

Requête du Gouvernement pour la recherche de solutions alternatives pour les déchets nucléaires combinée à un dialogue sociétal : le gouvernement charge l’ONDRAF de mener des recherches sur différentes alternatives pour la gestion à long terme des déchets hautement radioactifs, avec la nécessité d’un dialogue social sur le sujet.

2006

Décision gouvernementale concernant les déchets faiblement radioactifs : la commune de Dessel est sélectionnée comme commune hôte pour accueillir le stockage en surface des déchets faiblement radioactifs. Le processus participatif doit être poursuivi.

2009-2010

Consultations publiques (légale et extra-légales) sur les déchets hautement radioactifs : l’ONDRAF organise plusieurs consultations publiques sur le projet Plan Déchets et le Strategic Environnemental Assessment (SEA). La Fondation Roi Baudouin organise une Conférence citoyenne sur les déchets hautement radioactifs et le projet de Plan Déchets.

2010-2011

Aucune décision gouvernementale sur les déchets hautement radioactifs n’est prise : le Gouvernement fédéral tombe sur la question de Bruxelles-Hal-Vilvoorde et le plan de gestion des déchets n’est jamais approuvé ni rejeté. À ce jour, il n’existe donc pas de décision de principe politique quant à la solution à adopter pour les déchets hautement radioactifs.

Juin 2014

Directive européenne sur la préparation d’un plan et programme national sur les déchets nucléaires et le combustible usé : transposition de la directive EURATOM/2011 : l’ONDRAF est chargé par la loi de proposer une politique nationale de gestion de tous les types de déchets radioactifs et des combustibles usés.

Mars 2017

Prolongation de la production d’énergie nucléaire : la Commission européenne accepte d’étendre la durée de vie de trois réacteurs nucléaires belges, sous certaines conditions.

Septembre

2018

Évaluation du coût de gestion des déchets hautement radioactifs : l’ONDRAF, dont l’option privilégiée pour ces déchets reste le stockage géologique, estime les coûts de gestion de cette solution (sur le territoire belge, en argiles peu indurées, sur un site unique, à une profondeur de 400 m) entre 8 et 10,7 milliards d’euros.

Figure 1 — Liste des 15 évènements proposés aux participants de l’enquête Delphi, premier tour (sur base du travail de Meyermans et al. 2019).

Pour en savoir plus

Fallon C. et al., Processus socio-politiques et gestion de Plan en univers controversé: application au Plan de gestion à long terme des déchets B&C. Rapport de synthèse, Liège, Université de Liège, 2013.

Parotte C. L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2018.

Parotte C., Delvenne P., « Taming uncertainty: towards a new governance approach for nuclear waste management in Belgium », Technology Analysis & Strategic Management, 2015, p. 1‑13.

Parotte C., Lits G., Quel sort pour les déchets moyennement et hautement radioactifs belges ? Controverses et traitements médiatiques entourant le choix de l’option, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2013.

Petit Jean M., Brunet S., « Does anticipation matter for public administration ? The case of the Walloon Region (Belgium) », Foresight, 12 juin 2017, vol. 19, no 3, p. 280‑290.

Topçu S., La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Seuil, 2013

Turcanu C., Perko T., Laes E., « Public participation processes related to nuclear research installations: what are the driving factors behind participation intention ? », Public Underst Sci, avril 2014, vol. 23, p. 331‑347.

Wynne B., « Public participation in science and technology: performing and obscuring a political–conceptual category mistake », East Asian Science, Technology and Society, 2007, vol. 1, p. 99‑110.

Zwetkoff C., Parotte C., « Un programme participatif et son évaluation procédurale. Le projet Plan Déchets pour la gestion à long terme des déchets conditionnés de haute activité et/ou de longue durée de vie », dans Brunet S. (ed.), La participation à l’épreuve, Bruxelles, Peter Lang, 2013, vol.3, p. 157‑177.

Notes

[1] Parotte C., Delvenne P., « Taming uncertainty: towards a new governance approach for nuclear waste management in Belgium », Technology Analysis & Strategic Management, 2015, p. 1‑13.
[2] Parotte C. L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2018 ; Zwetkoff C., Parotte C., « Un programme participatif et son évaluation procédurale. Le projet Plan Déchets pour la gestion à long terme des déchets conditionnés de haute activité et/ou de longue durée de vie », dans Brunet S. (ed.), La participation à l’épreuve, Bruxelles, Peter Lang, 2013, vol.3, p. 157‑177 ; Fallon C. et al., Processus socio-politiques et gestion de Plan en univers controversé: application au Plan de gestion à long terme des déchets B&C. Rapport de synthèse, Liège, Université de Liège, 2013.
[3] Parotte C., Lits G., Quel sort pour les déchets moyennement et hautement radioactifs belges ? Controverses et traitements médiatiques entourant le choix de l’option, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2013.
[4] Turcanu C., Perko T., Laes E., « Public participation processes related to nuclear research installations: what are the driving factors behind participation intention ? », Public Underst Sci, avril 2014, vol. 23, p. 331‑347.
[5] Concrètement, il s’agit d’un questionnaire en deux tours : sur base des résultats récoltés lors de la première phase (réalisé en mai et juin 2019), les chercheurs ont réalisé une synthèse des résultats et mis en perspective toutes les réponses récoltées. Lors du second tour de l’enquête (réalisé entre octobre et novembre 2019), les chercheurs ont proposé un questionnaire basé sur l’ensemble des réponses obtenues au premier tour.
[6] Petit Jean M., Brunet S., « Does anticipation matter for public administration ? The case of the Walloon Region (Belgium) », Foresight, 12 juin 2017, vol. 19, no 3, p. 280‑290.
[7] Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies – Nationale instelling voor radioactief afval en verrijkte splijtstoffen.
[8] Agence fédérale de Contrôle nucléaire – Federaal Agentschap voor Nucleaire Controle.
[9] Wynne B., « Public participation in science and technology: performing and obscuring a political–conceptual category mistake », East Asian Science, Technology and Society, 2007, vol. 1, p. 99‑110.
[10] Parotte C., L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs… ; Topçu S., La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Seuil, 2013
[11] Parotte C.,  Delvenne, P., « Taming uncertainty… »
[12] Wynne B., « Public participation… »

POUR CITER CET ARTICLE

Parotte, C. « La trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets entre moments de rupture et continuités : quelles perceptions des acteurs belges engagés ? » Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/