La communication des exploitants nucléaires en Belgique entre 1969-1979. Une décennie à double visage

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

Entre 1969 et 1979, la communication des sociétés investies dans la filière nucléaire en Belgique évolue radicalement. Pendant deux décennies considéré comme une évidence qui ne peut être remise en question, le choix de l’énergie nucléaire comme moyen de production d’électricité est progressivement questionné lors des années 1970. Poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions. C’est donc par l’angle de la communication déployée par ces sociétés entre 1969 et 1979 que cette analyse tend à interroger les liens entre la démocratie et l’exploitation de l’atome. Comment qualifier la communication de ces sociétés et de quelle manière est-elle organisée ? Quelles en sont les évolutions, les priorités, les réussites et les échecs ? Autant de questions auxquelles cette analyse tente d’apporter des embryons de réponse.

Afin de constituer l’ossature de cette contribution, nous avons recueilli le témoignage de Jeanine Cornet, engagée durant cette période comme consultante en communication pour le compte des sociétés investies dans la filière nucléaire. Qu’elle soit ici remerciée de s’être prêtée au jeu de l’interview[1]. Pour étoffer et recouper les souvenirs de notre témoin, parfois parcellaires, de manière bien compréhensible au vu des années évoquées, nous avons tenté de consulter les archives du Forum Nucléaire Belge (asbl regroupant la plupart des sociétés et organismes actifs dans le domaine des applications du nucléaire) qui est déjà actif à cette période. Malheureusement sans résultats. C’est donc dans l’analyse de brochures à destination du public, de journaux d’entreprises et de la presse que des compléments d’informations ont été récoltés.

Les électriciens décident, les autres suivent

Depuis 1947 et les prémices du développement de l’énergie nucléaire en Belgique, les sociétés investies dans cette filière, principalement les responsables des compagnies productrices d’électricité, « les électriciens » comme les qualifient à l’époque les médias, ont la main[2]. Le débat démocratique entourant le développement du nucléaire étant inexistant, la communication qui l’accompagne peut être décrite, au mieux, comme basique. Lorsqu’en 1953 les industriels[3] décident d’implanter à Mol les bâtiments destinés à recevoir les installations du Centre d’Étude de l’Énergie Nucléaire (SCK-CEN), ils estiment important de ne pas « créer une hostilité de la population dès l’origine »[4]. Aussi, dès avant les premiers travaux sur le terrain, ils prennent contact « avec les autorités civiles en la personne du bourgmestre et avec les autorités religieuses en la personne du curé pour leur faire connaître la nature des recherches envisagées »[5]. Lors de ces entretiens, les électriciens présentent ce qui, selon eux, bénéficiera à la région de Mol avec l’implantation du SCK-CEN : l’installation des familles du personnel scientifique d’un statut social élevé, la création de nombreux emplois locaux et la visite de personnalités du monde économique, politique, social et industriel belge et étranger. Ces quelques arguments évoqués au bourgmestre et au curé suffisent apparemment pour entériner l’affaire, le SCK-CEN sera construit à Mol. Un triptyque communication-négociation-décision plutôt expéditif, et une anecdote qui illustre bien le climat de l’époque : les électriciens ne doivent fournir aucun effort pour faire avaliser leurs décisions.

        • Une communication balbutiante

Cela ne les empêche pas de développer des tentatives de communication vers le grand public. Dès 1954, le Commissaire à l’Énergie Atomique et les Comités Scientifiques et Techniques estiment qu’il serait opportun de créer un organisme distinct « pour diffuser les informations adéquates »[6]. C’est ainsi que voit le jour l’Association Belge pour le développement des applications de l’énergie nucléaire, qui publie régulièrement une revue consacrée aux développements de cette activité. Cette dernière bénéficie d’une diffusion assez large mais peine à intéresser d’autres publics que les milieux scientifiques, industriels et d’enseignement, ce que regrettent les sociétés électriques[7].

En épluchant les publications d’entreprises de ces sociétés, on constate vite que, pour les années 1960 jusqu’à approximativement 1972-1973, la question du nucléaire semble loin d’être problématique. Par exemple pour l’année 1966, un seul article du journal d’Intercom[8] évoque la thématique des centrales. L’article mentionne la future construction de Tihange. Le ton y est posé ; le discours, scientifique. On expose les plans, le développement de la région, le travail qui va s’y déployer. Jamais l’article n’évoque la question de risques éventuels[9]. L’année 1967 est du même acabit. Seulement deux articles concernent le nucléaire. L’un d’entre eux nous apprend que les électriciens « prévoient d’ici 1973 les centrales de Tihange et de Doel. Pour les années ultérieures, Zeebruges et Nieuport figurent également dans les projets. D’autre part, la Basse Meuse semble offrir encore certaines possibilités également »[10]. Dans leurs esprits, aucune objection ne semble pouvoir contrecarrer l’avancée du nucléaire en Belgique. Par ailleurs, la question des risques figure dans la revue pour la première fois en deux ans de publication, et la manière dont elle y est évoquée est exemplative de l’état d’esprit des chefs d’entreprises : « La sécurité nucléaire, qui nécessiterait à elle seule un long exposé, est pleinement assurée par des moyens dont l’importance est simplement à adapter en fonction des règles imposées et des conditions locales. »[11] Si la question mérite apparemment à elle seule un « long exposé », on ne le réalise pas pour autant. Quant aux moyens pour y parvenir, ils dépendent « simplement » de la règlementation et des contraintes locales. Si la sécurité n’apparait pas, dans les discours des exploitants, comme un facteur déterminant de la communication autour du nucléaire, c’est qu’ils ne perçoivent aucune opposition à leurs projets. C’est donc logiquement que l’article est conclu en précisant que « les centrales nucléaires vont rapidement se tailler une large part dans les moyens de production d’énergie électrique en Belgique. L’importance de cette part dépendra de l’évolution de plusieurs facteurs économiques au premier rang desquels figurent le coût d’investissement des centrales nucléaires et le prix des combustibles classiques »[12]. Aux yeux des électriciens, seuls les facteurs économiques sont susceptibles d’influer sur le développement du nucléaire.

Page de couverture de la brochure éditée par l’UEEB : L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974.
Page de couverture de la brochure éditée par l’UEEB : L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974.

1969-1972 : sur la même lancée

Un programme ambitieux

Au tournant des années 1970, le discours n’a pas changé. Dans la revue éditée par l’Union des exploitants électriques en Belgique (UEEB), ce qui taraude les électriciens, le « choix le plus difficile » auquel ils sont confrontés est « sans contredit celui de la répartition de la puissance des centrales entre les diverses énergies primaires. Il ne fait pas seulement appel à l’esprit de géométrie mais aussi et surtout à l’esprit de finesse. »[13] Tout au plus, « l’industrie électrique espère beaucoup ne pas s’être trompée en établissant un programme assez audacieux de centrales nucléaires »[14]. La principale crainte des électriciens est étroitement liée aux sommes colossales qu’ils engagent dans le processus.

C’est le facteur économique qui se montre déterminant dans la volonté d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre sous la bannière du projet nucléaire. Constatant que leurs publications ne sont lues que par quelques initié.e.s, et que pour atteindre le grand public, les médias sont indispensables, les électriciens s’efforcent alors d’obtenir que les chaines nationales de télévision programment des émissions de vulgarisation. Mais les résultats sont jugés décevants en termes d’impact[15].

C’est à cette période, en 1972, que l’UUEB prend la décision de créer une cellule spéciale d’information au public. À cette occasion, elle contacte le bureau de communication « Information & Entreprise », qui compte dans sa clientèle de grandes sociétés, et dans laquelle travaille Jeanine Cornet, qui y exerce le métier de consultante en communication.

Une foi intense dans le nucléaire

Jeanine Cornet se souvient que la demande initiale des électriciens est plutôt simple. Ils se présentent : « Nous, on est engagé dans le nucléaire, on doit construire des centrales en Belgique et on voudrait quand même que ça se passe bien. Donc comment se faire connaître et par quels moyens faire connaître ce qu’on fait ? ». À l’époque, précise Jeanine Cornet, ils ne perçoivent pas d’éventuels problèmes. Ce qu’ils souhaitent, c’est de « pouvoir faire leur business tranquillement, sans trop d’opposition, et continuer à démontrer que c’était le bon choix (la filière nucléaire) pour la Belgique ». Ce qui interpelle immédiatement Jeanine Cornet, c’est le profil des responsables et des ingénieurs qu’elle a pu côtoyer à cette occasion : « j’ai surtout senti une espèce de supériorité et une espèce de non-doute par rapport à la technologie. Une espèce de foi intense sur le fait que le nucléaire ne pouvait pas foirer, ne pouvait ni se tromper ni causer d’accidents ou d’incidents. (…) Rien ne pouvait arriver, tout était magnifique ». Toujours d’après les exploitants, « on était utile à son pays avec une énergie qui était bon marché, qui était à disposition (…) et qui ne causait pas de pollution ».

Information ou propagande ?

L’UUEB souhaite que le bureau de Jeanine Cornet organise une vaste campagne de communication envers les responsables de la presse écrite, qui à l’époque « fait le jour et la nuit. La radio et la télé viennent en appui ». À ce moment se pose la question de l’organisme qui sera l’interlocuteur du bureau de communication et qui va chapeauter cette action. La solution est vite trouvée : « tous les acteurs du nucléaire vont, comme on fait toujours dans ces cas-là, faire une asbl qui s’appelle Le Forum Nucléaire Belge, qui est toujours présente, et qui va mettre ensemble des moyens pour notamment faire des campagnes de communication »[16]. Secret de cuisine, nous dit Jeanine Cornet, « c’est une des grandes techniques de manipulation de créer des asbl qui deviennent des porte-paroles pour neutraliser le discours. Et on voit d’ailleurs partout que ce ne sont jamais clairement des individus ou clairement des groupes politiques. Ce sont toujours des associations de “quelque chose” qui s’expriment soi-disant d’une façon beaucoup plus détachée et neutre. Le Forum Nucléaire Belge va servir de paravent ».

Sur la liste noire

L’idée des communicant.e.s est d’inviter un nombre important de journalistes à visiter des installations nucléaires, tant en Belgique que dans les pays voisins, en leur fournissant à cette occasion une documentation fournie. Ces visites doivent durer, selon le cas, entre un et trois jours et permettre aux journalistes de poser aux exploitants leurs questions, d’échanger leurs idées et in fine de publier des articles bien documentés[17]. Un noyau de 25 journalistes est pressenti, qui représentent tous les journaux et toutes les tendances. Mais rapidement, une question éthique interpelle les communicant.e.s : les dirigeants du Forum Nucléaire leur soumettent une blacklist, comprenant les noms des plumes de la presse écrite qu’ils refusent d’inviter, ne les trouvant pas assez accommodants sur le nucléaire. Pour Jeanine Cornet et ses collègues, c’est inacceptable, car dit-elle, « si nous travaillons avec la presse, nous travaillons avec tout le monde et que les gens soient pro-nucléaires ou antinucléaires, c’est leur affaire. Ce qui nous importe, c’est qu’ils arrêtent de raconter des conneries au niveau technique ». La blacklist enterrée, les communicant.e.s l’imposent comme condition sine qua non pour continuer. Des séminaires de presse sont organisés, parfois plusieurs fois par an. Les journalistes se déplacent en France, en Allemagne, où ils visitent à Asse une mine de sel qui sert de lieu d’enfouissement des déchets à faible radioactivité[18]. Lors de ces voyages, les énergies alternatives (géothermie, hydraulique, éolienne, etc.) sont également au programme. Le but poursuivi par ces séminaires est, dans l’esprit des exploitants, de montrer que la seule alternative économiquement et structurellement réalisable en Belgique pour la production d’électricité à grande échelle est nucléaire. Jeanine Cornet se souvient que « les journalistes allaient, regardaient, posaient des questions. Ils ont commencé à se former eux-mêmes une culture autour du nucléaire. Mais enfin, c’était quand même la voix de leur maître ». D’ailleurs, c’est le Forum Nucléaire Belge qui prend à sa charge l’ensemble des frais inhérents aux visites. Selon Jeanine Cornet, si la plupart acceptent, quelques journaux participent aux voyages mais les payent de leur poche afin de garantir leur indépendance. C’est le cas de La Libre Belgique et de La Cité notamment. Le journaliste Gaston Bunnens (Le Peuple), « lui par contre venait aux frais de la princesse, mais ça ne l’empêchait pas de taper dessus, puisqu’on l’a imposé vu qu’il était sur la blacklist ».

Si la plupart des journalistes n’écrivent pas au vitriol contre l’énergie nucléaire, une poignée d’entre eux dénonce l’opacité qui entoure les décisions qui y sont liées et sa dangerosité. C’est notamment le cas du précité Gaston Bunnens (Le Peuple) et de Jos Schoonbroodt (La Cité), deux journalistes qui d’après notre interlocutrice, figuraient donc sur la liste noire du Forum Nucléaire Belge. Pour autant, et s’il est évident qu’ils ne les apprécient pas, les électriciens n’en paraissent pas effrayés. Selon Jeanine Cornet, principalement parce qu’ils sont « condescendants vis-à-vis de l’opinion publique ou de quelques “ahuris soixante-huitards” qui s’expriment sur les centrales ». Ils déclarent à propos de Paul Lannoye, l’un des pionniers de l’antinucléaire en Belgique et docteur en astrophysique de l’ULB : « ah oui, c’est un rigolo ! ». Ou encore : « ah Bunnens du Peuple est contre nous ? Mais qui lit Le Peuple à part encore quelques vieux socialistes ! ». Pourtant, la société change, l’opinion publique et les mouvements citoyens s’emparent progressivement de cette question, et le slogan « Nucléaire, non merci ! » ne va pas tarder à effectuer son apparition.

1973-1979 : le basculement

Critiques et choc pétrolier

En 1973, la contestation antinucléaire en Belgique francophone est encore balbutiante, mais se structure progressivement. Le mouvement Démocratie Nouvelle, fondé la même année par Paul Lannoye, établit les bases de l’écologie politique. Son combat sera repris par la section belge des Amis de la Terre en 1976, tandis qu’une autre organisation créée en 1971, Inter-Environnement, interroge elle-aussi le bien fondé du nucléaire civil[19]. Les arguments des antinucléaires percolent, sont visibles et se font entendre.

C’est pourquoi en octobre 1973, le choc pétrolier peut de manière légitime être considéré comme une véritable aubaine pour les électriciens. La question de l’indépendance énergétique, qui inquiète tous les gouvernements, relance la donne. Soudain, les exploitants disposent d’un argument de choc afin d’imposer la technologie nucléaire. Ils n’hésitent pas à brandir les risques en cas de perte d’autonomie énergétique : « La Belgique se trouve, sur ce plan énergétique, dans une situation particulièrement préoccupante. Son sol ne contient en effet aucun gisement de pétrole, de gaz naturel ou d’uranium et ses mines de charbon ne peuvent plus assurer qu’une production minime, conduisant de plus à des coûts qui en font un des charbons les plus chers du monde »[20].

La situation évolue, les arguments aussi

La crise pétrolière ainsi que la contestation grandissante sont deux éléments qui motivent les exploitants à intensifier leur présence médiatique à partir de la fin de l’année 1973. La lecture de leurs diverses publications fait ressortir les éléments principaux sur lesquels s’appuie dorénavant leur communication.

L’introduction de la brochure éditée en 1974 par l’UEEB à destination du public donne le ton : « l’ère industrielle s’est développée dans maintes directions sans guère se préoccuper du respect de l’environnement ; il en est résulté des conséquences fâcheuses telles que le bruit, la pollution des eaux et de l’atmosphère et la contamination des denrées alimentaires ; aussi le public en est-il venu à considérer d’un œil toujours plus critique ces diverses atteintes portées à la qualité de la vie, et il a le droit d’être informé sur les conséquences de l’introduction des technologies nouvelles »[21]. Désormais, si les électriciens ont encore les coudées larges, l’heure est à la justification des choix. Le public ne peut plus être ignoré. Par ailleurs, et c’est assez précurseur, les exploitants n’oublient pas de soulever la question du danger d’un réchauffement de l’atmosphère : « Ainsi, même si on ne tenait pas compte du risque d’épuisement des réserves et qu’on accepte un accroissement notable de l’utilisation de combustibles fossiles, il s’ensuivrait une modification de l’atmosphère dont les conséquences pourraient s’avérer très néfastes pour l’environnement »[22].

La problématique des radiations n’est pas oubliée, et le public lambda peut apprendre que la dose additionnelle maximale des radiations émises par les centrales nucléaires est plus faible que celles émises par le corps humain. C’est notamment pourquoi, « en se rendant à son travail, en allant faire des achats ou en vacances, une personne s’expose à des doses différentes de radiations naturelles, dont les variations sont plus élevées que la radioactivité additionnelle provenant d’une centrale nucléaire. »[23]

Graphique démontrant le peu de danger que représentent les produits de fission radioactifs résultant de l’exploitation de centrales nucléaires. L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.20.
Graphique démontrant le peu de danger que représentent les produits de fission radioactifs résultant de l’exploitation de centrales nucléaires. L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.20.

Dans le même ordre d’idées, des sujets problématiques sont passés en revue et expliqués du point de vue des exploitants, tels que la sécurité : « le risque (d’une fuite) serait de 1 pour 100 millions mais en réalité il est plus faible encore » ; les déchets : « après réduction de leur volume et enrobage dans des matières inertes telles que le bitume, les déchets sont entreposés sous contrôle » ; le refroidissement des centrales : « le problème des rejets de chaleur peut donc être résolu aujourd’hui déjà au moyen de tours de refroidissement ». En résumé, la solution miracle est à portée de main : « l’énergie nucléaire est la source d’énergie la plus propre, la plus sûre et la plus importante dont nous disposons. Sa mise en œuvre est intervenue à point nommé. À plus long terme, seule l’utilisation des centrales nucléaires à l’échelle mondiale permettra de résoudre à la fois nos problèmes d’énergie et d’environnement »[24]. Un argument qui, avec la prise de conscience planétaire du problème du réchauffement, refait surface depuis quelques années dans le chef des partisans de l’énergie atomique. Si la conjoncture économique et politique, ainsi que les inquiétudes de la population amènent les électriciens à communiquer davantage envers la population belge, et les obligent à aborder des éléments auparavant passés sous silence, cela n’ébranle néanmoins pas leur foi en la technologie nucléaire. Il faudra attendre les évènements liés à Andenne entre 1977 et 1978 pour constater un nouveau tournant dans la communication développée par les exploitants.

Illustration comparant la radioactivité de certains liquides en regard à celle que l’on retrouve dans un cours d’eau à proximité d’une centrale nucléaire. L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.21.
Illustration comparant la radioactivité de certains liquides en regard à celle que l’on retrouve dans un cours d’eau à proximité d’une centrale nucléaire. L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.21.

Le cas « Andenne »

Entre 1977 et 1978, la lutte de communication entre les antinucléaires et les électriciens bat son plein. L’objectif des deux parties est de remporter le référendum programmé au 1er octobre 1978 concernant la construction d’une nouvelle centrale sur le territoire d’Andenne[25]. C’est lors de cette passe d’armes communicationnelle que la demande du Forum Nucléaire auprès de Jeanine Cornet et de ses collègues évolue. Car Intercom « voulait absolument cet emplacement pour faire cette centrale. Et là, il y avait un deal. L’objectif était clair ». Les électriciens investissent toutes leurs forces dans la bataille, car « ils commencent à se faire attaquer à gauche à droite, et ils n’aiment pas ça. Parce qu’ils trouvent qu’il n’y a pas à attaquer des gens magnifiques et qui font des choses extraordinaires pour leur pays ». Les communicant.e.s importent alors « Campus America », une technique venue des États-Unis, dont le principe est simple : de jeunes ingénieurs nucléaires sont sélectionnés dans les différentes sociétés et formés « à être des porte-paroles pour aller dans les débats, pour faire face aux journalistes et au public et ainsi expliquer pourquoi, eux, ils étaient dans le nucléaire et pourquoi ils s’engageaient. ». À chacune des réunions publiques ou des débats organisés autour de cette question à Andenne ou dans la région, « pour éviter la politique de la chaise vide, il y a un de ces ingénieurs qui vient et qui prend la parole ». Pour les préparer, les communicant.e.s leur dispensent un media training : « la première chose qu’on leur apprend, c’est de rassembler leur message ». Avec les médias, nous dit Jeanine Cornet, vous n’avez le temps que de développer deux ou trois éléments, « suivant le principe de l’argumentation : le fait, l’illustration, l’explication ». Viennent ensuite les questions plus délicates pour les ingénieurs, « sur les déchets, sur l’argent, sur la collusion avec les politiques, etc. Pour ces matières, soit ils avaient une ligne qui venait de l’entreprise et qui était de dire : “la réponse, c’est ça” et ils se démerdaient avec cela ; soit, ils n’en avaient pas et là, ils s’avançaient plus à titre personnel ». Lors de séminaires ou de débats, le choix de la filière Pressurized Water Reactor (PWR)[26] est mis en avant, « en disant que la sécurité, c’est la fameuse double enceinte qui fait partie des réacteurs nucléaires PWR. (…) Que tout cela est superbement maîtrisé. Rien ne peut arriver »[27].

Le but poursuivi par les communicant.e.s lors de ces débats est d’humaniser les ingénieurs nucléaires. Jeanine Cornet se souvient en tout cas de « soirées absolument étonnantes où, comme après un match de boxe, les opposants venaient et disaient : “On ne partage pas la même idée mais chapeau pour votre courage” ». Car certaines de ces soirées sont pour le moins mouvementées, « surtout pour des gens (les ingénieurs) qui sont habitués à des lieux feutrés, ça a été des soirées dont ils se souviennent. Cela n’a certainement pas changé l’opinion mais ça a permis de dire, à un moment donné : “Écoutez je suis comme vous, j’ai des enfants comme vous, je ne suis pas un assassin parce que je travaille dans le secteur nucléaire” ». Notre témoin souligne néanmoins l’avantage qu’il y a eu à travailler avec la jeune génération, car ils ne sont « pas encore complètement formatés, (et sont) ouverts sur la société ». Selon elle, « si on avait mis les vieux bonzes de cinquante et soixante ans qui dirigeaient les sociétés, là, ça devenait insupportable. Et ça l’était d’ailleurs parce qu’ils continuaient, eux, à avoir un ton et un discours extrêmement condescendant. L’air de dire : “vous ne pouvez pas comprendre, laissez-nous faire !” Et puis, les tuiles leur sont tombées sur la tête ».

Les moyens engagés sont pourtant à hauteur de l’enjeu pour les électriciens. Si le bureau de communication forme les ingénieurs au media training, le Forum Nucléaire et Intercom ne s’en contentent pas. Ils financent des campagnes de publicité par affiches, dans les boites aux lettres, dans les grands médias papiers et télévisuels, ils organisent des conférences dans les écoles. Un centre mobile d’information est présent durant le mois d’août 1978 dans la région d’Andenne et insiste sur les avantages de l’énergie nucléaire[28]. Intercom, par la voix de son directeur, va jusqu’à décrédibiliser la consultation populaire, signifiant par la même occasion son mépris du choix démocratique citoyen. En septembre 1978, il appelle les citoyen.ne.s à s’abstenir de voter, estimant que la valeur légale ou juridique de cette consultation est nulle, et que le nucléaire étant une question d’intérêt national, elle doit être tranchée par le Parlement[29].

Malgré tous ces moyens, le 1er octobre, la victoire est totale pour les opposant.e.s au nucléaire : respectivement 83,97 % des habitant.e.s d’Andenne et 89,97 % des habitant.e.s d’Ohey se prononcent contre la construction de la centrale[30]. Jeanine Cornet se rappelle que cet événement « a été une première claque ! Ils se sont rendus compte, à ce moment-là, que c’en était fini de décider de tout, même si le gouvernement, toujours courageux, se cachait derrière eux. Ce n’était plus la même ambiance ».

Première page du journal La Cité du 2 octobre. La Cité, lundi 2 octobre 1978 », 28e année, N° 229, p. 1.
Première page du journal La Cité du 2 octobre. La Cité, lundi 2 octobre 1978 », 28e année, N° 229, p. 1.

L’amertume d’une défaite

La lecture d’une synthèse générale de la situation de l’énergie en Belgique, éditée par le Forum Nucléaire en 1979, laisse transparaitre le sentiment amer des électriciens. Après un exposé relatif à la faiblesse des risques dans l’exploitation nucléaire, un chapitre entier de la revue, intitulé « Information – Déformation », est consacré aux antinucléaires. Et les propos sont sans équivoques : « Malgré tout cela (la faiblesse des risques), des mouvements d’opposition particulièrement tapageurs se manifestent contre les centrales nucléaires et tout ce qui s’y rapporte. Il y aurait là de quoi s’étonner si on ne savait, de la bouche même de certains opposants, que l’objectif visé par leurs mouvements n’est pas du tout la santé des populations mais bien un renversement de notre système politique[31]. Pour atteindre cet objectif politique, il est indispensable de provoquer d’abord l’écroulement économique du pays et comme l’élimination de l’énergie nucléaire y contribuerait puissamment, une campagne psychologique bien orchestrée sur ce sujet s’imposait »[32]. Plus guère question d’évoquer maintenant des « ahuris soixante-huitards », l’heure est grave. Ce qui semble menacer le Forum Nucléaire, et plus largement la Belgique, c’est une tentative de déstabilisation de l’État. Et cette entreprise continue grâce au soutien de « quelques moyens d’“information” soigneusement orientés. Il est donc essentiel que les responsables des décisions en matière énergétique soient bien conscients de cette situation afin qu’ils puissent, en toute indépendance, fixer leur choix en se basant sur la réalité des faits »[33]. Sans pouvoir l’affirmer, il est possible de supposer que les « quelques vieux socialistes » sont ici visés, ainsi que les autres journalistes qui figurent sur la liste noire. Quant à l’État, le Forum Nucléaire précise qu’il doit s’en tenir à la « réalité des faits » pour effectuer ses choix en toute indépendance, tout en ne spécifiant pas à quelle réalité il fait allusion. 

En guise de conclusion

Pendant un peu plus de deux décennies, le choix de l’énergie nucléaire comme moyen de production d’électricité est considéré comme une évidence qui ne peut être remise en question. La communication des exploitants reflète cette vision des choses. Par contre, la période comprise entre 1969 et 1979 la voit évoluer radicalement, en deux temps.

Une première étape voit les électriciens augmenter et améliorer leur présence médiatique, faire appel à l’aide de professionnels pour négocier leurs relations avec la presse et adapter leur discours pour répondre aux interrogations plus fréquentes de la population. Ils ne semblent pour autant pas s’inquiéter de l’émergence d’une possible contestation. Du moins n’envisagent-ils pas que cette contestation puisse contrecarrer leurs plans. Dans un second temps, parce que la crise pétrolière leur offre une belle carte à jouer et qu’ils sentent le vent de la contestation souffler dans leur dos, les exploitants intensifient ensuite leur présence médiatique. Poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes, les mouvements sociaux et par une partie de la presse, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions. Il n’est plus envisageable de tranquilliser la population d’un village quant à la présence d’un bâtiment lié à l’exploitation nucléaire en se contentant d’obtenir l’accord du bourgmestre et du curé local. Le climax de ce basculement intervient lors des événements d’Andenne. Dans des réunions publiques, les ingénieurs électriciens doivent affronter une foule parfois hostile et répondre à des questions récurrentes et précises concernant la sécurité, les risques potentiels, les accords passés avec le monde politique. Journalistes et citoyen.ne.s se sont forgé.e.s leur propre opinion et ne s’en laissent plus conter.  

Si la priorité des exploitants en termes de communication est de pouvoir continuer à développer l’énergie nucléaire sans avoir à affronter une opposition, la réussite des premières années (la Belgique est notamment devenue un des pays dont la part du nucléaire était parmi les plus importantes avec 60% environ de la production d’énergie) ne peut occulter l’échec de 1978. Ce dernier laissera des traces, car autour d’Andenne se cristallise le rapport de force entre l’opinion publique et la décision unilatérale des électriciens. Le succès des antinucléaires lors du référendum, suivi de l’accident de Three-Miles Island en 1979 aux États-Unis et surtout la catastrophe de Tchernobyl en 1986 vont geler les plans de développement des sociétés électriques.

Selon Jeanine Cornet, pour expliquer le fait que la contestation émerge lors de la décennie comprise entre 1969 et 1979, on ne peut écarter l’impact de mai 1968, car « les gens se sont exprimés, les gens ont pris l’habitude d’intervenir. Il n’y a plus cette espèce de fascination face au pouvoir. On questionne et on questionne de plus en plus ». Finalement, ce qui ressort à la lumière de la communication déployée par les sociétés impliquées dans le développement de l’énergie nucléaire, c’est que, si démocratie il y a eu, elle a plutôt été amenée par les mouvements antinucléaires et les citoyen.ne.s. Ce sont leurs questions, leurs interpellations et leurs mobilisations qui ont imposé la tenue d’un débat démocratique de société sur une question qui, jusque-là, restait confinée dans les arcanes du pouvoir économique et politique.

Notes

[1] Les citations utilisées dans cet article, sauf mention contraire, proviennent de : CARHOP, interview de Jeanine Cornet, par Julien Tondeur, Bruxelles, 13 novembre 2019.
[2] Voir : Tondeur J., Welter F., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ? , 2018, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf
[3] Nous avons fait le choix de ne pas pratiquer l’écriture inclusive lorsque nous faisons mention des « électriciens », des « exploitants », des « ingénieurs » ou encore des « industriels, afin de ne pas masquer la réalité : l’immense majorité des postes de pouvoir sont occupés par des hommes. Dans le cas des communicant.e.s, notre témoin principale étant une femme, nous n’appliquons pas cette règle.
[4] Herman H.E., « L’opinion publique face à l’énergie nucléaire en Belgique », dans Govaerts P., Jaumotte A. et Vanderlinden J. (eds.) Un demi-siècle de nucléaire en Belgique. Témoignages, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1994, p.702.
[5] Herman H.E., , p.702.
[6] Herman H.E., , p.703.
[7] Herman H.E., , p.703.
[8] Importante société productrice d’électricité en Belgique à l’époque.
[9] Electrobel-Intercom, journal d’entreprise, administration centrale, mensuel n°7, 1966, p.169.
[10] « Centrales nucléaires de grande puissance », dans Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, administration centrale, mensuel n°7-9, 1967, p.205.
[11] « Centrales nucléaires de grande puissance »,, p.205.
[12] « Centrales nucléaires de grande puissance », , p.205.
[13] Electricité, trimestriel, UEEB, juin 1971, N° 147, Bruxelles, p.1.
[14] Electricité, trimestriel, UEEB, juin 1969, N° 139, Bruxelles, P.27.
[15] Herman H.E., , p.705.
[16] Le Forum Nucléaire Belge est fondé le 29 février 1972. Son organisation est conçue comme un réseau de contact entre exploitants, fournisseurs, scientifiques et autorités fédérales. Il regroupe encore aujourd’hui l’ensemble des acteurs liés à la filière nucléaire en Belgique. Pour une analyse de ses récentes campagnes de communication, voir : Josseaux E., Analyse d’une publicité à caractère scientifique : la campagne du Forum Nucléaire, Travail de communication scientifique, ULB, 2008-2009. http://www.michelclaessens.net/forum_nucleaire.pdf
[17] Herman H.E., …, p.705.
[18] À l’époque présenté comme modèle d’enfouissement propre, le site est condamné depuis 2010 par les autorités allemandes qui cherchent une solution pour éviter une contamination large de la région, car des infiltrations d’eau rongent les fûts de stockage des déchets. Nucléaire : accidents sur les sites d’enfouissement des déchets, Francetvinfo : https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/nucleaire-accidents-sur-les-sites-d-enfouissement-de-dechets_2145676.html. Site consulté le 10 décembre 2019.
[19] Voir : Moons A., « Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 11, décembre 2019.
[20] La politique Energétique Belge : L’Energie et l’Electricité en Belgique. Synthèse Générale, Forum Nucléaire Belge, Bruxelles, septembre 1979, p.1.
[21] L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.3.
[22] L’énergie nucléaire. , p.6.
[23] L’énergie nucléaire. …, p.20.
[24] L’énergie nucléaire. …, p.30.
[25] Voir : Moons A., « Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire », …
[26] Réacteur à eau sous pression. Le système à eau sous pression est le système appliqué aux centrales belges, car importé de la technologie américaine qui est à la base du développement nucléaire en Belgique. Voir : Tondeur J., Welter F., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ?
[27] Si l’incident de Three-Miles Island en 1979 viendra remettre en question cette assurance, à l’époque, les exploitants nucléaires promettent que cette double enceinte assure une sécurité infaillible.
[28] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 », Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, n°8-9, 1978, p. 244.
[29] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 » op. cit., p. 243.
[30] Lambert G., Ohey, Andenne : Succès du référendum, échec du nucléaire, La Cité, lundi 2 octobre 1978, 28e année, N° 229, p. 1.
[31] Souligné dans le texte.
[32] La politique Energétique Belge : …, p.21.
[33] La politique Energétique Belge : …, p.22.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Tondeur J. « La communication des exploitants nucléaires en Belgique entre 1969-1979. Une décennie à double visage », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/

C’est parti… c’est par terre : la communication de SeP en 1985

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

En guise de préambule

Initiée en 1982 pour s’arrêter en 1988, l’aventure de Solidarité et Participation (SeP) aura été éphémère. Officiellement lancé comme mouvement en mars 1983 par le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC), notamment en réaction à la participation du Parti Social Chrétien (PSC) au gouvernement Martens-Gol et à sa politique d’austérité[1], SeP doit rassembler, « dans la ligne des options fondamentales et des objectifs du MOC, tous les progressistes ».[2] Dès le mois de décembre 1983, SeP entérine la décision de sa transformation future en parti politique et vise les élections législatives de 1985, se définissant comme « pluraliste, fédéraliste et progressiste ». Malgré l’espoir qui l’accompagne et l’engagement des militant·e·s, SeP ne transforme pas l’essai : les résultats sont décevants, et le parti disparaitra trois ans plus tard.

C’est par l’angle de la communication déployée à l’occasion de la campagne électorale que cette analyse tend à étudier l’expérience SeP. Plus précisément, c’est l’année 1985 qui fait l’objet de notre attention. Décortiquer la manière dont le parti politique communique envers l’électorat et les médias, mais également avec ses militant·e·s, offre des clés de compréhensions différentes pour décoder les problèmes auxquels il est confronté lors de sa courte existence. Comment qualifier la communication de SeP et de quelle manière est-elle organisée ? Quelles en sont les priorités, les réussites et les échecs ? Autant de questions auxquelles cette analyse va tenter d’apporter des embryons de réponse.

Outre les archives de SeP, conservées au Carhop, deux témoignages ont servi à la rédaction de cet article. Jeanine Cornet et Diana De Crop, respectivement responsable de la communication et attachée de presse du parti en 1985, ont accepté de se prêter au jeu de l’interview. Leurs souvenirs, bien que parcellaires, car les faits remontent à près de 35 ans, viennent enrichir et donner du relief à ce que dévoilent les archives de SeP.[3]

« C’est parti, c’est un parti, c’est partout »

Une approche professionnelle

Si le peu de documents consacrés à la communication de SeP ne nous permet pas de tirer des conclusions définitives, il apparait qu’à partir du moment où la décision de présenter une liste électorale lors des élections législatives et provinciales d’octobre 1985 est validée, la communication de SeP va faire l’objet d’une approche professionnelle. Des personnes extérieures, dont c’est le métier, sont appelées en renfort pour structurer la campagne. Jeanine Cornet, Diana De Crop, André Piroux et Pierre Louviaux vont ainsi bientôt former la « Team communication », telle qu’elle sera nommée par la suite. Pour Jeanine Cornet, celle-ci s’est formée de manière naturelle : « nous avons été appelés chacun de notre côté. Et on s’est rassemblé parce qu’on était dans la communication. Donc nous avons organisé l’affaire, chacun à sa place, avec ce qu’il devait faire. (…) Moi j’avais posé les bases, et le quotidien, Diana était là pour l’assurer. Elle était l’attachée de presse du parti. (…) André était le créatif ».

C’est, en effet, à André Piroux, graphiste du Design Studio, qu’on confie les visuels du jeune parti. C’est à lui également qu’on doit le slogan de SeP : « C’est parti, c’est un parti, c’est partout », ainsi que différentes phrases d’accroche prévues pour la campagne.[4] Présenté aux militant·e·s lors de l’assemblée constitutive du parti, l’ensemble rencontre un franc succès. Dans un premier temps, le logo sera limité au nom : “SeP”. Celui-ci est « remplacé au printemps par un trèfle à trois feuilles vertes avec une petite pointe de rouge à l’endroit où aurait dû venir la quatrième feuille. Pour accentuer le symbolisme, une distribution de raviers de trèfles à cultiver a été effectuée auprès des militants de base ».[5]

Autocollant SeP, « c’est parti, c’est un parti, c’est partout ». CARHOP, La Cité, SeP.

Diana de Crop, jeune journaliste sortie depuis quelques années de la rédaction du journal Le Soir, est engagée comme attachée de presse du parti à la fin de l’année 1984. Elle se souvient des réunions consacrées à la création du visuel : à son avis, le recours au vert, couleur du mouvement et de ses organisations, ne doit rien au hasard. De même, nous dit-elle, la petite touche de rouge peut laisser transparaitre un désir de rassembler toutes les forces progressistes, appel du pied aux affiliés de la FGTB ou du Parti Socialiste. Le trèfle symbolise l’espoir de voir émerger une société nouvelle, en adéquation avec le programme de SeP. Si les souvenirs sont parfois flous, la faute au temps qui passe, pour Diana De Crop, le petit coin qu’on soulève, présent en bas à droite des autocollants, annonce que quelque chose de nouveau se prépare et invite le public à chercher à en savoir plus.

La chance. Affiche trèfle. CARHOP, SeP, n°18 (classement provisoire).

Le rôle du Design Studio s’étend également à la définition des grands axes de la communication de SeP. Dans une lettre adressée au bureau interrégional du parti, André Piroux propose un échéancier avec des objectifs à atteindre : « donner à SeP une image de parti jeune et dynamique », et une stratégie pour y parvenir.[6] C’est également le Design Studio qui présente l’idée d’une déclinaison de visuels sur l’ensemble des supports, (affiches, brochures, autocollants et tracts), qui recourent aux mêmes couleurs et logo. En débutant chaque affiche par « Parce que… », le Design Studio entend justifier l’existence de SeP. À la question « Pourquoi SeP », les affiches répondent « Parce que » l’avenir, la solidarité, la participation, l’an 2000, le changement, la chance. L’ensemble des visuels et slogans est jugé à l’époque par Création, magazine spécialisé dans le visuel publicitaire, comme « très frais, style un peu boisson au goût nouveau, et fonctionnant parfaitement au niveau de la reconnaissance et de la mémorisation ».[7]

Le procédé de l’articulation des messages entre les supports est largement utilisé dans la communication du parti, comme pour ces deux affiches : « Parce que… quelque chose se prépare : L’AVENIR. SeP. L’AVENIR. Ça vaut bien un vote ». L’accroche est la même pour toutes les affiches, permettant un style reconnaissable et synthétique. CARHOP, SeP, Affiches.

Une team efficace

Dans un dossier envoyé à toutes les régionales de SeP, l’équipe de communication se présente et détaille l’ensemble des services mis à disposition des militant·e·s. Diana De Crop s’occupe notamment de rédiger les communiqués, d’organiser les conférences de presse, de constituer les dossiers de presse et de prodiguer des conseils en matière de communication et de relation aux médias.[8] Être tacticien, « mettez vos adversaires en difficulté en mettant leur discours en contradiction avec leurs actes. Exemple : le PSC ne cesse de parler des allocations familiales alors qu’il les bloque depuis 4 ans » ; avoir de l’humour, « mettez les rieurs de votre côté » ; jouer le jeu, « Vous êtes en représentation, vous devez convaincre » ; aller droit au but, « Soyez concis, synthétiques » sont autant de suggestions avancées dans le but d’aider les candidat·e·s et militant·e·s à se démarquer.[9]

Pierre Louviaux, qui gère le service de documentation, a préparé, en collaboration avec Jeanine Cornet et Diana De Crop, un argumentaire comprenant les réponses à une série de questions “pièges” ou d’affirmations auxquelles les militant·e·s pourraient être confronté·e·s. Elles constituent un bon baromètre pour estimer les difficultés qui émaillent la campagne électorale des personnes de terrain et les interrogations soulevées par l’opinion publique, les médias et les affilié·e·s ou sympathisant·e·s du MOC et de ses organisations à l’égard du parti. En voici quelques exemples éloquents : « Vous divisez les travailleurs chrétiens », « Aucun parti issu d’un syndicat n’a de chance de percer », « Le seul résultat de SeP sera de favoriser le PS au détriment du PSC », « Vous êtes de gauche ou de centre gauche ? », « Pourquoi aucune “tête” du MOC ne figure-t-elle sur vos listes ? ».[10] S’imprégner de cet argumentaire permet non seulement aux militant·e·s de s’entrainer à faire face à des situations difficiles, mais également d’offrir à leurs interlocuteurs un discours cohérent, puisque partagé par toutes et tous.

C’est justement pour amener plus de cohérence dans la campagne électorale que Jeanine Cornet est sollicitée. En 1985, elle affiche déjà un solide bilan en communication politique, raison pour laquelle les dirigeants de SeP l’approchent : « vous ne voulez pas nous rencontrer ? Nous créons un nouveau parti politique, et vous pouvez former les porte-paroles (…) sur deux choses : un, pouvoir expliquer dans les réunions publiques le programme, et deux, gérer les journalistes ». Jeanine Cornet est intéressée par le challenge : « c’est emballant, un nouveau parti, ce n’est pas tous les jours que ça arrive, intellectuellement c’est sympa ». Elle se demande, avec un peu de curiosité, « comment effectivement, on pouvait partir d’un mouvement pour devenir une force politique ». Engagée par SeP, elle effectue une tournée régionale avec Diana De Crop. Elle explique comment les événements se déroulaient : « on réunit des gens qui sont censés être des porte-paroles, ou des gens qui vont présenter le programme, et je leur donne alors une formation. J’explique comment on parle en public, comment on met en évidence un raisonnement, comment on gère une interview avec un journaliste, comment on gère des questions difficiles, etc. C’était mon job habituel. J’ai fait un dossier de presse pour les aider. Pour leur dire : voilà, c’est sur ça qu’on travaille. Qu’on reste cohérent, que tout le monde reste dans les lignes, sinon on ne va plus s’en sortir ».

Ces différents éléments offrent la possibilité de tirer un premier constat : le recours à des professionnels permet à SeP d’obtenir une communication qui apparait comme organisée, réfléchie et dynamique, notamment parce qu’elle est basée sur des outils visuels et des techniques de communication modernes.

La nouvelle communication politique brise les codes

Cette approche professionnelle novatrice pour l’époque, qui symbolise une période charnière de la communication politique et de relations publiques, arrive en droite ligne des États-Unis. Jusque dans les années 1970 en Belgique, selon Jeanine Cornet, qui travaille alors dans une agence de communication de premier plan, cela « se cantonnait presque exclusivement à envoyer des communiqués à la presse ». Au début des années 1980, Jeanine Cornet commence à être sollicitée par des hommes politiques afin d’organiser leur campagne électorale. Le contexte médiatique est différent d’aujourd’hui. L’influence de la presse écrite est immense poursuit-elle, « avec des journaux très marqués [idéologiquement]. Les hommes politiques d’un certain parti ne parlent pas dans les journaux qui ne sont pas de leur obédience. Ce qui est très rigolo, parce que nous, on dit : “tiens, la communication, c’est parler à tout le monde”. Donc ça a été un des premiers tabous qu’on a cassés. On a dit : “surtout pas !”, si vous êtes libéral, vous allez parler à La Libre Belgique et au Peuple ! ». Jeanine Cornet souligne également l’influence de quelques personnalités de la presse écrite et une certaine « accointance entre les grandes signatures et les politiques ». Il en découle que faire parler de soi pour un nouveau parti n’est pas si évident. Toutefois, cette nouvelle génération qui travaille dans les relations publiques et la communication brise les codes de l’époque, jugés sclérosés et poussiéreux.[11] « On sortait des cadres. On ne faisait pas des congrès, des caucus[12]… On disait : “tout ça c’est étouffant”. Ce qu’il faut, c’est parler aux électeurs, aux gens. Pas parler entre vous ». Les attachés de presse sont choisis dans le sérail, continue Jeanine Cornet, « donc c’étaient des types qui n’étaient pas formés, ou qui avaient une vague formation de journalistes. Souvent, ils n’étaient pas du tout à l’aise dans ce truc-là ». Pour y remédier, elle préconise une approche différente, plus proche des électeurs, qui amène les candidat·e·s dans les foyers : « les techniques du “porte à porte”, des réunions tupperware, etc. On allait présenter le programme pour faire cascade ». C’est d’ailleurs pour cette nouvelle manière de procéder et les résultats probants qu’elle engrange que Jeanine Cornet est approchée par SeP.

Une communication militante avant tout

Le recours à des professionnels chez SeP ne doit cependant pas donner l’illusion d’une communication désincarnée, sans prise réelle avec le terrain. C’est même l’exact opposé : les valeurs de SeP y sont toujours présentes et les militant·e·s y tiennent un rôle de premier plan. Pour les visuels et les slogans par exemple, la « Team communication » soumet des propositions sur base des grandes orientations indiquées par l’équipe dirigeante de SeP. « Ensuite il y avait des réunions avec les responsables », indique Diana De Crop. « On retrouvait Willy Thys, Claude Debrulle, et puis les idées sortaient de ce groupe, qui était le bureau qui gérait tout ça. Nous avions des instructions et une feuille de route ». D’ailleurs, Jeanine Cornet, quoique responsable des relations publiques de SeP, refuse le rôle de “gourou” de la communication. Sa fiche de présentation de l’époque précise sa vision : « le véritable but à atteindre, à mes yeux, consiste à apprendre aux gens à communiquer entre eux, à s’exprimer, à se valoriser eux-mêmes ».[13] Elle constate que la base de SeP est très volontaire, qu’elle a confiance dans son projet de société et qu’elle veut l’exprimer. Diana De Crop se souvient bien des militant·e·s de SeP et elle en dresse un portrait élogieux :

Elle ajoute que lors de l’élaboration du programme, elle constate que « c’était vraiment des gens dont on se souciait, vraiment des idées ». Car, si, dans les rangs de SeP, personne ne maitrise la communication professionnelle, les membres sont pour la plupart « des responsables syndicaux, des délégués en entreprise qui sont confrontés directement à la réalité du travail, et donc à la réalité politique ». Des personnes engagées socialement, qui connaissent leurs dossiers, « ils argumentaient, ils avaient des choses à dire. C’est pour ça que j’ai comme souvenir que le vrai travail de communication se faisait-là », ajoute Diana De Crop. « Je pense qu’aujourd’hui, que ce soit dans un parti ou dans un syndicat, la communication, elle peut se concentrer autour de quelques personnes. Et alors, les militants disent en lisant le journal : “Ah tiens, on a dit ça ? On a fait ça ? Mais je ne suis pas d’accord ”. À SeP, ce n’était pas comme ça. Ce n’était pas la communication qui prenait le pas sur le contenu, la communication était au service du contenu ».

SeP au féminin

Deux des grandes réussites de SeP sont sans nul doute la participation massive des femmes dans ses rangs ainsi que la place qu’elles occupent sur les listes électorales. Cette réussite est aussi médiatique, le profil des candidat·e·s que SeP souhaite diffuser étant repris par les journaux, qui en font bon écho : « Une des fiertés de SeP est d’avoir (…) pu compter sur un grand nombre de femmes de conditions et d’âges divers », écrit La Cité. Le Courrier de L’Escaut reconnait que SeP satisfait « le mieux aux revendications des féministes du comité Femmes et Politique ». Quant au journal Le Soir, il constate la recherche d’un équilibre pour Bruxelles : « une moitié de femmes sur la liste de la chambre, un quart sur celle du Sénat ».[14] Dans ce domaine, comme l’écrit Diana De Crop à l’époque, « force est de constater que les thèmes que SeP a mis en évidence sont formidablement bien passés ».[15] Le programme de SeP reconnait, en effet, le « rôle des femmes dans la dynamique sociale » et lui accorde une place importante.[16] Les courriers internes du parti reflètent d’ailleurs assez bien cette préoccupation, car le recours à la féminisation des noms y est fréquent. Il n’est pas rare qu’un courrier interne parle de « militant·e·s », de « candidat·e·s », ou commence par « chère amie, cher ami »[17], ce qui est sans doute relativement précurseur pour l’époque. Diana De Crop se souvient aussi de la présence de nombreuses femmes dans les différentes instances. Ce phénomène n’était, selon elle, pas uniquement réservé aux échelons inférieurs : « quand on était autour de cette grande table, qui était en quelque sorte le bureau national de SeP, c’est-à-dire l’ensemble des responsables (régionaux), il y avait beaucoup de femmes ». Pour Diana De Crop, il est évident que les femmes sont présentes en nombre parmi les militants, qui sont souvent des militantes, mais « c’est quand on passe le fameux plafond de verre que ça se rétrécit ». Le fait que SeP s’appuye principalement sur sa base militante, permet d’avancer une explication quant à la présence et la visibilité des femmes sur ses listes.

Si on part du postulat, comme les archives et les témoignages récoltés le laissent supposer, que la communication de SEP était aux mains de professionnels pour l’encadrer et de militant·e·s de terrain enthousiastes pour la relayer, il s’impose de chercher ailleurs les raisons de l’échec communicationnel du jeune parti politique lors des élections du 13 octobre.

« C’est parti, c’est… par terre »

Pas des communicant·e·s et pas de leaders

Le travail de Jeanine Cornet est, entre autres, de donner des formations dans les régions pour préparer les porte-paroles en vue des élections, « dans la mesure où ils sont désignés », précise-t-elle, « parce que je n’ai pas trouvé non plus d’organisation très cohérente chez eux, en fédération et en région ». Néanmoins, lorsque c’est le cas, elle est en présence de personnes « pleines de bonne volonté, mais qui sont dans la culture militante, pas du tout dans la culture de communication ». Les trucs et astuces pour apparaitre “dynamique” et pour se démarquer lors d’une campagne politique, cela s’acquiert. L’équipe de communication propose d’ailleurs aux candidat·e·s d’être « beau, sympa et “correct” », et « d’inventez le style SeP ».[18] Cependant, continue notre interlocutrice, « ça demande du temps parce que ce n’est pas en quelques séances que vous structurez les gens et que vous leur apprenez quelque chose qui est nouveau pour tout le monde ». Or, Jeanine Cornet se remémore avoir donné au maximum deux à trois formations en région, pour préparer les candidat·e·s. Trop peu, selon elle, pour pouvoir faire la différence. Le manque de “poids lourds” politiques lui apparait également comme un frein à la réussite. « De mon souvenir, il n’y avait pas de personnes charismatiques. On est quand même face à des Gol, Martens, Cools, Spitaels, Dehaene, etc. Donc à ce moment-là, si vous n’avez personne pour être la figure, l’emblème et pouvoir avoir le charisme et la crédibilité nécessaires, ça devient compliqué ». Si cette affirmation doit sans doute être nuancée, car Willy Thys peut légitimement être considéré comme une personnalité importante à l’époque, il s’agit là d’une volonté assumée de SeP, quoique sans doute une peu forcée par le désamour avec le MOC et la Démocratie Chrétienne. Car selon le principe de collégialité, la richesse du parti, ce sont ses militant·e·s. Dans ce domaine d’ailleurs, SeP a atteint son objectif de communication, comme un rapport interne le signale après les élections. La presse diffuse largement « l’image de candidat(e)s de terrain qui n’ont pas l’habitude du pouvoir, mais qui sont suffisamment insérés dans les rouages de la vie politique et sociale que pour avoir acquis une efficacité sur le terrain ».[19]

Le temps manque

Lancé officiellement comme mouvement en mars 1983 par le MOC, décidant de se transformer en parti politique dès décembre de la même année, validant ensuite la décision de se présenter aux élections législatives de 1985, la temporalité de SeP est courte. Cette rapidité étonne d’ailleurs la presse de l’époque[20], mais également nos deux témoins. Jeanine Cornet se souvient que cette précipitation l’avait interpelée à l’époque.

Pour ne rien arranger, initialement prévues en décembre, les élections sont avancées au 13 octobre 1985. Malgré ce manque de temps, SeP arrive à construire un programme, engager une campagne de communication et présenter des listes complètes dans toutes les circonscriptions. La performance, loin d’être anodine, n’est toutefois pas suffisante pour obtenir les résultats escomptés. Le manque de temps, dû à la précipitation à se lancer dans l’aventure politique, a des conséquences néfastes sur SeP. Par exemple, les archives stipulent que Jeanine Cornet n’aurait été engagée qu’au mois de juin 1985, même si elle pense se souvenir avoir été approchée par les dirigeants un peu plus tôt. André Piroux et le Design Studio ne peuvent envoyer leur proposition de stratégie pour la communication que le 12 juillet 1985. Ce dernier document indique, par ailleurs, que l’accord sur le concept de la campagne et les slogans doit être effectué pour le 21 juillet.[21] Les mois de juillet et d’août étant traditionnellement consacrés aux vacances, cela laisse peu de temps aux équipes de SeP pour effectuer leur campagne électorale.

Positionnement ? Vous avez-dit positionnement ?

Les tensions avec les organisations du MOC, apparues lors de la mue du mouvement SeP en parti politique, ne facilitent pas la communication. Il y avait certaines réticences, explique Jeanine Cornet, « moi j’étais plutôt pour y aller : “donnons une grande visibilité, faisons connaitre les idées, etc.”. Mais je crois, sans le savoir, qu’à l’intérieur même de l’organisation, on n’était pas exactement d’accord sur les directions. Ça se ressentait ». Quand elle rencontre l’équipe dirigeante de SeP, Jeanine Cornet leur pose quelques questions générales sur les positions du parti : « et là, vous vous rendez compte qu’il n’y a pas unanimité sur la réponse. Et vous vous dites qu’au fond, il faudrait une position pure et claire sur un certain nombre de points. (…) Avec les influences des uns et des autres, vous n’aviez pas de lignes directrices, vous n’aviez pas vraiment de continuité ». Ce manque de clarté est aussi épinglé largement par la presse et vu à l’époque par Diana De Crop comme un « fameux talon d’Achille ».[22] Or, il n’est pas aisé de communiquer efficacement vers l’extérieur si le positionnement n’est pas clairement établi en interne. C’est sans doute une des raisons qui amène La Dernière Heure à qualifier la campagne de SeP de « plutôt discrète »[23], ou Le Soir à remarquer que SeP « a peu fait parler de lui ».[24]

Communiquer, mais à qui ?

La communication de SeP lors de la campagne électorale comprend deux volets. Outre les efforts déployés à destination du grand public et de la presse, évoqués précédemment, les militant·e·s et candidat·e·s de SeP visent « avant tout, les gens du mouvement », selon Diana de Crop. « L’électorat devait être ces gens-là, les gens du MOC, du PSC, de la CSC, etc. Évidemment, on peut dire l’ensemble de la population. Mais avant tout, c’était (…) la mouvance chrétienne, et au passage les gens de gauche. Il y avait quand même un vivier extraordinaire. J’avais l’impression qu’on communiquait avant tout pour ces gens, qui représentaient un sérieux paquet d’électeurs. Si tous ceux-là avaient voté pour SEP… Ils ne l’ont pas fait visiblement ». Dans l’argumentaire préparé par la “Team communication” à destination des militant·e·s, la présence de nombreuses questions évoquant la difficulté des liens avec le MOC semble indiquer qu’en effet, ce déchirement était au centre des débats. Il parait alors logique que pour la base de SeP, convaincue de la légitimité et de l’importance de créer ce parti, il était primordial de persuader l’ensemble du mouvement. Le parti, en opposition à sa propre ambition de créer un parti populaire pluraliste, est tiraillé par ses démons intérieurs. Il fallait, pour Diana De Crop, « faire comprendre aux gens “pourquoi ce parti ?”, pourquoi c’était important de le faire à ce moment-là. En l’occurrence il fallait le dire assez vite parce que, malheureusement, on n’avait pas beaucoup de temps devant soi ». Tellement peu de temps que, de l’enthousiasme débordant présent au début de l’aventure, il ne reste plus qu’un espoir déchu, à l’image du slogan de SeP, nous rappelle Diana De Crop, détourné par les médias en un cruel « Sep c’est parti… c’est par terre ».

Conclusion

Approcher l’expérience SeP par l’angle de sa communication est un processus qui ne peut être réalisé de manière isolée, car il ne serait pas judicieux d’étudier la communication d’une organisation en la dissociant de cette organisation elle-même. Nonobstant, cette approche offre des clés de compréhension différentes pour décoder les difficultés et les réussites auxquelles SeP est confronté lors de sa courte expérience en tant que parti politique. En scrutant la communication déployée par SeP à l’occasion de la campagne électorale, plus précisément lors de la courte période de l’année 1985, on peut tirer plusieurs conclusions.

Dès la transformation en parti politique, l’équipe dirigeante de SeP décide de faire appel à quelques professionnel·le·s pour encadrer la communication. L’émergence de nouvelles techniques de communication politique et leur popularité croissante auprès des hommes et femmes politiques du pays ne sont sans doute pas étrangères à cette décision. Visuels, slogans, formations aux médias, relations avec la presse, postures corporelles et phrases d’accroches sont autant de techniques, parfois innovantes, amenées par la « Team communication » pour enrichir la campagne de SeP.

En plus d’une approche professionnelle et d’une équipe efficace, SeP peut se reposer sur des militant·e·s chez qui, selon Jeanine Cornet, « on ressentait l’enthousiasme, très fort. Ils aspiraient à autre chose, quelque chose de nouveau, plus juste ». Ces différents éléments et quelques belles réussites au niveau de la communication, notamment sur l’image des candidat·e·s, n’ont toutefois pas suffi à éviter l’échec électoral.

La vitesse avec laquelle SeP évolue de mouvement en parti, pour ensuite se lancer dans la bataille électorale est sans doute à l’origine de plusieurs problèmes rencontrés. Jeanine Cornet et Diana De Crop sont en accord sur ce point : outre la dissension avec le mouvement, le manque de temps est un facteur déterminant dans l’échec de SeP. Il entraine précipitation et impréparation dans l’organisation de la campagne, ce qui sera relevé par les médias à l’époque. Cette précipitation n’offre pas, par exemple, l’opportunité à Jeanine Cornet et à Diana De Crop de former les candidat·e·s de manière adéquate. Le manque de personnalités charismatiques dans les rangs de SeP est épinglé par Jeanine Cornet qui l’identifie comme un frein supplémentaire à la réussite, même si SeP a établi ce principe de collégialité en argument de campagne. Elle se souvient également que « ça a été très difficile, car ils ne sont pas parvenus à trouver un positionnement et des réponses qui soient (…) innovantes par rapport à ce positionnement ». La question de la place de SeP sur l’échiquier politique est, en effet, soulevée par les médias de l’époque, pour qui elle n’apparait pas de manière évidente.

Enfin, et c’est symptomatique de la relation œdipienne qu’entretiennent SeP et son géniteur, la communication du parti, malgré les efforts envers les médias et la population en général, est, selon Diana De Crop, surtout tournée vers les militant·e·s du mouvement. La base de SeP s’évertue avec énergie à convaincre le MOC et ses organisations du bien-fondé de sa démarche, de l’importance et de l’urgence qu’il y avait à transformer SeP en parti, de la nécessité de voter pour lui. Il serait d’ailleurs, à ce titre, intéressant de se pencher de manière plus approfondie sur l’impact qu’a pu avoir la dissension avec le mouvement sur le moral, voire le bien-être des militant·e·s de SeP. Comment l’ont-ils/elles vécu, eux et elles qui étaient pour la plupart membres du MOC, de la CSC, de Vie Féminine, des Équipes Populaires ? Et aujourd’hui, se demande Diana De Crop, à l’heure où les droits sociaux sont mis sous pression par les attaques des politiques néolibérales, que penseraient les militant·e·s d’une démarche de ce type ? Aurait-elle un certain succès ? Pour Jeanine Cornet, à qui nous laissons le mot de la fin, SeP est peut-être arrivé trop tôt, avec beaucoup d’émotion et d’enthousiasme, mais ce n’était pas suffisant. Il n’est pas chose aisée de nager à contre-courant de son propre mouvement et « la structure politique fait que, si vous voulez réussir, soit vous jouez avec le système, soit vous jouez contre. Mais si vous jouez contre, vous devez être très, très, très fort. Et ce n’était pas le cas ».

Notes

[1] Pour les raisons qui poussent le MOC à créer SeP, voir notamment Durant Th., « Solidarité et Participation (SeP). Approche chronologique du mouvement et du parti politique (1982-1988) », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 9, mars 2019, URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2019/01/25/solidarite-et-participation-sep-approche-chronologique-du-mouvement-et-du-parti-politique-1982-19881/.
[2] Loriaux Fl., « Chronique d’un mouvement social, de 1945 à nos jours », dans Le mouvement ouvrier chrétien 1921-1996. 75 ans de lutte, CARHOP, Evo-Histoire, Evo et MOC, Bruxelles, 1996, p.  199.
[3] Les citations utilisées dans cet article, sauf mention contraire, proviennent de : CARHOP, CARHOP, Dynamiques n° 9, SeP et communication, Interview de Jeanine Cornet par Julien Tondeur, 15 février 2019 et CARHOP, CARHOP, Dynamiques n° 9, SeP et communication, Interview de Diana De Crop par Julien Tondeur, 20 février 2019.
[4] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 5.
[5] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 5.
[6] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, lettre du 12 juillet 1985, p. 24.
[7] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 5.
[8] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 7-8.
[9] CARHOP, SeP, n° 321 (classement provisoire), Radio, télévision, débats publics…, s.d., p. 1-2.
[10] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), Argumentaire, élections législatives du 13 octobre 1985, p. 1-17.
[11] CARHOP, SeP, n° 527 (classement provisoire), Le marketing politique : une affaire de femmes, mini-interview, p. 22.
[12] Expression désignant une réunion de sympathisant·e·s ou de membres de mouvements politiques, principalement utilisée dans le monde anglo-saxon, plus particulièrement en Amérique du Nord.
[13] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 9-11.
[14] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », Le Soir, 12 septembre 1985, p. 12.
[15] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », p. 12.
[16] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), Présentation du programme, Bruxelles, le 20 septembre 1985, p. 2.
[17] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Convocation pour le SeP de Gembloux, 15 août 1985.
[18] CARHOP, SeP, n° 321 (classement provisoire), Note de Diana De Crop aux militant·e·s et aux candidat·e·s, s.d., année 1985.
[19] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », s.d., p. 19.
[20] Voir Delvaux A.-L., « SeP passé sous silence. Regards croisés de la presse francophone sur SeP », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 9, mars 2019, URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2019/01/25/sep-passe-sous-silence-regards-croises-de-la-presse-francophone-sur-sep/.
[21] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, lettre du 12 juillet 1985, p. 26.
[22] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », p. 18.
[23] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », La Dernière Heure, 11 octobre 1985, p. 15.
[24] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », Le Soir, 24 septembre 1985, p. 17.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Tondeur J., « C’est parti… c’est par terre : la communication de SeP en 1985 », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°9 , mars 2019, mis en ligne le 4 avril 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/