LES MOUVEMENTS SOCIAUX DANS L’ESPACE PUBLIC : OCCUPATIONS ET GESTIONS

Manifestation du 26 mars 1955 contre la loi Collard  au Boulevard du Jardin Botanique à Bruxelles lors de la guerre scolaire (1950-1958). Carhop, fonds La Cité, série photographies, dossier                    « Enseignement 1955 Loi Collard », Manifestation contre la loi Collard à Bruxelles, 26 mars 1955.

Éditorial

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L’espace public, un enjeu de pouvoir

L’espace public est un des lieux dominants d’expression des revendications et des crispations sociales. Cette notion « d’espace public » est aujourd’hui questionnée dans un contexte d’inquiétude lié aux menaces terroristes grandissantes et aux politiques sécuritaires qui en résultent et, qui en limitent l’accès. En même temps, l’espace public est devenu plus que jamais un lieu de contestation dans un contexte de crises à répétition, qui inspirent des politiques d’austérité adoptées en force, sans un recours à la concertation sociale. En réaction, les syndicats, mais aussi d’autres mouvements sociaux, descendent dans la rue pour manifester leur opposition et faire valoir leurs revendications. La problématique de l’occupation de l’espace public apparaît profondément contemporaine. Elle est pourtant fortement liée aux luttes sociales pour l’acquisition de la démocratie politique, sociale et économique des 19e et 20e siècles.

Ces luttes sociales, le CARHOP les travaille avec les militant.es d’aujourd’hui dans le cadre de la formation des adultes comme « acteurs/actrices de changement » (formation ISCO, BAGIC, animations ponctuelles avec des groupes militants syndicaux, associatifs etc.). Au vu des actualités, il nous semblait donc important d’investir ce dossier et d’interroger tout particulièrement la notion « d’espace public » avec notre regard d’historien. Cette notion nous apparaît non pas comme subsidiaire des luttes sociales, mais bien comme un enjeu majeur des rapports de force entre mouvements sociaux et pouvoirs publics. Un retour via l’histoire sociale permet de montrer toute la gageure d’un débat contemporain sur la négociation de cet espace public aujourd’hui.

Notre approche se veut sociohistorique. Le Carhop s’est ainsi attelé à réaliser une généalogie des luttes sociales des 19e et 20e siècles selon une perspective toute particulière, qui a supposé de relire les archives sous le prisme d’un questionnement : celui de l’articulation entre l’histoire sociale belge et l’évolution de la législation relative à l’ordre public.

À partir de cette contextualisation réalisée par l’historien François Welter, nous avons choisi de réunir dans ce même dossier des contributions qui éclairent plusieurs questions que soulève aujourd’hui la problématique « L’espace public, un enjeu de pouvoir ». Nous avons souhaité croiser les approches de la sociologie de l’action collective, de l’histoire sociale, orale, urbaine, de la sécurité et de la gestion des risques.

Occuper l’espace public aujourd’hui. De quoi parlons-nous ?

L’occupation de l’espace public revêt des formes très différentes. Une manifestation réunissant dans les rues plusieurs milliers, voire des dizaines de milliers de personnes, n’en est qu’une forme parmi d’autres. Mais l’espace public est aussi occupé par la diffusion des idées dans la presse et les pamphlets, tandis que les nouvelles technologies, que se partagent autant les dirigeants que les contre-pouvoirs, renforcent encore cette occupation.

Indignés, Nuit debout, Enfants de Don Quichotte, altermondialistes, collectifs de Sans-papiers, mobilisations étudiantes, syndicats, collectifs de chômeurs… Ces différents mouvements sociaux ont pour point commun d’utiliser l’espace public comme principal lieu d’action tout en adoptant des formes de mobilisation très différentes, dépassant largement le cadre traditionnel de la manifestation. Lahcen Ait Ahmed, permanent au CIEP communautaire, dresse une typologie des formes contemporaines d’occupation avec une focale sur le rôle de l’utilisation de la place publique dans une action collective.

La gestion négociée de l’espace public. Revoir nos perceptions

Parce qu’il règne chez certains militant-es une perception systématiquement négative vis-à-vis de l’appareil policier, François Welter nous convie à reconsidérer le rôle des forces de l’ordre et leur place vis-à-vis des mobilisations citoyennes dans leur gestion de l’espace public en croisant les témoignages de Roland Dewulf, ancien secrétaire politique de la CSC, et Vincent Gilles, président du SLFP Police. Ces derniers reviennent sur les dispositifs qu’installent depuis ces trente dernières années les syndicats (pour gérer l’auto-encadrement de leurs troupes) et les services de police afin que le rassemblement collectif dans l’espace public ne soit pas taxé de trouble à l’ordre public, notamment dans le cas de manifestations.

La militarisation de l’espace public… En question

Mais au final, de quelle liberté d’expression dans la rue les citoyens bénéficient-ils lorsque l’espace public est militarisé ? Jonas Campion, historien spécialiste de l’histoire de la sécurité, des polices et des justices en guerre, nous explique que, la présence des militaires dans les rues n’est pas en soi une nouveauté produite par le contexte de la menace terroriste, mais qu’elle n’en pose pas moins question. L’auteur retrace cette histoire de « situations exceptionnelles » et met en exergue les enjeux que suscite ce phénomène pour la démocratie.

Bruxelles. Un lieu d’expression qui cristallise les foules

Par son statut particulier de capitale plurielle (Europe, Belgique, gouvernements régionaux et communautaires…), Bruxelles est un véritable épicentre pour de nombreux mouvements sociaux, où se développent depuis le 19e siècle des pratiques d’occupation et de gestion de l’espace spécifiques que rappelle l’historien Cédric Leloup. Ce dernier nous explique comment et dans quelles circonstances la zone neutre, qui, selon une certaine approche, empêche la confrontation directe entre la population et ses dirigeants, a été constituée.

Au final, l’espace public, qui se décline de multiples façons, est donc une matrice dans laquelle beaucoup de mouvements sociaux prennent corps, quitte à être ensuite relayés dans d’autres enceintes plus officielles ou plus structurées. Il est un enjeu majeur dans les rapports de force entre les mouvements sociaux et les pouvoirs publics et ce, d’autant plus que les médias contemporains participent souvent à la diffusion et à l’amplification des revendications sociales exprimées dans cet espace. C’est notamment pour cette raison que le mouvement ouvrier a un intérêt évident à ne pas négliger ce débat sur l’espace public, qui constitue un lieu symbolique de revendications à défendre.

Introduction au dossier. Espérer, contester, concilier et réprimer : les mouvements sociaux dans l’espace public (19e-20e siècles)

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François Welter (Historien, CARHOP asbl)

L’occupation de l’espace public par les foules est une pratique aussi ancienne que les revendications portées par celles-ci. à travers les époques, elle revête des formes très différentes, que le législateur tente d’encadrer, de contrôler plus ou moins efficacement et avec un degré de permission fluctuant selon le contexte politique et socioéconomique. En tant qu’État démocratique, la Belgique accepte un trouble admissible de l’ordre public, avec comme seuil de tolérance la protection des libertés fondamentales, des institutions et de l’ordre social, économique, moral, voire, à certaines époques, religieux.[1]

Considérée comme libérale, la Constitution belge de 1831 protège en effet plusieurs libertés fondamentales qui, chacune, permettent une occupation de l’espace public sous différentes formes : la liberté de manifester ses opinions en toute matière (art. 14), la liberté de la presse et l’interdiction de la censure (art. 18), le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, sans le soumettre à une autorisation préalable (art. 19), le droit de s’associer (art. 20), le droit d’adresser aux autorités publiques des pétitions signées par une ou plusieurs personnes (art. 21), etc., n’en sont que quelques exemples.[2] Pourtant, le législateur pose d’emblée des balises à ces libertés. Les délits perpétrés à l’occasion de l’usage de la liberté d’opinion constituent, par exemple, une limite mentionnée explicitement par la Constitution.[3] Une autre concerne la soumission des rassemblements en plein air, eux-mêmes liés au droit de s’assembler, aux lois de police. Les règlements de police peuvent ainsi prescrire des mesures préventives, telles que la nécessité d’une autorisation préalable, pour empêcher le désordre sur la voie publique et dans les lieux publics.[4]

Détenteurs à la fois de l’autorité administrative, y compris sur la police, et politique, les bourgmestres sont les principaux garde-fous de l’expression des mouvements sociaux dans les rues, dans un contexte où l’autonomie communale est sacro-sainte face au pouvoir central. Il serait illusoire de parcourir l’ensemble des mesures législatives adoptées dans chaque commune pour contrôler l’occupation publique durant les 19e et 20e siècles ; les principaux mouvements sociaux qui parcourent l’histoire de Belgique montrent néanmoins des évolutions à la fois dans les revendications qui cristallisent des franges de la population et dans l’attitude des autorités publiques vis-à-vis de ces mobilisations. Renonçant à un tracé chronologique stricto sensu et sans prétendre à l’exhaustivité, le parcours présenté ici essaye de mettre en perspective des moments marquants par les motifs et les formes d’occupation de l’espace public, ainsi que par les moyens et l’ampleur de leur encadrement/répression légale.

La Loi et la force face aux droits sociaux et politiques élémentaires : le long 19e siècle

L’héritage juridique de l’État belge n’incite pas à une ouverture face aux revendications populaires (droits sociaux et politiques), malgré que la Constitution soit jugée libérale et installée en réaction aux pouvoirs autoritaires précédents. Le régime français marque durablement de son empreinte les pratiques juridiques de la Belgique indépendante, tandis que le plus pur libéralisme économique conçoit toute réclamation concertée des ouvriers et des ouvrières comme une attaque à son encontre. Le contrôle social et la défense de la propriété privée s’inscrivent dans ce paradigme et le législateur du 19e siècle travaille dans ce sens. Ainsi, le Code pénal de 1810, en application sur notre territoire jusqu’en 1867, prévoit que « toute association de plus de vingt personnes dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués pour s’occuper d’objets religieux, littéraire, politique ou autre, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement, et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer » (art. 291).[5] Le texte ne précise pas son champ spatial d’application ; mais, les commentaires y relatifs semblent considérer de la même manière les espaces publics et privés. Le législateur estime que les coalitions ouvrières, au contraire des associations de maîtres, sont de nature à troubler la paix publique et les intérêts du commerce, par les rassemblements qu’elles provoquent et la fermeture des ateliers.[6] En tant que tel, l’article 291 est abrogé par le décret du gouvernement provisoire du 16 octobre 1830 ; mais, la coalition ouvrière est toujours sévèrement réprimée.[7] Jusqu’à la révision du Code pénal, les poursuites judiciaires se succèdent : près de 2 000 ouvriers sont traduits devant les tribunaux correctionnels et plus de la moitié d’entre eux sont condamnés à des peines d’emprisonnement. Malgré les nombreuses oppositions dénonçant la menace pour l’ordre public, la loi spéciale du 31 mai 1866, intégrée à l’article 310 du Code pénal de 1867, met fin au délit de coalition, tout en assurant à la Justice de pouvoir poursuivre le délit d’atteinte au libre exercice du travail ou de l’industrie[8] ; tout individu qui porte atteinte à la liberté des maîtres ou des ouvriers en se rassemblant près des établissements où s’exerce le travail ou à proximité de la demeure de ceux qui le dirigent s’expose à la même menace.[9]

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Occupez l’espace public !

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Lahcen Ait Ahmed (Permanent, CIEP communautaire)

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant tunisien, en s’immolant par le feu devient le symbole du déclenchement du « Printemps Arabe » (Tunisie, Maroc, Egypte, Syrie, Yémen, etc.) ; un mouvement invoqué ensuite par certains acteurs d’actions collectives en Amérique du Nord – le «printemps d’érable» canadien, « occupy Wall-Street » – et en Europe – les «Indignés» espagnols et français, les manifestations grecques contre l’austérité ou tout récemment les « Nuit Debout » françaises. Les formes et les désirs d’investissement de l’espace public se propagent et cette propagation n’est pas le fruit d’un calcul savant ou d’une stratégie concertée entre les acteurs-contestataires du monde entier. Ceux-ci s’emparent d’un symbole, d’un geste, reformulent une revendication. Ils s’autorisent d’une action collective proche ou lointaine (dans l’espace ou le temps) et font ainsi monter en généralité leurs propres revendications.

Selon la philosophe étasunienne Judith Butler[1] , il existe bel et bien une politique de la rue. Elle est un espace de visibilité et de rassemblement pour des corps maltraités ; l’espace d’autoconstitution d’un acteur ; le lieu d’une affirmation, d’une parole.

En Belgique, les actions collectives de l’automne 2015 rappellent à tous et toutes que la rue, la place, l’espace public sont encore et toujours des espaces politiques. L’espace public est l’espace des publics, un lieu privilégié de la représentation des conflits entre les groupes sociaux.

INTRODUCTION

Les formes d’investissement de l’espace public sont diverses (de la manifestation à la pétition en passant par le blocage d’autoroutes). Dans ce texte, nous concentrerons notre regard sur une forme spécifique de protestation: l’occupation des places. Nous contextualiserons ce mode d’action et proposerons quelques éléments d’analyse. Nous dégagerons ensuite de cette forme spécifique des éléments généraux concernant l’action collective dans l’espace public.

RÉPERTOIRES D’ACTIONS

Selon l’historien Charles Tilly, les acteurs qui souhaitent « mettre en scène » une protestation, puisent très souvent à l’intérieur d’une série « limitée de routines qui sont apprises, partagées et exécutées à travers un processus de choix relativement délibéré. »[2] Il existerait donc à chaque époque, dans chaque lieu, « un stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires. » L’auteur qualifie de «performances» ces actions dans l’espace public.

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L’occupation et la gestion négociée de l’espace public : ou comment concilier revendications sociales et maintien de l’ordre

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François Welter (historien, Carhop asbl)

Dans leur configuration spatiale, les manifestations sont certes des espaces de revendications, d’expression de messages politiques ; elles sont aussi des lieux de confrontations entre militant-es et les forces de l’ordre. Sous ce derniers aspect, les relations entre organisateurs et forces de l’ordre sont plus ou moins tumultueuses selon le contexte et la dynamique du mouvement social ; cependant, la possibilité laissée au citoyen par la Constitution de s’exprimer aboutit à la construction de pratiques militantes et policières évolutives permettant une occupation réglementée/contrôlée et, à terme, négociée de l’espace public.

INTRODUCTION

Le 6 novembre 2014, près de 100 000 manifestant-es se mobilisent à Bruxelles contre les politiques d’austérité du gouvernement Michel : les troubles en marge de la mobilisation provoquent 120 blessés du côté des forces de police et d’importants dégâts matériels (véhicules incendiés ou dégradés, panneaux et feux de signalisation détruits) ; le 24 mai 2016, dans la même ville, une manifestation nationale des trois principaux syndicats du pays réunit 60 000 personnes : l’affrontement entre une dizaine de casseurs et la police cause une vingtaine de blessés, 21 arrestations administratives et deux arrestations judiciaires. Ces dernières années, les médias se font surtout l’écho des violences en marge des mouvements sociaux et placent au second plan la dénonciation des politiques gouvernementales actuelles, marquées par l’austérité et les injustices sociales de plus en plus prégnantes. Bien qu’existants, ces dérapages doivent toutefois être étudiés à l’aune de leurs proportions réelles et des stratégies mises en œuvre pour, justement, les éviter. En effet, si l’histoire des mouvements sociaux en Belgique montre des débordements et des confrontations entre forces de l’ordre, voire l’armée, et manifestant-es, des regards croisés sur les trente dernières années tendent à revoir un jugement trop hâtif sur l’ampleur des troubles de l’ordre public dont la presse fait sa « Une ».[1]

Interroger des acteurs et les actrices de terrain et questionner leur vision paraissent un moyen adéquat pour définir ce qui est mis en oeuvre, tant par les organisateurs que par les forces de l’ordre, lors de la préparation et la tenue d’une manifestation, ainsi que l’évolution des pratiques et, in fine, l’efficacité de celles-ci. Les témoignages de Roland Dewulf, secrétaire politique du secrétaire général de la CSC de 1979 à 2008, et Vincent Gilles, président du SLFP Police depuis 2010, constituent de ce point de vue un matériau de base intéressant pour une approche sociohistorique de la gestion de l’espace public.

L’ORGANISATION DES MANIFESTATIONS : UNE GESTION INTANGIBLE

En tant qu’organisation structurante des institutions belges, la CSC dispose de moyens humains et logistiques, d’une part, et d’une ligne de conduite claire, d’autre part, pour mener des manifestations dans les rues.[2] D’après Roland Dewulf, le processus de ces trente dernières années est presqu’intangible au sein du syndicat chrétien. Une mobilisation telle qu’il s’en déroule régulièrement est d’abord le résultat d’une décision politique prise par les instances de la CSC. Elle a pour objectif de créer un rapport de force dans le cadre de négociations avec le gouvernement et/ou les interlocuteurs sociaux. [►] Et, lorsqu’une lutte en front commun est décidée, des quotas et un nombre de manifestants à mobiliser sont fixés, en concertation avec les autres syndicats et les fédérations. La suite de l’organisation est surtout le fruit d’une concertation avec le bourgmestre et les services de police. [►] Ceux-ci se montrent d’ailleurs proactifs dans la prévention de tout trouble à l’ordre public. Les sections « Renseignements généraux »[3] des zones de police s’informent préalablement des revendications portées par les manifestant-es, des militant-es présent-es et des personnes de contact parmi les organisateurs. Au cours de la manifestation, le dialogue est constant entre organisateurs et les services de police, en fonction des évènements qui surviennent à proximité ou au sein des cortèges. Les négociations préalables entre organisateurs et représentants de l’ordre ne sont toutefois pas un gage de manifestation pacifique. Le déroulement des évènements et la capacité des acteurs et actrices à réagir proportionnellement aux troubles influent sur la gestion de l’espace public. Au sein des cortèges qu’elle organise, la CSC dispose d’un service d’ordre, parfois des métallurgistes à la réputation pourtant sulfureuse dans la conscience collective, chargé d’encadrer les manifestant-es, de les prémunir de fauteurs de troubles extérieurs et, le cas échéant, de neutraliser ceux-ci en concertation avec les services de police. Mais, dans de telles circonstances, les choix de réaction sont encore décidés en collaboration avec les services de police.

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Démocratie, situations « exceptionnelles » et militarisation de l’espace public

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Jonas Campion
(Chercheur associé, Irhis, U. Lille 3
Chargé de cours invité, UCLouvain)

Depuis les attentats de Charlie Hebdo et de l’hypercasher à Paris en janvier 2015, et dans la foulée du démantèlement d’une cellule terroriste à Verviers, le gouvernement belge a pris la décision de déployer des militaires dans les rues du pays. Face au risque terroriste, ils ont pour mission d’augmenter la sécurité – à savoir assurer la protection des personnes, des biens et des institutions -. Ils apportent leur soutien à la police locale et fédérale dans la protection des lieux sensibles. Dispositif temporaire à l’origine, la présence de l’armée dans l’espace public est régulièrement prolongée par le gouvernement Michel, au gré d’un niveau de menace toujours considéré comme élevé. Les effectifs déployés varient. Ils sont passés d’environ 150 hommes à l’origine à près de 1 800 après les attentats de mars 2016 à Bruxelles, pour se stabiliser au printemps 2017 aux alentours de 1 250 unités, hommes et femmes.

La présence de l’armée dans les rues doit être questionnée selon deux axes. D’abord, il faut interroger son caractère inédit dans l’histoire contemporaine du pays. D’autre part, il faut envisager les conséquences et les risques potentiels d’une telle mobilisation : comment participe-t-elle à transformer l’ordre public, le rapport à l’espace public ou plus largement la démocratie ?

(DÉS)ÉQUILIBRE SÉCURITAIRE ?

Fin 2015, la mobilisation de militaires pour contribuer à la sécurisation de la société belge rencontre à l’origine une large approbation des partenaires de la majorité, malgré des réserves initiales du CD&V dénonçant un « plan antiterrorisme » manquant de transparence. Par contre, elle donne rapidement lieu à des réticences de la part de syndicats policiers et/ou militaires qui invoquent à son égard des raisons identitaires, de spécialisation des institutions, de formation de leurs membres mais 2 aussi d’attribution inadéquate de ressources financières.[1]

Pour eux, policiers et militaires sont des métiers distincts, basés sur des moyens et une formation particulière. Ils reposent surtout sur des «identités professionnelles» spécifiques. Selon les syndicats policiers, plutôt que de faire exercer les tâches des premiers par les seconds, il conviendrait de veiller à renforcer la police en lui donnant notamment les budgets nécessaires pour garantir l’efficacité de l’institution et lui permettre d’exercer ses missions dans de bonnes conditions. Les syndicats militaires dénoncent quant à eux la surcharge de travail induite par cette mobilisation massive. Ils relèvent également la surqualification des militaires pour les tâches demandées. Enfin, ils mettent en lumière l’impact de cette mission sur l’entraînement des unités et sur la vie privée des militaires.[2]

Ils soulignent pour finir la nécessité d’envisager une stratégie claire d’emploi de l’armée, envisageant déjà les cadres de son retrait de l’espace public, face à une sécurité absolue impossible à garantir.[3]

En réaction à diverses propositions faites par des membres du gouvernement (faire revêtir l’uniforme policier à ces militaires, rendre leur présence permanente,…), un discours critique face à cette mesure se fait progressivement entendre au sein de la société civile. Premier point d’orgue de cette opposition, plusieurs associations (CNAPD, la Ligue des droits de l’homme, de Liga voor Mensenrechten et Vrede vzw,…) annoncent le 5 mai 2015 qu’elles portent plainte contre cette décision, jugée à la fois comme « anxiogène » (puisque la présence permanente et massive de militaires en rue peut contribuer à ancrer et développer la crainte parmi la population), « injustifiée » et « illégale ».[4]

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Bruxelles : un épicentre pour les mouvements sociaux

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Cédric Leloup (historien CARHOP asbl)

Capitale de la Belgique et siège d’institutions européennes, Bruxelles est aussi le théâtre récurrent de manifestations populaires sur des thématiques aussi diverses que variées. Des premières heures de l’indépendance à nos jours, son histoire est émaillée des actions de mouvements sociaux, tantôt pacifiques, tantôt violentes, mais toujours revendicatives. En ces temps où les manifestations populaires sont si souvent banalisées ou décriées, il est utile d’en évoquer les origines, l’évolution et les enjeux afin de comprendre leur sens au sein de notre démocratie.

Bruxelles, une capitale au cœur des manifestations

De nos jours, Bruxelles est la ville dans laquelle se déroulent le plus grand nombre de manifestations dans le monde.[1] Ce « record », bien que surprenant de prime abord, n’en est pas moins logique et s’explique par la place qu’occupe Bruxelles tant en Belgique qu’en Europe. Capitale belge depuis 1830, la ville constitue aussi le siège de la plupart des institutions européennes depuis la fin des années 1950. C’est également là que se situent les parlements des Communautés flamande et française, ainsi que celui de la Région de Bruxelles-Capitale. C’est donc tout naturellement vers elle que convergent les manifestations de citoyen-nes belges et européen-nes qui désirent faire connaître leurs opinions ou leurs griefs sur divers sujets aux décideurs politiques de ces multiples instances.

Dès les premières années de la Belgique indépendante, l’occupation de l’espace public bruxellois à des fins de contestation constitue un moyen de pression exercé par la population sur le gouvernement. Cette politique dite « des grandes voiries » est, dans un premier temps, employée par les libéraux contre leurs adversaires catholiques.[2] Elle est ensuite reprise de manière systématique par le Parti ouvrier belge (POB) fondé en 1885. Pour ce dernier, dépourvu de moyens importants et de possibilités d’expression, elle constitue un outil efficace permettant de faire entendre ses revendications, notamment l’obtention du suffrage universel, tout en sensibilisant à sa cause les quartiers populaires généralement hermétiques à toute propagande intellectuelle ou écrite. À ce moyen d’agitation socio-politique, les socialistes ajoutent la grève, ce qui renforce la cohésion et la solidarité au sein du mouvement, tout en rendant les couches populaires plus réceptives aux messages des meneurs.[3]

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Bloc-notes

Vers une criminalisation des mouvements sociaux ?

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François Welter (Historien au CARHOP)

Ces derniers mois, plusieurs évènements nous amènent à nous interroger sur, d’une part, l’évolution des regards portés sur les mouvements sociaux et leur occupation de l’espace public et, d’autre part, les futures possibilités de mobilisation. À cet égard, notre participation à deux colloques nous incite à quelques constats et pistes de réflexion.

 Le 24 février 2017, le Centre d’Information et d’Éducation Populaire organisait une journée d’étude consacrée à la « Pluralité de mobilisations et à la convergence de luttes ». Moins de deux mois plus tard, le 20 avril 2017, se tenait le colloque annuel du réseau de cabinets d’avocats progressistes Progress Lawyers Network, en partenariat avec la FGTB et la Ligue des droits de l’Homme, autour des menaces qui pèsent actuellement sur l’État de droit. Il ne nous appartient pas de revenir sur toutes les évolutions qui ébranlent certains socles de notre démocratie (accroissement des compétences des services de police et de sécurité, réduction du contrôle des magistrats sur ceux-ci, addition et pérennisation des mesures d’exception destinées à combattre le terrorisme, généralisation de celles-ci à l’ensemble de la criminalité, restriction des droits de la défense, etc.). Le climat ambiant a toutefois des incidences sur les capacités d’action des mouvements dans l’espace public.

Dans les présentations des différents intervenant-es des colloques, le constat d’une criminalisation des actions militantes est criant, comme le montrent les éléments rapportés. Le contexte sécuritaire lié à la menace terroriste et le discours ambiant contribuent, en effet, à jeter la suspicion, voire à menacer, les mobilisations des militant-es. Toute une série de mesures limitées dans leur ampleur s’additionnent les unes aux autres pour œuvrer à ce processus. Sur le plan judiciaire, policier et administratif, la multiplication de mesures de coercition à l’égard d’actes de militants (recours aux huissiers lors de grèves, impositions d’astreintes, poursuites pénales de syndicalistes, intimidations, sanctions lors de grèves, expulsions de représentants de sans-papiers, etc.) sont perçues comme autant d’attaques à la liberté syndicale et, de manière générale, à la possibilité de revendiquer/contester. Certaines enquêtes policières cherchent même d’éventuels liens entre les actions de syndicats et des actes de terrorisme.

L’association des actions militantes au terrorisme, et plus généralement au crime, est, de fait, un phénomène en expansion dans le discours ambiant. Les menées des syndicats sont régulièrement associées à autant d’entraves au droit au travail, détournant du même coup le sens premier de celui-ci. Le gouvernement fédéral actuel use de sa légitimité issue des urnes pour défendre son projet, décrédibiliser les contestations et revendications des interlocuteurs sociaux, notamment en dénonçant une prétendue désinformation, et justifier sa seule primauté dans les décisions politiques. Des candidat-es/élu-es politiques et des représentants patronaux dénoncent le prétendu terrorisme des syndicats (ex : affiches diffusées par la N-VA). Lors d’évènements dramatiques (ex : décès de personnes, accidents, etc.), les médias incriminent des militant-es en diffusant des informations partielles, voire erronées, à propos des implications provoquées par les actions menées dans des lieux publics (ex : barrages filtrants, blocage des routes, etc.). D’aucuns dénoncent les facilités de transport offertes aux syndicats pour accéder aux points de rassemblements (ex : trains mis à disposition pour les manifestations nationales à Bruxelles).

De notre point de vue, l’ensemble de ces constats incite à une vigilance à porter aux attaques multiples contre les possibilités de mobilisation, et donc contre certains de nos droits. La militance, pour autant qu’elle défende des valeurs conformes au respect de nos libertés fondamentales, doit aussi œuvrer à défendre/justifier sa légitimité sociale, politique, économique et culturelle, en poursuivant ses combats, d’abord, en brisant par la voie légale ou informative les agressions frontales dont elle fait l’objet et en s’appuyant sur des avancées sociales probantes.