Introduction au dossier : Les jardins collectifs : un terreau fertile pour la culture du social et de la démocratie

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Claudine Lienard (bénévole, CARHOP et auparavant coordinatrice de projets, Université des Femmes)
Amélie Roucloux (historienne, CARHOP asbl)

Les jardins ouvriers, également appelés familiaux, accompagnent l’avènement de l’ère industrielle. Dans le courant du 19e siècle, la population ouvrière s’accroît dans et autour des villes et des usines. Le jardin offre un remède à la misère du peuple qui y trouve un complément de ressources, mais aussi, du point de vue patronal, un loisir sain et un élément de structuration de la famille. On les appelle alors le champ ou clos des pauvres. Avec leur parcelle de terre, les ouvriers cultivent leurs propres légumes, diversifient leur régime alimentaire et améliorent leurs conditions de vie.

Les jardins familiaux apparaissent d’abord en Angleterre, puis en Allemagne. L’idée est reprise en France. D’abord à Sedan, sous l’impulsion de Félicie Hervieu et à Saint-Etienne, avec l’abbé Félix Volpette. À partir de ces expériences, l’abbé Jules Lemire lance le concept de jardin ouvrier et fonde en 1896 la Ligue française du coin de terre et du foyer qu’il développe dans la région d’Hazebrouck, en Flandre française. À la même époque, en Belgique, l’abbé Gruel suit son exemple avec la Ligue belge du coin de terre et du foyer fondée en 1897. La Ligue se développe ensuite dans une optique moraliste et sociale-chrétienne. Sa mission est d’assurer la jouissance, voire la propriété, d’un coin de terre à cultiver et d’une habitation convenable aux classes populaires. À travers cet engagement, l’abbé Gruel veut tirer les classes laborieuses du prolétariat non par le collectivisme mais par la propriété. L’initiative prend de l’ampleur et le 3 octobre 1926, la Fédération internationale des jardins familiaux est fondée à Luxembourg. Elle compte plus de deux millions de jardiniers répartis dans plusieurs fédérations nationales de pays européens auxquels s’est jointe la fédération japonaise. En France, après la deuxième guerre mondiale, le gouvernement pousse ces initiatives, portant à 250 000 le nombre de jardins. En 1952, le législateur les inscrit officiellement dans la loi sous l’appellation de jardins familiaux.

Avec le temps, les jardins collectifs dépassent le simple but de production alimentaire pour intégrer des visées sociales multiples. Ils se distinguent selon leurs objectifs : proposer des exemples aux enfants et aux adultes (pédagogiques), expérimenter de nouveaux types de culture (biologiques), ouvrir à la créativité et au divertissement (artistiques, imaginaires), produire des ressources (urbains), créer du lien social (intergénérationnel, interculturel, pour personnes handicapées), expérimenter de nouvelles gouvernances (laboratoires de démocratie locale), favoriser la santé mentale et physique (thérapeutique), etc. Les jardins peuvent déboucher ou intégrer d’autres projets à vocation sociale et à gestion collective. Par exemple, le compostage de quartier organisé à La Fonderie à Bruxelles au départ d’un projet de transformation de terrain vague porté par une association d’éducation permanente « La Rue » en 2003. Les jardins collectifs diffèrent également par leur mode d’organisation : distribution de parcelles dans les jardins ouvriers ou gestion partagée dans les jardins communautaires.

Par les buts qu’ils suivent et la diversité de leur mode d’organisation, les jardins collectifs permettent aux jardiniers et jardinières de se réapproprier des enjeux actuels. Parmi ceux-ci, on retrouve l’aspect écologique avec la volonté de changer le rapport entre l’humain et la nature pour lutter contre la crise environnementale. L’idée, en toile de fond, est que l’être humain ne pourra pas affronter cette crise tant qu’il ne se sentira pas lié à la nature. Les jardins font partie de ces lieux qui permettent de reconnecter à la nature. Il y a aussi le désir du retour au collectif, de lutter contre l’individualisme et le consumérisme en encourageant le partage. Il y a également la volonté de court-circuiter les grandes enseignes commerciales en revenant vers une consommation locale, plus respectueuse de l’environnement et des producteurs et productrices locaux. Il y a encore l’envie de retrouver du pouvoir d’agir, de choisir, de construire, d’échapper aux normes en s’en créant de nouvelles, plus respectueuses du collectif. Ainsi, en pratiquant régulièrement le jardinage dans un potager collectif, les jardiniers et jardinières se reconnectent à la nature et créent de nouvelles manières de s’organiser et de faire collectif. Selon la sociologue Geneviève Pruvost, ils et elles reconsidèrent ainsi des activités de subsistance ancrées dans une collectivité, un lieu, des usages comme une possibilité de s’émanciper, de faire société autrement. « La fabrique du quotidien apparaît alors pour ce qu’elle est : un enjeu révolutionnaire »[1].

La pérennité des projets et des dispositifs de jardins collectifs est liée au statut des terres qu’ils occupent. Souvent, les utilisateurs et utilisatrices ne savent pas ou plus à qui appartient le terrain occupé par leurs cultures et cela occasionne des luttes mettant en jeux les jardiniers et jardinières, les associations qui les encadrent, les propriétaires, les promoteurs immobiliers, les pouvoirs publics concernés. L’existence des jardins collectifs devient ainsi un enjeu de démocratie et pose la question de l’accès à la terre, de la protection des communs.

« Les jardins sont des lieux où s’inventent les résiliences lorsque les temps sont durs. Face aux précarités contemporaines, les redécouvrir ouvre de belles perspectives, à condition de mieux comprendre les fonctions qu’ils forgent pour les jardiniers. »[2]

Damien Deville, thèse sur la société jardinière

L’ensemble de ces dynamiques anime les réflexions des contributeurs et contributrices de cette revue. Dans un premier temps, Claudine Lienard et Amélie Roucloux prennent leur sac à dos et partent à la rencontre de quelques initiatives qui existent en Wallonie et à Bruxelles afin de faire un tour d’horizon de ce qui existe aujourd’hui.

Samedi 18 mars 2023, rencontre à Braine-le-Comte avec Le chant des possibles. Situé au centre de la ville, le collectif d’habitant.e.s s’est emparé d’un petit coin de terre pour faire potager mais pas seulement car une vie culturelle bouillonne tout autour. Les légumes y sont cultivés selon le principe de permaculture et sans utilisation de pesticides ni d’engrais. La gestion est collective, intègre le souci de la pérennité et des liens locaux. Mercredi 29 mars 2023, rencontre à Charleroi avec l’Action intégrée de développement (AID) de Soleilmont située rue de Monceau Fontaine. L’Entreprise de formation par le travail propose des formations dans le domaine de l’horticulture et plus précisément dans l’aménagement, la création et l’entretien d’espaces verts et de jardins. Elle pilote ainsi des activités collectives de jardinage sur les terrains des Sœurs Notre-Dame de Jumet qui, petit à petit, transforment leur couvent en pépinières d’actions de transition. Jeudi 13 avril 2023, rencontre à Liège avec La Bobine. Située dans les quartiers de Droixhe-Bressoux, l’association s’adresse aux familles pauvres et issues de l’immigration. Elle se donne pour mission de lutter contre les replis identitaires et les processus de désintégration sociale. Pour ce faire, elle encourage l’insertion individuelle et collective dans le tissu sociétal tant sur le plan économique que social, culturel et politique. Parmi tous les outils à sa disposition, un jardin collectif, autour duquel s’anime un public essentiellement féminin. Mardi 18 avril 2023, exploration à Tournai des Jardins de Choiseul. Situés en ville, les terrains de l’ancien séminaire transformé en ensemble d’appartements, sont gérés par le Centre public d’action sociale (CPAS) comme un lieu de (ré)insertion socioprofessionnelle pour les personnes fragilisées (demandeurs et demandeuses d’emploi de longue durée, candidat.e.s réfugié.e.s, ex-détenu.e.s, personnes en situation de handicap, etc.). Formations théorique et pratique en horticulture alternent avec des temps consacrés au renforcement des aptitudes sociales.[3] Lundi 24 avril 2023, rencontre à Bruxelles avec Les coins de terre. Situés à Jette, ces potagers communaux se donnent pour mission de permettre à un maximum de familles d’exercer, à long terme, une activité de plein air basée sur la culture potagère qui s’intègre au mieux dans l’environnement d’un espace vert jettois.

Chaque initiative a ses propres dynamiques et son rapport particulier aux jardins collectifs et aux liens qui s’y tissent. Pour certaines, les cultures sont collectives, pour d’autres l’espace est partagé mais les cultures sont personnelles. L’espace potager est parfois ouvert au public, parfois réservé aux jardiniers et jardinières. Les publics visés sont là des personnes des classes populaires, ici plutôt issues des classes moyennes, ailleurs des publics fragilisés par des situations de grande précarité. Certaines initiatives centrent leurs actions potagères essentiellement sur la formation. Toutes enfin veillent, chacune à leur manière, à intégrer leurs actions dans un ensemble associatif, social, culturel et/ou local afin que les liens qui se tissent puissent s’exprimer au-delà du jardin. Ces initiatives sont à découvrir dans l’audio-photomontage réalisé grâce aux interviews des acteurs et actrices de terrain.


Audio-photomontage © Claudine Lienard, Amélie Roucloux

L’audio photomontage est présenté lors du séminaire de préparation de ce numéro. Partant de là et de leurs recherches, les contributeurs et contributrices expliquent leur apport à la réflexion sur les jardins collectifs. Comme fil conducteur à l’ensemble des contributions s’élabore cette question : comment hommes et femmes s’emparent de la terre pour y trouver un espace d’émancipation ? Au fil des récits et des réflexions, des liens se tissent entre les reportages de terrain et les analyses des contributeurs et contributrices.

Dans le premier article, Isabelle Sirjacobs, directrice et responsable scientifique de Sauvegarde des archives industrielles du couchant de Mons (SAICOM asbl), nous plonge au cœur du 19e siècle, dans l’histoire des jardins ouvriers du quartier Bois-du-Luc en région du Centre. Partant des sources du SAICOM et de l’architecture du site, elle retrace l’histoire du charbonnage, puis développe la manière dont les logements ouvriers sont construits autour, chacun accolé d’un petit jardin. Animée par les conceptions paternalistes de l’époque, c’est une véritable ville miniature qui voit le jour et apparaît sous les yeux des lecteurs et lectrices. L’article détaille comment, avec l’arrivée de la Ligue horticole et des coins de terre, les jardins ouvriers du Bois-du-Luc évoluent (avec, notamment, le développement du maraîchage et du petit élevage). Par la suite, différentes activités animent la vie des jardins pour qu’ils restent attractifs. Isabelle Sirjacobs propose ainsi une analyse historique, richement nourrie en iconographie, sur les enjeux des jardins ouvriers du Bois-du-Luc.

Dans le deuxième article, Pierre Georis, auparavant secrétaire général du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), nous emmène dans les années 1970 et 1980, à la rencontre des forces vives qui ont fait naître le jardin des Fraternités ouvrières à Mouscron. De suite, le lecteur ou la lectrice découvre que l’initiative existe toujours : elle occupe 1 800 m² en intérieur d’îlot, on y pratique la permaculture, il y a 3 000 cotisant.e.s, 150 bénévoles et un groupement d’achats et d’échanges de graines. Ensuite, partant des souvenirs de l’auteur et d’une recherche menée à l’époque, l’article propose une analyse des acteurs et actrices, du biotope d’où émerge le jardin. Animé.e.s par des conceptions post-soixante-huitardes et un souci d’auto-gestion, des chrétien.ne.s de gauche font des expérimentations politiques et développent des initiatives sociales et culturelles. Pierre Georis propose ainsi ses mémoires et son analyse, richement nourries en anecdotes de la vie sociale et politique de l’époque, sur la genèse du jardin des fraternités ouvrières à Mouscron.[4]

Dans le troisième article, Claudine Lienard, bénévole au CARHOP et auparavant coordinatrice de projets à l’Université des Femmes, propose de mettre les lunettes de l’analyse de genre pour lire les enjeux des jardins collectifs. Un questionnement est ainsi posé : comment les femmes ont-elles été, sont-elles concernées par l’aventure humaine des jardins partagés ? Pour y répondre, l’article replonge dans les jardins ouvriers au tournant du 20e siècle pour y découvrir l’absence des femmes, reléguées au foyer. Puis, progressivement, les femmes cultivent et gagnent leur émancipation. À partir des années 1970, les jardins collectifs organisés par, pour et avec des femmes se multiplient, allant des initiatives sociales qui permettent l’insertion des femmes issues des classes populaires aux initiatives militantes féministes. Sur base de ce tour d’horizon, l’article présente ensuite les réflexions et recherches féministes actuelles sur la formule des jardins partagés, mais aussi sur ce qui s’y joue, pour les femmes et pour la lutte contre les discriminations de sexe.

Dans le quatrième et dernier article, Laurence Delperdange, auparavant permanente aux Équipes populaires, nous ancre dans le présent et interroge les alternatives possibles à l’agro-industrie. Prolongeant un dossier édité par les Équipes populaires en 2022, l’article nous plonge dans les raisons qui ont permis la naissance de l’agro-industrie et sur celles qui entrainent aujourd’hui la réponse et la résistance agroécologique. Parmi les acteurs et actrices de cette résistance : les citoyen.ne.s et la société civile. Pour illustrer cette dynamique, l’article se focalise sur deux initiatives qui soutiennent l’agriculture non-industrielle : Agroecology in Action et Terre-en-vue. L’article est enfin illustré par deux reportages qui mettent en valeur les femmes maraîchères wallonnes et sénégalaises.

Notes
[1] PRUVOST G., Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, 2021, 4e de couverture.
[2] DEVILLE D., La société jardinière, Paris, Le Pommier, 2023.
[3] « Les Jardins de Choiseul. Un chantier de réinsertion à ciel ouvert », Laboratoire des innovations sociales, n° 10, sd,, www.biblio.helmo.be, page consultée le 13 septembre 2023.
[4] À ce propos, l’auteur précise que son article est le fruit d’une convergence. Convergence entre le souvenir vif de ses premières années de militance et d’une recherche analytique. Nous ne sommes donc pas dans un travail d’historien au sens strict. Le projet consiste en premier lieu à apporter un peu de matériel pour des historien.ne.s qui se pencheraient sur le sujet, et ce en mobilisant principalement la mémoire d’un témoin proche du milieu décrit pendant la décennie 1970, celui de l’auteur lui-même.

POUR CITER CET ARTICLE

LIENARD C. et ROUCLOUX A., « Les jardins collectifs : un terreau fertile pour la culture du social et de la démocratie », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°21 : Les jardins collectifs, septembre 2023, mis en ligne le 3 octobre 2023, www.carhop.be/revuescarhop.