Quelles alternatives à l’agro-industrie ? Les exemples belges de Terre-en-vue et d’Agroecology in action

PDF

Laurence Delperdange (auparavant permanente, Équipes populaires)

Cet article constitue un prolongement du dossier publié en juin 2022 par l’auteure dans le périodique des Équipes populaires Points de repères « Les potagers collectifs, comment être mieux dans son assiette planétaire ? ». Une centaine de pages propose un large tour d’horizon de l’historicité et des enjeux actuels sur les questions alimentaires. Pour cet article, l’auteure propose un rapide rappel de quelques éléments du dossier, mais surtout une approche nouvelle sur des initiatives de terrain, à savoir Agroecology in Action et Terre-en-vue. Pour terminer, un focus est fait sur les actions mises en place par des femmes en Belgique et au Sénégal. La question transversale : comment les citoyen.ne.s et les associations peuvent se réapproprier la terre et sa culture ?

Aux sources de cet article

Le mouvement Les Équipes Populaires est une organisation constitutive du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) active dans le secteur de l’éducation permanente. La question environnementale fait partie des six thématiques qui alimentent les réflexions et les actions des militant.e.s des neuf régionales qui composent le mouvement (Bruxelles, Brabant wallon, Liège-Huy-Waremme, Luxembourg, Hainaut Centre, Hainaut Occidental, Namur, Charleroi-Thuin, Verviers). Dans ce cadre, deux documentaires ont été réalisés sur le thème « Femmes et agroécologie », l’un au Sénégal, l’autre en Wallonie. C’est lors des rencontres avec les femmes témoignant dans « Elles racontent leur agroécologie » (Wallonie) que l’association Terre-en-vue fut évoquée. C’est ensuite, lors de la présentation publique des documentaires, que nous avons invité une représentante d’Agroecology in action pour éclairer la thématique de l’agroécologie aux niveaux régional, européen, et international. Agroecology in action fédère de nombreuses associations en Europe, parmi lesquelles le MOC.

Il nous a donc paru intéressant de présenter dans le présent article les objectifs de ces deux acteurs incontournables qui apportent des avancées significatives en matière d’agriculture aujourd’hui. Elles contribuent à faire bouger les sillons dans la manière de nourrir la planète. Nous avons participé en juin 2023 à une soirée de présentation du projet Terre de Bruyère en Brabant wallon durant laquelle Zoé Gallez, co-coordinatrice de Terre-en-vie, en a rappelé l’historique.

Mécanisation des mains et appauvrissement des sols : de la paysannerie à l’industrie

Alors que l’agriculture occupait autrefois une place centrale dans la vie des citoyen.ne.s, elle a été supplantée par le travail industriel et des services. On estime qu’au 15e siècle, en Europe occidentale (France, Pays-Bas et Angleterre), entre 60 et 70 % des personnes travaillent dans l’agriculture. En 2012, elles ne représentent plus qu’environ 2 % de la population.[1] Pourtant, depuis la révolution industrielle, mais surtout après la Seconde guerre mondiale, la production agricole des pays occidentaux a considérablement augmenté. Entre 1850 et 1950, on assiste à l’extension massive de l’agriculture à grande échelle surtout en Amérique du Nord et dans le sud et l’est de la Russie puis de l’Union soviétique. Dans l’après-guerre, les intrants chimiques coûteux (engrais et pesticides) font leur apparition dans l’agriculture. Le rendement devient le leitmotiv. Ces cinquante dernières années, la production s’est aussi étendue en Amérique latine, en Asie du Sud-Est, en Afrique. C’est donc la productivité des terres agricoles qui ne cesse de croître alors que, dans le même temps, le nombre de travailleurs du secteur diminue.

Les monocultures intensives gagnent du terrain aux dépens des cultures alimentaires locales et des espaces naturels. Toutes ces pratiques appauvrissent les terres et donnent un coup fatal à de nombreuses espèces vivantes. L’agriculture intensive porte la responsabilité de la réduction de la biodiversité, et de la pollution des nappes phréatiques. Le secteur est responsable de 70 % de la déforestation et indirectement de ses conséquences sur les populations et sur l’environnement. Elle utilise 70 % de l’eau douce actuelle alors que dans le même temps, les épisodes de sécheresses se multiplient un peu partout sur la planète. La fertilité des sols diminue, l’air que nous respirons est chargé en carbone (on en attribue, pour un tiers, la responsabilité à l’agriculture intensive). Autre conséquence : les cultivateurs et cultivatrices s’endettent et l’accès à la terre est presque impossible pour un.e jeune qui souhaiterait se lancer dans ce métier. En France, de grands groupes industriels rachètent les terres aux agriculteurs et agricultrices partant à la retraite.[2]

Le défi actuel est d’augmenter la production, la population ne cessant de croître, tout en limitant au maximum les impacts environnementaux, sociaux et économiques négatifs. L’agriculture contemporaine est donc à la croisée des chemins. Un nouvel élan est nécessaire pour rendre la production agricole durable de manière à répondre aux besoins de la population mondiale. Selon une étude, pour nourrir les 9,1 milliards de personnes habitant la planète en 2050, il faudra 30 à 60 % de nourriture supplémentaire.[3] Dans ce contexte, le rôle de l’aménagement du territoire et de l’accompagnement des mutations de ce secteur, est fondamental. L’accès à la terre pour les jeunes générations représente aussi un enjeu essentiel.

L’agroécologie, une alternative à l’agro-industrie ?

Depuis plusieurs années, on assiste à des prises de conscience, portées par des études et des analyses, qui mettent en lumière l’urgence de sortir de l’agro-industrie et de ses impacts négatifs, à savoir une double crise environnementale et alimentaire. L’agroécologie est une réponse à cet enjeu. On désigne par ce terme une production agricole réalisée en accord avec l’écologie d’un environnement spécifique. Elle comprend six principes[4] :

  • L’augmentation du recyclage de la biomasse en optimisant la décomposition de la matière organique et le recyclage des nutriments ;
  • Le renforcement du système immunitaire des systèmes agricoles en augmentant la biodiversité fonctionnelle et l’utilisation d’ennemis naturels ;
  • Le renforcement de la santé des sols en permettant l’apport de matière organique et la vie biologique du sol ;
  • La minimisation des pertes d’énergie, d’eau, de nutriments et de matériel génétique par la conservation et la régénération des sols, de l’eau et de l’agro-biodiversité ;
  • La diversification de la richesse des espèces dans le temps et l’espace ;
  • Le renforcement des interactions biologiques et des synergies entre les composantes de l’agro-biodiversité.

Aux quatre coins du monde, des collectifs se créent pour défendre les collectivités qui vivent de l’agroécologie. En Europe, la Politique agricole commune (PAC), qui fixe les règles de base des politiques agricoles des États membres de l’Union européenne (UE), invite ceux-ci à adopter de nouveaux plans stratégiques pour la période allant de 2023 à 2027.[5] Les plans stratégiques visent une agriculture plus verte, plus équitable et plus compétitive tenant compte de la biodiversité, de l’environnement en passant par les dimensions économiques et sociales.[6] En Belgique, la Flandre et la Wallonie publient leurs plans stratégiques séparément. En Wallonie, l’agriculture biologique gagne du terrain. En 2017, on compte plus de 1 600 fermes bio (soit une ferme sur dix et 13 % de la production agricole totale). Ces chiffres ne cessent de croître. Selon le Collège des producteurs, 91 % des surfaces bio belges se situent en Wallonie.[7] Les activités agricoles y constituent un potentiel important de valeur ajoutée, en témoigne la création de la Conférence permanente du développement territorial (CPDT), une plate-forme multidisciplinaire de recherches, de formations et d’échanges, créée par le Gouvernement wallon en 1998.[8]

Citoyen.ne.s et associations : maillons essentiels

Dans l’ouvrage Une écologie de l’alimentation, publié à l’occasion des 50 ans de la Chaire Unesco, les auteur.e.s parlent de l’alimentation en tant que « Fait social total » qui touche tous les niveaux relationnels : relation à soi, en termes de santé, émotions, plaisir, construction de notre identité mais aussi, relations aux autres à travers la convivialité des repas partagés, la transmission des règles de table, le métissage des cultures alimentaires. Et également, nos relations à la biosphère, les mondes animal et végétal, les savoirs transmis en matière de conservations des aliments, etc.[9] Olivier De Schutter qui fut rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, estime que des changements profonds sont possibles grâce à la participation citoyenne et associative.[10] Potagers collectifs, ceintures alimentaires, fermes en transition, nouveaux circuits courts, épiceries sociales, marchés paysans, groupes d’achats collectifs, boulangeries, associations, formations paysannes, pratiques agricoles alternatives, restauration collective…, toutes ces initiatives se multiplient. En Belgique aussi, en voici deux exemples.

Initiative de potager collectif à Ottignies-Louvain-la-Neuve, Cultiver les liens, 2019.

L’exemple d’Agroecology in Action

En Belgique, l’association Agroecology in Action est un mouvement qui rassemble paysan.ne.s, petit.e.s producteurs et productrices alimentaires, associations et collectifs de citoyen.ne.s engagé.e.s pour l’alimentation durable, groupes de mangeurs et mangeuses responsables et solidaires, chercheurs et chercheuses, coopératives, défenseurs et défenseuses de l’environnement, PME de l’économie sociale et solidaire, acteurs et actrices de la santé et de la lutte contre la précarité et pour la justice. Il a recensé toutes les initiatives qui vont dans le sens d’une production respectueuse de la terre, des humains. Elle souhaite rendre celles-ci davantage visibles au travers d’une cartographie en ligne. Agroecology in Action et ses membres réalisent un travail de réseautage et de renforcement des liens entre les initiatives de transition agroécologique et de l’alimentation solidaire, en favorisant la transdisciplinarité. Le mouvement s’implique par ailleurs activement dans un travail de plaidoyer réalisé auprès des responsables politiques belges et européens.[11]

L’exemple de Terre-en-vue 

L’ASBL Coopérative & Fondation Terre-en-vue est créée en 2011 à partir du constat que « depuis trente ans, chaque semaine en Belgique, 43 fermes disparaissent et 62 agriculteurs quittent la profession ; et que si on laisse faire, il n’y aura plus en 2030 que quelques gigantesques exploitations industrielles »[12]. L’objectif de l’ASBL est d’acquérir des terres agricoles, sous le modèle de la coopérative, pour les louer à des jeunes qui souhaitent se lancer dans la profession d’agriculteur. Pour ce faire, Terre-en-vue travaille sur trois axes : l’acquisition, la gestion et la transmission de terres privées. Elle démarche également pour acquérir des terres publiques, lesquelles représentent aujourd’hui 7 % des terres en Wallonie.

Un objectif porteur d’avenir lorsque l’on sait que plus de la moitié des agriculteurs a plus de 50 ans, et que quatre cinquième d’entre eux n’ont pas de repreneurs ou repreneuses identifiées. Aujourd’hui, les terres sont en grande partie acquises par des sociétés agro-industrielles et financières. On y plante des sapins, des panneaux photovoltaïques ou elles servent de prairies pour les chevaux. De plus, dans notre législation actuelle rien ne protège les terres agricoles. Le marché foncier n’étant pas régulé, le prix de la terre a triplé en 10 ans. L’accès à la terre est donc de plus en plus compliqué. Dans certaines provinces, son prix peut monter jusqu’à 67 000 €/ha. Dans la région de Rochefort, il y a 10 ans, il fallait compter 8 000 €/ha. Aujourd’hui, ce prix est passé à 30 000 €/ha.[13]

Terre-en-vue rassemble donc l’argent des citoyen.ne.s pour acquérir des terres et les confier à des agriculteurs et agricultrices respectueux de celles-ci. Pour bénéficier de l’octroi de terres, il faut répondre à certains critères tels que s’inscrire dans un projet nourricier, tourné vers le local, respectueux de l’environnement et économiquement viable, porté par des agriculteurs et agricultrices professionnels ouverts au dialogue et à la communauté locale. Des terres privées et des terres publiques sont acquises. Elles se situent à Bruxelles (Jette, Anderlecht, Ganshoren) et en Wallonie (Temploux, Grez-Doiceau, etc.). L’ASBL travaille ainsi à créer des communautés de soutien autour des agriculteurs à travers des acquisitions de terres, libérant les terres agricoles du marché spéculatif et de la production agro-industrielle avec pour objectif d’imaginer et de construire un mode de gestion des terres en bien commun pour produire de la nourriture saine et locale en respectant la nature. À Haut-Ittre, en Brabant wallon, un vaste terrain acquis par Terre-en-vue grâce à un don, a permis de lancer le projet Terres de la Bruyère. Il va accueillir, outre des cultures maraîchères, des poules pondeuses et des arbres fruitiers, les vignes de Cyril qui – après avoir appris le métier de vigneron dans le Jura – a décidé de revenir en Belgique pour y planter, avec son épouse, des vignes sur 3 hectars de terrain. De manière générale, on compte aujourd’hui, 176 hectares de terres acquises, 13 fermes ont été acquises en 2022 et Terre-en-vue en compte 43 au total. L’association rassemble 3 500 coopérateurs et coopératrices.

Parmi les associations qui ont créé ou rejoint Terre-en-vue – et qui sont garantes de sa finalité sociale – on trouve la FUGEA, le Crabe, Quinoa, Agricoverts, Oxfam-Solidarité, Fian Belgique, SOS Faim, Entraide et Fraternité, etc. Terre-en-vue travaille également en partenariat avec De Landgenoten en Flandre et le réseau Terre de liens en France. Le mouvement est composé de trois structures : la coopérative financée par des parts sociales pour acquérir des terres et les louer aux agriculteurs, la fondation qui récolte dons et legs pour assurer la gestion des terres à long terme, l’association qui reçoit les subsides et accompagne les projets via une équipe de salarié.e.s et bénévoles. Il faut parvenir, selon Zoé Gallez, l’une des fondatrices de Terre-en-vue, à opérer un changement systémique. La terre est un bien commun. Il faut donc des synergies avec les pouvoirs publics (CPAS, communes, Régions, etc.) qui possèdent des terrains et les envisagent généralement comme des placements et pas comme un levier pour changer le système alimentaire.

L’ASBL est impliquée dans les lieux de négociations tels que le Réseau wallon de développement rural (RWDR) et le Collège wallon de l’alimentation durable (CWAD). Du côté de la Région wallonne, les choses commencent à bouger grâce au Code wallon de l’agriculture publié en 2014. Terre-en-vue rédige un Memorandum qui sera soumis aux différents partis avant les élections de 2024. Il contiendra sept propositions s’articulant autour de la revendication centrale pour « Consacrer le droit à l’alimentation saine dans notre Constitution »[14].

Terre-en-vue est donc l’un des maillons importants dans la prise de conscience qu’il est urgent de repenser à la fois notre alimentation, notre modèle de consommation et notre relation à la terre. On le voit se nourrir est au cœur de nombreux enjeux. Ceux-ci passent par la santé, l’économie, la justice sociale, la psychologie, la cuture, l’avenir de la planète. Les dynamiques des potagers collectifs, les villes en transition, des associations telles que Terre-en-vue créent du lien en ensemencent nos manières nourrir la planète demain.

Elles racontent leur agroécologie, une production Le monde selon les femmes et Les Équipes populaires, 2019

D’ici à là-bas, les femmes se (ré)approprient l’agroécologie

Les femmes sont aussi à la manœuvre dans ce vaste chantier vers l’agroécologie. Deux documentaires réalisés par les ASBL Le monde selon les femmes et Les Équipes Populaires mettent en lumière le rôle des femmes au sud et au nord de la planète. Elles racontent leur agroécologie rassemble les témoignages de quatre agricultrices et maraîchères wallonnes et propose une réflexion remettant en question culture intensive et agro-industrielle. Dans le documentaire Elles racontent leur agroécologie. Traces numériques, réalisé au Sénégal en 2017, à la frontière avec la Mauritanie, des femmes racontent le parcours qui les a amenées à cultiver leurs terres autrement et témoignent de leur quotidien.

Elles racontent leur agroécologie. Traces numériques, une production Le monde selon les femmes et Les Équipes populaires, 2017

Notes

[1] RITCHIE H., Yields vs. Land Use : how the green Revolution enabled us to feed a growing population, www.ourworldindata.org, 2017, page consultée le 31 juillet 2023.
[2] DELPERDANGE L., Les potagers collectifs. Comment être mieux dans son assiette planétaire, Namur, Les Équipes populaires, 2022 (Points de repères, n° 51).
[3] DA SILVA J.G., Feeding the world, UN Chronicle, 2021.
[4] Alliance for Food Sovereignty in Africa (AFSA) and Tanzania Organic Agriculture Movement (TOAM), The Bold Future of Farming in Africa, www.pelumkenya.net,2016, page consultée le 31 juillet 2023.
[5] European Commission, The new agricultural policy: 2023-27, www.commission.europa.eu/index_en, 2021, page consultée le 31 juillet 2023.
[6] « Plan stratégique PAC – 2023-2027 », Portail de l’agriculture wallonne, www.agriculture.wallonie.be/accueil, page consultée le 31 juillet 2023.
[7] Collège des producteurs, voir rubrique Agriculture bio, https://collegedesproducteurs.be/, page consultée le 31 juillet 2023.
[8]https://cpdt.wallonie.be/, page consultée le 31 juillet 2023.
[9] BRICAS N., CONARÉ D., WALSER M., Une écologie de l’alimentation, Paris, Quae, 2021.
[10] DELCOURT L., Un système alimentaire à transformer, Paris, Syllepse « Alternatives Sud », 2021.
[11] Agroecology in action, https://www.agroecologyinaction.be, site consulté le 31 juillet 2023.

[12] Rapport annuel 2022 Terre-en-vue asbl, Coopérative & Fondation, www.terre-en-vue.be, page consultée le 11 septembre 2023.
[13] On peut, à ce propos, former l’hypothèse qu’il existe un lien entre le prix de la terre et le coût des aliments, le prix des terrains impactant ainsi l’ensemble de la population.
[14] Mémorandum pour les élections régionales, législatives, européennes et communales 2024, « 6 priorités, 32 propositions pour préserver l’accès à la terre pour nos agriculteur.rice.s et une Agriculture Durable et Nourricière (ADN) », www.terre-en-vue.be, juillet 2023, page consultée le 11 septembre 2023.

POUR CITER CET ARTICLE

DELPERDANGE L., « Quelles alternatives à l’agro-industrie ? Les exemples belges de Terre-en-vue et d’Agroecology in action », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°21 : Les jardins collectifs, septembre 2023, mis en ligne le 3 octobre 2023, www.carhop.be/revuescarhop.