L’économie sociale au sein du mouvement ouvrier chrétien : une réalité polymorphe

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François Welter (historien, CARHOP asbl)

Habituellement associée aux coopératives, en partie avec raison d’ailleurs, l’économie sociale recouvre cependant des réalités très différentes au sein du mouvement ouvrier chrétien. L’ambition de cet article est double. D’une part, il s’agit de parcourir à grands traits la trajectoire de l’économie sociale telle qu’elle se développe au sein du mouvement ouvrier chrétien. D’autre part, l’objectif est d’esquisser à grands traits comment le Mouvement les structure dans la perspective de « faire Mouvement ».

Mentionnons-le d’emblée : la présente contribution n’a pas vocation à être exhaustive, ni à mettre en perspective des recherches inédites. Sans avoir couvert l’ensemble de l’économie sociale au sein du pilier chrétien, la littérature existante est déjà conséquente et nous sert de principale assise documentaire. Principalement, nous sommes-nous appuyés sur les travaux de Godfried Kwanten (KADOC) et de Renée Dresse (CARHOP)[1]. D’autres recherches sont également en cours. Quelques éléments seront aussi apportés à partir des retours d’expérience formulés par des militant.e.s et des chercheurs et chercheuses. À cet égard, soulignons la configuration particulière de cet article. Celui-ci s’articule avec quatre autres contributions de ce numéro de Dynamiques, qui, tour à tour, s’appesantissent sur certaines structures ou organisations qui soutiennent le mouvement d’économie sociale ou en véhiculent certains objectifs : la Fondation André Oleffe, Syneco, ARCO et les Actions intégrées de développement.

Les coopératives : des organisations qui ne vont pas de soi dans le mouvement (19e siècle)

Dans le mouvement ouvrier chrétien, les coopératives[2] ne sont pas des modèles qui s’imposent d’emblée comme une alternative aux lois du marché de la production et de la consommation. Dans les années 1860, les congrès catholiques privilégient les « patronages », c’est-à-dire un système de coopération de classes au sein duquel des bourgeois dirigent des institutions caritatives, morales et religieuses destinées à soutenir les travailleurs et les travailleuses, les élever moralement et, surtout, les écarter des socialistes. Car, pour le coup, le « pilier rouge » s’appuie sur des coopératives où les travailleurs et les travailleuses sont réellement à la manœuvre, en vue d’améliorer leurs conditions matérielles ; de petites structures se transforment rapidement en puissances économiques capables de soutenir financièrement le mouvement socialiste. Avec ce système, les adversaires des coopératives craignent une disparition des classes moyennes dès lors que les consommateurs et consommatrices sont en relation directe avec les secteurs de production. De façon générale, la crainte d’une lutte des classes trop marquée explique les fortes oppositions chrétiennes.

Est-ce à dire qu’aucune coopérative chrétienne n’émerge au 19e siècle ? La réalité est évidemment plus nuancée. De petites banques populaires, quelques caisses d’épargne et de crédit créées principalement par des bourgeois et des hommes d’église s’établissent à côté de coopératives de production artisanale, de telle sorte qu’une quarantaine de structures chrétiennes sont en activité au début du 20e siècle. Les Ouvriers réunis à Charleroi ou la société Le Bon grain dans la région de Morlanwelz, sont, par exemple, deux boulangeries qui font partie des coopératives qui parviennent à s’implanter solidement, à générer des bénéfices non négligeables et à s’appuyer sur une large base de coopérateurs – près de 40 000 dans le cas de la seconde. Aucune commune mesure, toutefois, avec l’existant du côté socialiste ; du reste, les coopératives chrétiennes n’ont pas cette fonction de soutenir financièrement les organisations sociales et politiques du pilier.

Statuts et règlements de La Populaire. Société coopérative ouvrière, constituée à Namur, le 4 août 1912, p. 1 (CARHOP, fonds EPC, boîte iconographie).

Le renforcement de la composante coopérative (1919-1939)

Le succès des coopératives socialistes, la réorientation plus progressiste de la Ligue démocratique belge, une structure faitière des organisations sociales chrétiennes, l’expansion d’œuvres économiques en Flandre, sans effet négatif pour la classe moyenne, et les besoins financiers des organisations sociales chrétiennes, sans compter les observations faites à l’étranger, participent d’un mouvement de renforcement du système coopératif au sein du pilier chrétien : le phénomène est observable après la Première Guerre mondiale. Créée en 1921, la Ligue nationale des travailleurs chrétiens (LNTC), en charge de la formation, de la représentation politique et de la coordination du mouvement ouvrier chrétien, œuvre à renforcer l’action de la branche coopérative. Partant d’un exemple dans le Limbourg (l’économie), elle institue la Coopération ouvrière belge (COB) en 1924, alors en charge de coordonner et de stimuler la propagande coopérative, d’une part, et de soutenir et contrôler la diversité de coopératives chrétiennes par les parts qu’elle souscrit au sein de celles-ci, d’autre part. La LNTC exerce elle-même une tutelle sur la COB en envoyant certaines de ses figures dans les organes de gestion dès 1930 (ex : son aumônier, Louis Colens ; son secrétaire Paul-Willem Segers). En 1933, et à quelques exceptions près, et notamment du côté de l’économie populaire de Ciney (EPC), l’unification des coopératives chrétiennes est achevée. À terme, la centralisation nationale est même plus élevée que chez les socialistes.

Avec la crise financière, puis économique des années 1930, la COB se mue en caisse d’épargne des travailleurs et travailleuses chrétiens. Toujours sous le contrôle de la LNTC, la Fédération nationale des coopératives chrétiennes (FNCC) la remplace en 1935 comme organe de formation du capital, de promotion des entreprises de coopératives, de formation, d’étude et de représentation. À terme, elle reprend toutes les participations dans les coopératives chrétiennes, en ce compris la Banque d’épargne. Outre quelques nouvelles transformations qui émaillent l’Occupation, elle prépare aussi une mutation qui la fonde comme nouvelle organisation constitutive du MOC-ACW (Mouvement ouvrier chrétien-Algemeen Christelijk Werknemersverbond) après la Seconde Guerre mondiale : elle est désormais autonome pour réaliser ses objectifs en matière d’économie coopérative, de banque de dépôt et d’assurances populaires (AP). En 1952, le MOC-ACW place l’action coopérative au cœur de son congrès, signe d’un certain aboutissement de cette trajectoire économique adoptée par le Mouvement.

Personnel de l’Économie populaire  de  Ciney,  1929  (CARHOP,  fonds   EPC, boîte iconographie).
Personnel de l’Économie populaire de Ciney, 1929 (CARHOP, fonds EPC, boîte iconographie).

Les décennies fastes des coopératives chrétiennes (années 1950-1980)

Durant trente ans, le mouvement coopératif chrétien se développe dans une conjoncture économique favorable. Les politiques d’expansion économique du gouvernement libéral-chrétien de Gaston Eyskens en 1960 (Loi unique)[3], la mise en place d’un marché commun européen, l’implantation de nombreuses entreprises en Flandre et l’élévation du niveau de vie général des Belges contribuent à l’épanouissement du secteur coopératif. Les ambitions de la FNCC sont importantes en termes de seuils de coopérateurs et de capital à atteindre. Si les résultats resteront toutefois en deçà des objectifs fixés, l’expansion est incontestable avec 428 037 coopérateurs et coopératrices dans les années 1980 (un doublement depuis 1968) et un capital qui quintuple sur la même période : l’intégration des sociétés namuroises et luxembourgeoises, jusqu’alors en marge de la FNCC n’y est pas étrangère. Aussi, le mouvement coopératif chrétien mène une politique de diversification de ses offres de service et favorise l’implantation de nouvelles coopératives, afin de répondre aux besoins nouveaux. L’économie coopérative ne cesse de renforcer son ancrage dans l’économie du pays, à force de formations, de journées d’étude, de commissions, de campagnes de promotion, parfois en lien avec les organisations sociales du Mouvement, et de services aux consommateurs et client.e.s (service d’assistance juridique, modernisation des commerces de son réseau, nouvelles offres bancaires et d’assurance, etc.) ; élément non négligeable, la FNCC intègre les organes de consultation socioéconomique, tels que le Conseil central de l’économie[4]. En même temps qu’elles travaillent à améliorer la situation matérielle des travailleurs et travailleuses, les coopératives chrétiennes ne se départissent pas de leur second objectif cardinal : le soutien financier au Mouvement, et particulièrement au fonctionnement de ses organisations sociales. Les connexions entre celles-ci et les coopératives se matérialisent à travers les services avantageux dont bénéficient les premières de la part des secondes, la propagande des premières en faveur des secondes et l’implication des premières dans les organes de gestion et de décision des secondes.

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Les actions intégrées de développement (AID)

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Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)

L’émergence au sein de l’insertion socioprofessionnelle

« Actions intégrées de développement » (AID) est le nom de famille d’un réseau de Centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) implantés en Wallonie et à Bruxelles, et appartenant au périmètre des ASBL, entreprises et activités du Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Les CISP fonctionnent selon deux méthodes pédagogiques. La première comprend de larges séquences de participation à des activités économiques et commerciales, sur chantier et en atelier, la formation pratique s’organisant principalement sous le mode du compagnonnage. En Wallonie, on la nomme « Entreprise de formation par le travail » (EFT), et à Bruxelles « Atelier de formation par le travail » (AFT). Elle ne s’est pas toujours appelée comme cela : la formule a d’abord existé sous la dénomination « Entreprise d’apprentissage professionnel » (EAP). La seconde méthode est sous un mode de formation plus classique. Elle a longtemps été labellisée « Organisme d’insertion socioprofessionnelle » (OISP) en Wallonie (dénomination encore actuelle à Bruxelles), avant d’être rebaptisée « DéFI », acronyme de « Démarche formation insertion » (à ne pas confondre avec le parti politique). La principale caractéristique des CISP est d’accueillir des personnes à ce point éloignées du marché de l’emploi, le plus souvent parce que faiblement scolarisées, que les autres offres de formation leur sont inaccessibles. Pour obtenir l’agrément par une des Régions, il faut être ASBL ou CPAS.

Le réseau AID actuel et ses publics en quelques chiffres

En 2022, le réseau AID comptait 24 associations, dont 19 en Wallonie et 5 à Bruxelles. Les activités cumulaient 10 EFT, 1 AFT, 12 DéFI et 4 OISP (certains CISP cumulent 2 situations, par exemple EFT et DéFI).

Ensemble, les activités ont mobilisé 1 749 stagiaires pour 799 115 heures de formation. Le public féminin a été majoritaire à 59 %. Mais cela camoufle cependant une grande variation : elles sont surtout très majoritaires dans les DéFI/OISP (68 %), alors qu’elles sont minoritaires dans les EFT/AFT (33 %). C’est vraisemblablement lié au fait que nombre de filières EFT sont toujours réputées « masculines » (métiers de la construction, horticulture…) : ça ne bouge que lentement.

Pour ce qui est des niveaux de formation à l’entrée : 25 % n’ont tout simplement aucun diplôme, pour 19 % au maximum le CEB, 19 % le CES2D, 12 % le CESS, 2 % un diplôme de l’enseignement supérieur tandis que 23 % sont titulaires d’un diplôme ou certificat non reconnu en Belgique.

Autre angle d’approche encore : 42 % des stagiaires étaient sous statut de chômeurs complets indemnisés, pour 30 % relevant d’un CPAS et 28 % de personnes sans revenu car à charge d’une autre personne.

Lorsque ceux qui terminent la formation sortent, c’est pour un débouché immédiat pour 50 % d’entre eux, soit sous la forme d’un emploi (17 %) soit sous celle de l’entrée dans une formation plus qualifiante (33 %). Ceci a valeur de photographie pour une année précise, mais si on vérifie les données pluriannuelles, on observe une relative stabilité depuis dix ans[1].

Une naissance sous tensions

Aujourd’hui, les AID représentent une des activités importantes du MOC. En interne, on n’enregistre aucune contestation quant à la légitimité de l’action. Mais, il n’en a pas toujours été le cas ! Au début, il a fallu beaucoup de volontarisme au milieu d’hostilités déclarées. Ce que les AID ont lancé n’était pourtant pas isolé : plein d’autres initiatives plus ou moins similaires se développaient ailleurs dans les espaces belges, et avaient aussi à subir méfiances et critiques. Un processus de regroupements s’est mis en place, en sorte de s’épauler les uns les autres, se défendre face à l’adversité, se construire en interlocuteur collectif suffisamment efficace que pour devenir apte à négocier sa situation et parvenir à l’institutionnalisation du secteur par la voie de décrets régionaux. Seulement voilà : ayant à se défendre des nombreuses critiques internes au MOC, les AID ont joué la carte de la dissociation : « Non, non, ne nous confondez pas avec les autres à l’égard desquels les critiques sont justifiées ; nous sommes autre chose, nous fonctionnons différemment ». Par le fait même, en même temps qu’elles étaient en difficulté en interne MOC, les AID s’isolaient de leurs homologues associatives : une double fragilité ! De longues années de travail ont été nécessaires pour conforter les initiatives locales du réseau, en les professionnalisant, en conquérant une pleine légitimité au sein du MOC et en sortant de l’isolement par l’intégration dans les collectifs sectoriels, que sont aujourd’hui l’Interfédération des CISP lorsqu’il s’agit de la Wallonie, la FEBISP (Fédération bruxelloise de l’insertion socioprofessionnelle) lorsqu’il s’agit de Bruxelles-Capitale et la FESEFA (Fédération des employeurs des secteurs de la formation des adultes) lorsqu’il s’agit d’être interlocuteur dans les relations collectives (participer au « banc des employeurs » dans la commission paritaire 329, celle des secteurs socio-culturels et sportifs)[2].

Le propos qui suit est une mise en récit, qui ne racontera pas « tout » ce qu’il serait possible d’écrire sur l’histoire des AID, mais se centrera sur l’éclaircissement du « mystère des origines », les relations compliquées avec le MOC, et jusqu’au moment où « ça (c’est-à-dire la légitimité) a été gagné », une période de presque 20 ans – soit le temps d’une génération. Cette trajectoire n’est compréhensible qu’à la condition de donner des indications sur le contexte général dans lequel cela s’est inscrit. Il s’agira aussi de décrire le collatéral de la bagarre interne au MOC : le piège de l’isolement à l’égard des pairs dans lequel se sont retrouvées les AID, et la façon dont elles sont parvenues à en sortir.

Une histoire étroitement liée aux réformes de l’État

L’histoire ici racontée est concomitante aux profondes réorganisations du fonctionnement de l’État belge, par transferts successifs de compétences de ce qu’on a d’abord appelé « État central » (depuis lors requalifié « État fédéral »), vers les Communautés et les Régions. S’y sont ajoutés des transferts d’exercice de compétences de la Communauté française vers la Région wallonne d’une part, la Commission communautaire française (COCOF) en Région de Bruxelles-Capitale d’autre part[3]. Entretemps encore, la Région wallonne s’est rebaptisée « La Wallonie » et la Communauté française « Fédération Wallonie – Bruxelles »[4]. Cela introduit de la complexité dans l’exposé : les interlocuteurs politiques du secteur ont bougé au fil du temps : au début de la décennie 1980, il s’agissait principalement la Communauté française ; en fin de période on traite prioritairement avec les Régions et la COCOF, parce que, en 1994, l’exercice de la compétence de formation a glissé de l’une aux autres. De même, en début de période, un unique service public centralisé, l’Office national de l’emploi (ONEM), organisait tout aussi bien le contrôle des chômeurs et chômeuses que leur placement, un service de formation professionnelle et un autre d’orientation. Tout cela est désormais la mission du FOREM pour la région de langue française en Wallonie, mais ventilé entre ACTIRIS et Bruxelles-Formation en Région Capitale, étant entendu que l’ONEM reste en piste comme gestionnaire de l’assurance-chômage, compétence fédérale ! Expliquer cela a fonction d’avertissement : on va essayer de ne pas trop s’embrouiller au profit d’un déroulé qu’on espère fluide, mais on ne peut pas garantir qu’on y arrivera à tous les coups de la façon la plus optimale.

Nature du récit, atouts et limites

Le récit relève du registre du témoignage réflexif. L’auteur a eu une trajectoire personnelle de 25 ans dans le secteur ISP, sous diverses fonctions. Il ne faut dès lors pas confondre le propos avec un travail d’historien au sens strict du terme : les souvenirs personnels sont largement mobilisés ; ils font l’objet d’une reconstruction a posteriori qui, d’une certaine façon, tend à donner un sens à l’histoire. Ce qui est un atout pour l’interprétation et la compréhension comporte cependant son lot de risques en retour. Par exemple laisser croire qu’à tout moment ledit sens a été clair pour tous les acteurs impliqués : il ne l’a pas été, il y a aussi eu incertitudes et tâtonnements, sauf sans doute sur les grands principes directeurs qui ont servi de boussole. Par ailleurs, qu’il y ait un côté auto-justificateur au récit peut difficilement être nié. Pour atténuer ces faiblesses évidentes, et sans doute difficilement évitables quand on est dans le registre du témoignage, le récit cherche à appliquer quelques-uns des principes de la démarche réflexive, celle où, en quelque sorte, l’acteur prend son action comme objet de recherche, en contextualisant, en décrivant le plus factuellement possible, et en posant que la formulation d’une hypothèse ne vaut jamais démonstration. On est dans la description d’actions, menées par des acteurs, qui disposent de marges de manœuvre plus ou moins grandes, qui les utilisent ou pas, bien ou non, qui peuvent produire des réussites tout autant que des effets différents ou contraires aux intentions de départ : d’évidence, la réflexivité est influencée par les cadres de la sociologie, en particulier l’analyse institutionnelle, la sociologie des organisations et celle des mouvements sociaux. Ainsi, à défaut de faire travail d’historien.ne, espère-t-on pouvoir fournir du matériel utilisable par les historien.ne.s.

Le chaudron des années 1980

Crise socioéconomique et perspectives

L’époque était chaude en initiatives et évolutions institutionnelles de toutes sortes. Pour faire face à la crise économique, en particulier à l’explosion du chômage, une forme de consensus existait pour considérer qu’une grande partie de la solution passait par une meilleure formation des personnes, que ce soit dans une perspective de reconversion pour celles qui étaient dans un emploi menacé ou de meilleur niveau pour les jeunes. En tout état de cause, l’observation majeure était que plus et mieux la personne était diplômée, moins elle courait de risque de s’enliser longuement dans le chômage. Deux lignes ont alors été explorées pour améliorer la formation, l’une dans le domaine de l’enseignement, l’autre dans l’accompagnement des chômeurs et chômeuses. En réalité, à situation égale du marché de l’emploi (ce qu’il n’est jamais, mais posons l’hypothèse), agir sur la formation des personnes revient plus à améliorer leur compétitivité qu’à résoudre le problème fondamental du manque d’emplois suffisants : ce sera la grande critique générique adressée par certains observateurs et observatrices. Notre point de vue est que la critique est justifiée, mais qu’elle mérite qu’on y introduise au moins de la nuance. Car, en effet, la formation peut trouver du sens en elle-même : remobilisation de personnes ; réintégration dans un groupe de sociabilité ; par l’effet du groupe, entrée dans de nouveaux projets qui, à défaut d’emploi, permettent de mieux vivre ou participent de la cohésion sociale ; si on se place dans une logique d’éducation permanente, on muscle les capacités à l’investissement citoyen. D’autre part, la formation, dans une certaine mesure, peut aussi impacter le marché de l’emploi et l’économie, en facilitant des ajustements de personnes à des fonctions disponibles inoccupées ; de façon plus indirecte, elle peut susciter des vocations à l’entrepreneuriat.

Côté enseignement et formation initiale

La réforme phare date de 1983 : on a fait monter l’obligation scolaire de 14 à 18 ans[5]. En même temps, les responsables se rendaient bien compte que les gamins qui quittaient l’école à 14 ans n’étaient pas ceux qui feraient les plus hauts bons de joie à une prolongation de 4 ans ! La formation en alternance des Allemands jouissait d’une excellente réputation : elle a inspiré l’idée d’offrir une possibilité de formation en alternance comme alternative à l’enseignement à temps plein à partir de 15 ans, au sein de « Centres d’enseignement à horaire réduit » (CEHR), créés dès 1984[6]. On peut concevoir qu’une alternance entre l’école et une formation concrète à temps partiel en entreprise puisse déboucher sur une qualification équivalente à celle acquise dans un enseignement à temps plein, mais il y a des conditions : par exemple que l’apprentissage de la mécanique garage en entreprise fasse l’objet d’un vrai programme qui ne soit pas limité au balayage de l’atelier et au service à la pompe (à l’époque, c’étaient encore des pompistes qui prestaient en lieu et place de l’automobiliste). Encore fallait-il trouver de tels bons stages en entreprise ! Or, les temps étaient à la débandade ! L’alternance s’est donc massivement résumée à une alternance entre l’école et le chômage. Nommé « enseignement à horaire réduit », le dispositif a aussitôt constitué un échelon supplémentaire dans le processus de relégation scolaire !

Quelques années auparavant, c’est-à-dire fin de la décennie 1970, Émile Creutz, directeur du CIEP (le Centre d’information et d’éducation populaire, le service d’éducation permanente du MOC) et plusieurs acteurs de l’enseignement libre catholique avaient consacré une énergie considérable à construire et défendre un projet de réforme de l’enseignement professionnel, rebaptisé « humanités professionnelles », précisément pour qu’il cesse d’être une filière de relégation. Dans la foulée, ils avaient poussé quelques expériences pilotes dans des écoles professionnelles bruxelloises libres catholiques en milieux populaires et marquées par la diversité[7]. On ne peut pas dire que les Centres d’enseignement à horaire réduit (CEHR) correspondaient parfaitement à l’espérance des promoteurs des « humanités professionnelles », ni à celle des acteurs des expériences pilotes ! Le dépit était grand, mais peu importe : tous ces mêmes acteurs ont recyclé leur énergie en tentant d’accompagner au mieux le nouveau dispositif, de l’intérieur pour ceux qui étaient salariés de l’enseignement catholique, en partenaires extérieurs pour les autres (MOC, Conseil de la jeunesse catholique – CJC, CSC, Centres PMS).

Assez paradoxalement, comme on était de toute façon dans du neuf et une assez totale absence de programme, toute personne appréciant se retrouver dans l’instituant trouvait matière à une certaine excitation mobilisante ! Mais cela n’allait pas sans tensions, parce qu’avec des centaines de personnes impliquées sans trop de cadre, ça partait dans tous les sens, avec, au bout d’un temps, un clivage assez net entre ceux qui visaient la mise en place d’une excellence dans la qualification professionnelle, en gardant l’ambition d’une vraie formation en alternance (avec un bon statut pour les jeunes en stage) et d’autres qui, prenant acte de la grave pénurie d’offres de stages en entreprises, trouvaient qu’on ne pouvait pas pour autant abandonner toutes celles et tous ceux qui étaient sans stage. Autrement formulé, le clivage se jouait entre « insertion professionnelle » et « insertion sociale ». En réalité, il ne s’agissait pas de choisir entre l’un ou l’autre mais de faire l’un et l’autre : c’est la position qu’a fini par défendre le secrétariat général de l’enseignement secondaire catholique[8], et ce n’était que de bon sens, à tel point qu’il s’est grosso modo agi de la solution finalement généralisée dans le réseau. Dans l’intervalle, le clivage s’était immiscé entre la CSC et le MOC. Les Jeunes CSC avaient en effet construit un ambitieux modèle d’alternance, le « 2 x 20 heures », à comprendre comme : une semaine de 20 heures de formation scolaire et 20 heures de formation en entreprise durant lesquelles les jeunes impliqués disposaient d’un vrai statut. Ils le défendaient avec conviction tandis que leurs collègues du MOC assumaient la situation de large pénurie de stages d’alternance disponibles pour les élèves : ils contribuaient dès lors à monter des initiatives de CEHR qui pouvaient être très éloignées des perspectives 2 x 20 heures.

Les CEHR : une suite à l’histoire

Il y a une suite à l’histoire des CEHR que nous n’avons évoquée ici que pour contextualiser l’origine des AID. Dès 1987, les CEHR ont été autorisés à élargir leur public aux 18-25 ans à condition que ces derniers aient conclu préalablement un contrat d’apprentissage industriel[9]. En 1991, le dispositif est plus formellement institutionnalisé[10]. À cette occasion, il change de nom au profit du plus positif « Centre éducatif et de formation en alternance » (CEFA) : il s’agit toujours de la dénomination actuelle. En 1998, un Contrat d’insertion socioprofessionnelle, plus souple, se substitue au contrat d’apprentissage industriel[11]. Enfin, en 2001, le système sort d’une ambiguïté : on parle désormais « d’enseignement » en alternance en bannissant la notion de « formation ». Ce faisant le dispositif devient explicitement partie prenante de l’enseignement, donc légitime à présenter une voie alternative pleinement valide à l’enseignement de plein exercice[12].

Pour les CEHR de son réseau, l’enseignement libre catholique a énormément investi en énergie et créativité, en veillant à associer largement des partenaires de sa sphère d’affinité. C’est dans ce cadre que l’auteur a participé au groupe d’encadrement local (en le présidant pendant quatre ans) du CEHR/CEFA attaché à l’Institut technique de Namur (ITN), de 1988 à 1995, au titre de représentant de la fédération du MOC de Namur. Identiquement, il a représenté le MOC national dans le Groupe national d’encadrement de la formation en alternance (ASBL GNEFAL), de 1988 jusqu’à sa mise en liquidation en septembre 2009. Le GNEFAL a été une structure précieuse pour accompagner et cadrer la période instituante. Lorsque les choses sont devenues plus instituées, elles sont aussi devenues plus verrouillées : le GNEFAL a perdu une bonne part de ses capacités à mobiliser des partenaires externes à l’enseignement. Les changements de générations et de responsables chez les uns et les autres ont vraisemblablement aussi joué un rôle dans le processus d’extinction.

Côté accompagnement des chômeurs et chômeuses

Les temps étaient aussi à certains énervements syndicaux sur l’accompagnement des chômeurs et chômeuses. En particulier, des critiques étaient formulées à l’égard de la formation professionnelle ONEM. Il était notoire qu’y passer améliorait la position du demandeur d’emploi. Les files d’attente s’y sont allongées. Pour certains métiers, démesurément : on pouvait attendre trois ans entre l’inscription et l’entrée effective en formation. Pour gérer le problème, l’ONEM a mis en place des tests qu’il fallait préalablement réussir. La mécanique emportait comme effet que la statistique de mise à l’emploi à la sortie de formation en était d’autant plus favorable que c’étaient de toute façon les meilleurs qui étaient sélectionnés. Il semblerait – ici l’auteur répercute ce dont il se souvient d’une mémoire orale captée à l’époque – que des interpellations aient été faites au comité de gestion de l’ONEM à partir du banc syndical[13]. Sans grand succès opérationnel. Ce serait cela (conditionnel) qui aurait amené certains acteurs locaux à monter, fin des années 1970-début des années 1980, quelques initiatives de formation dites de « mise à niveau des connaissances », ou de « remise à niveau » : les deux notions n’ont pas tout à fait le même sens – à notre connaissance, ça n’a jamais été tranché –, mais il était clair cependant que le niveau visé était la réussite du test d’entrée en formation professionnelle ONEM. En particulier, quatre associations se sont coalisées à partir de Charleroi (Formation pour l’université ouverte de Charleroi – FUNOC), Liège (Canal Emploi), Namur (Radio télévision animation – RTA[14]) et Bruxelles (Association pour le développement, l’emploi, la formation et l’insertion sociale – DEFIS). Elles avaient en commun d’être le produit des deux branches coalisées du mouvement ouvrier, la socialiste et la chrétienne.

La bande des quatre

En front commun, la FGTB et le MOC créent la FUNOC en 1977, à Charleroi. Elle est toujours bien vivante aujourd’hui, et est d’ailleurs le CISP le plus important de Wallonie en nombre de stagiaires accueillis. La même année, les services de formation des deux principaux syndicats du pays, auxquels s’associait l’Université de Liège, lançaient Canal Emploi à Liège. D’abord conçu comme projet de télévision locale communautaire, avec des perspectives de formation à distance par l’intermédiaire de l’outil audiovisuel, les choses ont rapidement évolué en sorte d’y adjoindre des groupes de stagiaires dits « en préformation ». Ne cherchez plus cette ASBL : elle a disparu en 1989 – de ce qu’on en a capté à l’époque, de toute évidence les relations entre partenaires y ont été beaucoup plus rugueuses qu’à Charleroi. Une « petite sœur » aux deux grands s’est ensuite ajoutée : RTA, à Namur. Créée un peu plus tôt (1975) autour d’un projet d’animation audiovisuelle par télévision locale, l’ASBL, à nouveau une coopération FGTB-MOC, s’est ensuite donné les moyens d’à son tour développer des formations de mise à niveau pour demandeurs et demandeuses d’emploi faiblement scolarisés ; nous étions en septembre 1981. L’auteur des présentes lignes a été recruté pour coordonner ce dispositif spécifique, en compagnie de Claude Hardenne, l’un (l’auteur) labellisé MOC, l’autre FGTB. Beaucoup plus modeste que la FUNOC, auprès de laquelle a été cherchée une partie de l’inspiration[15], l’ASBL existe toujours comme CISP désormais spécialisé dans la formation à des métiers de l’audiovisuel[16]. Puis est venu Bruxelles. Une série d’initiatives locales de formation, dont certaines ayant déjà dix ans d’existence au compteur, se sont donné une plateforme commune avec les syndicats, le MOC, l’ULB et l’UCL : DEFIS (à ne pas confondre avec les Défi wallons, ni le parti politique !). Dès 1982, cette plateforme est rapidement montée en puissance dans la capitale et dans une coordination qui se faisait désormais à quatre : FUNOC, Canal Emploi, RTA et DEFIS.

Il ne faut pas croire que tout le monde était sur la même ligne : dans les faits, les groupes locaux bruxellois, vu leur diversité et les publics avec lesquels ils travaillaient étaient sur une ligne affirmée « priorité à l’insertion sociale », les Liégeois quant à eux se voulaient acteurs du développement de la formation à distance, tandis que la FUNOC offrait des stages de formation aux contenus plus cadrés et tenait à s’inscrire dans une perspective de développement local. De son côté, RTA faisait un peu peur à tout le monde en testant la pédagogie du projet avec ses publics : c’était déstabilisant, y compris d’ailleurs pour ses formateurs, avec un côté « ligue d’impro », au nom de la réponse aux besoins et demandes exprimés par les groupes. Certes, la pédagogie du projet coexistait avec des contenus construits, mais il ne faut pas s’en cacher : avec les projets, de brillantes réussites ont coexisté avec l’un ou l’autre ratage complet. C’est un autre récit à faire…[17]

La « bande des quatre » a rapidement pris acte de deux réalités.

  • La première : la redécouverte de l’analphabétisme et la prise de conscience de son caractère massif. Le front commun FGTB-MOC s’est emparé de la question de façon très volontariste : dès 1983, il a lancé le réseau Lire & Écrire. Même si DEFIS a opté pour la dissolution quelques années plus tard, il faut mettre à son crédit un investissement très dynamique au profit du projet Lire & Écrire.

DEFIS, l’alpha, la FEBISP

L’investissement sur l’action d’alphabétisation a été facilité par l’évidente complicité entre le socialiste Alain Leduc et le « mociste » Daniel Fastenakel. Elle n’était pas que dynamique : aussi d’une redoutable intelligence politique. Ainsi la FGTB namuroise n’était-elle pas très enthousiaste du projet Lire & Écrire : Alain Leduc a été déterminant en coulisses pour la faire basculer, en l’aidant à créer son propre dispositif d’alpha ! En effet, le non-dit de la réticence FGTB locale était sa crainte d’être absente d’un terrain occupé par d’autres, en particulier d’initiatives souvent labellisées « chrétiennes ».

Il pourrait ne pas être incongru de considérer que DEFIS a été le précurseur de la Fédération bruxelloise de l’insertion socioprofessionnelle (FEBISP), créée quant à elle dès 1995, immédiatement après la régionalisation de l’exercice de la compétence de formation. On peut en effet poser l’hypothèse que si ça a été aussi vite, c’est que le terrain était déjà prêt.

  • La seconde réalité découverte : l’explosion de nouvelles initiatives, partout sur le territoire, sans concertation aucune entre elles autour d’un problème qu’on pouvait formuler comme suit : une partie substantielle du public pour lequel étaient organisées les mises à niveau exprimait « n’en avoir rien à foutre de la formation mais vouloir travailler et gagner de l’argent »… ce qui ne voulait pas dire pour autant que les personnes avaient les qualifications utiles. Aspect troublant du dossier : moins les apprenant.e.s étaient formés moins ils étaient demandeurs de formation. Ainsi, en deux-trois ans, on pouvait déjà dénombrer quelques dizaines d’initiatives, autour de grosso modo une même idée : puisque c’est du concret que demandent les gens, mettons-les d’abord en situations concrètes, en atelier et sur chantier, le cas échéant en contact avec une clientèle, et organisons la formation par compagnonnage au fur et à mesure des nécessités avérées.

Mais l’unité de toutes ces nouvelles initiatives n’étaient que de façade. Le paysage était fragmenté entre trois tendances. On pouvait le décrire à partir d’un triangle : une des pointes tirait vers l’économie, l’autre vers la formation, la troisième vers le social. D’une façon ou d’une autre, chaque initiative intégrait chacun des trois volets. Mais, toutes ne se situaient pas au même endroit de l’espace représenté par le triangle, et certainement pas au point équidistant ! Les unes pouvaient se lancer dans des activités économiques ambitieuses, parfois jusqu’à la perspective de créer de l’emploi en bonne et due forme[18], parfois aussi sans complètement respecter les prescrits légaux : publicisant leurs manières de faire et en exposant les raisons, elles étaient moins dans l’illégalité que dans l’a-légalité – en d’autres mots, le registre était de désobéissance civile[19]. D’autres montaient des structures principalement d’accompagnement social. C’était parfois présenté sous l’horrible dénomination « ateliers occupationnels » : on constituait des groupes autour d’une activité qui pouvait parfois être de nature très modestement économique en sorte de mener un travail social collectif plutôt qu’individuel – c’était assez fréquent en CPAS ou en maisons d’accueil par exemple. Les troisièmes, enfin, créaient des dispositifs plus explicitement de formation. Ainsi, entre autres, des initiatives nombreuses sont-elles nées en « filiales » d’institutions d’hébergement dans le secteur de l’aide à la jeunesse. Débattu depuis 15 ans[20], l’abaissement de l’âge de la majorité de 21 à 18 ans sera rendu effectif en 1990[21] ; dès ce moment, les jeunes se voyaient brusquement devoir quitter leur institution trois ans plus tôt ; le milieu estimait qu’il avait devoir de faire une offre nouvelle d’accompagnement, et a assez largement anticipé, ce qui, par effet collatéral, permettait un débouché de reconversion pour du personnel devenu soudainement surnuméraire dans les institutions. Vertu du débat démocratique : il y a des choses qu’on voit arriver !

Le paysage était compliqué et de nombreux acteurs étaient inquiets. Si les associations étaient certaines d’être dans le bon en répondant aux besoins nouveaux, mais réclamaient reconnaissance et soutien, les syndicats quant à eux étaient très inquiets des statuts des personnes en y voyant une forme de légitimation des pratiques négrières : la question défraie périodiquement l’actualité, en particulier dans des secteurs investigués par les initiatives associatives (construction, HORECA). De leur côté, les classes moyennes dénonçaient la concurrence déloyale. Au milieu de tout cela, les pouvoirs publics ne savaient pas toujours ce qu’ils devaient en penser, a fortiori, que les matières concernées par une éventuelle action régulatrice étaient déjà éparpillées entre l’État central, la Communauté française et les deux Régions.

La Fondation Roi Baudouin (FRB) va jouer un rôle déterminant d’intermédiaire pour débrouiller toute cette affaire, à l’occasion d’un programme social « Partenaires pour innover », qu’elle développera de 1984 à 1987[22]. Le travail d’éclaircissement et de tri de ce qui se passait sur le terrain (le triangle et ses trois pointes) a permis ensuite la négociation d’un cadre pour des solutions aux problèmes posés par la pointe « formation » du triangle. C’est la notion EAP comme « entreprises de formation par le travail » qui est sortie du chapeau de la Fondation. Il s’agissait d’une des dénominations qui circulaient déjà pour nommer les nouveautés ; elle apparaissait comme particulièrement pertinente à faire comprendre ce dont il s’agissait. La Fondation l’a largement publicisée au printemps 1986[23].

Les hasards de trajectoires personnelles

On a pu le préciser plus haut : l’auteur de la présente est particulièrement concerné par le récit, qui raconte aussi un peu de sa trajectoire personnelle. La présente incise assumera une forte subjectivité en donnant quelques éclairages additionnels sur ce point.

Dans sa fonction de coordinateur des formations à RTA, l’auteur a rapidement pris acte du fait que la (re)mise à niveau était loin de pouvoir être une réponse exclusive à toutes les situations. Il est rapidement entré en contact avec une série d’autres initiatives de la région namuroise, dont certaines expérimentant des formes de formation par le travail, y compris en CPAS[24]. Ensemble a été constituée une plateforme locale « Coordination namuroise pour des formations à l’autonomie » (CNFA), qui existe toujours aujourd’hui comme plateforme namuroise des CISP[25]. L’affaire avait attiré l’attention de la Fondation Roi Baudouin durant la séquence préparatoire au lancement de son programme social, au cours duquel elle comptait soutenir quelques expériences pilotes.

À RTA, on n’avait pas pris la mesure de la grande misère que représente l’obligation du passage par un financement du fonds social européen (FSE) : l’argent est promis ; si on ne commet pas d’erreur (et il n’y en a pas eu de commise), l’argent finit par arriver, mais avec des retards considérables. Or, pour en bénéficier, il faut montrer que toutes les dépenses éligibles ont été exécutées avant le 31 décembre de l’année civile. Dans le montage de l’époque, ce sont grosso modo 50 % des dépenses qui étaient financées par le FSE[26]. Pour arriver à fonctionner, il fallait que les ASBL soient adossées à des fonds propres importants, ce qu’elles n’étaient pas, ou empruntent : les annonces de subsides pouvaient servir de garantie pour la banque… à condition qu’elles arrivent dans les temps. À défaut, les robinets étaient fermés ! Notons aussi que les intérêts versés à la banque n’étaient pas considérés comme dépenses éligibles (ils ne le sont d’ailleurs toujours pas), autrement écrit : il faut aussi trouver les moyens de payer les intérêts. En 1983, un moment est arrivé où RTA s’est retrouvé en incapacité d’encore fonctionner, pour des raisons de pure trésorerie, alors qu’aucun pouvoir public, ni le FSE, n’avait un quelconque reproche à formuler quant aux actions menées. Pour couvrir l’emprunt permettant la continuité des activités, les administrateurs de l’ASBL qui possédaient un bien immobilier (leur maison ou appartement) les ont mis en garantie tandis que les membres du personnel payé sur « fonds propres » (c’est-à-dire avec les subsides FSE[27]) acceptaient pendant quelques mois de ne recevoir que des avances sur salaire à hauteur du montant du minimex (aujourd’hui on dit « revenu d’intégration sociale » (RIS))[28].

Dans la situation de stress, de désarroi et même de détresse où nous étions, une évidence s’imposait : on ne pouvait pas continuer de la même façon, il fallait restructurer. L’auteur a proposé un plan que cependant le conseil d’administration n’a pas accepté, au profit d’un autre qui recentrait sur l’audiovisuel. Cela avait son sens puisque ça permettait des économies d’échelle avec l’autre département de l’ASBL, la télévision communautaire. L’emploi de l’auteur n’était pas menacé mais avoir à coordonner un autre projet que celui qu’il avait défendu créait une dissonance.

Affiche de promotion d’un évenement coorganisé par  Canal emploi, DÉFIS, e.a., s.d. (CARHOP, coll. aff. n° 295)
Affiche de promotion d’un évènement coorganisé par Canal emploi, DÉFIS, e.a., s.d. (CARHOP, coll. aff. n° 295).

Le hasard a fait que c’était aussi l’époque où la Fondation recrutait quelques collaborateurs régionaux pour les quatre ans de son programme social. Épreuves réussies, j’ai été recruté. Dans la foulée, CNFA était reconnu comme un des projets pilotes soutenus et, dans la négociation de mon cahier des charges professionnelles, j’ai obtenu que je pouvais y consacrer environ 50 % de mon emploi du temps. Avouons : c’était une chance exceptionnelle. L’autre moitié de mon temps était consacré à Charleroi, qui grouillait d’initiatives de toutes les sortes que j’ai alors appris à connaître, tant dans son volet public (un CPAS dirigé par un secrétaire particulièrement dynamique et ouvert à l’innovation[29]) que dans celui de l’associatif.

Il s’est vite su que la Fondation soutenait des expériences hétérodoxes : des dizaines de demandes de soutien lui sont arrivées. La Fondation a chargé l’auteur de leur offrir une réponse tout en lui expliquant : « on n’a pas l’argent pour les soutenir ». Le meilleur service qu’on pouvait alors rendre à la collectivité était d’aller plus avant dans l’investigation. Au début, candidement, on pense qu’il peut y avoir une solution unique. Au fil du temps, des rencontres, des synthèses accumulées, on s’aperçoit que c’est inapplicable : avec l’image du triangle et des trois pointes (cf. supra), une avancée substantielle a été faite dans l’interprétation de ce qui se passait et l’importance de dissocier les solutions. Il est alors devenu possible d’organiser les négociations entre toutes les parties concernées par le sous-ensemble « formation ».

Lorsque la Fondation a tenu conférence de presse pour présenter les résultats, pas moins de sept ministres étaient présents ou représentés. La publication pour l’occasion, tirée à 1 000 exemplaires, a été épuisée en trois mois. Attention : l’auteur n’était pas tout seul ; son job a été principalement constitué d’investigation et de synthèses successives, avant de formuler des propositions de solutions qui ont, elles aussi, connu des ajustements au fur et à mesure, avant que le collectif puisse dire « on est d’accord sur ce qu’on présente parce qu’il existe un consensus suffisant entre nous ». Si la synthèse a pu être considérée comme originale, il n’en reste pas moins qu’elle a été construite à partir d’un riche matériau principalement composé d’idées parfois brillantes formulées par plein d’autres acteurs. Par ailleurs, il ne faut pas ramener le programme social de la Fondation à ce qui est exposé ici, qui n’en constitue qu’une fraction[30].

Immédiatement après la fin de son contrat, le 31 décembre 1987, l’auteur a été recruté au Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) du Mouvement ouvrier chrétien en vue de « renforcer l’encadrement pédagogique et managérial des AID » (c’est comme cela que l’annonce était rédigée). La Fondation, quant à elle, a continué à s’intéresser et à soutenir le secteur, et plus globalement l’économie sociale, principalement par le financement de recherches et de rapports permettant de comprendre ce qui se passait au moment où ça se passait[31].

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SYNECO : Aide à l’économie sociale, au non-marchand ou aux deux ?

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Pierre Georis (anciennement secrétaire général au MOC)

L’ASBL SYNECO est une agence-conseil en économie sociale reconnue par la Wallonie. À ce titre, elle offre différents services d’information, d’assistance et d’accompagnement à des entreprises d’économie sociale, existantes ou en perspective (aides à la création). Elle relève du périmètre des associations et entreprises du MOC.

La contribution qu’on lira relève du témoignage réflexif, à partir d’une position particulière. L’auteur des présentes lignes a été administrateur de SYNECO de 1995 à décembre 2020. Il en a exercé la présidence à partir de 2012. À partir de cette même année 2012, il a collaboré à la politique éditoriale de l’ASBL. À l’écriture de la présente (2023), cette collaboration se poursuit toujours[1]. Il ne s’agit donc pas du témoignage d’un exécutif, acteur de l’action quotidienne. Mais de quelqu’un qui s’est trouvé pendant 25 ans dans l’environnement proche de l’action, en particulier celui où il s’agit d’être interlocuteur de l’exécutif, pour débattre des orientations stratégiques ou des options politiques. Le mandat est lié aux fonctions exercées par ailleurs par l’auteur : les AID qu’il dirigeait en début de période sont un dispositif du MOC clairement inscrit dans l’économie sociale ; la fonction ensuite de secrétaire général du MOC impliquait de s’occuper de la gestion d’une association relevant explicitement de son périmètre de responsabilité. Au-delà de la mise en récit d’une période de l’histoire de l’ASBL, on essayera de répondre à la question : en quoi SYNECO est-il un « révélateur » du positionnement du MOC dans le champ de l’économie sociale.

Économie sociale

Une mise en contexte est le préalable de la mise en récit. Il existe plusieurs façons de définir l’économie sociale[2], ce qui rend d’emblée le sujet compliqué ! Les acteurs belges sont cependant grosso modo en accord sur une définition qui combine deux approches d’abord distinctes. D’une part, une approche juridique et institutionnelle. Il s’agit d’y inclure toutes les formes pertinentes de statuts d’entreprises : les coopératives, les mutuelles, les associations et fondations. Autrement écrit : on regroupe tout ce qui n’a pas le profit pour finalité première. D’autre part, une approche normative, qui caractérise les principes que lesdites structures ont en commun :

  • La finalité est de service aux membres et à la collectivité plutôt que de profit.
  • La gestion est autonome : on n’est donc pas dans un service organisé par l’État.
  • Le processus de décision est démocratique, selon le principe « une personne = une voix » plutôt que « une action = une voix »
  • La primauté est donnée aux personnes et au travail sur le capital dans la répartition des revenus. On préfère offrir des ristournes aux usagers ou affecter les bénéfices à des fins sociales ; s’il y a rémunération du capital, ce sera de manière limitée.

La notion « solidaire » a vocation à « ramasser » les quatre principes en un seul mot, ce qui explique que, dans l’espace francophone tout au moins, la tendance est de plus en plus à parler de « l’économie sociale et solidaire ». Par le fait même, il y a aussi ouverture à un large informel. Car plein de choses se passent aussi, qui ont à voir avec l’économie, mais se jouent en dehors de toute structure juridique : l’aide dans le cadre familial, épauler un voisin dans son déménagement, faire une course pour une personne âgée, organiser un groupe d’achat, cultiver ses légumes dans un potager collectif…

Le choix de « mixer » les deux approches[3] présente l’avantage de sortir du champ ce qu’une facilité de langage nomme « les fausses ASBL » (ou « les fausses coopératives »), par exemple un café ASBL qui organise le deal de drogues (la vraie finalité est le profit) ou la milice d’extrême-droite qui aurait statut d’association (on sort du champ de la démocratie).

Tiers secteur

À l’international, on utilise « tiers secteur » : pour les non francophones, la notion est plus compréhensible que la traduction littérale de « économie sociale », tout en permettant d’appréhender, même intuitivement, qu’on réfère à un espace qui n’est ni le marché lucratif, ni l’État.

Non-marchand

Une notion qui comprend « non » se donne une définition d’abord « en creux » : est non-marchand tout ce qui n’est pas marchand. Mais que fait-on des très nombreuses situations hybrides, qui mêlent ressources marchandes et non-marchandes (en particulier des subventions publiques) ? Il n’y a pas de consensus sur la réponse à donner, ce qui complique les débats. Les scientifiques[4] s’accordent sur : secteur privé et public chaque fois qu’il y a combinaison de but non lucratif et ressources non-marchandes ou mixtes. La comptabilité nationale quant à elle répond en resserrant la condition lorsqu’il y a ressources mixtes : est non-marchande l’activité dont le produit des ventes ne permet pas de couvrir au moins 50 % des coûts de production. Ce critère est repris dans les législations régionales wallonne et bruxelloise : c’est à partir de lui qu’on va distinguer des situations assez proches. Ainsi, les entreprises d’insertion sont dans le marchand et ont l’autorisation d’un chiffre d’affaires illimité. Les entreprises de formation par le travail, quant à elles, relèvent du non-marchand dans la mesure où 50 % de leurs ressources ne sont pas procurées via leur chiffre d’affaires économiques : si elles franchissent cette frontière, elles basculent dans l’entreprise d’insertion et doivent s’adapter à des conditions sensiblement différentes pour leur fonctionnement, leur agrément et leurs subventions publiques. Depuis le tournant du 21e siècle, pour des raisons d’image et de communication, les acteurs du « non-marchand » tendent à faire évoluer la notion vers « profit social ». Il s’agit principalement de « positiver » le sujet.

Positionnement des champs l’un par rapport à l’autre

« Économie sociale » et « non-marchand » ne désignent donc pas des réalités identiques, même s’il existe un large espace d’intersection. En définitive, il existe un champ englobant : le non-lucratif (par opposition au lucratif), qui concerne le secteur privé tout autant que l’étatique d’une part, qui peut être marchand autant que non-marchand d’autre part. Là-dedans, l’économie sociale occupe tout l’espace du secteur privé non lucratif (qu’il soit marchand ou non-marchand). Le non-marchand quant à lui occupe tout l’espace des activités à but non lucratif mobilisant des ressources exclusivement non-marchandes ou des ressources hybridant marchand et non-marchand (que ce soit organisé par l’État ou le secteur privé). L’espace d’intersection entre les deux est l’économie sociale non-marchande.

Un point de tension : quelle économie sociale les gouvernements doivent-ils soutenir ?

Il ne faut pas se tromper : de manière générale, les gouvernements soutiennent le non-marchand autant que le marchand ; la question n’est pas celle de la présence/absence de soutien « en soi ». Lorsqu’il s’agit d’économie sociale cependant, une tension se manifeste autour de la priorité souvent affirmée de soutien au marchand, qui plus est dans un objectif principal de mise au travail de personnes éloignées de l’emploi. La controverse existe. Des acteurs de l’économie sociale trouvent l’approche pertinente, d’autres craignent une délégitimation du soutien au non-marchand. En tout état de cause, la Wallonie est dans l’option du soutien à l’économie sociale marchande. Elle s’observe jusqu’à sa manière de soutenir les agences-conseil en économie sociale : elles doivent montrer que leurs activités d’accompagnement concernent à plus de 50 % des entreprises marchandes. C’est en particulier le positionnement du MOC dans cette controverse qui sera questionné dans notre récit.

Une ASBL baladeuse

La CSC s’était déjà engagée dans des luttes sociales d’autoproduction/autogestion d’entreprises fermées, restructurées, en tout cas mal en point. Elle avait initié la Fondation André Oleffe (FAO) pour soutenir la dynamique. Mais, en 1988, la faillite des Galeries namuroises, entreprise issue des Galeries Anspach et gérée par la FAO, a fracturé la collaboration. La FAO s’est détachée de la CSC qui cherchait à y reprendre de contrôle. La CSC a alors créé une nouvelle ASBL afin d’assurer un service de soutien à l’entreprenariat d’économie sociale : SYNECO.

Les débuts ont été modestes : une personne, Ghislain Dethy, provenant de la CSC et un bureau à Namur, dans les locaux du MOC. Quelques années plus tard, 1993, pour des raisons que l’auteur ignore, l’ASBL a été transférée dans les locaux du Mouvement ouvrier chrétien national, sous la nouvelle direction de Philippe Joachim. Elle a eu statut de service du MOC, son directeur étant associé aux différentes instances et aux lieux de coordination du Mouvement[5].

En 1995, en suite d’une absence de résultat conjointe à du conflit avec le directeur, l’outil fait à nouveau l’objet d’un réaménagement : il est cette fois transféré dans le périmètre du groupe ARCO et Françoise Robert en est nommée directrice[6]. Le siège social est à Ciney, dans les locaux de l’EPC (Économie populaire de Ciney). Le groupe ARCO « fonctionne sur deux jambes » : une ASBL PROCURA est le pendant flamand de SYNECO. Les directeur et directrice siègent chacun dans le conseil d’administration de l’autre en sorte de faciliter les synergies. ARCO a veillé à composer le conseil d’administration en prenant en compte non seulement lui-même (l’ASBL était présidée par Marc Tinant, membre francophone du comité de direction du Groupe) mais aussi ses entreprises filiales (banque, assurances et EPC), et encore les organisations CSC et MC, ainsi que le MOC, tous représentés par des responsables nationaux. Cette composition organisait la coexistence des cultures marchande et non marchande dans la même ASBL.

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Introduction au dossier : Les luttes antiracistes en Belgique… Encore et toujours…

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Josiane JACOBY (sociologue au Carhop)

Il y a bientôt 10 ans, en 2013, la Semaine Sociale du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) consacre ses travaux au thème « Égaux et différents. Diversité ethno-culturelle et justice sociale ». En introduction aux débats, Pierre Georis, alors secrétaire général du Mouvement, dresse un constat, celui de la difficile lutte contre le racisme, alors même que l’Autre, ce différent, vit bien souvent en Belgique depuis plusieurs générations. « Dans de très nombreuses situations, le contexte doit désormais être qualifié de post-migratoire : les personnes sont installées durablement, leurs enfants et petits-enfants sont Belges, dans un pays qui se caractérise de plus en plus par sa diversité ethno-culturelle. Est-ce grave docteur ? Cela pourrait fort bien ne pas l’être ! Il faut malheureusement bien constater que ce n’est pas si simple : il y a des « frottements », parfois des conflits, beaucoup de discriminations et d’injustices. »[1]

Le MOC est alors membre de « la plateforme de lutte contre le racisme et les discriminations » créée en février 2012, par Fadila Laanan (PS), ministre de l’Égalité des chances de la Communauté française. On y retrouve de multiples associations : CIRE, CAL, CBAI, Amnesty international, CCLJ, CNAPD, Ligue des droits de l’Homme, les Centres régionaux d’intégration… La ministre souhaite à travers cette plateforme solliciter le mouvement antiraciste à travers ses associations afin qu’il porte une revendication forte.[2] Le Centre régional d’intégration de Charleroi résume l’initiative :« Le lancement de cette « plateforme contre le racisme» met le secteur associatif au cœur de la réflexion. Les acteurs associatifs sont ici le maillon incontournable reconnu dans de nombreux combats pour plus d’égalité et d’avancée dans la lutte contre le racisme. De son expertise découle le triste constat que malgré un arsenal judiciaire bien complet, une réprobation institutionnelle et sociale des actes de racisme, la réalité du terrain regorge d’exemples de comportements et d’injures racistes. La vocation de ce nouveau dispositif serait d’être une plateforme associative, un lieu de rencontre, de réflexion et d’élaboration d’une stratégie concertée contre le racisme.[3] »

Quelques années plus tard, en 2021, le Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) en charge des activités éducatives et culturelles du MOC lance la campagne « Raciste malgré moi. Ensemble, déconstruisons le racisme structurel ! » À cette occasion, le Centre dresse le même constat. Les différentes formes de discriminations raciales (éducation, emploi, santé…) persistent. La campagne du CIEP dénonce l’existence d’une ségrégation raciale aux multiples tentacules. Un racisme dit « structurel » qui s’immisce dans chaque recoin de la vie sociale et qui n’est pas le fait, uniquement, de celles ou ceux qui adhèrent aux thèses d’extrême-droite. « Depuis des années, le MOC et ses organisations luttent contre la triple domination capitaliste, patriarcale et raciste. Cette campagne vise à mettre l’accent sur la domination raciste, beaucoup plus invisibilisée dans notre société et dans notre mouvement. »[4]

Présentation de la campagne 2021, Raciste malgré moi ! CIEP, 2021. (CIEP, Affiche, Raciste malgré-moi! Ensemble déconstruisons le racisme structurel, 2021).

Enfin, un dernier constat saisissant qui vient, une fois encore, confirmer la persistance des discriminations raciales. Il y a un peu plus d’un an, le centre pour l’égalité des chances et contre le racisme, Unia, annonce, à l’occasion de la parution de son Rapport annuel 2021, avoir traité plus de 100 000 signalements de discriminations. Un chiffre qu’Unia qualifie de record. Le centre informe que ces signalements aboutissent à l’ouverture de 2 379 dossiers. Parmi ceux-ci, 32,4 % sont motivés par des critères raciaux. Il s’agit du pourcentage le plus élevé. À titre de comparaison, le handicap est le deuxième critère de discrimination avec 19,4 %.[5] Ainsi donc, le racisme se porte bien en 2022 et les différentes formes de discriminations raciales restent toujours une préoccupation centrale pour les militants et militantes des droits humains.

Pourtant, depuis plusieurs décennies, le mouvement antiraciste agit en élaborant des revendications et en mettant sur pied des actions en faveur « du vivre ensemble ». Il en est de même au niveau politique où les gouvernements successifs adoptent des lois sur l’immigration ainsi que des lois antiracistes. Enfin, l’Union européenne infléchit ces politiques nationales. En effet, celle-ci manifeste à plusieurs occasions son souhait d’harmoniser les politiques de l’immigration au sein des pays membres. À cette fin, les politiques nationales adaptent, bon gré mal gré, leur arsenal législatif aux directives européennes telles que celles définissant la citoyenneté, la libre circulation, les discriminations, … C’est le cas notamment pour l’adoption de mesures qui respectent les principes du traité de Maastricht ou de la convention de Schengen.

Le droit de vote pour les étrangers est une revendication importante pour le mouvement antiraciste. Avec l’Europe, dans les années 1990, un pas est franchi en sa faveur. « En ce qui concerne l’octroi du droit de vote et d’éligibilité aux immigrés, le Traité de Maastricht a institué une citoyenneté européenne et a accordé également le droit de vote et d’éligibilité aux élections locales et européennes dès 1994 pour les ressortissants de pays membres de l’Union européenne ».[6] Quant à la convention de Schengen ou l’espace Schengen qui entre en vigueur en 1995, elle consacre la liberté de circuler et abolit les contrôles aux frontières intérieures de ses pays membres. Dernier exemple, la loi de 2003 sur les discriminations est une réponse à l’exigence européenne en la matière comme le rappelle Unia : « Sous l’impulsion de la réglementation européenne, la législation (fédérale) antidiscrimination a subi une profonde réforme en 2003 avec l’adoption de la loi antidiscrimination du 25 février 2003, qui est venue compléter la loi antiracisme (1981) – à l’époque de nature exclusivement pénale – et la loi sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes (dite ‘loi sur le genre’) (1999). »[7]

Ce numéro de Dynamiques se propose de retracer quelques moments clés de la lutte contre le racisme qui, faut-il le rappeler, figure dans la Déclaration universelle des droits humains.

L’article de Benjamin Biard retrace diverses initiatives adoptées par les partis politiques francophones, pensées comme autant d’outils en faveur du respect de la démocratie. En leur sein d’abord, ces partis travaillent à des propositions de lutte ou organisent des conférences, des actions, des journées de travail… sur la problématique. Entre eux, également, les partis s’engagent en respectant les principes du cordon sanitaire. Ces résolutions évoluent au fil des ans : tantôt faibles voire absentes comme l’illustre le cas de « l’affaire Nols » des années 1970 qui n’aboutit à aucune sanction de la part de son parti, tantôt fortes comme les diverses exclusions de mandataires politiques qui se succèdent dans les années 2010. Ces partis politiques sont aussi actifs au niveau parlementaire ou gouvernemental. Par exemple, en finançant le centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, Unia. Au niveau législatif, le pays adopte différentes lois antiracistes majeures comme la loi Moureaux de 1981 et les lois anti-discriminations qui lui succèdent. Pourtant, aucune ne permet d’interdire les partis d’extrême-droite. Enfin en conclusion, l’auteur montre que la lutte antiraciste au niveau du monde politique reste une question évolutive qui ne peut se résumer à un front antiraciste face à l’extrême-droite, comme l’atteste la posture de partis dits démocratiques.

La société civile porte depuis longtemps des revendications fortes[8] en matière de lutte contre le racisme comme  l’obtention du droit de vote, d’une loi antiraciste, notamment. Les articles suivants de ce numéro de Dynamiques présentent des initiatives émanant de la société civile.

L’article de François Welter retrace le combat des syndicats contre l’extrême-droite dès le lendemain des élections législatives qui donnent lieu à une montée en puissance des partis d’extrême-droite. En 1991, lors des élections législatives, le score électoral de trois partis politiques suscite l’émoi. Le Front national (FN), le Vlaams Blok[9] (VB) et Agir, trois partis politiques d’extrême-droite obtiennent un score inédit. En tête, le score important du VB inquiéte, quant aux résultats électoraux du FN et Agir, s’ils sont plus insignifiants , ils questionnent pourtant: sont-ils les prémisces d’une poussée plus importante lors d’élections prochaines ? Toujours est-il que, les résultats obtenus par ceux-ci, près de 500 0000 voix, surviennent après une campagne électorale clairement axée sur des thématiques racistes. Suite à ce « dimanche noir », la CSC pose un geste fort en 1994 lorsqu’elle tient un congrès à propos de ses valeurs. d’où ressortent des lignes de force et des résolutions d’activités. Il en découle une politique de lutte contre les idées d’extrême-droite et le racisme qui articule plusieurs dispositifs: la formation, l’information des affilié.e.s et des militant.e.s; l’intégration des travailleurs et travailleuses d’origine étrangère dans les structures syndicales; la collaboration avec d’autres organisations dans la lutte contre l’extrême-droite et le racisme; l’exclusion des membres de la CSC porteurs d’idées incompatibles avec les valeurs syndicales.

L’article de Julien Tondeur analyse la position de la JOC face aux  discriminations et  au  racisme que vivent les immigré.e.s dans les années 1970 en Belgique. Epoque où la crise économique et sociale de la deuxième moitié des années 1970 est propice,  à l’intensification d’une certaine racialisation des rapports sociaux. Les pratiques administratives et les discours publics d’alors reflètent la pensée d’État qui considère illégitimes les revendications des immigré.e.s et leurs descendant.e.s à l’obtention de droits égaux. La crise aidant, les formes de luttes changent, les revendications et les militant.e.s également. C’est avec ce contexte socio-économique et politique comme cadre que la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) s’investit davantage dans le champ de la lutte contre les discriminations et le racisme. Les militant.e.s immigré.e.s et de « deuxième génération » deviennent les fers de lance des combats menés par le mouvement dans les entreprises, les écoles et sur la place publique pour une égalité des droits entre belges et immigré.e.s. Le recours à la méthode « Voir-Juger-Agir » les aide à analyser leur situation et à planifier leurs actions, leur permettant d’être acteurs et actrices du monde qui les entoure. Le témoignage d’Alfredo Alvarez Lafuente, jociste belgo-espagnol et permanent de la JOC de Bruxelles, contemporain de ces événements, donne du relief à cette histoire puisée dans les archives du mouvement.

L’article de Josiane Jacoby « Le MOC et la lutte contre le racisme, regard d’une actrice de terrain » a comme point de départ l’interview de Véronique Oruba, secrétaire nationale au MOC. Son  témoignage, qui est un regard subjectif et non exhaustif de l’engagement du MOC au sein du mouvement antiraciste des années 1980 à aujourd’hui qu’elle revisite, constitue un premier niveau de lecture. Un deuxième niveau a l’ambition de préciser, d’approfondir les propos de cette militante en s’attardant sur les mobilisations du Mouvement ouvrier chrétien durant la période couverte par la témoin. Durant ces années, le MOC se mobilise, par exemple, dès les années 1980 contre le racisme à l’occasion de l’adoption de la loi Gol[10] en 1984 où il lance un appel à manifestations. En parallèle à ses actions propres, le MOC s’associe également à une multitude d’autres initiatives tels que des collectifs, des réseaux, des plateformes. Du MRAX au Collectif de soutien aux sans-papiers, il occupe le terrain d’une lutte de plusieurs décennies. Une lutte qui crée des convergence avec d’autres mouvements comme ceux luttant contre l’extrême-droite, ou ceux revendiquant une politique humaine en matière d’accueil des candidat.e.s au statut de réfugié.e. Enfin, la rencontre avec Véronique Oruba est l’occasion de mettre en lumière un questionnement contemporain concernant la légitimité des acteurs et actrices de l’antiracisme. En d’autres termes, qui aujourd’hui peut porter les revendications antiracistes ? Un débat qui interroge la possibilité de construire, encore aujourd’hui, un front qui associe les acteurs institutionnels et les victimes de discriminations raciales.

Notes

[1] GEORIS P., “ Un monde en mouvement ; introduction et présentation générale des travaux” , Mouvement ouvrier chrétien, Programme de la 91ième SSW, avril 2013.
[2] KECH A., « S’attaquer aux sources du racisme », BePax, mai 2013, .
[3] Centre régional d’Intégration de Charleroi (CRIC), « Lancement d’une plateforme associative de lutte contre le racisme », octobre 2013, https://www.cricharleroi.be/2013/10/11/lancement-dune-plateforme-associative-de-lutte-contre-le-racisme, page consultée en septembre 2022.
[4] LESCEUX T., TINANT N., « Ensemble, déconstruisons le racisme ! L’Esperluette n°109, 2021, p.4.
[5] « Unia, Le travail d’Unia exprimé en chiffre , « Rapport annuel 2021 : un autre monde est possible », https://www.Unia.be/fr/publications-et-statistiques/publications/le-travail-dUNIA-en-2021-exprime-en-chiffres, consulté en ligne en août 2021.
[6] KAGNÉ B., « Représentations de l’immigration en Belgique », Quadermi n°36, 1998, p. 18.
[7] https://www.Unia.be/fr/legislation-et-recommandations/legislation/loi-du-10-mai-2007-tendant-a-lutter-contre-certaines-formes-de-discrimination, consulté en octobre 2022.
[8] comme la plateforme antiraciste de 2012 l’ambitionne.
[9] Actuel Vlaams Belang
[10] La loi permet notamment de limiter l’inscription d’immigré.es dans certaines communes (Forest, Molenbeek, Schaerbeek, … adoptent cette mesure), de limiter les possibilités de regroupement familial, d’octroyer une prime au retour. Pour en savoir plus, voir Lire et Ecrire, CARHOP, « Une Ligne du temps pour découvrir l’histoire, comprendre le présent et construire l’avenir », Livret de l’animateur 2019, p.89.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

JACOBY J., « Introduction », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop

La formation sociale des travailleurs et le monde catholique : des cercles d’études aux semaines syndicales

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Marie-Thérèse Coenen[1] (Historienne, CARHOP asbl)

Au 19e siècle, face à la question ouvrière, le monde catholique ne reste pas sans réagir. L’encadrement et l’éducation morale de la classe ouvrière les préoccupent également. Paul Gérin, dans l’article[2] qu’il consacre aux organisations d’éducation populaire nées dans le giron catholique du 19e et début du 20e siècles, présente une typologie qui permet de catégoriser les initiatives prises. Celles-ci peuvent prendre des noms divers et il est parfois difficile de comprendre dans quelle filière elles se situent. Certaines sont moralisatrices, d’autres conservatrices, seul un petit nombre d’entre elles vise l’émancipation des travailleurs et leur formation sociale. Toutes ciblent le monde populaire, voire la classe ouvrière. Mais derrière les dénominations, pour comprendre la portée de leur action, il faut regarder qui sont les fondateurs et fondatrices, comparer les finalités et rechercher si des ouvriers et des ouvrières sont présents parmi eux et/ou dans les instances dirigeantes. Paul Gérin souligne la frontière entre les œuvres catholiques de type paternaliste, où la religion est une fin en soi, et les cercles ou organisations ouvrières qui inscrivent le principe de l’égalité et de la justice sociale comme une priorité et légitime ainsi la revendication ouvrière et l’intervention de l’État.[3]

La première vague, observée à partir de 1851, est constituée des patronages, des œuvres de Saint-Vincent de Paul, qui allient charité et enseignement moral et visent essentiellement l’éducation des jeunes ouvriers. Pour les travailleurs adultes, les sociétés ouvrières dites de Saint-Joseph prennent le relais et fleurissent un peu partout dans le pays wallon. Elles constituent un réseau avec la création d’une Fédération des sociétés ouvrières catholiques qui deviendra la Fédération belge des œuvres ouvrières catholiques en 1880. Après les Congrès des œuvres sociales de Liège de 1886, 1887 et 1890, ces sociétés Saint-Joseph fondent des Maisons des ouvriers, alternatives aux « Maisons du peuple » socialistes. Après la Première Guerre mondiale, elles seront plus ou moins absorbées par le mouvement démocrate-chrétien.

La deuxième tendance s’affiche après les Congrès sociaux de Liège. Encore sous le choc de la révolte sociale de mars 1886 et s’appuyant sur l’Encyclique Rerum Novarum que vient de publier le pape Léon XIII en 1891, des catholiques lancent des cercles d’études sociales pour approfondir la doctrine sociale de l’Église et réfléchir à la vision d’un État social-chrétien cher à la démocratie chrétienne. La majorité des initiateurs sont issus du monde politique, du clergé et de la bourgeoisie intellectuelle, mais on retrouve aussi quelques travailleurs chrétiens parmi ceux-ci.

Le Cercle d’études sociales du Centre

Ce cercle, lancé au début de 1893 à La Louvière, est  un bel exemple d’implication des travailleurs, avec en particulier Florimond Senel, annotateur aux chemins de fer à La Louvière. Le cercle sera à l’origine de la création du Parti démocratique du Centre, d’institutions sociales, de syndicats, de coopératives et de mutualités mais surtout il vise à « initier les ouvriers et les jeunes gens de la région à l’étude des questions sociales en soumettant à un sérieux examen les questions qui, directement ou indirectement, intéressent la classe ouvrière, de former des défenseurs intelligents des intérêts ouvriers. »[4] La méthode est participative. Les sujets, choisis par les membres, les introduisent aux questions politiques, économiques, sociales et religieuses du moment : le repos dominical, le contrat de travail, la durée du travail, les initiatives politiques, etc. Paul Gérin constate que, dans la fréquentation du cercle, il y a 34 ouvriers, 18 employés, 34 ecclésiastiques, 70 indépendants qui comprennent des artisans et 166 indéterminés dont il suppose que ce sont surtout des ouvriers, car « s’ils appartenaient à une autre catégorie socio-professionnelle, elle aurait été mentionnée »[5]. Ces cercles d’études ont joué un rôle non négligeable dans la formation de ces membres d’abord et vont influencer, voire infléchir, les politiques sociales menées par les catholiques au pouvoir en Belgique depuis 1884.

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