Quand la situation fait la fonction. Agir en travailleur social

PDF

Lionel Francou (doctorant en sociologie à l’UCLouvain et professeur invité à l’ISFSC, filière assistant social

En Fédération Wallonie-Bruxelles, le paysage des politiques sociales et socioculturelles (dont l’éducation permanente) s’est complexifié institutionnellement lors de ses transformations successives depuis la seconde moitié du 20e siècle. Face aux demandes des usagers, les professionnels de terrain sont amenés à redéfinir les contours du métier de travailleur social au fil de leurs pratiques.

Ces dernières décennies, les politiques qui entendent produire des effets sur « le social » se sont complexifiées, notamment du fait de la superposition de référentiels hérités d’époques successives (marquées par des points de rupture comme la crise des années 1970, mais aussi des processus de fond comme l’essor du new public management) ayant dessiné des discours et logiques d’action spécifiques, qui coexistent désormais et dont la complémentarité n’est pas toujours éprouvée. Comme l’explique Jacques Moriau[1], en Belgique, le secteur associatif s’est transformé en profondeur au cours du 20e siècle, allant d’une structuration initiale en piliers au triomphe de l’appel à projets, en passant par la reconnaissance des initiatives issues de mouvements sociaux, qui se sont ensuite professionnalisées (comme l’alphabétisation, l’accompagnement scolaire ou une série de mouvements visant à la démocratisation de la culture). On assiste à une superposition progressive de différentes logiques et à la multiplication de métiers du « social » (animateurs socioculturels, intervenants sociaux, médiateurs sociaux…) allant de pair avec la formation de ce que certains auteurs ont qualifié de « nouvelles règles du social »[2]. Ce contexte conduit à s’interroger sur la porosité des frontières entre ces différents métiers et sur ce qui amène un professionnel à s’identifier ou non à la figure du travailleur social (un diplôme, une pratique, une éthique, des missions…).

Au sein des institutions de la lutte contre la pauvreté, comme les CPAS ou le secteur du sans-abrisme, où les travailleurs ont affaire à des usagers en situation de (grande) précarité par rapport auxquels ils poursuivent des objectifs très ciblés, individuels, d’accompagnement et d’aide sociale (à la fois financière et matérielle), le travail social prend des contours assez clairs. Dans d’autres domaines du « social », les travailleurs font face à des situations plus floues, où leur apport est moins évident, leur intervention moins décisive ou en tout cas ses effets moins directement visibles et quantifiables. Tant les politiques sociales territorialisées[3] que l’éducation permanente, malgré des différences de principes et de modalités d’action marquées, reposent sur des intervenants dont le lien au travail social est ambivalent. Comme l’explique Didier Vrancken[4], le travail social s’est professionnalisé tout en se spécialisant, ce qui le rend, tout particulièrement en Belgique, « diversifié, difficilement cernable, voire même quantifiable », et ce d’autant plus qu’il prend en grande partie forme au sein d’associations subsidiées, plutôt qu’au sein d’institutions étatiques, le tout dans un système institutionnel complexe.

Professionnalisation et spécialisation des métiers du social

Alors que le travail social s’est professionnalisé tout au long du 20e siècle[5] – malgré l’émergence de « petits boulots du social » et de nouvelles formes de volontariat[6] –, développant ses pratiques et se dotant de formations ad hoc, mais aussi de contrats de travail, d’horaires et de rémunérations, il s’est aussi spécialisé, chaque secteur se dotant d’objectifs, d’usagers-cibles ou de méthodologies spécifiques. Dans ce texte, j’entends mettre en avant cette spécialisation fonctionnelle des métiers du social, redoublée par le succès de la logique de l’appel à projets, d’une part, et la manière dont en situation, dans la relation à l’usager, l’intervenant social se trouve régulièrement placé face à des dilemmes qui l’obligent à poser des arbitrages entre différentes valeurs (entre autres professionnelles et morales) qui sous-tendent son action, d’autre part.

Je m’appuierai pour ce faire sur ma recherche doctorale en cours qui porte sur l’action publique en matière de « vivre-ensemble » à Bruxelles et sur les conditions de sa mise en œuvre par différents professionnels de terrain. Dans le cadre de cette recherche, j’ai mené entre 2015 et 2018 près de soixante entretiens approfondis, réalisé plusieurs dizaines d’observations directes et formé un corpus de documents (textes législatifs et réglementaires, littérature grise, flyers…). Je me pencherai particulièrement ici sur des entretiens réalisés avec des travailleurs évoluant dans les secteurs de la cohésion sociale et de l’éducation permanente. Alors que l’éducation permanente a été formalisée en 1976 au moyen d’un décret qui entendait promouvoir une action publique émancipatrice passant par la reconnaissance de l’expertise d’un tissu associatif, sa mise en œuvre concrète s’est heurtée à une révision à la baisse des moyens financiers et à « une logique de rationnement progressivement de plus en plus nette [qui] s’est imposée dès le départ »[7]. Quant à la politique de cohésion sociale menée par la Commission communautaire française (COCOF) de la Région de Bruxelles-Capitale, elle finance essentiellement des activités visant à suppléer d’autres politiques pour apporter des réponses à une série de problématiques sociales touchant particulièrement certains territoires bruxellois (soutien scolaire ; alphabétisation et cours de français ; permanences sociojuridiques ; échanges interculturels entre citoyens…). Ces deux politiques publiques ont en commun qu’elles financent souvent des associations qui sont également subsidiées par ailleurs – que ce soit par nécessité financière ou du fait d’une évolution du projet de la structure[8] –, cumulant l’inscription dans l’une de ces deux politiques avec l’autre, ou avec l’insertion socio-professionnelle, par exemple, ce qui peut créer des tensions entre des logiques d’action parfois difficilement compatibles. C’est d’autant plus le cas dans un contexte où « c’est désormais la logique du projet, du contrat, de la convention… ou encore du mandat qui prévaut »[9], ce qui place « une multitude d’institutions en concurrence pour s’approprier des ressources limitées, obligées de s’adapter constamment aux formulations changeantes d’un politique avant tout soucieux de court terme »[10]. Ces deux politiques partagent aussi le fait qu’elles privilégient majoritairement le travail en groupe à l’accompagnement individuel. Aucune des deux n’impose l’embauche de travailleurs disposant de diplômes spécifiques, ce qui débouche sur une diversité de profils importante (travailleurs sociaux, animateurs, formateurs…). Celle-ci est d’autant plus grande que, comme le souligne Jean-François Gaspar, en Belgique francophone, les formations d’assistant social, surtout, mais aussi d’éducateur spécialisé ou d’infirmier en santé communautaire, mènent aux « métiers canoniques du travail social ». Quant aux « animateurs », ils peuvent tout aussi bien avoir obtenu un diplôme de l’enseignement secondaire (après avoir suivi une filière technique de qualification), de différentes formations dispensées dans les hautes écoles, ou être passés par des formations en communication dans l’enseignement supérieur.[11]

Des situations révélatrices de tensions entre valeurs

Alors que les conditions concrètes d’exercice du travail social sont influencées par les organisations et politiques publiques au sein desquelles il prend forme et est mis en œuvre, certaines situations peuvent provoquer des dilemmes qui constituent autant de tensions entre valeurs (où ces dernières sont convoquées par le travailleur pour en recomposer le sens et décider d’une ligne de conduite). Le travailleur se retrouve ainsi pris entre, d’une part, le respect du cadre et des limites imposés par sa profession et, d’autre part, des impératifs moraux ou politiques inévitables du fait de la survenue d’un trouble qui ne peut pas être ignoré tant il le secoue. Ainsi, de façon non exhaustive, tant la proximité entre le travailleur et l’usager, dans la relation, que la référence à des principes de justice et la dénonciation d’injustices peuvent conduire à agir en travailleur social (même sans être, à strictement parler, soit du fait de son diplôme, soit de sa fonction, un travailleur social).

Telle que conceptualisée par Marc Breviglieri, la proximité renvoie à « un accueil qui considère, et par là protège, les dimensions familières attachées à la personne. Cela s’effectue au prix d’une attention pour sa biographie personnelle et les lieux intimes habités par son être. L’égard particulier ainsi accordé dans la relation d’aide soutient la personne par des attaches personnelles consolidées ou instaurées »[12]. Hélène[13], après avoir passé plusieurs années à assurer la permanence au sein de l’association où elle travaille, qui est notamment financée pour poursuivre des objectifs en matière de cohésion sociale, raconte ; « j’en pouvais plus […] je voulais plus faire de permanence parce qu’effectivement, il y a un côté éreintant dans le sens où on n’a pas de solution pour les gens, ou des solutions tellement dérisoires par rapport à la problématique… ».

Animatrice dans une association relevant du décret sur l’éducation permanente, Karine explique de quelle manière la proximité et la relation construite avec les usagers peuvent les conduire à se référer à elle comme à une assistante sociale, ce qui l’oblige alors à répondre présente (du fait de ce qu’elle vit comme une obligation relationnelle et morale, ainsi qu’une marque d’humanité), même si la demande sort de ses compétences, de sa zone de confort et de son métier : « je fais du social aussi je pense parce que oui, oui, il faut quand même être à l’écoute des gens. Bon je ne suis pas assistante sociale, il ne faut pas confondre, souvent eux [les usagers] ils confondent, ils demandent certaines choses administratives et tout ça, moi ce n’est pas mon fort. Bon après, je peux les guider, les orienter… Je pense que je pourrais les aider mais je n’ai pas le temps d’un et de deux oui, je n’ai pas toutes les connaissances non plus d’assistante sociale mais… oui, je suis aussi travailleuse sociale. […] il y a certaines histoires parfois. Ben voilà on est obligé de prendre le téléphone et de faire des recherches… […] à partir du moment où les gens se sentent à l’aise et qu’ils nous confient certaines choses […] on sent qu’il y a des histoires de vie là-dedans assez… assez fortes quoi. » En faisant cela, cette travailleuse, qui explique être assez démunie face à la souffrance de certains usagers, s’improvise tant bien que mal travailleuse sociale pour y répondre, afin de valoriser la relation de confiance construite avec l’usager, plutôt que de le réorienter vers une autre structure, ce qui pourrait mener à une rupture de la relation et porter un coup à la confiance placée en elle. De telles situations lui permettent peut-être également de consolider son identité professionnelle propre et, ce faisant, de se revaloriser.

D’autres situations poussent à réagir du fait d’un trouble qui secoue les travailleurs dans ce qu’ils estiment être les soubassements politiques de leur action sur le terrain. Plusieurs d’entre eux expriment ainsi leur méfiance vis-à-vis des CPAS, censés aider les usagers en situation de précarité, mais dont les objectifs sont vus comme antagonistes à ceux de secteurs où le travail en première ligne avec les usagers donne une proximité et une forme de gratuité dans la relation qui sont valorisées. Comme le souligne Hélène, si « la formation […], c’est quand même important aussi dans le sens où ça met un cadre, des limites », agir en travailleur social « principalement, c’est quand même être à l’écoute de l’autre et vraiment vouloir entendre ce qu’il dit et pas le mettre dans des cases. Effectivement avec l’activation, on met les gens dans les cases. Et […] s’ils ne répondent pas à la case, et ben, c’est on les éjecte. Alors ça pour moi, c’est pas du travail social. » Cette méfiance la pousse ainsi à chercher à aider l’usager autant que possible, plutôt que de le réorienter vers d’autres structures perçues comme peu accueillantes et dotées de logiques internes contradictoires avec les besoins des usagers et ce qui est vu comme étant le cœur du travail social.

Ces différentes situations sont autant de moments qui secouent les intervenants sociaux, qui leur rappellent leurs motivations et les conduisent à se positionner et à agir en les renvoyant à leurs « raisons d’être »[14]. Ils vont conduire à s’écarter – légèrement ou plus franchement – du cadre et vont favoriser une réactivation, voire un renouvellement, de questionnements individuels, et parfois même collectifs, au sein de leur équipe, qui permettent au passage de renforcer son identité professionnelle et de se revaloriser.

On le voit, le détour par des politiques et secteurs où l’inscription du travail social n’est pas aussi majoritaire et ancienne que dans les CPAS, par exemple, permet de rappeler que, pour les acteurs de terrain, ce qui définit le travailleur social ne se limite pas à un diplôme et à une formation. Cette définition renvoie aussi à des pratiques professionnelles, à une éthique de travail ou à des missions propres, qui se reconfigurent dans une série de situations qui, si elles s’inscrivent au quotidien dans le travail, sont susceptibles d’en faire bouger les lignes. Par ailleurs, ces structures associatives qui ont, pour la plupart, a minima, une origine militante, mais aussi un cadre moins formel et plus flexible, semblent aussi produire en partie les conditions de cette adaptabilité plus grande des travailleurs, qui débouche sur des effets positifs autant que sur une série d’inconforts et d’incertitudes.

Notes

[1] Moriau J., Les 4 étapes de la gestion publique du secteur associatif à Bruxelles, CBCS – Conseil bruxellois de coordination socio-politique, 2016 [En ligne], mis en ligne en juin 2016  URL : www.cbcs.be/Les-4-etapes-de-la-gestion-publique-du-secteur-associatif-a-Bruxelles.
[2] Astier I., Les nouvelles règles du social, Paris, Presses universitaires de France, 2007.
[3] Hamzaoui M., Le travail social territorialisé, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2002 ; Hamzaoui M., « La politique sociale différenciée et territorialisée : activation ou ébranlement du social ? », Revue TEF (Travail, Emploi et Formation), vol. 4, 2003, p. 13-27.
[4] Vrancken D., Social barbare, Charleroi, Couleur livres, 2010, p. 27.
[5] Zamora Vargas D., De l’égalité à la pauvreté. Une socio-histoire de l’assistance en Belgique (1895-2015), Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 2018.
[6] Ion J., « Brève chronique des rapports entre travail social et bénévolat », Pensée plurielle, vol. 10, n° 2, 2005, p. 149-157.
[7] Moulaert T. et Reman P., « Où en est l’éducation permanente ? », La Revue nouvelle, n° 11, 2007 p. 17.
[8] Blairon J., « La situation des “associations polysubventionnées”. Pour une analyse critique », Intermag.be, analyses et études en éducation permanente, RTA asbl, septembre 2017. [En ligne] URL : www.intermag.be/608.
[9] Genard J.-L., « L’émergence de l’associatif comme projet social, politique et culturel », Pyramides, n° 6, 2002 [En ligne], mis en ligne le 28 septembre 2011, consulté le 21 février 2018 [En ligne] URL : journals.openedition.org/pyramides/437, p. 11.
[10] Ibidem, p. 12.
[11] Gaspar J.-F., « Les animateurs en Belgique francophone : une fonction sans titre(s) ? », communication lors du colloque L’animation contre le travail social et l’intervention sociale ? Quelles recompositions des légitimités professionnelles ?, Université Paris-Est Créteil, 12-13 octobre 2017. Je tiens par ailleurs à remercier Jean-François Gaspar d’avoir partagé avec moi le powerPoint qui avait servi de support à sa présentation.
[12] Breviglieri M., « Bienfaits et méfaits de la proximité dans le travail social », dans Ion J. (dir.), Le travail social en débat[s], Paris, La Découverte, 2005, p. 224-225.
[13] Les prénoms des personnes interrogées ont été anonymisés.
[14] Gaspar J.-F., Tenir ! Les raisons d’être des travailleurs sociaux, Paris, La Découverte, 2012.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Francou, Lionel « Quand la situation fait la fonction. Agir en travailleur social », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°7, septembre 2018 [En ligne], mis en ligne le 05 novembre 2018. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/