
Edito
L’économie capitaliste nous montre tous les jours à quel point elle peut se montrer fragile et violente. Au nom de motivations financières, de logiques d’enrichissements, d’accaparement, elle fait basculer l’idée d’une économie au service des individus vers une exploitation du plus grand nombre pour quelques privilégié.e.s. En d’autres termes, l’individu comme simple outil d’un modèle économique, dont seule une minorité en tire une richesse et du bien-être. Face à ce mouvement de fond, l’économie sociale – sociale et solidaire diront certain.e.s – apparait comme une alternative qui replace l’humain au centre de l’économie. Elle est polymorphe et se décline donc dans divers secteurs d’activité ; elle est aussi un puissant levier de transformation sociale, suffisant en tout cas pour que les pouvoirs publics la considèrent et la soutiennent. Ce nouveau de Dynamiques vous propose de vous plonger dans quelques considérations théoriques, mais tellement ancrées dans le terrain, et historiques sur les formes et les champs de transformation de l’économie sociale.
Bonne lecture !
Introduction : l’économie sociale : une économie pour l’humain ?
François Welter (historien, CARHOP asbl)
Depuis son émergence à la fin du XVIIIe siècle[1], le capitalisme a montré sa fragilité, tant il semble facilement ébranlé, et sa violence, dès lors qu’il participe à l’exploitation des individus, contribue aux politiques d’accaparement des richesses menées par les Etats et des grandes entreprises, entretient, voire creuse, les inégalités socioéconomiques, politiques et culturelles. Ce modèle dominant qui, aux yeux d’acteurs et actrices politiques, d’employeurs, apparait comme la seule voie économique possible et valable est pourtant rapidement interrogé, remis en cause par le mouvement ouvrier ; et, principalement sous l’impulsion de celui-ci, des formes alternatives d’économie se déploient, d’abord en marge du modèle capitaliste, puis en occupant de plus en plus de place dans l’économie. Un mouvement qui se poursuit actuellement. L’économie sociale en est l’une d’elles. Son originalité ? Elle est « un mouvement social qui organise l’économie dans le but de la mettre au service des personnes. Cette organisation s’appuie sur un ensemble coordonné d’actions collectives dont la base est le groupement de personnes. Au contraire de l’économie capitaliste, l’[économie sociale et solidaire] considère que l’épanouissement, l’émancipation, la réalisation de chacun.e passe par la coopération et l’action collective plutôt que par la concurrence des actions individuelles[2]. Sa finalité émancipatrice trace un trait d’union avec l’éducation populaire.
Aujourd’hui, l’économie sociale est surtout connue du grand public par les organisations d’entreprises en coopératives. Le mouvement est toutefois plus large. D’après Jean-François Draperi, responsable du Cestes, le Centre d’économie sociale du Conservatoire national des arts et métiers, il intègre aussi le champ associatif[3]. Dans l’absolu, l’économie sociale couvre donc un champ d’activité conséquent, suffisamment en tout cas pour que la Wallonie la reconnaissance et légifère de manière à permettre à des initiatives d’économie sociale d’obtenir un agrément et, par-là, un subventionnement. Sont ainsi concernés des sociétés à finalité sociale, des asbl et des CPAS[4]. Sans parler d’un mouvement de fond qui ébranle l’économie capitaliste dans ses fondements, l’économie sociale ne cesse de prendre de l’ampleur, avec ses réussites et ses échecs. Sans prétendre à l’exhaustivité, ce numéro de Dynamiques met en évidence quelques enjeux et tensions de l’économie sociale d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que deux exemples concrets d’économie sociale, qui témoignent de modèles économiques diversifiés et évolutifs.

Par son histoire longue de près de 150 ans, l’économie sociale connait des évolutions notables et est animée d’enjeux et de tensions qui fluctuent avec le temps. Le terme même « d’économie sociale » est à multiples facettes. Ainsi, alors que, en France, on parlera d’économie sociale et solidaire, symptomatique de deux réalités économiques à la fois liées, mais aussi différentes, cette distinction n’est pas un sujet particulier de préoccupation en Belgique francophone. Les secteurs d’activité couverts par l’économie sociale sont également très diversifiés, entre le marchand, le non marchand, les organisations relevant du secteur privé et les acteurs publics. Les exemples d’une économie sociale pluridimensionnelle ne manquent pas. Dans ce cadre-là, il apparait nécessaire de baliser ce qu’est l’économie sociale, ce qu’elle recouvre dans ses principes, son organisation, son fonctionnement. Sa complexité nécessite un regard aiguisé. C’est pourquoi, son analyse est confiée à l’ancien secrétaire général du MOC et sociologue, Pierre Georis. Le lecteur et la lectrice se rendront rapidement compte que cette contribution est une étude critique d’un acteur de terrain, qui a été en prise directe avec les enjeux et les tensions de l’économie sociale.
Du fait que le mouvement ouvrier soit le principal – sinon l’unique – initiateur de l’économie sociale, ce numéro de Dynamiques ne peut faire l’économie d’un regard rétrospectif sur la longue durée. Un panorama complet aurait mérité une approche croisée des pratiques d’économie sociale émanant du mouvement ouvrier socialiste et du mouvement ouvrier chrétien en Belgique, tant les approches tantôt divergent, tantôt convergent. Cependant, une telle ambition ne peut se concrétiser dans un article de quelques pages. Une analyse globale et suffisamment nuancée de l’action du mouvement ouvrier chrétien au niveau de l’économie sociale est elle-même complexe. La bibliographie est foisonnante et témoigne là encore d’une diversité des formes d’économie sociale dans le pilier chrétien. Le choix a donc été fait de retracer à grands traits l’histoire de l’Economie populaire de Ciney (EPC). Rédigé par Renée Dresse et Catherine Pinon, cet article met en lumière le positionnement tout à fait particulier de l’économie sociale dans le monde chrétien, le déploiement de celle-ci et sa diversification. De coopérative de consommation dont les ventes concernent essentiellement l’alimentation, des vêtements ou des combustibles, l’EPC s’élargit au secteur pharmaceutique. Sans cesse au cours de son histoire, elle devra articuler les enjeux de son expansion, de sa rentabilité, de l’accessibilité de ses produits à ses premiers publics (les populations ouvrières et populaires) et de la concurrence d’autres acteurs de l’économie.
Aujourd’hui, l’économie sociale n’est plus l’apanage du mouvement ouvrier. D’autres opérateurs se sont appropriés ce modèle alternatif à l’économie capitaliste et le remodèlent selon d’autres logiques que celles qui ont animé les piliers chrétiens et socialistes. Ils sont foisonnants : le magazine Médor en est un des résultats. Partant du témoignage de Laurence Jenard, la Fakira de Médor comme elle aime se nommer, Josiane Jacoby dresse un portrait d’un magazine qui, il n’y a pas dix ans, nait d’une initiative citoyenne et dont la volonté est de lutter contre la précarisation de l’information et des conditions de travail des journalistes. Un journal d’investigation donc qui propose un journalisme de qualité et qui se distingue d’un paysage médiatique contrôlé par quelques acteurs privés majeurs. Face aux dynamiques capitalistes des grands groupes, Médor oppose des principes fondamentaux tels que les services aux membres de sa coopérative, un processus décisionnel démocratique comme par exemple le principe qu’une personne égale une voix, l’autonomie de gestion par rapport à ces grands groupes et la primauté de l’humain sur l’économie. Enfin, cette coopérative à finalité sociale entend oeuvrer à une transformation sociale. Médor est animé par des valeurs fortes telles que l’éthique, la liberté de la presse, la solidarité,… Valeurs que le trimestriel déclinent au quotidien.
Notes
[1] À ce propos, voir : Questions d’histoire sociale, Bruxelles, CARHOP-FEC, 2005.
[2] « Entretien avec Jean-François Draperi. Le projet de l’économie sociale et solidaire : fonder une économie capitaliste », Mouvements, n° 81, 2015/1, sect. 2, https://www.cairn.info/revue-mouvements-2015-1-page-38.htm, page consultée le 7 décembre 2022.
[3] Ibid., sect. 5, page consultée le 7 décembre 2022.
[4] WALLONIE. DIRECTION DE L’ÉCONOMIE SOCIALE, Agrément en tant qu’Initiative d’économie sociale, s.d., https://economie.wallonie.be/Dvlp_Economique/Economie_sociale/AgrementES.html, page consultée le 7 décembre 2022.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
WELTER F., « Introduction : l’économie sociale : une économie pour l’humain ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°20 : L’économie sociale, de l’Économie populaire de Ciney à Médor, décembre 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
L’ÉCONOMIE SOCIALE, une définition
Pierre Georis (Sociologue, ancien secrétaire fédéral du MOC)
Cet article cherche à présenter la notion « économie sociale », en relation avec quelques voisines, en particulier « non-marchand » et à donner un aperçu des tensions qui traversent le domaine. L’approche est principalement sociologique, en ceci qu’on définit un champ et qu’on le présente comme « champ de tensions ».
LE CHAMP DE L’ÉCONOMIE SOCIALE
Pour “lire” correctement les questions posées à l’économie sociale – son histoire et son actualité, en particulier belge francophone – il faut en passer par une séquence de conceptualisation. Cela impose d’ouvrir deux « portes » successivement : celle de l’économie sociale (le tiers secteur, l’économie solidaire) d’une part ; celle du non-marchand (le non profit, le profit social) d’autre part, avant de proposer une grille de synthèse qui positionne les éléments les uns par rapport aux autres.
Économie sociale
Le vocable « économie sociale » nomme un phénomène qui plonge ses racines dans une histoire longue : il existait déjà des corporations et des fonds de secours dans l’Égypte des pharaons.[1] Au 19e siècle et au début du 20e, de multiples initiatives coopératives et mutuellistes se sont développées relevant des périmètres des mouvements ouvriers socialistes et chrétiens. L’idéologie libérale n’était pas pour autant « contraire » dès lors qu’elle récusait toute ingérence de l’État et insistait sur le principe du « self-help » (l’auto-assistance).[2]
Aujourd’hui, il y a deux approches différentes pour définir le sujet voire une troisième, qui combine les deux précédentes : c’est assez largement celle adoptée par les acteurs belges du domaine.[3]
La première approche consiste à relever les formes juridiques et institutionnelles pertinentes, en l’occurrence :
- Les coopératives (qui ont d’abord été de production, puis ont investi la distribution et les services) ;
- Les sociétés mutuellistes (dont le point de départ était la rencontre des enjeux de secours mutuels. En Belgique, on les connaît bien dans le secteur de la santé et comme actrices de la gestion de la sécurité sociale. Ailleurs, la formule peut concerner d’autres domaines – en France par exemple, « mutuelle » est souvent synonyme de « compagnie d’assurances ») ;
- Les associations et fondations[4] (qui unissent des personnes libres autour de projets sans finalité première de profit).
Notons qu’il existe des synonymes pour nommer la même réalité associative : ONG (organisations non gouvernementales), organisations volontaires, et leur variante anglophone : non profit organisations.
La seconde approche est dite normative, caractérisant les principes que les structures ont en commun :
- La finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit (une entreprise d’économie sociale n’est pas un outil de maximisation financière de l’apport en capital) ;
- L’autonomie de gestion (qui distingue l’économie sociale d’une production ou d’un service organisé par l’État) ;
- Le processus de décision démocratique (« une personne = une voix » plutôt que « une action = une voix ») ; principe de plus en plus fréquemment complété d’une ambition additionnelle : « et participatif » (élargissement de la démocratie aux travailleurs de l’organisme même s’ils sont non membres ou non coopérateurs) ;
- La primauté donnée aux personnes et au travail sur le capital dans la répartition des revenus (choix d’offrir des ristournes aux usagers ou d’affecter les bénéfices à des fins sociales ; s’il y a rémunération du capital, ce sera de manière limitée).
Le choix des acteurs belges francophones de « mixer » les deux approches, pour en constituer une troisième[5], présente l’avantage de sortir du champ « les fausses ASBL » (ou « les fausses coopératives »), par exemple un café ASBL qui organise le deal de drogues (la vraie finalité est le profit) ou la milice d’extrême-droite qui aurait statut d’association (on sort du champ de la démocratie). Pour autant, la définition laisse de la marge pour des interprétations (par exemple sur la signification du fonctionnement démocratique d’une entreprise)[6].
Quelques chiffres
L’Observatoire de l’économie sociale chiffre l’importance actuelle du secteur en Wallonie (y compris y compris les cantons de l’est et à Bruxelles (chiffres au 31 décembre 2020) : 11 221 entreprises employeuses, qui fournissent 247 472 emplois, soit 12,3 % de l’emploi total (dont 14 744 emplois nets créés depuis 2016, soit une croissance de +6 %).[7] Du point de vue du statut juridique, les ASBL se taillent la part du lion : elles sont 10 621. Trois secteurs représentent à eux seuls près de 70 % des entreprises. Il s’agit tout d’abord du secteur qualifié de « Autres activités de services » (28 %) comprenant un grand nombre de sous-catégories comme les associations de représentation (type syndicats), les associations de jeunesse ou encore les associations religieuses et philosophiques. Suivent alors les secteurs de la « santé humaine et action sociale » (24 %) et des « arts, spectacles et activités récréatives » (16 %).
Une sérieuse difficulté rencontrée par les acteurs wallons et bruxellois depuis les années 1990 est la tendance des pouvoirs publics et d’une partie de l’opinion publique à circonscrire le but de l’économie sociale à la seule insertion professionnelle des publics éloignés de l’emploi : conceptuellement, l’ambition de l’économie sociale est sensiblement plus élevée, dont la finalité utopique est de concerner la société tout entière ! La notion « économie sociale d’insertion » s’est incrustée, globalement soutenue par les gouvernements régionaux, mais il convient de ne pas manipuler la synecdoque (la figure de style qui consiste à prendre la partie pour le tout).[8]
À l’international, on utilise l’expression de « tiers secteur » : pour les non francophones, la notion est plus compréhensible que la traduction littérale de « économie sociale », tout en permettant d’appréhender qu’on réfère à un espace qui n’est ni le marché lucratif, ni l’État.
Enregistrons encore que l’approche présentée ici est occidentalo-centrée : on ne sait pas en faire un « copier – coller » valide sous toutes les latitudes : les principes identifiés existent et sont également mis en pratique dans le « Sud » mais y relèvent généralement du large secteur dit « informel », faute de structure juridique ad hoc institutionnellement organisée.
Et l’économie solidaire ? À vrai dire, la notion n’est pas stabilisée, même dans l’espace simplement francophone. La France a réglé le problème en parlant systématiquement de « l’économie sociale et solidaire », « solidaire » ayant vocation à résumer les 4 principes fondateurs. En Belgique, lorsqu’on parle de « l’économie solidaire », on vise plus largement l’économie sociale étendue à un large informel (car la notion recouvre diverses activités qui ont à voir avec l’économie, mais se jouent en dehors de toute structure juridique : l’aide dans le cadre familial, épauler un voisin dans son déménagement, faire une course pour une personne âgée, organiser un groupe d’achat, cultiver ses légumes dans un potager collectif,…), ou des projets qui ne sont pas particulièrement de production ou de distribution mais qui organisent néanmoins des solidarités (une monnaie locale, un système d’échange local de services entre citoyen·nes).[9] |
De manière générale, la définition positionne l’économie sociale pour une part dans le marchand, pour une autre part dans le non-marchand : c’est un facteur de possible confusion à laquelle on n’échappe qu’à la condition de clarifier ce volet spécifique.
Non-marchand
Une notion qui comprend « non » se donne une définition d’abord « en creux » : « est non-marchand tout ce qui n’est pas marchand ».[10]
En effet, « marchand » peut référer à :
- Une caractéristique technique : toute activité qui passe par le marché pour faire en sorte que le coût de production soit couvert par un prix. En creux : le non-marchand a recours à d’autres types de ressources que la vente (c’est-à-dire : des cotisations, des dons privés, des subventions publiques).
- La finalité lucrative : il s’agit de maximiser l’excédent en vue de rémunérer le capital. En creux : le non-marchand est non lucratif.
- Des catégories d’activités. Ici, ce sont les activités non-marchandes qui définissent le marchand en creux ! Sont non-marchands les biens collectifs assumés par l’État (la défense, la sécurité, la recherche fondamentale…) ou conjointement par l’État et le secteur privé associatif (éducation, santé, culture, aide sociale…). Une difficulté de ce type d’approche est que le périmètre du non-marchand ainsi défini bouge tout le temps, en fonction des engagements ou désengagements de l’État dans certains secteurs.
Le fait est qu’il existe énormément de situations hybrides, qui mêlent ressources marchandes et non-marchandes (en particulier des subventions publiques)[11] : comment classe-t-on de telles situations ? Il n’y a pas de consensus sur la réponse à donner, ce qui complique les débats.
- Les scientifiques[12] s’accordent sur : secteur privé et public chaque fois qu’il y a combinaison
– de but non lucratif
– de ressources non-marchandes ou mixtes ; - La comptabilité nationale quant à elle resserre la condition lorsqu’il y a ressources mixtes : est non-marchande l’activité dont le produit des ventes ne permet pas de couvrir au moins 50% des coûts de production. Ce critère est repris dans les législations régionales wallonne et bruxelloise. C’est à partir de lui qu’on va distinguer des situations assez proches – les entreprises d’insertion sont dans le marchand et ont l’autorisation d’un chiffre d’affaires illimité ; les entreprises de formation par le travail relèvent du non-marchand dans la mesure où 50 % de leurs ressources ne sont pas procurées via leur chiffre d’affaires économiques (si elles franchissent cette frontière, elles basculent dans l’entreprise d’insertion et doivent s’adapter à des conditions sensiblement différentes pour leur fonctionnement, leur agrément et leurs subventions publiques) ;
- L’UNISOC, la fédération patronale représentative du non-marchand belge (en particulier pour la concertation interprofessionnelle fédérale) ne parle qu’au nom du seul secteur non-marchand privé. Ce faisant, elle est en phase avec l’approche anglo-saxonne des « non profit organisations ». Le risque de synecdoque est à nouveau présent,car le non-marchand comprend aussi un vaste pan étatique ! Ceci écrit, il n’est évidemment pas illogique qu’une fédération circonscrive son expression à celle pour laquelle ses membres la mandatent.
Depuis le tournant du 21e siècle, pour des raisons d’image et de communication, les acteurs du « non-marchand/non profit » tendent à faire évoluer la notion vers « profit social ». Il s’agit principalement de « positiver » le sujet. Ainsi, significativement, la structure représentative des employeurs du non-marchand francophone et germanophone a-t-elle fait évoluer sa dénomination de « Union francophone des entreprises du non-marchand » (UFENM) à « Union des entreprises à profit social » (UNIPSO). L’UNISOC déjà citée réfère elle-aussi à une représentation des « entreprises à profit social » (au niveau fédéral cette fois).
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- Positionnement des champs les uns par rapport aux autres
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En définitive, il existe un champ englobant : le non-lucratif (par opposition au lucratif), qui concerne le secteur privé tout autant que l’étatique d’une part, qui peut être marchand autant que non-marchand d’autre part. Cela autorise une représentation en un tableau à double entrée.[13]
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Secteur privé |
État |
Marchand |
ES |
SIG |
Non-marchand |
ES/NM/SIG |
NM/SIG |
« Économie sociale » (ES) et « non-marchand » (NM) sont des sous-ensembles du champ non-lucratif, qui à eux deux ne suffisent pas à couvrir l’entièreté du champ et ne se superposent pas complètement tout en comportant néanmoins un espace d’intersection !
- L’économie sociale occupe tout l’espace du secteur privé non lucratif (qu’il soit marchand ou non-marchand).
- Le non-marchand occupe tout l’espace des activités à but non lucratif mobilisant des ressources exclusivement non-marchandes ou des ressources hybridant marchand et non-marchand (que ce soit organisé par l’État ou le secteur privé).
- L’économie sociale non-marchande constitue l’espace d’intersection entre les deux réalités.
- Les activités étatiques marchandes non lucratives ne relèvent quant à elles ni de l’économie sociale ni du non-marchand.
- Dans trois cases, on a ajouté l’acronyme (SIG) comme « service d’intérêt général ». Il s’agit d’un vocabulaire européen pour désigner des services considérés par les autorités publiques des pays membres de l’Union Européenne (UE) comme étant d’intérêt général et faisant par conséquent l’objet d’obligations de services publics spécifiques. Ils peuvent être fournis par l’État ou par le secteur privé. SIG s’applique dès lors aux deux cases « État » et à la case « non-marchand du secteur privé » dans la mesure où celui-ci peut bénéficier de subventions publiques.[14]
UN CHAMP TRAVERSÉ DE TENSIONS
Notre approche conceptuelle permet d’emblée de repérer certaines des tensions qui traversent l’économie sociale : les sorts respectifs à faire aux initiatives marchandes et non-marchandes d’une part ; la gestion du principe démocratique d’autre part. Il en est encore d’autres, qu’on commentera sommairement, et sans intention d’exhaustivité.
Les sorts respectifs à faire aux initiatives marchandes et non-marchandes
De manière générale, les gouvernements soutiennent le non-marchand autant que le marchand ; la question n’est pas celle de la présence/absence de soutien « en soi » (même si les acteurs de terrain ont toujours à commenter la hauteur et les conditions du soutien).
Lorsqu’il s’agit d’économie sociale cependant, une tension se manifeste autour de la priorité souvent affirmée de soutien à la dimension marchande des activités, compréhensible dans un objectif principal de mise au travail de personnes éloignées de l’emploi. À vrai dire, il n’y a rien d’illégitime là-dedans, mais notons quand même une tension entre acteurs autour de visions différentes d’une part de l’économie, d’autre part de l’organisation concrète du soutien.
- Certains acteurs évoquent que « le non marchand coûte cher » et ne peut être financé que parce qu’il y a, en amont, une richesse produite par les secteurs marchands ; la relation ne serait qu’à sens unique : le marchand financerait le non marchand par redistribution d’une partie de la richesse que lui seul produirait. Dérivée de ce raisonnement : lorsque la crise atteint le « secteur producteur de richesse », il conviendrait de moins redistribuer vers le non marchand. Tout le monde n’est pas d’accord avec cette approche : dans une conception systémique de la macro-économie, les choses sont plus subtiles, plus imbriquées : sans le non-lucratif, le marchand serait plus pauvre et la société aussi !. Par leurs nombreux achats de fournitures, et par les emplois créés, les entreprises non-marchandes constituent un formidable débouché pour les secteurs marchands. Il est donc possible de retourner l’affirmation : sans le non-lucratif, le marchand serait plus pauvre et la société aussi. A fortiori si on ne limite pas la « richesse » à ses aspects « sonnants et trébuchants » mais qu’on l’élargit au « profit social et culturel ». C’est donc moins le fait que l’économie sociale marchande soit soutenue qui est constitutif de la tension que le sous-jacent théorique qui, dans les esprits d’une partie des interlocuteurs, justifie ce soutien, en ceci qu’il pourrait avoir comme conséquence ultime la délégitimation du soutien au non-marchand.
- Les conditions concrètes du soutien sont également constitutives de la tension, relevant d’une sorte de « hors-sol» Il manque d’emplois ? « N’y a qu’à » en créer. On veut en créer pour des personnes « défavorisées » ou « gravement défavorisées » ? Pas de problème : le gouvernement va aider l’entreprise avec une aide unique ne couvrant que partiellement la charge, un peu comme si chaque situation « public cible » était identique, chaque problème étant d’autant plus facilement réglable qu’un emploi de travailleur social dans l’entreprise sera également financé au prorata du nombre de personnes « groupe cible » (ceci écrit, pour bénéficier d’un forfait permettant d’engager un travailleur social temps plein en début de carrière, il faut employer rien de moins que 26 personnes du groupe cible ! C’est déjà une fameuse entreprise !). Une condition « simple » pour bénéficier de tout cela : Il faut qu’au bout de quatre années après l’obtention de l’agrément, 50 % de l’effectif employé soit constitué de personnes issues du « groupe cible ».[15] Qui peut croire que l’économie concrète d’une entreprise permette un résultat aussi automatiquement linéaire ? S’il y a des réussites, il y a aussi des déceptions ![16]
- L’option préférentielle de la Région pour le marchand s’observe également en matière de soutien aux agences-conseil en économie sociale (qui doivent montrer que leurs activités d’accompagnement concernent à plus de 50% des entreprises marchandes).
Une tension additionnelle à celle qu’on vient de développer possède une grande proximité avec celle-ci : on voit bien que nombre d’entreprises d’économie sociale, en particulier celles d’insertion, sont tiraillées entre l’objectif social qu’elles se fixent et celui d’atteindre au moins l’équilibre économique. L’enjeu, tout simplement de survie, n’autorise pas n’importe quelle tolérance à l’égard de faiblesses individuelles, n’importe quel élargissement de l’accueil de publics difficiles. « Vous êtes obsédés par la rentabilité », accuseront les uns ; « Nous cherchons à préserver l’emploi de tous, et d’abord des vôtres », rétorqueront les autres.
La gestion de la question démocratique
« Une personne = une voix » est une équation sensiblement plus démocratique que « une action = une voix ». Mais, à la lettre, ça ne vise que la décision en assemblée générale des membres ou des coopérateurs. L’ambition démocratique peut déborder ce cercle, également au nom de la primauté donnée au travail. Bien qu’elles ne soient pas « par essence » limitées à l’économie sociale, c’est pourtant logiquement dans ce champ qu’on trouvera préférentiellement les expériences autogestionnaires.
Une certaine confusion peut exister avec la notion d’autoproduction. Celle-ci est parfois le débouché d’un conflit social d’entreprise : une faillite est déclarée, le patron s’en va, un conflit se développe pour la défense de l’emploi, parfois avec une occupation (on contrôle l’outil, on évite son démantèlement et on l’entretient ; on garde les stocks) et parfois aussi avec continuation de la production dans l’espoir de faciliter l’intérêt d’un repreneur, tout en permettant une continuation au moins temporaire de l’emploi. Si on limite la notion à « produire sans patron », cette phase (l’autoproduction) a à voir avec l’autogestion. Mais dès qu’une solution est trouvée (si elle est trouvée), on peut fort bien en revenir au schéma classique de management. Il est par ailleurs quelques fois arrivé que les conditions institutionnelles, politiques et économiques ont permis au collectif des travailleurs (au vrai, dans des cas très significatifs, surtout des travailleuses ) de créer une société reprenant l’activité[18]. Rien ne dit qu’alors le destin soit de persévérer dans l’autogestion : on peut imaginer au fil du temps l’engagement de travailleurs et travailleuses non coopérateurs et/ou l’installation d’une ligne hiérarchique classique.[19]

Ce n’est pas sans tensions parfois très lourdes, ou prises du pouvoir réel par l’un ou l’autre leader.[21] Une entreprise autogérée n’est pas à l’abri de nécessités de restructuration, ni de licenciements, pas moins d’éventuelles situations de harcèlement : le clivage patron/travailleur étant réputé ne pas y exister, le positionnement des syndicats y est tout au moins paradoxal[22].
Le fait est que l’autogestion n’est pas très bien vue par les partenaires sociaux : la démocratie économique a représenté une réelle avancée dans le sens d’un « plus de démocratie » ; mais celle-ci s’appuie sur la gestion d’une conflictualité entre des employeurs et des travailleurs, par le biais d’informations, de concertations, de négociations entre interlocuteurs ou partenaires sociaux.[23] Que faire avec une structure « sans patron » ou dans laquelle « tout le monde est un peu le patron » ? Qui représente les travailleurs d’une entreprise autogérée ? La Fédération des entreprises de Belgique parce qu’il n’y a que des patrons ? Le syndicat parce qu’il n’y a que des travailleurs ? La réponse est : personne, car personne ne sait que faire avec ces entreprises qui sortent des codes. Il en résulte que leurs spécificités ne sont jamais prises en compte dans les négociations de commissions paritaires sectorielles par exemple. Les entreprises concernées s’en plaignent amèrement… dans le désert.
D’autres tensions encore
Un « paquet » de tensions a à voir avec le classique clivage institué/instituant. Dans un cadre de ressources limitées, qu’il s’agisse de subventions publiques ou de marchés solvables, par définition l’institué les capte déjà, et ça ne laisse pas beaucoup d’opportunités aux nouveautés (l’instituant). Si une enveloppe budgétaire est entièrement consommée et pas améliorée, un nouveau n’y accède qu’à la condition qu’un ancien en sorte ! Qui peut croire que cela se joue dans la pure sérénité ? Identiquement, se trouver un client pour soi, ce sera un client que l’autre n’aura pas. D’autre part, ceux qui sont en scène depuis longtemps ont souvent eu l’occasion de grossir. Même s’il n’y a pas superposition automatique, institué/instituant peut souvent être vu comme un clivage gros/petits. Enfin, se surajoute la question des piliers.
« …ces ensembles d’organisations qui forment un réseau partageant une même tendance idéologique. Les réseaux se structurent et s’opposent sur la base de clivages, en particulier du clivage philosophique. De manière plus ou moins complète selon les cas, un pilier peut se composer d’une fédération de mutualités, d’une confédération syndicale, d’organisations professionnelles patronales, de classes moyenneset/ou d’agriculteurs, de coopératives, de mouvements féminins, de mouvements de jeunesse ou d’éducation permanente, d’écoles ou d’institutions de soins privées, d’associations culturelles, sociales, philosophiques ou religieuses, sportives, récréatives, etc. Chaque pilier aspire ainsi à encadrer les citoyens « du berceau à la tombe ». De plus, les organisations qui le constituent visentla cohésion et l’émancipation de groupes minoritaires (les agriculteurs, les ouvriers…) »[24]. Piliers socialistes et chrétiens sont présents dans le champ de l’économie sociale depuis plus d’un siècle. Même si toutes les initiatives n’ont pas survécu, nombre d’entre elles subsistent, parfois avec bonheur, toujours labellisées de leur pilier. À nouveau, institué/instituant peut prendre la forme d’un clivage piliers/indépendance (ou pluralisme). |
Les petits indépendants instituants, bloqués dans leur développement faute de moyens accessibles vont facilement déployer une rhétorique agressive à l’encontre d’un adversaire « gros institué pilarisé », alors que les deux ont à se mobiliser contre l’adversaire commun que, pour faire bref, on nommera « le lucratif capitaliste ». En tout état de cause, on incitera le lecteur à sortir de la caricature : une structure qui survit pendant des décennies est aussi celle qui reste à l’écoute de son environnement, sa base, ses clients ; en quelque sorte, un institué qui est en mesure, aux moments clés de sa trajectoire, de redevenir instituant, pour lui-même autant que pour les autres.
La Belgique a une grande tradition de concertation à tous les étages, y compris sectoriels : les tensions autour du « paquet » institué/instituant, gros/petits, piliers/indépendants trouvent un espace de dialogue et d’échanges intra francophones dans la structure ConcertES[25] qui regroupe une série de fédérations et d’acteurs de toutes provenances. C’est un facteur d’atténuation des tensions – expliquées, nommées, traitées – autant que de meilleure cohésion. Le fait que ConcertES soit reconnu comme interlocuteur sectoriel par les gouvernements fédéral et régionaux est vraisemblablement un incitant à l’adhésion !
On terminera ce panorama certainement non exhaustif des tensions en évoquant celle qui se noue entre les professionnel.le.s d’une part, les bénévoles militant.e.s d’autre part. Par définition, l’économie sociale attire des militant.e.s. Ceux-ci peuvent investir dans un projet à titre strictement bénévole. C’est précieux mais comporte une faiblesse substantielle : au moindre conflit, à la moindre divergence, au moindre désaccord, le bénévole peut quitter sans demander son reste ! Si la fonction exercée est stratégique ou essentielle, les difficultés peuvent être importantes. Pour gérer ce risque, le « volontariat » s’intercale entre le bénévole pur (qui fait ce qu’il veut quand il veut, et pour rien) et le professionnel (qui fait ce qu’on lui dit de faire contre rémunération) : le volontaire doit recevoir une série d’informations sur l’organisation au profit de laquelle il preste et sur son statut propre (le remboursement des frais qu’il engage, les assurances qui le couvrent) ; il n’est pas interdit (mais pas obligé non plus) de préciser ce qu’on attend de lui (il est, par exemple, fort recommandé d’être explicite quant au devoir de confidentialité auquel on peut être tenu dans certaines fonctions) ; il arrive que cela débouche sur un document écrit formel, qui n’est pas un « contrat » à proprement parler mais qui a quelque chose à voir avec une forme de « professionnalisation du bénévolat ».[26]
Cependant, si l’activité se développe et permet la création d’emplois, un bénévole ou volontaire peut, le cas échéant, devenir un professionnel. Comment évolue-t-on dès lors qu’on est payé pour une fonction qui fait sens pour soi ? On considère qu’on doit rester militant pour une part et on offre des heures gratuites au-delà de son horaire officiel (ce faisant, on organise une saine équivalence avec les militant.e.s bénévoles qui, quant à eux prestent sans rémunération) ? Ou on fait ses heures, sans plus et on récupère strictement tous les débordements horaires (une tension évidente se créera avec les bénévoles) ? Le plus souvent, le syndicat, au nom de la protection du travailleur, encouragera l’attitude « je ne fais rien de plus que ce qu’il y a dans le contrat » et stigmatisera l’autre posture comme relevant de « l’auto-exploitation ». Il n’est pourtant pas certain que le monde idéal soit sans bénévole, mais soit.
Ajoutons, pour être complet, qu’on peut aussi fort bien être recruté.e comme salarié.e dans l’économie sociale sans adhésion militante particulière : on était à la recherche d’un job, on l’a trouvé et voilà tout. Une fois encore : rien d’illégitime à cela mais tensions à nouveau à prévoir avec les professionnel.le.s militant.e.s qui s’auto-exploitent tout autant qu’avec les bénévoles (« Par quelle folie est-ce que je consacre autant de temps gratuit pour une œuvre qui offre de l’emploi à des personnes aussi peu investies dans le projet ? »). Il est notoirement compliqué de trouver des candidat.e.s pour les Organes d’administration des structures indépendantes lorsque les fondateurs et fondatrices doivent passer la main ; quand on les a trouvés, il est difficile de les garder si leur sentiment est qu’ils n’ont affaire qu’à des crises et des personnels non mobilisés. L’ampleur de la difficulté n’est pas à sous-estimer).
Notes
[1] DEFOURNY J. et DEVELTERE P. Origines et contours de l’économie sociale au Nord et au Sud , L’économie sociale au Nord et au Sud, De Boeck, 1999, p.26
[2] Ibidem, p. 29 Ils y réfèrent notamment à Léon Walras.
[3] Un compromis par empilement ? Aucun doute : c’est bien « nous », Belges !
[4] Les statistiques de la Banque Nationale de Belgique regroupent associations et fondations en un seul « compte satellite » intitulé « institutions sans but lucratif » (ISBL).
[5] Cela a été formalisé de manière tout-à-fait explicite par le Conseil wallon de l’économie sociale, dès 1990, à l’occasion de la remise de son « Rapport à l’Exécutif régional wallon sur le secteur de l’économie sociale ». L’accord des membres s’appuyait naturellement sur une littérature et un travail scientifique préexistants. Le « et participatif » ne figurait pas dans le rapport.
[6] Enregistrons aussi que toutes les questions éthiques ne sont pas réglées avec la lettre des principes : même si ça ne s’est pas posé à ce jour, il est concevable d’imaginer une coopérative active dans l’industrie d’armement qui respecterait chacun des quatre principes (être attaqué, ou prévenir l’attaque, peut justifier l’armement comme un service à la collectivité. On est d’accord : ça se discute !).
[7] Observatoire de l’économie sociale, « L’état des lieux de l’économie sociale 2019-20 », Les cahiers de l’Observatoire, n°16, juillet 2022, https://observatoire-es.be/wp-content/uploads/2022/07/EDL-2019-2020.pdf, page consultée en août 2022.
[8] Ou d’ailleurs le tout pour une partie, mais ce n’est pas de cela qu’il est question ici. La figure synecdoque est une des formes possibles de la métonymie qui consiste à user d’un mot pour un autre (« Je lis Zola » pour « Je lis un livre écrit par Zola » ; « boire un verre » pour boire le liquide qui est dans un verre).
[9] Économie sociale, L’économie sociale, au juste, c’est quoi ? , mis en ligne le 26 novembre 2020, https://economiesociale.be/decouvrir/definition, page consultée en août 2022.
[10] Sur cette partie non-marchand, notre exposé réfère à : MAREE M. et MERTENS S., Contours et statistiques du non-marchand en Belgique, éditions de l’Université de Liège, 2002
[11] Le rôle de soutien de l’État est abordé dans : COENEN M-Th, L’État, Questions d’histoire sociale n°8, CARHOP, à paraître
[12] On vise ici les travaux par exemple de Jacques Defourny, Michel Marée, Sybille Mertens (ULg), Marthe Nyssens (UCLouvain).
[13] Tableau inspiré d’un plus complexe : MAREE M. et MERTENS S., Contours et statistiques du non-marchand en Belgique, Éditions de l’Université de Liège, 2002.
[14] Pour tout dire, l’introduction de SIG dans le tableau a aussi une raison « esthétique » : ne pas laisser vide la case « État marchand ». La notion SIG se décline en sous-ensembles. Celui du « service d’intérêt économique général » (SIEG) reprend les services fournis à titre onéreux : le marchand de l’État en relève indubitablement, ainsi d’ailleurs que l’économie sociale non marchande lorsqu’elle est subventionnée et livre des biens et services contre rémunération. Être identifié comme SIEG autorise à déroger aux règles européennes de la concurrence (par exemple en raison de la spécificité du public qui, sans l’aide étatique, n’aurait pas accès au service de base proposé).
[15] Notre commentaire vise le décret wallon sur les entreprises d’insertion, dans sa dernière version à ce jour (décret du 20 octobre 2016, complété de l’arrêté du gouvernement wallon du 24 mai 2017). Ce qui est exposé ici n’épuise pas la législation dans ses conditions et aides précises, qu’on a beaucoup résumées (par exemple, dans le décret, le groupe cible est décomposé en deux sous-ensembles donnant droit à des hauteurs d’aides distinctes) : Fédération Wallonie Bruxelles. Portail Wallonie, Economie sociale. Projets Pilotes, https://economie.wallonie.be/Dvlp_Economique/Economie_sociale/AgrementEI.html, page consultée le 08 décembre 2022. Soyons néanmoins de bon compte : le dispositif a évolué au fil du temps et l’objectivité oblige à reconnaître que des linéarités plus absurdes que celles ici identifiées ont pu être gommées. Au fil du temps, tout en devant trouver le chemin pour n’être pas accusé de fausser la concurrence par des aides d’État (normes européennes), l’approche s’est modifiée : partant du paradigme « entreprise d’insertion = nouvelle entreprise créée », il y a eu élargissement à « une entreprise existante et ayant trouvé son équilibre économique peut élargir son activité à l’insertion de personnes du public cible ». La législation bruxelloise quant à elle a fait l’objet d’une refonte complète, en particulier pour ce qui y est désormais nommé « économie sociale mandatée insertion » (arrêté du 16 mai 2019). La situation nouvelle créée à Bruxelles (et d’application depuis le 1er janvier 2021) offre une aide qui nous semble plus réaliste. Pour des informations sur la situation bruxelloise : GEORIS P., Les aides à l’emploi en Région bruxelloise : un paysage redessiné, ASBL Actualités, n°301, avril 2021, http://syneco.be/espace-membres/wp-content/uploads/sites/2/2021/01/ASBL_Actualites_301_erratum.pdf, page consultée le 08 décembre 2022.
[16] Les entreprises d’insertion peuvent aller chercher d’autres sources de financement public que celles liées à leur reconnaissance formelle : c’est le cas par exemple pour toutes celles d’entre elles qui disposent d’un agrément titres-services, qui contribue à solvabiliser le marché (une large partie de la prestation est payée par les pouvoirs publics en lieu et place des clients).
[17] Référence aux expériences du « Balai libéré » à Louvain-la-Neuve (1975-1989) et de Daphica, transformée en « Textiles d’Ere » à Tournai (1976-2002).
[18] Pas forcément une société coopérative. Les « Textiles d’Ere » ont changé de statut et sont devenus une société anonyme à partir de 1995, ce qui aurait dû les exclure de la définition de l’économie sociale ! Il est des circonstances où on peut admettre une exception.
[19] Relativement aux « Textiles d’Ere », Nicolas Verschueren indique : « Commencée avec 14 ouvriers, l’entreprise autogérée passa à 130 emplois en 1978. Cette expérience s’est poursuivie jusqu’en 2002, survivant à la crise du secteur et à un incendie volontaire. Elle a surtout été portée par Denise Vincent, une ouvrière et déléguée syndicale de la CSC, qui a encadré cette autogestion avec une poigne de fer, refusant de lui donner une trop grande visibilité́ militante pour se concentrer sur la réussite économique et la sauvegarde de l’emploi ». VERSCHUEREN N., Une utopie ouvrière à l’aube de la société post-industrielle. Le « Balai libéré » et les expériences d’autogestion en Belgique, Histoire Politique, n°42, 2020, mis en ligne le 01 octobre 2020, https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.607 , page consultée le 15 décembre 2021. Pour un (excellent) historique de l’entreprise jusque 1990 : BAILLIEUX P., Textiles d’Ere : 15 années de fil à retordre ! , Fondation André Oleffe, Éditions Vie ouvrière, 1990.
[20] Pour des ressources sur l’autogestion, voir notamment : ASSOCIATION AUTOGESTION, L’autogestion qu’est-ce que c’est ?, mis en ligne le 19 février 2018, https://autogestion.asso.fr/lautogestion-quest-cest/, page consultée le 08 décembre 2022
[21] Il existe plusieurs façon de gagner en influence (et donc en pouvoir) dans un collectif, même autogéré : l’exercice d’une compétence cruciale pour l’organisation ; la capacité à donner un sens aux tâches individuelles (qui, précisément, peuvent en manquer dans leur exercice routinier quotidien) dans une perspective de mobilisation collective (fonction idéologique) ; la maîtrise de l’information et des contraintes de l’environnement (avoir mandat dans les réseaux externes, savoir y capter, comprendre et traiter les informations pertinentes) ; savoir exprimer et soutenir une position y compris dans les désaccords. Le cumul de ces capacités sur une même personne lui donne du pouvoir dans toutes les configurations. Commentaire trouvant son inspiration notamment dans : CROZIER M. et FRIEDBERG E, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977 ; MINTZBERG H., Le pouvoir dans les organisations, Paris, Editions d’organisation, 1986.
[22] Cela n’a pas empêché la CSC de soutenir les initiatives de reprises en autoproduction.
[23] L’usage « interlocuteurs » ou « partenaires » est indicateur de l’option de celui qui parle. En l’occurrence, on se situe dans un espace de coopération conflictuelle. Dire « partenaires », c’est se positionner préférentiellement du côté du pôle « coopération ». À l’inverse, « interlocuteurs » assume plus la conflictualité. D’un point de vue des clivages institutionnels, « partenaires sociaux » appartient plutôt au langage de la CSC et « interlocuteurs sociaux » plutôt au langage de la FGTB … tout cela avec des exceptions (sinon ce ne serait pas drôle).
[24] CRISP, Pilier”, Vocabulaire politique , mis en ligne le 07 novembre 2019, https://www.vocabulairepolitique.be/pilier/ , page consultée en juillet 2022.
[25] ConcertES. Plateforme de concertation des organisations représentatives de l’économie sociale https://concertes.be , page consultée le 08 décembre 2022.
[26] Entre le volontariat et l’emploi classique s’est encore intercalé le « travail associatif », ensuite cassé par la Cour constitutionnelle, désormais revenu par aménagement de l’article 17 de l’AR du 28 novembre 1969 sur l’ONSS. En l’occurrence, on est moins réputé être « entre » le volontariat et l’emploi que dans une forme de statut de travailleur avec dérogations ! C’est très circonscrit : seules des ASBL des secteurs socioculturels et sportifs peuvent y faire appel (ainsi que l’enseignement et les pouvoirs publics). En l’occurrence, il est possible d’engager pour certaines fonctions très précises pour des durées plafonnées à 300 ou 450h/an (selon le sous-secteur) et des rémunérations tout autant plafonnées sans avoir à payer de cotisations de sécurité sociale (mais il n’y a pas non plus constitution de droits sociaux !). « ASBL Actualités », a suivi toutes les péripéties de ce dossier : le cas échéant, on se reportera aux ASBL ACTUALITES : lettre d’information, Liège, Éditions des CCI de Wallonie, Bruxellles, Syneco, n°272, septembre 2018, n°274, novembre 2018, n°292, juin-juillet 2020, n°299, février 2021, n°309, janvier 2022, et n° 313, mai 2022.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
GEORIS P., « L’ÉCONOMIE SOCIALE, une définition », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°20 : L’économie sociale, de l’Économie populaire de Ciney à Médor, décembre 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
L’Économie populaire de Ciney (EPC), une coopérative chrétienne au cœur de l’action sociale dans le diocèse de Namur
Renée DRESSE (historienne, CARHOP asbl)
Catherine PINON (gestionnaire documentaire et des archives CARHOP asbl)
Au 19e siècle, l’industrialisation engendre de profondes mutations économiques et sociales. Attirée par l’espoir d’une vie meilleure, une partie de la population rurale rejoint les manufactures, la plupart concentrées dans le Hainaut, la région liégeoise ou Gand. La classe ouvrière, qui ne cesse de croître, est confrontée à des conditions d’existence difficiles. Son régime de travail est exténuant (10 à 12 heures de travail en moyenne par jour) et les salaires ne suffisent pas à combler les besoins essentiels de la famille (location élevée d’un logement décent, nourriture peu variée et chère…). Pire encore, les ouvriers sont assujettis à un patronat qui n’hésite pas à utiliser tous les moyens de pression (livret ouvrier, licenciement immédiat en cas de « faute ») pour réprimer la moindre revendication. L’absence d’une législation sociale laisse les abus impunis et l’ouvrier sans protection.
LA COOPÉRATION EN BELGIQUE AU 19E SIÈCLE
En Belgique, l’action coopérative belge s’inspire du modèle de la coopérative de consommation, l’Equitable Pioneers Society, fondée en 1844 à Rochdale en Grande-Bretagne. Elle se base sur les principes suivants : libre adhésion, participation des coopérateurs, partage des bénéfices, ristournes aux clients-coopérateurs, formation et information du public, soutien aux initiatives identiques, etc.
C’est le mouvement socialiste qui donne l’impulsion nécessaire au développement des coopératives de production et de consommation, grâce au Vooruit à Gand, fondé en 1880, la Boulangerie coopérative ouvrière de Bruxelles en 1882, la Populaire de Liège en 1887 à Verviers, le Progrès à Jolimont près de La Louvière en 1887, etc.[1]
Du côté catholique, l’option coopérative ne fait pas l’unanimité. Beaucoup n’y voient pas un moyen d’émancipation de la classe ouvrière[2]. Ils préfèrent encourager les patronages. Néanmoins, une minorité de catholiques, issus de la démocratie chrétienne, décide de se lancer dans l’action coopérative afin de contrecarrer le développement du mouvement socialiste et apporter des moyens financiers nécessaires au développement du mouvement ouvrier chrétien naissant. Les premières coopératives sont : Het Volk à Gand en 1887, la Société coopérative Saint-Joseph à Liège en 1890, les Ouvriers réunis à Charleroi en 1891, le Bon grain à Mariemont en 1893, etc.
LA COOPÉRATIVE DANS LE DIOCÈSE DE NAMUR
L’initiative d’une coopérative de consommation destinée aux ouvriers industriels vient de l’abbé Jean Pierlot (1881-1944)[3]. Ce jeune prêtre s’intéresse de près aux questions sociales. Il est à l’origine de la création du Syndicat des francs-verriers de Namur en 1909 et réfléchit à l’organisation coopérative. En 1911, devenu directeur du Secrétariat des Unions professionnelles[4] chrétiennes des provinces de Namur et de Luxembourg, il fonde le Bon pain namurois, une société anonyme, dont les actionnaires appartiennent à la bourgeoisie catholique. Son objectif est d’assurer les revenus nécessaires au bon fonctionnement des œuvres sociales et de fournir aux familles ouvrières un pain de bonne qualité à un prix juste. Il suit en cela d’autres initiatives, pour la plupart des sociétés anonymes : le Bon pain d’Auvelais en 1907, les Ouvriers réunis de Dinant et la Providence de Romerée en 1910. En 1912, il crée à Namur la première coopérative de consommation, La Populaire. Les premiers magasins ouvrent entre 1913 et 1914, dans les provinces de Namur (Namur, Andenne, Couvin) et de Luxembourg (Meix-devant-Virton, Musson, Warmifontaine, Mortehan et Herbeumont).
La Populaire fonctionne sans intermédiaire. Les produits vendus tels que des denrées alimentaires, des vêtements et du charbon sont de qualité et à des prix abordables. Les ouvriers et ouvrières qui y adhèrent (en achetant des actions) bénéficient directement de la ristourne due au moment de leurs achats. Les bénéfices obtenus par la coopérative sont redistribués aux Secrétariats des œuvres sociales qui se développent dès la fin du 19e siècle à l’initiative de l’Église.[5]
La Première Guerre mondiale stoppe le développement de la société. Les bombardements des premiers jours, les premières décisions en matière de ravitaillement empêchent l’approvisionnement des zones hors de Namur. Le magasin de Musson est incendié. Aux dégâts matériels s’ajoutent les réquisitions de l’occupant allemand. Quelques magasins tentent tant bien que mal de maintenir leurs activités. Le fondateur de la coopérative, l’abbé Pierlot, est arrêté en 1916 et emprisonné à Godinne d’où il continue à gérer l’entreprise. À la fin de la guerre, les dommages subis par la Populaire sont importants et vont impacter sa reconstruction.
Après l’Armistice, les activités de la coopérative namuroise reprennent mais avec de grandes difficultés dues notamment aux dommages causés par la guerre. Malgré la création de nouveaux magasins, les dirigeants namurois ne peuvent faire face aux demandes pressantes de l’abbé Achille Knood (1844-1957), directeur du Secrétariat des œuvres sociales de l’arrondissement de Dinant, de poursuivre l’ouverture d’autres filiales dans la région de Ciney. Ce dernier veut enrayer la montée en puissance du mouvement socialiste. L’abbé Pierlot l’encourage à prendre l’initiative. En 1919, A. Knood fonde une nouvelle coopérative, La Populaire condruzienne. Il en confie la direction commerciale à Charles Chaput (1898-1972). Les débuts sont modestes avec l’ouverture de deux magasins à Ciney et à Natoye. La coopérative investit dans l’achat de locaux pour y abriter sa centrale d’achat, ses bureaux et aussi les organisations sociales chrétiennes naissantes (syndicat, ligue des travailleurs chrétiens, ligues des femmes et plus tard, la Jeunesse ouvrière chrétienne). Le 13 novembre 1921, la société acquiert d’anciennes écuries, au n° 30 de la rue des Champs à Ciney (devenue entretemps rue Edouard Dinot)[6]. Elle s’y installe le 1er novembre 1922. La même année, la coopérative cinacienne compte neuf magasins à Ciney, Natoye, Aye, Havelange, Assesse, Yvoir, Thynes, Beauraing et Hamois.
En 1922, une nouvelle initiative sur le plan coopératif est lancée dans l’arrondissement de Philippeville, l’abbé Edmond Decoux (1884-1973), directeur du Secrétariat des œuvres sociales : l’Économie Populaire de Walcourt. En 1923, la démission de l’abbé Pierlot vers d’autres fonctions pousse les directeurs des œuvres sociales relevant du diocèse à recommander la réorganisation des coopératives chrétiennes dans le diocèse, car, selon eux, le mouvement coopératif n’apporte pas entière satisfaction, notamment en matière de gestion financière ce qui impacte le développement des organisations sociales chrétiennes.[7] Une réforme est nécessaire vu les grandes difficultés que rencontrent La Populaire de Namur et l’Économie populaire de Walcourt. L’abbé Knood, avec l’appui de l’Évêché de Namur, insiste sur la nécessité d’une centralisation coopérative dans le diocèse tout en soulignant le danger que représentent les coopératives socialistes. En 1925, un premier pas est franchi avec la reprise par la Populaire condruzienne de Ciney de la gestion commerciale de la société de Walcourt. En 1926, l’abbé Knood, nommé par l’Évêché au conseil d’administration de La Populaire de Namur, travaille à la fusion des coopératives de Ciney et de Namur mais les pourparlers traînent en raison des réticences des Namurois tant ils craignent de perdre leur autonomie décisionnelle. En 1928, la fusion de ces coopératives est effective, et, en 1929, l’Économie populaire de Ciney (EPC) se voit confirmer comme unique coopérative du diocèse de Namur.[8] Ciney devient le centre administratif et décisionnel de l’EPC.
LE SUCCÈS AU RENDEZ-VOUS
En 1929, l’EPC compte 120 succursales, 12 500 coopérateurs. La même année, à l’occasion du dixième anniversaire de la centrale, des travaux d’agrandissement des locaux de la rue des Champs permettent l’organisation de nouvelles activités : la distillerie, la torréfaction… En 1938, l’EPC absorbe la boulangerie La Providence de Romerée car la fabrication du pain, base de la nourriture de l’ouvrier au 19ème siècle, reste toujours un enjeu essentiel. L’extension de ses activités a pour conséquence l’augmentation du personnel et la mise en place d’un système automatisé de stockage et de distribution est mis à sa disposition. En 1939, l’EPC regroupe 203 succursales. La même année, elle accède au rang de caisse d’épargne privée.
LA PLACE DE L’EPC DANS LE MOUVEMENT OUVRIER CHRÉTIEN
Dès sa constitution, l’EPC occupe une place particulière au sein du mouvement ouvrier chrétien, représenté dans l’entre-deux-guerres par la Ligue nationale des travailleurs chrétiens[9]. Créée en 1921, cette dernière cherche les moyens nécessaires au financement de ses missions de formation, de représentation politique et de coordination des organisations sociales chrétiennes (syndicat, Ligues des femmes, Jeunesse ouvrière chrétienne). Comme pour les directeurs de secrétariat des œuvres sociales, elle considère le développement des coopératives comme indispensable. Elle entend organiser une unité d’action sur le plan national. En plus de la centralisation commerciale, la Ligue nationale veut rassembler les services en charge de la propagande et obtenir les capitaux destinés à financer les magasins. C’est dans ce but qu’elle crée en août 1924 la Coopération ouvrière belge, chargée de contrôler les sociétés régionales dont l’exploitation commerciale est confiée à la société coopérative Le Bien-Être. La Coopération ouvrière va investir, puis administrer les nouvelles entreprises coopératives : la société coopérative Banque d’épargne des ouvriers chrétiens fondée en 1925, qui devient en 1934 la Coopération ouvrière belge (COB), la société anonyme le Bien-Être du Pays wallon, créée en 1927, la société anonyme Les Assurances populaires[10] établie en 1929.[11]
En 1929, une organisation économique échappe au contrôle de la Ligue nationale : l’Économie populaire de Ciney. La Ligue a un plan : elle veut pénétrer dans le diocèse de Namur par le biais de l’épargne. Le 17 octobre 1929, l’Évêque de Namur, Monseigneur Heylen[12], engage les dirigeants de l’EPC à établir un accord sur l’épargne avec la Banque d’épargne des ouvriers chrétiens de Bruxelles. Les dirigeants de la coopérative, à l’exception des directeurs d’œuvres, rejettent cette option tout en reconnaissant, « toutefois, que certaines ententes entre coopératives chrétiennes peuvent être utiles et même nécessaires »[13]. Le 10 janvier 1930, l’Évêché tranche en faveur de la Ligue nationale : la Banque d’épargne des travailleurs chrétiens sera en charge de l’épargne, et la Coopération ouvrière belge, devenue en 1929 la Fédération nationale des coopératives chrétiennes (FNCC), doit assurer la gestion commerciale de la société cinacienne. Refus de l’EPC qui envisage une centralisation limitée (centrale d’achat, centralisation financière, centralisation de la propagande) ! En 1932, les pourparlers sont au point mort.
Ce contexte déjà difficile s’alourdit davantage avec la question de la répartition des bénéfices sociaux.[14] Jusqu’en 1930, l’EPC répartit les bénéfices aux secrétariats des œuvres sociales des divers arrondissements. Le 28 avril 1930, l’Évêché informe l’EPC que dorénavant le Secrétariat diocésain des œuvres sociales s’occupera de cette répartition. L’EPC refuse. Or, l’appui de l’Évêque de Namur lui est nécessaire dans les négociations avec la Ligue nationale. L’occasion lui est fournie « grâce » aux difficultés financières des Ligues des travailleurs chrétiens du diocèse. Ces dernières bénéficient de fonds provenant des divers secrétariats des œuvres sociales mais c’est insuffisant. Le 28 décembre 1933, les dirigeants des Ligues provinciales de Namur et de Luxembourg expriment le vœu de voir « le Mouvement économique en liaison totale avec le mouvement ouvrier chrétien ». Le problème coopératif doit trouver une solution, « par voie d’organisation fédérée ou autre », tout en tenant compte « des faits existants et des intérêts régionaux ». Le même jour, l’EPC les rassure en admettant le principe d’un accord avec le Bien-Être. Mais les négociations échouent à nouveau : les uns défendent la centralisation nationale surtout dans le secteur de l’épargne, les autres acceptent de s’intégrer dans le mouvement ouvrier chrétien à condition de préserver leur autonomie. Finalement, la Ligue nationale autorise les Ligues d’arrondissement de Namur, Dinant et Walcourt-Philippeville, chapeautées par la Ligue provinciale de Namur, et la Ligue provinciale de Luxembourg à s’entendre avec l’EPC. C’est alors qu’a lieu un retournement de situation : le 3 mai 1934, l’Évêché de Namur reconnaît officiellement l’EPC comme seule et unique coopérative chrétienne du diocèse. Il faut attendre septembre 1937 pour que la Ligue nationale et les Ligues provinciales de Namur et Luxembourg reconnaissent officiellement l’EPC La caisse d’épargne de l’EPC, créée en 1934, est autorisée par arrêté royal du 28 juillet 1939 à fonctionner comme caisse d’épargne privée[15].
UN INTERMÈDE DOULOUREUX : LA GUERRE DE L’OCCUPATION ALLEMANDE
En septembre 1939, la Seconde Guerre mondiale éclate. L’EPC continue tant bien que mal ses activités jusqu’à l’évacuation de la centrale en mai 1940. La centrale de Ciney n’échappe pas au pillage de l’armée allemande. Durant toute l’Occupation, la direction de l’EPC s’efforce de garder la main sur la coopérative. Elle réussit à contrecarrer en partie les restrictions et réquisitions imposées par les allemands et tente de limiter l’augmentation du prix des marchandises, mais elle est contrainte de les rationner. De son côté, le personnel se mobilise et s’associe pour former « l’Amicale du personnel » ou « l’Amicale épéciste » dont l’objectif est d’acheter, à son profit, des marchandises à des prix avantageux, via l’entreprise afin de les redistribuer soit pour la Saint-Nicolas des enfants soit pour les prisonniers. « À nouveau pillées en 1944 par les allemands, la centrale est réquisitionnée pour y abriter un dépôt de médicament. » Au terme du conflit, l’EPC dont certains de ses dirigeants et membres ont été actifs au sein de la Résistance, a payé un lourd tribut : pertes humaines, matérielles et financières.[16]
DES INITIATIVES COURONNÉES DE SUCCÈS (1945-1960)
L’après-guerre est synonyme de croissance fulgurante pour l’entreprise. Malgré la perte de quelques magasins, l’EPC redémarre avec succès. Les ventes explosent : elles atteignent 39 millions de francs, puis 215 millions en 1948 et 250 millions en 1949. Cette année-là, elle regroupe 260 succursales, 35 500 coopérateurs. Elle diversifie ses activités en dotant ses magasins de Neufchâteau, de Ciney, de Beauraing et de Rochefort d’un rayon de confection, ce qui permet aux coopérateurs de bénéficier de la ristourne pour des biens d’usage moins courant. En 1946 et 1947, l’EPC reprend les activités des boulangeries : les Ouvriers réunis de Dinant et le Bon pain andennais. Le 10 octobre 1953, l’EPC ouvre à Neufchâteau le premier magasin en libre-service ! En mars 1954, un service « Fruits et légumes » est créé par le service « Frais » : un premier dépôt est installé à proximité de Namur, puis un second à Paliseul. La même année, un service « Boucheries » est mis en place et développe rapidement ses activités à Bastogne, Arlon, Libramont, Florennes et Neufchâteau.
Un nouveau centre d’intérêts : la pharmacie
Le 7 décembre 1953, la première officine pharmaceutique de l’EPC ouvre ses portes à Rochefort, ce qui provoque des remous dans le secteur pharmaceutique ! En effet, les pharmaciens privés craignent une concurrence déloyale, ils interpellent l’Union pharmaceutique de la province de Namur (UPPN). Une rencontre organisée entre les parties n’apaise pas les tensions. Une campagne de désinformation et un boycott sont menés auprès des fournisseurs de médicaments pour empêcher toute livraison à l’EPC. Mais la pharmacie coopérative a la faveur d’une partie de la classe ouvrière grâce aux mutualités.[17] De nouvelles officines sont installées : à Beauraing dans l’ancienne pharmacie Léonard, à Bastogne, à Dinant, à Arlon, à Tamines, à Ciney, à Neufchâteau. Le dépôt est installé à Ciney. En 1960, il bénéficie de la construction des nouveaux entrepôts sur le haut du site pour s’installer dans les locaux de la centrale[18].
Augmenter ses ventes passe par l’extension hors du diocèse
Jusqu’en 1953, l’EPC occupe la quatrième place parmi les coopératives belges, derrière la Fédération nationale des coopératives chrétiennes. Une fusion récente à Charleroi la relègue à la cinquième place malgré un très bon chiffre d’affaires. Les perspectives d’avenir de la société sont moroses. Les dirigeants de l’EPC décident d’étendre le champ d’action de la société et d’établir des conventions avec les secrétariats fédéraux des MOC[19] d’arrondissement et de la province de Luxembourg afin d’intéresser l’ensemble des organisations sociales chrétiennes à la coopération.Très vite, la volonté d’expansion de l’EPC heurte la FNCC. À la fin de 1954, les rapports entre les deux organisations sociales chrétiennes se détériorent, car le MOC de Huy décide d’ouvrir une succursale de la société cinacienne sur la rive de la Meuse. La FNCC, appuyée par le MOC national, tente de l’en empêcher, sans succès. L’année suivante, un regain de tension est dû au rachat par l’EPC des magasins La Vierge noire, implantés dans la région liégeoise, propriété des Établissements Winandy. En 1956, des militants chrétiens de Thuin manifestent à leur tour le souhait de voir l’EPC ouvrir des magasins dans leur région.
Au terme de négociations, un accord est signé le 18 décembre 1957 entre l’EPC, les MOC fédéraux et le MOC national. L’EPC est reconnue « comme la seule coopérative du MOC chargée de l’organisation des activités commerciales, financières et industrielles ». Elle obtient le droit de siéger dans les instances dirigeantes des MOC fédéraux et locaux du diocèse. De son côté, le MOC sera représenté dans les conseils de section. Il prendra en charge la propagande, notamment avec l’organisation annuelle du « mois coopératif », et contribuera au développement des services économiques de l’EPC : caisse d’épargne, assurances, ventes aux consommateurs, etc. Cet accord ne résout pas toutes les difficultés car la question de l’extension de la coopérative cinacienne hors du diocèse reste sans solution.
En attendant, à Ciney, la centrale poursuit sa politique d’agrandissement. Elle finance l’aménagement de « Notre Maison ». Inauguré le 11 mai 1957, ce bâtiment abrite aujourd’hui les sections des organisations sociales de Ciney : la mutualité chrétienne, Vie féminine et certains de ses services comme Les Arsouilles, le MOC. La boulangerie, des nouveaux entrepôts, dont la construction démarre le 1er juin 1958, sont érigés sur le haut du site, ainsi qu’un entrepôt-garage. Ces nouveaux locaux sont inaugurés le 6 juillet et le 4 septembre 1960. Mille personnes (gérants, délégués de sections et personnel de la centrale) participent à ces festivités. Au cours des années 1950, le nombre de succursales EPC est passé de 250 à 390 et le nombre de coopérateurs est de 74.000.
LA COOPÉRATIVE CHRÉTIENNE SE REMET EN QUESTION
Les années 1960 et 1970 sont marquées par une forte évolution du secteur du commerce. La concurrence s’accentue avec notamment l’ouverture de supermarchés. L’EPC agrandit et modernise ses magasins. Elle propose à sa clientèle des espaces plus grands, de 300 à 700 mètres carrés, un large assortiment de produits et des prix « discount » à Bastogne, Salzinnes, Thier-à-Liège, Bertrix, Gembloux, La Calamine, Raeren, Jemeppe-sur-Sambre (1.000 m²). Ce sont des supermarchés « Super V » ou « Super Épécé ». Cette politique nécessite des investissements et l’EPC ne dispose pas de capitaux suffisants. Le 27 avril 1969, l’EPC fête le 50ème anniversaire de sa fondation. Elle compte 466 magasins, 94.679 coopérateurs.
Les décisions prises par l’EPC dans les années 1960 n’ont pas le résultat attendu. Dès les années 1980, des restructurations sont nécessaires. La plus importante a lieu au début des années 1990. La fragilité financière de la société est confirmée. La décision de centrer les activités de l’EPC sur la pharmacie est prise. Le secteur de l’alimentation est cédé au groupe Louis Delhaize – DELFOOD en vue de permettre la reconversion d’un maximum de travailleurs. Les départements administratif et financier sont entièrement réorganisés.
L’EPC renonce à son activité dans le secteur alimentaire, pour se concentrer sur les pharmacies qui se regroupent en 2010 sous l’appellation de « Familia ».
Notes
[1] Pour plus d’informations sur l’implantation des coopératives socialistes au 19e siècle, voir Bertrand L, Histoire de la coopération en Belgique. Les hommes – Les idées – Les faits, 2 vol., Bruxelles, 1902-1903.
[2] La question coopérative a fait l’objet de nombreux débats au sein du monde catholique, voir Kwanten G., La Moisson de l’Entraide. Histoire des coopératives chrétiennes de 1886 à 1986, Bruxelles, FNCC-KADOC, 1987, p. 27-37.
[3] Pour plus d’informations sur Jean Pierlot, voir Dresse R., L’Ilon. Histoire du Mouvement Ouvrier Chrétien à Namur (1850-1980), Namur, CIEP Namur-CARHOP, p. 45-52.
[4] Nom désignant les organisations syndicales.
[5] DRESSE R., L’Ilon. Histoire du Mouvement…, p. 52.
[6] En 1997, le siège social de la société est transféré au n° 32 de la rue Edouard Dinot.
[7] DRESSE R., L’Ilon. Histoire du Mouvement…, p. 153.
[8] De l’EPC à Familia, 100 ans d’une coopérative guidée par ses valeurs, CARHOP, Braine-Le-Comte, 2019, p. 28.
[9] Pour plus d’informations sur l’histoire de la Ligue nationale des travailleurs chrétiens, voir CARHOP, Le Mouvement ouvrier chrétien 1921-1996. 75 ans de luttes, Bruxelles, EVO-MOC, 1996.
[10] Les Assurances Populaires, aujourd’hui AP Assurances, et la COB, qui a fusionné avec le Crédit Communal, devenue par la suite Dexia et puis Belfius, seront amenés à jouer un rôle important dans l’évolution du secteur financier de l’EPC.
[11] Pour plus d’informations, voir Kwanten G., La Moisson de l’Entraide…, p. 70-72.
[12] Thomas-Louis Heylen (1853-1941), évêque de Namur de 1899 à 1941.
[13] Ibidem.
[14] Pour plus d’informations, voir Dresse R., L’Ilon. Histoire du Mouvement…, p. 165-166.
[15] Aujourd’hui, à la suite de fusions (et de changements de nom), la caisse d’épargne fait partie de la banque Belfius.
[16] De l’EPC à Familia …, p. 35-39.
[17] Ibid., p. 71.
[18] Pour plus d’informations sur l’histoire du secteur « Pharmacies » de l’EPC, voir : De l’EPC à Familia. 100 ans d’une coopérative guidée par ses valeurs, Bruxelles, CARHOP, 2019.
[19] En 1945, la Ligue nationale des travailleurs chrétiens a cédé la place à une nouvelle organisation toujours en charge de la coordination des organisations sociales chrétiens : le Mouvement ouvrier chrétien (MOC) qui dispose de la même structure pyramidale que l’ancienne ligue (nationale, fédérale/arrondissement et locale).
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
DRESSE R. et PINON C., « L’Économie populaire de Ciney (EPC), une coopérative chrétienne au cœur de l’action sociale dans le diocèse de Namur (1919-1970) », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°20 : L’économie sociale, de l’Économie populaire de Ciney à Médor, décembre 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Médor, une coopérative à haute(s) valeur(s) ajoutée(s)
Josiane JACOBY (sociologue, CARHOP asbl)
Le champ de l’économie sociale[1] est vaste et touche autant de domaines que l’agriculture biologique, le commerce équitable, la formation et l’insertion professionnelle, la finance éthique, le recyclage, la production d’énergies renouvelables, … Ces initiatives peuvent prendre différentes formes : ASBL , coopératives à finalité sociale, fondations ou encore mutuelles.[2]Cet article se centre sur l’exploration d’une expérience singulière, celle de Médor, média belge indépendant qui déploie ses activités sous la forme d’une coopérative à finalité sociale.
Le point d’appui de cette exploration est l’interview de Laurence Jenard[3], directrice du trimestriel. Directrice ? Ce n’est pas comme cela qu’elle se présente, elle choisit plutôt de se nommer « fakira ».
« Fakira », parce que c’est le féminin de fakir et parce que les fondateurs et fondatrices étaient persuadés que c’était un boulot hyper compliqué … et ils avaient mis en sous-titre “quelqu’un qui peut marcher sur des clous et avec le sourire” mais je crois qu’au-delà de la blague, cela voulait dire aussi que même si la fonction peut être apparentée à une fonction de direction, l’idée était plus d’avoir une fonction de soutien. »
Son témoignage se centre sur les fondamentaux de la coopérative qui propose un « journalisme belge d’investigation, indépendant, inclusif, participatif »[4]. Tout un programme ! À travers son récit, quelques principes qui caractérisent l’entreprise d’économie sociale[5] sont explicités afin de comprendre comment, concrètement, ceux-ci se déclinent au quotidien au sein de la coopérative.
NAISSANCE D’UN PROJET CITOYEN
L’aventure commence en 2014 quand un groupe de personnes se retrouvent autour d’un projet citoyen : lancer un nouveau média de presse écrite. L’idée germe à partir d’un double constat « la précarisation de l’information et celle des conditions de travail »[6] de ceux et celles qui y travaillent. Refusant cette situation, ces 19 personnes pour la plupart des journalistes, des photographes, des graphistes… décident de créer un magazine ou plus exactement un « mook » soit un condensé entre magazine et book. Il prendra la forme d’un trimestriel se centrant uniquement sur de l’information belge. Il sera un journal d’investigations, de récits et de portraits. Bref, de la slow presse et du local. Laurence Jenard n’a pas participé à la création du projet. Elle est entrée chez Médor en 2016. Cependant, elle connait bien l’historique de l’entreprise. D’emblée, l’initiative est présenté comme un projet porté, guidé par des valeurs fortes, qu’elle énonce.
« Moi, j’explique toujours les choses comme ça : d’abord il faut savoir que, de par leur métier, les journalistes sont au courant des changements au niveau de la société, des nouvelles pensées et structures. Donc il y avait déjà ça comme terreau. Sinon, je crois et c’est toujours comme ça que je l’explique, ils sont partis, à partir des valeurs qu’ils voulaient défendre. Pourquoi est né Médor ? C’était vraiment pour faire du journalisme autrement, pour faire du journalisme de dimension publique et donc qui puisse atteindre le public et qui permet, du coup, une certaine justice sociale en donnant la parole au plus de monde possible et pour pouvoir donner les outils au lecteur pour changer le monde, dans une vision assez éloignée dans le temps, changer le monde par l’information et se donner les conditions pour pouvoir le faire et, du coup, pour permettre ça, il y a la valeur d’indépendance. »
Pour l’équipe, cette indépendance est fondamentale car elle garantit la liberté rédactionnelle. Ainsi, le média ne perçoit, au départ, aucune subvention et ne comporte aucune publicité. Aujourd’hui, la posture s’est assouplie pour une question de viabilité financière de la coopérative. Médor est subsidié à hauteur de 10% de son budget et comporte maximum quatre publicités par numéro, ce qui est peu pour un trimestriel qui compte une bonne centaine de pages. Cela permet à l’équipe de se professionnaliser avec l’embauche de trois personnes à contrat indéterminé. (2,5 ETP). Alors qu’au début, les 19 fondateurs « ont travaillé pendant un an, plus ou moins, à quatre numéros où grosso modo, ils étaient payés pour leur métier de journaliste ou d’illustrateur, illustratrice ou de graphiste mais tout le reste, ils le faisaient bénévolement ou étaient payés ponctuellement … Et donc au bout d’un an, ils étaient un peu “cramés” et donc là s’est posée la question de professionnaliser tout l’aspect qu’on appelle maintenant, dans un jargon spécial, la « sortie d’usine ».
Pour conclure, l’histoire des fondements du projet, il faut rajouter que :
Le mook choisit de se donner le nom de Médor car il symbolise la volonté des fondateurs et fondatrices d’exercer leur mission de « chiens de garde de la démocratie ».
Médor se donne une forme, celle d’une coopérative. En d’autres termes, Médor n’est pas édité par un groupe privé mais par une coopérative à finalité sociale (SCLR-FS).[7] Une question de cohérence pour les fondateurs. La coopérative n’a « à sa tête ni grand patron ni puissant groupe d’entreprises… Pour un projet de presse qui lutte contre toute forme d’injustice et œuvre à enrichir le débat démocratique, se constituer en coopérative à finalité sociale était une évidence. »[8] Laurence Jenard fait la même analyse mais complète le choix du modèle coopératif par un argument plus pragmatique.
L’idée est que « le maximum de l’argent des bénéfices retourne au projet et c’était ça qui était important, c’était effectivement de ne pas créer une société qui était pour l’enrichissement personnel mais vraiment pour faire fonctionner et être au service d’un projet. Cela, c’était vraiment la première chose pour laquelle ils ont choisi la coopérative et la deuxième est que ces gens n’avaient pas un niveau de revenus ni un réseau avec un niveau de revenu hyper élevé et donc, ils ne savaient pas demander… de mettre d’un coup 500.000 balles pour financer. Donc, il y avait aussi cet aspect-là où cet outil de coopérative leur a permis dans un premier temps, aussi, en lien avec une campagne de pré-abonnement, de lancer des parts et donc d’avoir le cash nécessaire pour commencer l’activité. »
Enfin, pour développer l’initiative, Médor décide de lancer un appel à financement participatif. C’est ainsi que fin 2014, la collecte de fonds démarre via la plateforme « KissKissBankBank » une entreprise de financement collaboratif fondée en France en mars 2010. L’appel est entendu puisque « …pas moins de 213 personnes ont mis la main au portefeuille permettant à Médor de thésauriser 10750 euros pour assurer son lancement ».[9] Pour être coopérateur, il faut acheter au minimum une part de la société qui est de 20 euros. Chacun possède une voix, peu importe le nombre de parts investies, lui permettant de siéger à l’assemblée générale et de se présenter au conseil d’administration Le financement assuré, l’aventure peut commencer, Médor est né. On pressent l’emballement et l’ambition des coopérateurs et coopératrices en consultant le site de la coopérative :
« Cette entreprise est la prunelle de nos yeux. A travers elle, nous contribuons avec enthousiasme à l’économie sociale et solidaire, plus respectueuse et responsable que celle qui tend à guider les choix mondiaux. »
UNE COOPÉRATIVE D’ÉCONOMIE SOCIALE
Aujourd’hui, Médor a sept ans et publie son vingt-huitième numéro. Mais qu’en est-il des valeurs fondatrices du projet et des principes qui guident une entreprise en économie sociale ?
Le témoignage de Laurence Jenard explicite concrètement cinq principes qui définissent Médor comme une entreprise d’économie sociale tels que présentés sur le site gouvernemental[10] . savoir la primauté de l’humain sur le capital, l’autonomie de gestion, la finalité de service aux membres, le choix d’un processus de décision démocratique.
Primauté de l’humain sur le capital niveau
L’investissement dans la société Médor ne permet d’engranger des profits financiers. « …si on fait des bénéfices, il n’y a que 6% qui va dans les dividendes » pour les actionnaires. Ce mécanisme ne permet donc pas d’enrichissement personnel. « L’économie financière est devenue une finalité et on a l’impression qu’il n’y a que ce modèle-là qui fonctionne. Mais normalement, l’économie sert à analyser et à avoir des outils pour faire effectivement fonctionner des relations économiques mais toujours liées à un service, à un travail qu’on donne à la société. Je veux dire, même un projet comme Amazon, devrait fonctionner pour bien faire fonctionner son projet et pas pour essayer d’enrichir ses actionnaires, alors c’est sans doute tout à fait naïf et Bisounours et bateau mais je reste persuadée de cela … » La priorité à l’humain, c’est aussi s’assurer que les travailleurs et travailleuses chez Médor exercent dans de bonnes conditions de travail. Cela se traduit par exemple, « … c’est effectivement en termes très concrets, c’est le fait que certains bénéfices doivent revenir d’abord au projet et que les choix aussi, ne fût-ce que par exemple nos barèmes. C’est choisir pour qu’on travaille sur le projet et quand on voit au niveau de la diversité de nos dépenses, on fait le calcul chaque année pour nos projets, 65% est directement injecté dans le projet plutôt que dans le marketing ou d’autres choses et donc voilà, c’est cela qu’on veut dire … moi, avec ma casquette actuelle de direction, j’ai la responsabilité de m’assurer que les travailleurs se sentent bien… »
L’équipe de Médor travaille avec des barèmes les plus hauts du secteur tels que proposés par l’AJP[11], une question de dignité dont l’esprit est résumé non sans humour. « Les personnes qui ont pensé Médor sont des producteurs et productrices de sens (journalistes, graphistes, etc.), souvent indépendants. Or, les pigistes belges gagnent en moyenne moins que les laveurs de vitres (voir l’étude de l’AJP). Nous voulons un média digne sur toute la ligne, qui paie correctement les personnes qui y contribuent. Augmentons les journalistes et les laveurs de vitres ! Ils et elles aident à y voir clair. »[12]
L’autonomie de gestion
La plupart des médias belges sont dans les mains de grands groupes comme Rossel, Roularta, Sud Presse, eux-mêmes aux mains de quelques familles[13]( Le Hodey, De Nolf,…). À l’inverse, Médor n’appartient pas un groupe privé et garde donc toutes les cartes en main. A la clef : liberté de la presse et indépendance. L’autonomie de gestion signifie que les organes de décision (assemblée générale, conseil d’administration) sont indépendants des institutions publiques ou de groupes d’entreprises privées, malgré leur éventuel soutien financier (subventions, dons, …).
Laurence Jenard analyse la situation « … il y a deux, maximum trois grands groupes de presse qui ont tous les titres et donc qui ont, du coup, une force de frappe aussi. Et du coup, là, il n’y a pas d’autonomie de gestion. Dans notre façon de travailler et de ne pas avoir fait le choix de se raccrocher à ces groupes-là, d’une part, d’avoir fait le choix d’une coopérative d’autre part d’avoir fait le choix au niveau de l’organisation interne où se sont les travailleurs eux-mêmes qui prennent les décisions. Ces deux éléments, ça correspond à cette autonomie de gestion. »
La finalité de service aux membres
Dans une entreprise d’économie sociale, la finalité du service fourni est une finalité de service à la collectivité ou aux membres, plutôt qu’une finalité de profit. En d’autres termes, l’entreprise a une finalité sociale à l’inverse « d’une entreprise privée capitaliste. Elles ne se cantonnent pas pour autant dans la sphère non marchande de l’économie et, si elles développent des activités marchandes, les recettes qu’elles tirent de leurs activités sont un moyen pour atteindre voire dépasser leurs objectifs et améliorer leur impact social. »[14]
En fait, « c’est là où on interprète le modèle de coopérative de la façon la plus large possible parce que la finalité, en général, est effectivement une coopérative pour ses membres et nous on va au-delà de ça dans le sens où la finalité de Médor et sa mission est vraiment plus ouvert au niveau de la société dans le sens où la finalité de Médor, c’est de changer le monde par l’information et par là c’est d’effectivement organiser un média d’intérêt public avec une attention de justice sociale assez marquée. Mais donc, elle va au-delà d’un service rien qu’à ses coopérateurs et c’est clair que plus on est soutenus, plus on a d’impact sur la société et plus le bien-être du coopérateur est élevé mais c’est plus indirect… Il y a en tout cas une réflexion à avoir pour que le projet soit un projet sociétal. »
Un processus décisionnel démocratique
La démocratie est au cœur de l’entreprise sociale. L’idée est d’avoir une structure hiérarchique la plus horizontale possible. Ce principe se traduit concrètement par le mécanisme d’une personne égale une voix quel que soit le nombre de part que celle-ci détient. Chez Médor, les travailleurs sont souvent également coopérateurs comme l’explique Laurence Jenard « dans l’équipe… une fois qu’un travailleur s’est mis dans les statuts et commence à travailler plus régulièrement, on le pousse à prendre une ou plusieurs parts pour qu’il puisse avoir la possibilité de voter en assemblée générale et donc en cela, ça correspond à la dynamique d’une coopérative… ».
La démocratie au sein de l’entreprise Médor l’illustre avec deux exemples : une hiérarchie tournante, des logiciels et collaborateurs libres. L’équipe de rédaction fonctionne en tournante c’est-à-dire que «… il y a sur cinq pilotes journalistes qui sont tous et toutes fondateurs ou fondatrices et qui prennent chaque fois leur tour, pour une période bien précise, la fonction de rédaction en chef. On peut dire qu’il y a la même chose du côté graphisme, icono. et là, il y a aussi une tournante autour de la fonction de direction artistique, c’est lui qui donne le ton graphique, au numéro et aussi aux articles et les illustrateurs et illustratrices donnent le ton général. Et après, là on rentre vraiment dans les subtilités, les uns fonctionnent en duo, les autres en trio et il y a une tournante qui se fait en fonction de ce mandat-là et c’est comme ça qu’on continue à travailler. »
Autre exemple, le choix de travailler avec des logiciels libres offre divers avantages dont l’un est de favoriser une utilisation démocratique. « Les licences couvrant ce type de logiciels offrent en effet la liberté de faire des copies, de diffuser des copies, de donner des copies aux autres, amis, collègues, inconnus, mais aussi les libertés de faire des changements pour que le logiciel serve à vos propres besoins et de publier des versions améliorées telles que la société en reçoive les bienfaits. De façon très égalitaire, tout le monde possède les mêmes libertés en utilisant le logiciel. Et bien sûr la philosophie sous-jacente encourage tout le monde à coopérer et à s’entraider… »[15]. Concrètement, chez Médor, outre les vertus au niveau de la mise en page par exemple « qui permet aussi un langage visuel plus artisanal et plus original parce que l’outil, lui-même, est développé spécifiquement pour Médor », Laurence Jenard pointe d’abord un choix « …éthique, c’est que c’est quelque chose d’ouvert et de nouveau, c’est resté un outil qui n’est pas quelque chose qui est mis en place pour n’enrichir que les actionnaires de l’entreprise, qu’elle soit Adobe ou Microsoft. Mais en termes aussi simplement pratico pratique, cela permet d’avoir, du coup, des outils assez adaptés à la demande ». L’utilisation de ce type de logiciel permet aussi le partage. Ainsi, Médor a permis à deux médias de s’approprier l’outil mis au point par l’équipe informatique : « on l’a vraiment construit, avec les informaticiens, et a eu quelque chose de vraiment adapté pour nous et puis après, par exemple, une autre revue comme « Alter écho » était aussi intéressée de l’avoir et bien ils l’on eut gratuitement, c’est-à-dire que tout ce que les informaticiens avaient développé pour nous, ils ont pu le reprendre comme ça et après, il y a eu une adaptation à faire pour leur propre système qui était payant. Et puis après, « Wilfried », par exemple, en a joui après et cela veut dire que si, plus tard, Wilfried développe quelque chose, on pourrait en jouir à notre tour et l’avoir gratuitement aussi… ». Enfin, les articles, les illustrations ne sont pas soumis à copyright : « … à la fin de chaque article, il y a ce petit logo-là. Ça veut dire que les auteurs, autrices, illustrateurs et illustratrices acceptent que leurs articles soient diffusés gratuitement, sous certaines conditions… »
Au final, L. Jenard revient sur les valeurs de la coopérative et de son mook. « Pour moi, les valeurs peuvent se résumer par indépendance, solidarité et transparence. L’idée (du groupe de fondateurs) était que ces valeurs ne soient pas simplement du « green washing » mais que la structure même les reflètent. » Au vu des mots concrets apportés par la témoin pour illustrer au quotidien les principes fondamentaux d’une coopérative d’économie sociale, telle que Médor, il faut rajouter la cohérence par rapport à la finalité sociale de l’entreprise. Jusque dans les moindres détails. Ainsi, à l’entame de l’interview, la directrice-fakira déplace la chaise en face de son bureau pour la placer quasi à ses côtés. « Pour ne pas être dans le frontal » dit-elle !
Notes
[1] GEORIS P., L’économie sociale, une définition, Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°20 : L’économie sociale, de l’Économie populaire de Ciney à Médor.
[2] ECONOMIESOCIALE.be, L’économie sociale, au juste, c’est quoi ? https://economiesociale.be/decouvrir/definition, consulté en novembre 2022.
[3] CARHOP, interview de Laurence Jenard par Josiane Jacoby, 25 novembre 2022.
[4] https://medor.coop/,
[5] Médor a reçu le prix de l’économie sociale en 2017.
[6] BAILLY O., « Interview croisée Médor-24h01 », Démocratie, n°7-8, juillet-août 2015, p.17.
[7] SMART, Un prix de l’économie sociale qui a du chien, 2017, p.1, https://smartbe.be/wp-content/uploads/2017/12/16-17-medor.pdf, consulté en novembre 2022.
[8] MEDOR, Notre ccopérative, s.d., https://medor.coop/medor-cest-quoi-cest-qui/la-cooperative/, consulté en octobre 2022
[9] SMART, Un prix de l’économie sociale qui a du chien, 2017, p.1, https://smartbe.be/wp-content/uploads/2017/12/16-17-medor.pdf,
[10] BELGIUM.BE, Èconomie sociale, s.d., https://www.belgium.be/fr/economie/developpement_durable/economie_durable/modeles_economiques_innovants/economie_sociale, consulté en novembre 2022
[11] Association francophone des journalistes de presse.
[12] MEDOR, Nos tripes, s.d.,https://medor.coop/medor-cest-quoi-cest-qui/nos-tripes/, consulté en novembre 2022.
[13] BREBANT F., À qui appartient la Belgique ? Les médias, l’exception qui confirme la régle, 25 juillet 2019. https://trends.levif.be/economie/entreprises/a-qui-appartient-la-belgique-les-medias-l-exception-qui-confirme-la-regle/article-normal-, consulté en décembre 2022.
[14] DE BOLSTER H., Identités et Dynamiques plurielles de l’économie sociale, SAWB, , 2018, p.4, https://saw-b.be/wp-content/uploads/sites/39/2020/05/a1812_identites_et_dynamiques_de_l_es.pdf, consulté en novembre 2022.
[15] SIBAUD B., Logiciels libres et formats ouverts pour l’accessibilité citoyenne, , 2007, p.4, consulté en novembre 2022., https://www.april.org/files/democratie-a-l-epreuve-de-la-societe-numerique.pdf,
JACOBY J., « Médor, une coopérative à haute(s) valeur(s) ajoutée(s) », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°20 : L’économie sociale, de l’Économie populaire de Ciney à Médor, décembre 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Histoire des mobilisations antiracistes
Edito
« Les luttes antiracistes en Belgique… Encore et toujours… ». Les premiers mots de ce numéro 19 de la revue Dynamiques sont le miroir d’une réalité dont l’actualité nous rappelle tous les jours sa présence : le racisme est omniprésent, y compris dans nos sociétés démocratiques qui prétendent promouvoir et défendre l’égalité. Nous en avons encore eu un exemple très récent, au sein même de l’Assemblée nationale, en France ! Face à cette violence endémique, structurelle, institutionnelle, contre des femmes et des hommes placé.e.s en situation d’infériorité, discriminé.e.s dans leur vie quotidienne, au travail, dans l’accès aux services, la lutte est permanente et multiforme. Dans la foulée de la campagne annuelle 2021 menée par le CIEP et intitulée « Raciste malgré moi. Ensemble, déconstruisons le racisme structurel ! », ce numéro de Dynamiques vous invite à vous plonger dans les dispositifs élaborés par les mouvements sociaux et le monde politique, à partir des années 1970, pour combattre le racisme et, plus largement, l’extrême-droite.
Bonne lecture !
Introduction au dossier : Les luttes antiracistes en Belgique… Encore et toujours…
Josiane JACOBY (sociologue au Carhop)
Il y a bientôt 10 ans, en 2013, la Semaine Sociale du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) consacre ses travaux au thème « Égaux et différents. Diversité ethno-culturelle et justice sociale ». En introduction aux débats, Pierre Georis, alors secrétaire général du Mouvement, dresse un constat, celui de la difficile lutte contre le racisme, alors même que l’Autre, ce différent, vit bien souvent en Belgique depuis plusieurs générations. « Dans de très nombreuses situations, le contexte doit désormais être qualifié de post-migratoire : les personnes sont installées durablement, leurs enfants et petits-enfants sont Belges, dans un pays qui se caractérise de plus en plus par sa diversité ethno-culturelle. Est-ce grave docteur ? Cela pourrait fort bien ne pas l’être ! Il faut malheureusement bien constater que ce n’est pas si simple : il y a des « frottements », parfois des conflits, beaucoup de discriminations et d’injustices. »[1]
Le MOC est alors membre de « la plateforme de lutte contre le racisme et les discriminations » créée en février 2012, par Fadila Laanan (PS), ministre de l’Égalité des chances de la Communauté française. On y retrouve de multiples associations : CIRE, CAL, CBAI, Amnesty international, CCLJ, CNAPD, Ligue des droits de l’Homme, les Centres régionaux d’intégration… La ministre souhaite à travers cette plateforme solliciter le mouvement antiraciste à travers ses associations afin qu’il porte une revendication forte.[2] Le Centre régional d’intégration de Charleroi résume l’initiative :« Le lancement de cette « plateforme contre le racisme» met le secteur associatif au cœur de la réflexion. Les acteurs associatifs sont ici le maillon incontournable reconnu dans de nombreux combats pour plus d’égalité et d’avancée dans la lutte contre le racisme. De son expertise découle le triste constat que malgré un arsenal judiciaire bien complet, une réprobation institutionnelle et sociale des actes de racisme, la réalité du terrain regorge d’exemples de comportements et d’injures racistes. La vocation de ce nouveau dispositif serait d’être une plateforme associative, un lieu de rencontre, de réflexion et d’élaboration d’une stratégie concertée contre le racisme.[3] »
Quelques années plus tard, en 2021, le Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) en charge des activités éducatives et culturelles du MOC lance la campagne « Raciste malgré moi. Ensemble, déconstruisons le racisme structurel ! » À cette occasion, le Centre dresse le même constat. Les différentes formes de discriminations raciales (éducation, emploi, santé…) persistent. La campagne du CIEP dénonce l’existence d’une ségrégation raciale aux multiples tentacules. Un racisme dit « structurel » qui s’immisce dans chaque recoin de la vie sociale et qui n’est pas le fait, uniquement, de celles ou ceux qui adhèrent aux thèses d’extrême-droite. « Depuis des années, le MOC et ses organisations luttent contre la triple domination capitaliste, patriarcale et raciste. Cette campagne vise à mettre l’accent sur la domination raciste, beaucoup plus invisibilisée dans notre société et dans notre mouvement. »[4]
Enfin, un dernier constat saisissant qui vient, une fois encore, confirmer la persistance des discriminations raciales. Il y a un peu plus d’un an, le centre pour l’égalité des chances et contre le racisme, Unia, annonce, à l’occasion de la parution de son Rapport annuel 2021, avoir traité plus de 100 000 signalements de discriminations. Un chiffre qu’Unia qualifie de record. Le centre informe que ces signalements aboutissent à l’ouverture de 2 379 dossiers. Parmi ceux-ci, 32,4 % sont motivés par des critères raciaux. Il s’agit du pourcentage le plus élevé. À titre de comparaison, le handicap est le deuxième critère de discrimination avec 19,4 %.[5] Ainsi donc, le racisme se porte bien en 2022 et les différentes formes de discriminations raciales restent toujours une préoccupation centrale pour les militants et militantes des droits humains.
Pourtant, depuis plusieurs décennies, le mouvement antiraciste agit en élaborant des revendications et en mettant sur pied des actions en faveur « du vivre ensemble ». Il en est de même au niveau politique où les gouvernements successifs adoptent des lois sur l’immigration ainsi que des lois antiracistes. Enfin, l’Union européenne infléchit ces politiques nationales. En effet, celle-ci manifeste à plusieurs occasions son souhait d’harmoniser les politiques de l’immigration au sein des pays membres. À cette fin, les politiques nationales adaptent, bon gré mal gré, leur arsenal législatif aux directives européennes telles que celles définissant la citoyenneté, la libre circulation, les discriminations, … C’est le cas notamment pour l’adoption de mesures qui respectent les principes du traité de Maastricht ou de la convention de Schengen.
Le droit de vote pour les étrangers est une revendication importante pour le mouvement antiraciste. Avec l’Europe, dans les années 1990, un pas est franchi en sa faveur. « En ce qui concerne l’octroi du droit de vote et d’éligibilité aux immigrés, le Traité de Maastricht a institué une citoyenneté européenne et a accordé également le droit de vote et d’éligibilité aux élections locales et européennes dès 1994 pour les ressortissants de pays membres de l’Union européenne ».[6] Quant à la convention de Schengen ou l’espace Schengen qui entre en vigueur en 1995, elle consacre la liberté de circuler et abolit les contrôles aux frontières intérieures de ses pays membres. Dernier exemple, la loi de 2003 sur les discriminations est une réponse à l’exigence européenne en la matière comme le rappelle Unia : « Sous l’impulsion de la réglementation européenne, la législation (fédérale) antidiscrimination a subi une profonde réforme en 2003 avec l’adoption de la loi antidiscrimination du 25 février 2003, qui est venue compléter la loi antiracisme (1981) – à l’époque de nature exclusivement pénale – et la loi sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes (dite ‘loi sur le genre’) (1999). »[7]
Ce numéro de Dynamiques se propose de retracer quelques moments clés de la lutte contre le racisme qui, faut-il le rappeler, figure dans la Déclaration universelle des droits humains.
L’article de Benjamin Biard retrace diverses initiatives adoptées par les partis politiques francophones, pensées comme autant d’outils en faveur du respect de la démocratie. En leur sein d’abord, ces partis travaillent à des propositions de lutte ou organisent des conférences, des actions, des journées de travail… sur la problématique. Entre eux, également, les partis s’engagent en respectant les principes du cordon sanitaire. Ces résolutions évoluent au fil des ans : tantôt faibles voire absentes comme l’illustre le cas de « l’affaire Nols » des années 1970 qui n’aboutit à aucune sanction de la part de son parti, tantôt fortes comme les diverses exclusions de mandataires politiques qui se succèdent dans les années 2010. Ces partis politiques sont aussi actifs au niveau parlementaire ou gouvernemental. Par exemple, en finançant le centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, Unia. Au niveau législatif, le pays adopte différentes lois antiracistes majeures comme la loi Moureaux de 1981 et les lois anti-discriminations qui lui succèdent. Pourtant, aucune ne permet d’interdire les partis d’extrême-droite. Enfin en conclusion, l’auteur montre que la lutte antiraciste au niveau du monde politique reste une question évolutive qui ne peut se résumer à un front antiraciste face à l’extrême-droite, comme l’atteste la posture de partis dits démocratiques.
La société civile porte depuis longtemps des revendications fortes[8] en matière de lutte contre le racisme comme l’obtention du droit de vote, d’une loi antiraciste, notamment. Les articles suivants de ce numéro de Dynamiques présentent des initiatives émanant de la société civile.
L’article de François Welter retrace le combat des syndicats contre l’extrême-droite dès le lendemain des élections législatives qui donnent lieu à une montée en puissance des partis d’extrême-droite. En 1991, lors des élections législatives, le score électoral de trois partis politiques suscite l’émoi. Le Front national (FN), le Vlaams Blok[9] (VB) et Agir, trois partis politiques d’extrême-droite obtiennent un score inédit. En tête, le score important du VB inquiéte, quant aux résultats électoraux du FN et Agir, s’ils sont plus insignifiants , ils questionnent pourtant: sont-ils les prémisces d’une poussée plus importante lors d’élections prochaines ? Toujours est-il que, les résultats obtenus par ceux-ci, près de 500 0000 voix, surviennent après une campagne électorale clairement axée sur des thématiques racistes. Suite à ce « dimanche noir », la CSC pose un geste fort en 1994 lorsqu’elle tient un congrès à propos de ses valeurs. d’où ressortent des lignes de force et des résolutions d’activités. Il en découle une politique de lutte contre les idées d’extrême-droite et le racisme qui articule plusieurs dispositifs: la formation, l’information des affilié.e.s et des militant.e.s; l’intégration des travailleurs et travailleuses d’origine étrangère dans les structures syndicales; la collaboration avec d’autres organisations dans la lutte contre l’extrême-droite et le racisme; l’exclusion des membres de la CSC porteurs d’idées incompatibles avec les valeurs syndicales.
L’article de Julien Tondeur analyse la position de la JOC face aux discriminations et au racisme que vivent les immigré.e.s dans les années 1970 en Belgique. Epoque où la crise économique et sociale de la deuxième moitié des années 1970 est propice, à l’intensification d’une certaine racialisation des rapports sociaux. Les pratiques administratives et les discours publics d’alors reflètent la pensée d’État qui considère illégitimes les revendications des immigré.e.s et leurs descendant.e.s à l’obtention de droits égaux. La crise aidant, les formes de luttes changent, les revendications et les militant.e.s également. C’est avec ce contexte socio-économique et politique comme cadre que la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) s’investit davantage dans le champ de la lutte contre les discriminations et le racisme. Les militant.e.s immigré.e.s et de « deuxième génération » deviennent les fers de lance des combats menés par le mouvement dans les entreprises, les écoles et sur la place publique pour une égalité des droits entre belges et immigré.e.s. Le recours à la méthode « Voir-Juger-Agir » les aide à analyser leur situation et à planifier leurs actions, leur permettant d’être acteurs et actrices du monde qui les entoure. Le témoignage d’Alfredo Alvarez Lafuente, jociste belgo-espagnol et permanent de la JOC de Bruxelles, contemporain de ces événements, donne du relief à cette histoire puisée dans les archives du mouvement.
L’article de Josiane Jacoby « Le MOC et la lutte contre le racisme, regard d’une actrice de terrain » a comme point de départ l’interview de Véronique Oruba, secrétaire nationale au MOC. Son témoignage, qui est un regard subjectif et non exhaustif de l’engagement du MOC au sein du mouvement antiraciste des années 1980 à aujourd’hui qu’elle revisite, constitue un premier niveau de lecture. Un deuxième niveau a l’ambition de préciser, d’approfondir les propos de cette militante en s’attardant sur les mobilisations du Mouvement ouvrier chrétien durant la période couverte par la témoin. Durant ces années, le MOC se mobilise, par exemple, dès les années 1980 contre le racisme à l’occasion de l’adoption de la loi Gol[10] en 1984 où il lance un appel à manifestations. En parallèle à ses actions propres, le MOC s’associe également à une multitude d’autres initiatives tels que des collectifs, des réseaux, des plateformes. Du MRAX au Collectif de soutien aux sans-papiers, il occupe le terrain d’une lutte de plusieurs décennies. Une lutte qui crée des convergence avec d’autres mouvements comme ceux luttant contre l’extrême-droite, ou ceux revendiquant une politique humaine en matière d’accueil des candidat.e.s au statut de réfugié.e. Enfin, la rencontre avec Véronique Oruba est l’occasion de mettre en lumière un questionnement contemporain concernant la légitimité des acteurs et actrices de l’antiracisme. En d’autres termes, qui aujourd’hui peut porter les revendications antiracistes ? Un débat qui interroge la possibilité de construire, encore aujourd’hui, un front qui associe les acteurs institutionnels et les victimes de discriminations raciales.
Notes
[1] GEORIS P., “ Un monde en mouvement ; introduction et présentation générale des travaux” , Mouvement ouvrier chrétien, Programme de la 91ième SSW, avril 2013.
[2] KECH A., « S’attaquer aux sources du racisme », BePax, mai 2013, .
[3] Centre régional d’Intégration de Charleroi (CRIC), « Lancement d’une plateforme associative de lutte contre le racisme », octobre 2013, https://www.cricharleroi.be/2013/10/11/lancement-dune-plateforme-associative-de-lutte-contre-le-racisme, page consultée en septembre 2022.
[4] LESCEUX T., TINANT N., « Ensemble, déconstruisons le racisme ! L’Esperluette n°109, 2021, p.4.
[5] « Unia, Le travail d’Unia exprimé en chiffre , « Rapport annuel 2021 : un autre monde est possible », https://www.Unia.be/fr/publications-et-statistiques/publications/le-travail-dUNIA-en-2021-exprime-en-chiffres, consulté en ligne en août 2021.
[6] KAGNÉ B., « Représentations de l’immigration en Belgique », Quadermi n°36, 1998, p. 18.
[7] https://www.Unia.be/fr/legislation-et-recommandations/legislation/loi-du-10-mai-2007-tendant-a-lutter-contre-certaines-formes-de-discrimination, consulté en octobre 2022.
[8] comme la plateforme antiraciste de 2012 l’ambitionne.
[9] Actuel Vlaams Belang
[10] La loi permet notamment de limiter l’inscription d’immigré.es dans certaines communes (Forest, Molenbeek, Schaerbeek, … adoptent cette mesure), de limiter les possibilités de regroupement familial, d’octroyer une prime au retour. Pour en savoir plus, voir Lire et Ecrire, CARHOP, « Une Ligne du temps pour découvrir l’histoire, comprendre le présent et construire l’avenir », Livret de l’animateur 2019, p.89.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
JACOBY J., « Introduction », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Partis politiques francophones et antiracisme : quel bilan en 2022 ?
Benjamin BIARD (Docteur en sciences politiques, Chercheur au Centre de recherche et d’information socio-politiques – CRISP)
Les moyens déployés par les partis politiques belges francophones pour lutter contre le racisme et les discriminations sont variés. Depuis longtemps, des engagements sont pris par ceux-ci afin d’afficher leur respect des valeurs démocratiques fondamentales et leur opposition à toute forme de racisme ou de discrimination. D’ailleurs, en interne, les organisations partisanes adoptent des mesures spécifiques permettant de sanctionner pareilles expressions. En outre, elles tentent de mettre en œuvre leurs engagements à travers les arènes institutionnelles. Cela se traduit notamment par la construction d’un arsenal juridique sur la base duquel des poursuites judiciaires peuvent être engagées. Plus qu’un combat militant, c’est souvent en tant que combat pour la démocratie que la lutte antiraciste est envisagée par les partis.
Un engagement antiraciste ancien
De longue date, les principaux partis politiques s’engagent à lutter contre le racisme et les discriminations. La journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, célébrée le 21 mars de chaque année depuis 1966[1], est une occasion pour ces partis de réaffirmer leurs engagements. Plus encore, cette date constitue une impulsion leur permettant de déposer des propositions pour les concrétiser. Ainsi, le 21 mars 2021, le MR annonce préparer une série de mesures visant à lutter contre les discriminations, notamment à l’embauche. Le 7 juin de la même année, son bureau politique adopte un plan appelé à être décliné en initiatives parlementaires et ministérielles. Plus globalement, la plupart des partis sont régulièrement mobilisés contre le racisme à travers l’organisation de conférences ou d’actions de sensibilisation diverses. Par exemple, en 2021, à l’occasion du quarantième anniversaire de la loi Moureaux (cf. infra), le centre d’étude du Parti socialiste organise une série de quatre séminaires en ligne sur la question de la lutte contre le racisme.
En leur sein, ces mêmes partis réagissent généralement de façon rapide et sans équivoque à l’expression de propos racistes, xénophobes ou, par extension, négationnistes tenus par leurs mandataires, souvent à travers les réseaux sociaux. Ainsi, en octobre 2014, le comité de déontologie du CDH décide à l’unanimité des membres présents d’exclure Thierry Van De Plas, échevin à Crainhem, après qu’il eût déclaré « les chambres à gaz c’est du bidon » lors d’un échange sur Facebook. En septembre 2015, deux mandataires socialistes font également l’objet d’une procédure disciplinaire. Ayant relayé une photo du Front national contenant des propos racistes sur Facebook, Jean-Jacques Tavernini, échevin à Aiseau-Presles, est suspendu du parti pour une période de six mois et se voit retirer son mandat d’échevin. Après avoir publié des « propos déplacés et insultants à l’égard des réfugiés », Serge Reynders, conseiller au CPAS de Saint-Nicolas, est quant à lui exclu. Au MR aussi, des exclusions sont à recenser pour des motifs similaires. Cela est le cas de Guy Flament, échevin à Soignies, et de son fils Steve Flament – alors appelé à devenir échevin lors de la mandature suivante –, pour avoir partagé sur Facebook des propos à caractère raciste en octobre 2018. En juin 2020, à nouveau à Soignies, la conseillère communale Nathalie Dobbels est par ailleurs exclue du parti libéral après avoir à son tour diffusé de tels propos.
Enfin, la plupart des partis s’engagent à ne pas conclure d’alliance et à ne pas gouverner avec des formations d’extrême droite compte tenu du racisme ou de la xénophobie qui les caractérisent souvent. Pris par plusieurs partis conjointement, cet engagement est plus connu sous le nom de cordon sanitaire. Vieux de près de trente ans en Belgique francophone, il vient d’être à nouveau réaffirmé[2].
Si l’engagement antiraciste des partis est ancien, il évolue toutefois et n’a pas toujours la même vigueur. Particulièrement dans les années 1970-1980, les sanctions adoptées à l’encontre des mandataires tenant des discours ouvertement racistes ou posant des actes qualifiés comme tels sont nettement moins évidentes. Ainsi, alors qu’il multiplie les positions et attitudes xénophobes ou racistes durant cette période[3] et commet divers actes illégaux[4], Roger Nols, alors bourgmestre de Schaerbeek, n’est exclu ni du FDF ni du PRL, qu’il rejoint en 1983[5].
Vers l’adoption de politiques publiques
En matière de lutte contre le racisme, les partis politiques sont aussi actifs au sein des enceintes parlementaires et gouvernementales, et ce à différents niveaux de pouvoir. Concrètement, ils participent à la création et/ou au financement d’institutions actives en la matière, développent des outils permettant de stimuler la réflexion et de dégager des solutions et contribuent à l’adoption d’un arsenal juridique de plus en plus contraignant.
Tout d’abord, plusieurs institutions dont la mission première est de lutter contre le racisme et/ou les discriminations sont actives à l’initiative ou grâce au soutien de l’État. Tel est le cas du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, devenu Unia en 2016, institution publique indépendante fondée par la loi du 15 février 1993 et chargée de « promouvoir l’égalité des chances et de combattre toute forme de distinction, d’exclusion, de restriction ou de préférence ». De son côté, le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX) est fondé après la Seconde Guerre mondiale en tant qu’initiative de la société civile ; il fonctionne actuellement sur la base de subsides publics afin de mener des actions de sensibilisation, de soutien aux victimes et de dénonciation (judiciaires, le cas échéant) des discriminations et propos racistes. Plus largement, l’État subventionne bon nombre de projets dont l’objectif est de lutter contre le racisme ou d’autres discriminations. Ainsi, le 21 mars 2022, la secrétaire d’État fédérale à l’Égalité des genres, à l’Égalité des chances et à la Diversité, Sarah Schlitz (Écolo), annonce le lancement d’un appel à projets de 500 000 euros contre le racisme. Au même moment, en Wallonie, la ministre régionale en charge de l’Égalité des chances, Christie Morreale (PS), indique avoir débloqué 750 000 euros afin de soutenir 45 projets visant à lutter contre les discours haineux en ligne, à informer et à aider les victimes ou encore à sensibiliser la population.
Ensuite, des réflexions visant à mieux cerner la problématique du racisme et à lui apporter des réponses sont également initiées au sein des institutions publiques. Ainsi, en avril 2021, le Parlement bruxellois lance les premières assises consacrées à cette question. Nourries par de nombreuses discussions et auditions, celles-ci débouchent en janvier 2022 sur pas moins de 207 recommandations transmises, entre autres, à l’exécutif régional afin de l’aider à se doter d’un plan régional de lutte contre le racisme.
Enfin, l’arsenal juridique visant à réprimer toute expression raciste, xénophobe, négationniste ou discriminatoire trouve à se renforcer au fil des années, et ce depuis 1981 (cf. infra).
Bref, l’ensemble des partis politiques belges francophones représentés au sein d’une assemblée parlementaire renouvellent régulièrement leur engagement contre le racisme et tentent de le traduire en actions concrètes, que ce soit au sein des institutions publiques ou non. Un consensus peut d’autant plus être forgé entre eux qu’aucun élu francophone ne provient d’une formation d’extrême droite[6] ; il n’en va pas de même du côté flamand où le Vlaams Belang (VB) redevient la deuxième force électorale[7].
Malgré cela, la Belgique est régulièrement pointée du doigt pour ses manquements en matière de lutte contre le racisme et les discriminations. Sur la scène internationale mais aussi au sein de la société civile organisée en Belgique[8], les demandes adressées à l’État pour que celui-ci se dote d’un plan d’action interfédéral de lutte contre le racisme se font pressantes depuis longtemps. En effet, du 31 août au 8 septembre 2001, à Durban, la Belgique participe à la conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée et s’est engagée à élaborer et mettre en œuvre pareil plan. Néanmoins, ainsi que le repère Patrick Charlier, codirecteur d’Unia, « au fil des législatures, le dossier est passé des mains d’un premier ministre à l’autre sans jamais aboutir, et ce jusqu’au 23 janvier 2020 »[9]. À cette date, la Première ministre Sophie Wilmès annonce la mise sur pied d’une conférence interministérielle chargée de réaliser un plan national d’action contre le racisme. Il faut toutefois attendre juillet 2022 pour qu’un plan soit adopté par le gouvernement fédéral.
La législation anti-raciste
Depuis le début des années 1980, la volonté des partis dits démocratiques de lutter contre le racisme et ses expressions – mais aussi, ce faisant, de se conformer à un ensemble d’obligations internationales, par exemple contenues dans la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale – se traduit par l’adoption de plusieurs lois majeures[10].
La première d’entre elles est la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie (dite loi Moureaux). Celle-ci érige en infraction pénale le fait de commettre ou de prôner la discrimination sur la base de la nationalité, d’une prétendue race, de la couleur de peau, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique. Son applicabilité a fait l’objet de vifs et longs débats par le passé. Primo, alors que la loi ne définissait pas la notion de « discrimination », il faut attendre 1994 pour que celle-ci reçoive une définition légale. Secundo, jusqu’à l’adoption de la loi du 4 mai 1999 instaurant la responsabilité pénale des personnes morales, les poursuites ne peuvent concerner que les personnes physiques[11]. Tertio, alors que les incitations à la haine raciale et à la discrimination prennent le plus souvent la forme de délits de presse[12] (impliquant la constitution d’un jury d’assises), c’est en 1999 que les délits de presse inspirés par le racisme ou la xénophobie sont correctionnalisés. Aujourd’hui, l’application de la loi Moureaux est toutefois large et s’étend aussi aux propos tenus en ligne, par exemple sur les réseaux sociaux.
Deuxièmement, une loi du 23 mars 1995 tend à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci est votée à la Chambre des représentants à l’unanimité des membres présent.e.s (y compris ceux du VB) ainsi qu’au Sénat à l’unanimité des membres présent.e.s moins une abstention (CVP)[13]. Quatre ans plus tard, une nouvelle loi vient la compléter, prévoyant que les juges puissent prononcer une peine accessoire visant à priver une personne condamnée sur cette base de l’exercice de certains droits politiques.
Enfin, la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination érige en infraction pénale toute discrimination fondée sur l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, les convictions religieuses ou philosophiques, les convictions politiques, la langue, l’état de santé actuel ou futur, le handicap, les caractéristiques physiques ou génétiques et l’origine sociale. Aujourd’hui, de nombreuses condamnations sont aussi prononcées sur cette base légale.
Malgré l’adoption de ces lois, il n’est pas possible de procéder à l’interdiction de partis politiques – notamment d’extrême droite – en Belgique. Cela tient au fait que les partis belges ne disposent pas de la personnalité juridique. Ils n’existent donc guère au regard du droit et ne peuvent faire l’objet de poursuites judiciaires, à la différence de ce qui existe dans plusieurs pays européens, comme en Allemagne ou en République tchèque. Néanmoins, ainsi que le rappelle Jérôme Jamin, ces lois peuvent « servir de base pour justifier certains choix et activer certains mécanismes mis en place par les démocrates pour se protéger contre ce qu’ils considèrent comme des ennemis de la démocratie »[14]. Par exemple, en Belgique, les lois de 1981 et de 1995 peuvent justifier une demande de suspension du financement public d’un parti politique auprès de la commission de contrôle des dépenses électorales[15]. Elles peuvent aussi permettre le maintien du cordon sanitaire médiatique en Belgique francophone, ou écarter les formations d’extrême droite des bénéfices de la loi du Pacte culturel (par exemple en termes de représentation au sein d’organismes publics)[16].
Conclusion
Les partis politiques dits démocratiques sont engagés depuis longtemps dans la lutte contre le racisme, que ce soit en interne, par la conclusion d’accords politiques, par le financement de certains organismes ou actions, ou encore à travers l’adoption de mesures législatives. Pour autant, la concrétisation de ces dernières n’est pas toujours évidente. Certaines lois nécessitent parfois d’être affinées pour devenir pleinement applicables. Mais plus encore, la survie de textes ou de mécanismes déjà mis en œuvre est parfois menacée. En attestent la volonté du VB d’abroger la loi Moureaux[17] ou celle des partis de la majorité flamande actuelle (N-VA, CD&V, Open VLD) de quitter Unia[18]. Le défi est donc double et le consensus politique autour de la lutte antiraciste loin d’être total.
Notes
[1] Le 26 octobre 1966, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte une résolution par laquelle elle institue le 21 mars comme journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale. Celle-ci commémore les évènements survenus le 21 mars 1960 en Afrique du Sud lors desquels la police tue 69 personnes venues manifester pacifiquement à Sharpeville pour s’opposer à l’Apartheid.
[2] C’est le 8 mai 1993 que la « charte pour la démocratie » consacrant le principe du cordon sanitaire est signée pour la première fois en Belgique francophone. Elle est réactualisée à trois reprises : en 1998, 2002 et 2022.
[3] En 1979, R. Nols publie dans le bulletin communal Schaerbeek Info un « Appel aux immigrés », indiquant notamment : « Il faut bien admettre (…) que vous avez engendré dans notre population un laisser-aller dans la propreté des rues (…). Nos correspondants, qui sont aussi nos contribuables, comprennent mal, en cette période de crise économique et de chômage, le maintien de votre présence parmi nous ». En 1991, il diffuse une affiche électorale comportant l’image de deux hommes habillés en djellabas sur fond de palmiers ainsi que le texte « En charter ou en C 130, avec Nols, ils y seraient déjà ».
[4] En 1971, R. Nols établit une séparation linguistique entre les guichets communaux de Schaerbeek. Quelques années plus tard, la pratique est jugée illégale par la Commission permanente de contrôle linguistique et par le Conseil d’État.
[5] Quittant le mayorat de la commune bruxelloise en 1989, officiellement pour des raisons de santé, R. Nols finit sa carrière politique en rejoignant le Front national en 1995 puis le Front nouveau de Belgique l’année suivante.
[6] Le Front national a perdu son dernier siège en 2010 et le Parti populaire, dont le rapport à la question du racisme est pour le moins complexe, a disparu en 2019.
[7] BIARD B., « Le Vlaams Belang », dans DELWIT P., VAN HAUTE E. (dir.), Les partis politiques en Belgique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2021, p. 397-419.
[8] C’est le cas de NAPAR Belgium, qui est une coalition de plus de 60 organisations de la société civile engagées dans la lutte contre le racisme et toutes les formes de discrimination qui y sont liées en Belgique.
[9] Le Vif/L’Express, 24 mars 2022.
[10] BIARD B., La lutte contre l’extrême droite en Belgique. I. Moyens légaux et cordon sanitaire politique , Bruxelles, CRISP, 2021 (Courrier hebdomadaire, n° 2522-2523), p. 15-30.
[11] C’est sur la base de cette loi et après cette modification qu’ont été condamnées en 2004 trois ASBL liées au Vlaams Blok.
[12] JAMIN J., NOSSENT J., « Groupements liberticides et pluralisme politique », dans BOUHON F., REUCHAMPS M. (dir.), Les systèmes électoraux de la Belgique, 2e édition, Bruxelles, Larcier, 2018, p. 238.
[13] GRANDJEAN G., « La reconnaissance des génocides et la répression du négationnisme », Bruxelles, CRISP, 2016 (Courrier hebdomadaire, n° 2304-2305).
[14] JAMIN J., « Trente ans de lutte contre le racisme en Belgique : bilan et perspectives », La Revue Nouvelle, n° 4, 2013, p. 81.
[15] GÖRANSSON M., FANIEL J., Le financement et la comptabilité des partis politiques francophones , Bruxelles, CRISP, 2008 (Courrier hebdomadaire, n° 1989-1990).
[16] BIARD B., La lutte contre l’extrême droite en Belgique. II. Cordon sanitaire médiatique, société civile et services de renseignement , Bruxelles, CRISP, 2021 (Courrier hebdomadaire, n° 2524-2525), p. 5-20.
[17] Par ex. : Sénat, Proposition de loi abrogeant la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie, déposée par Filip Dewinter, Anke Van Dermeersch et Bart Laeremans (VB), n° 5 – 1383/1, 7 décembre 2011.
[18] Le 6 juillet 2022, le Parlement flamand adopte un décret autorisant le gouvernement flamand à résilier l’accord de coopération du 12 juin 2013 entre l’Autorité fédérale, les Régions et les Communautés visant à créer un Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations sous la forme d’une institution commune au sens de l’article 92bis de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980. Cf. Moniteur belge, 1er août 2022.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
BIARD B., « Partis politiques francophones et antiracisme : quel bilan en 2022 ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Un mouvement syndical de masse face à la percée de l’extrême-droite. Ne pas sacrifier ses valeurs sur l’autel de l’affiliation à tout prix
François WELTER (historien au CARHOP asbl)
Le 24 novembre 1991, la Belgique connait la plus grande percée électorale de l’extrême-droite depuis l’entre-deux-guerres ; cette date sera connue par la postérité comme « le dimanche noir ». Particulièrement en Flandre, le Vlaams Blok, en progression continue mais lente depuis 1981, atteint le seuil des 10 % et devient la quatrième formation politique du nord du pays. Il progresse dans tous les arrondissements administratifs, jusqu’à récolter 20 % des voix dans celui d’Anvers et plus de 10 % dans ceux de Malines (15 %) et Saint-Trond (14,3 %). Il obtient 290 000 voix en plus par rapport aux élections législatives précédentes. En Wallonie, le Front national (FN) atteint 1,7 %, à côté d’autres formations très marginales. Ses plus importants succès sont enregistrés dans les cantons de Namur (5,9 %), Charleroi (4,7 %) et Nivelles (4,4 %). Présente uniquement à Liège, la liste Agir obtient 4,67 %, soit le double des voix du FN. À Bruxelles, ce dernier multiplie son score par quatre (5,7 %) et devance le Vlaams Blok (3,9 %). Avec d’autres formations politiques d’extrême-droite, ils dépassent les 10 % des votes valables ; ils progressent dans tous les cantons par rapport aux élections de 1987. À la chambre des représentants, le Vlaams Blok bénéficie de la plus forte progression en obtenant douze sièges, soit dix de plus que sous la législature précédente ; le FN en obtient un. Au Sénat, le parti flamand en a cinq, soit quatre supplémentaires[1].
Pour la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), cette percée de l’extrême-droite n’est pas anodine. En tant que syndicat de masse[2], elle compte potentiellement dans ses rangs des affilié.e.s, voire des militant.e.s, qui portent leur choix sur des formations politiques qui promeuvent des valeurs contraires aux siennes : racisme, contestation de la démocratie, xénophobie, notamment. Face à ces attaques frontales contre ses fondements, la CSC se doit de se positionner clairement. Cette contribution a donc pour objet de montrer comment un syndicat de masse incarne ses valeurs fondamentales dans ses actes et sa composition face à des influences qui s’y opposent.
Le XXXe Congrès de 1994 : « Un syndicat de valeur(s) »
Trois ans après le dimanche noir, la CSC entend redéfinir et réaffirmer ses valeurs. Le congrès de 1994 est entièrement dédié à ce projet. à l’instar des congrès précédents, le syndicat chrétien entend garantir au maximum le caractère démocratique des débats, ce qui est une gageure pour un évènement qui réunit des dizaines de congressistes. Outre le processus habituel de consultation des fédérations et des centrales en amont, les discussions menées lors du congrès sont organisées à partir de petits groupes d’une quinzaine de personnes qui se regroupent ensuite en trois sections, puis se retrouvent en séances plénières. En marge du congrès, la CSC organise un colloque international à l’intention de syndicalistes étrangers invités et consacré à l’avenir des politiques sociales dans la perspective européenne et internationale.
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- L’individu et le collectif au cœur du syndicalisme
L’enjeu du congrès dépasse évidemment la seule question de l’attitude attendue de la part des militant.e.s par rapport au racisme. Le président Willy Peirens formule l’ambition de la manière suivante : « Un syndicat de valeurs, au pluriel, et par conséquent un syndicat de valeur, au singulier, pourquoi ce thème de congrès ? Principalement pour deux raisons : parce que le rôle et l’importance du mouvement syndical sont remis en question par certains et parce que l’économie, la société et le groupe de travailleurs connaîtront très probablement encore d’autres changements. (…). C’est précisément face à la vague des glissements et des changements qu’il est nécessaire que nous approfondissions nos propres convictions et que nous ne nous laissions pas emporter par les changements. Pour la CSC, les valeurs ont toujours été une base importante de son action »[3]. En d’autres termes, les valeurs apparaissent « en tant qu’expression de nos choix fondamentaux et en tant que force motrice de notre action et de notre volonté de changement ; (…) nous voulons et pouvons concrétiser des valeurs dans notre action »[4].
Les valeurs discutées par les participant.e.s du congrès sont multiples : le droit au travail complété par un droit au revenu, au sein duquel le maintien du système en vigueur de sécurité sociale est une priorité ; la justice ; l’attention pour la chose publique ; la famille ; le caractère chrétien du syndicat. Le personnalisme est aussi fortement discuté par certaines sections. « Certains estiment que ce terme est trop vague, d’autres qu’il est historiquement dévalorisé par l’usage qu’en ont fait les milieux conservateurs et d’extrême droite ». Pour la CSC, le respect du groupe et de la personne dans le groupe sont en fait essentiels et indissociables. Effectivement, le congrès de 1994 montre cette capacité du syndicat chrétien à articuler le rejet du racisme comme une valeur cardinale qui s’incarne collectivement et individuellement dès lors qu’elle s’inscrit dans le respect de l’égalité en droits et en dignité pour tous et qu’elle s’applique à chaque individu. D’un côté, le congrès affirme que « chaque travailleur est en premier lieu une personne humaine, avec des droits fondamentaux et inaliénables, qui doivent être respectés par chacun. Chaque être humain naît avec des droits égaux et une dignité égale et c’est pour cette raison que toute forme de discrimination basée sur l’origine, le sexe, la race, etc. doit être rejetée »[5]. D’un autre côté, la vision collective d’une société inclusive est affirmée par le biais des lignes de force. La ligne de force 4 stipule que « la tolérance et l’égalité, comme modèles de base pour des efforts en faveur d’une société pluraliste et diversifiée, équilibrée et démocratique, garantissant l’égalité des droits et de traitement à tous, dans laquelle une autre croyance, culture, race ou couleur de peau est perçue comme un enrichissement et non une menace ».[6] Plus largement, les lignes de force du congrès expriment la volonté d’être un large mouvement syndical solidaire où la défense des intérêts des travailleurs, si elle est un pan essentiel du travail de la CSC, s’inscrit dans une champ de lutte plus large : ses dimensions professionnelles et interprofessionnelles et le partage de valeurs communes avec d’autres organisations, à commencer par le MOC et l’ACW, révèlent un syndicalisme qui a pour vocation d’être « un porte-parole des moins favorisés et des victimes des exclusions sociales »[7].
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- Incarner les valeurs syndicales
Le Congrès ne se limite pas à des grands principes. La CSC entend avoir un regard avisé et mener des actions ciblées pour concrétiser son rejet du racisme, de l’extrême-droite et incarner ses valeurs. Sur le terrain, et pour reprendre les propos de Willy Peirens, « en tant que syndicat de valeurs, nous voulons des candidats [aux élections sociales] de valeur (…). Des candidats qui, tout comme les membres de ce congrès, considèrent le respect de la dignité humaine comme la première des valeurs. C’est un principe dont nous ne démordons pas. Voilà pourquoi il n’y a pas de place dans notre syndicat pour des candidats appartenant à l’extrême-droite et à des mouvements racistes ». L’importance de cette position est perceptible dès lors qu’elle fait l’objet d’un encart particulier dans le numéro de Syndicaliste CSC consacré au congrès[8]. C’est pourquoi, le Congrès adopte deux résolutions d’activité qui vont dans ce sens. La résolution 38 stipule que « le Congrès insiste fermement sur l’incompatibilité qui existe entre la prise de responsabilités syndicales à la CSC et une appartenance à un groupe d’extrême-droite ou à tout autre groupe poursuivant des objectifs anti-démocratiques ou racistes. La CSC ne présentera pas aux élections sociales des candidat(e)s appartenant ou apportant leur soutien à des mouvements racistes et anti-démocratiques. C’est-à-dire : (…) les personnes qui posent des actes racistes ou qui organisent des discriminations racistes ». Tout individu participant ou faisant la promotion de l’extrême-droite ne pourra pas non plus se présenter. La résolution 38bis exige de la CSC un pas supplémentaire : « le Congrès affirme que ces personnes n’ont pas leur place, en tant que membre, au sein de la CSC »[9].
Défendre ses valeurs sur le terrain
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- Former, sensibiliser, intégrer et défendre
Sans pouvoir présumer que le congrès de 1994 constitue bien le point de départ de toutes les initiatives qui sont observées après cet évènement, la CSC multiplie les initiatives destinées, à travailler en interne les valeurs démocratique, à combattre les thèses d’extrême-droite et à des défendre les affilié.e.s qui seraient victimes de discrimination. Au niveau de la confédération, les services de formation doivent porter une attention particulière aux thèmes de l’extrême-droite et du racisme dans leur programme de formation « pour renforcer la conscientisation des militant(e)s aux valeurs démocratiques et éviter que des thèses anti-démocratiques et racistes ne trouvent un écho dans nos organisations »[10]. Par ailleurs, dès février 1995, dans la droite ligne de la Loi Erdman qui modifie la loi Moureaux de 1981 en aggravant les peines contre certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie et en s’appliquant au contexte du travail, la CSC édifie une cellule d’accompagnement et établit un protocole de collaboration avec le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Composée de quelques représentant.e.s de centrales, d’un.e représentant.e du Service travailleurs migrants, du service entreprise et du service d’études, cette même cellule sert d’interlocutrice pour le Centre : ensemble, ils collaborent sur les plaintes relatives au racisme sur le lieux de travail[11].
Aux échelons régionaux, le Comité régional wallon (CRW) et le Vlaams regionaal comité (VRC) installent chacun un groupe de travail « Intégration – Droits de l’Homme ». Les sections immigrés arabe et turque sont maintenues, afin que les problèmes spécifiques à ces travailleurs et travailleuses soient pris en compte et que leur insertion dans le mouvement syndical soit renforcée. Particulièrement, du côté wallon, sont réalisés des outils d’animation sur les causes du réveil des intolérances, sur la nature et le sens de la démocratie, ainsi que sur la menace de l’extrême-droite. La CSC participe également à la définition d’une stratégie du MOC destinée à lutter contre la montée de l’extrême-droite[12]. D’après le rapport d’activités de la CSC de 1994-1996, les Jeunes CSC mènent également des actions vers les étudiant.e.s par le biais de sessions de formations consacrées au racisme et à la xénophobie[13].
En Flandre, la principale impulsion est la transformation de l’action pour les migrants en action pour l’intégration des travailleurs et travailleuses allochtones dans l’ensemble des activités de la CSC : en d’autres termes, le syndicat lutte contre le racisme et la discrimination en travaillant l’intégration. Aussi, la lutte pour la démocratie et contre l’extrême-droite se formalise par un travail de sensibilisation et d’information : diffusion de brochures et de dépliants sur l’histoire des migrations, sur l’intégration sur le lieu de travail, en préparation aux élections sociales, formation des militant.e.s et du personnel de la CSC sur la stratégie et la tactique de l’extrême-droite et la façon de la combattre, travail avec les permanent.e.s sur le thème des migrant.e.s, développement et aide aux actions des fédérations. Dans la perspective des élections sociales, les trois principales organisations syndicales signent un protocole de lutte contre la présence de l’extrême-droite sur les listes des candidat.e.s. Elles lancent également un programme dans le cadre de la campagne « Ieder zijn kleur » (« Chacun sa couleur ») dont les trois pans sont l’introduction d’une clause de non-discrimination dans le règlement de travail, une veille qui permet de contrôler la présence de migrants dans les entreprises et l’introduction de projets « Le néerlandais dans l’entreprise »[14]. Il s’agit là de quelques initiatives parmi bien d’autres.
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- L’exclusion : ou comment ne pas sacrifier ses convictions sur l’autel de la massification
Toutefois, l’action la plus forte de la CSC reste l’exclusion pure et simple de sympathisant.e.s de l’extrême-droite. Dès février 1995, le bureau national communique aux organisations les principes qui définissent « l’exclusion d’affiliés membres de groupes d’extrême-droite ou de tout autre groupe poursuivant des objectifs racistes ou anti-démocratiques ». L’enjeu n’est pas d’organiser une chasse aux sorcières : « il s’agit de constater l’incompatibilité entre l’appartenance à la C.S.C. (même comme simple affilié) et une activité militante clairement affirmée (…) au sein de formations anti-démocratiques ou racistes ». Comprenez par-là que le simple affilié, la simple affiliée.e doivent incarner les valeurs de la CSC.
Cette posture du syndicat chrétien est juridiquement solide : la CSC est une association libre, qui a le droit de définir les valeurs de son action, de ne pas accepter ou d’exclure des membres qui les refusent et de définir elle-même la procédure menant au refus ou à l’exclusion. Cependant, elle se doit de pouvoir assumer cette posture en tenant compte de ses deux jambes : le service aux affilié.e.s, notamment en tant qu’organisme de paiement des allocations de chômage, et son action d’organisation militante. Or, dans un cas comme dans l’autre, le bureau national estime que la CSC reste dans son bon droit. Concernant l’exclusion des affilié.e.s qui ne rencontrent pas ses valeurs, « les statuts du « service central du chômage » de la C.S.C. (autrement dit de l’organisme de paiement des allocations de chômage institué par la C.S.C.) énoncent explicitement qu’il ne fournit ses services qu’aux affiliés de la C.S.C. Ce principe n’est pas incompatible avec la disposition de la réglementation du chômage selon laquelle le chômeur « choisit librement son organisme de paiement » (article 132 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991). Cette disposition garantit que les droits du chômeur aux prestations de l’assurance-chômage seront appréciés sans discrimination selon l’organisme de paiement. Elle n’interdit pas aux organismes de paiement privés de mettre des conditions à leur intervention – notamment celle d’être affilié à l’organisation syndicale, conformément aux statuts de celle-ci. En permettant aux organisations syndicales d’instituer des organismes de paiement d’allocations de chômage, en concurrence avec la caisse auxiliaire publique, la réglementation du chômage vise à ce que les chômeurs qui le souhaitent puissent conserver un lien avec l’organisation syndicale à laquelle ils apportent leur confiance. Les chômeurs qui s’opposent résolument aux valeurs incarnées par la C.S.C. n’ont donc pas à faire appel à ses services, et n’en subissent aucun désavantage en matière d’allocations de chômage. Les chômeurs syndiqués ne disposent d’aucun avantage ou privilège [en] matière d’assurance-chômage. Conformément à la réglementation, les statuts de l’organisme de paiement ont été approuvés par le Ministre de l’Emploi et du Travail, qui s’est porté garant de leur légalité. Il reste cependant que la décision d’exclure un affilié qui touche des allocations par le biais de notre organisme de paiement ne peut compromettre le droit de cet affilié aux prestations de la sécurité sociale. En plus des règles normales de procédures (…), il y a donc lieu de laisser à l’intéressé un préavis convenable, de façon à ce qu’il puisse préserver ses droits en faisant mutation vers une autre organisation ou vers la C.A.P.A.C. »[15].
Quant aux militant.e.s, la CSC a les coudées encore plus franches dès lors que les délégué.e.s siégeant dans les conseils d’entreprise ou dans les conseils de sécurité et d’hygiène et les candidat.e.s aux élections sociales tiennent leur mandat de leur organisation syndicale. En excluant un.e membre, celle-ci met automatiquement fin à leur mandat. Le principal garde-fou est la possibilité pour les tribunaux d’exercer un contrôle marginal, avec la possibilité de remettre en question la décision syndicale s’il apparait « que le syndicat n’a pas agi avec le soin nécessaire (la décision est manifestement non fondée en fonction des critères dont elle s’inspire) ; que le syndicat n’a pas appliqué ses propres statuts ; que le syndicat n’a pas respecté une procédure équitable »[16].
Seules les centrales sont habilitées à exclure un.e affilié.e. Les instances interprofessionnelles peuvent toutefois intervenir dans la procédure, notamment en ce qui concerne les chômeurs et les prépensionné.e.s, et saisir les instances de la centrale concernée[17]. Dans un rapport au bureau journalier du 13 mars 1996, Edwin Loof fait état de plus de 95 cas d’incompatibilité entre l’appartenance à un groupe d’extrême-droite et l’affiliation à la CSC : 52 d’entre eux sont encore en suspens d’une décision, 6 ne donnent pas lieu à une démission et environ 37 aboutissent probablement à une décision d’exclusion. Vraisemblablement parce que l’extrême-droite est mieux structurée dans le nord du pays, la plus grande majorité de ces dossiers est identifiée en Flandre – les fédérations wallonnes ne recensent pas 20 cas[18]. En 2000, des échanges de courriers entre responsables de la CSC à propos d’affilié.e.s (pas des militant.e.s) élus ou candidats sur des listes d’extrême-droite flamandes et francophones aboutissent à la décision d’appliquer les résolutions du congrès de 1994 et d’engager la procédure d’exclusion[19]. Le 6 mars 2001, sur rapport du bureau du VRC, le bureau national traite le cas de 400 membres, dont 17 militants, qui figurent sur les listes du Vlaams Blok aux élections communales. La décision finale ne revient pas à cette instance de la confédération. Cependant, celle-ci met en lumière la disparité des pratiques et des procédures propres à chaque centrale. Les résolutions du congrès ne pouvant rester lettres mortes et le travail des permanent.e.s pour identifier les militant.e.s du Vlaams Blok ne pouvant être ignoré, le bureau national émet plusieurs propositions : la transposition des décisions du congrès dans les statuts de toutes les organisations ; utiliser les listes nominatives pour identifier les militant.e.s d’extrême-droite et suivre de près leur activité syndicale ; faire de cette question une « superpriorité » ; concerter au niveau approprié sur la pertinence d’enclencher la procédure d’exclusion ; communiquer aux militant.e.s visés une lettre expliquant la position de la CSC et la nécessité pour eux de choisir entre le Vlaams Blok et la CSC. Par cette dernière posture, manifestement, la CSC reste à la recherche d’une solution « par le haut » qui laisse encore l’opportunité au militant de se rétracter par rapport à sa position favorable au Vlaams Blok.
Elle reste en revanche intransigeante sur la défense de ses valeurs : ou bien le militant change de position, ou bien il quitte le syndicat, via l’exclusion si nécessaire. Cette posture la mène d’ailleurs à conclure un accord avec la FGTB et la CGSLB selon lequel les trois organisations syndicales s’engagent à se communiquer l’une à l’autre les listes des membres exclus. Le bureau du VRC rapporte ainsi qu’à Ostende, dans le Limbourg et à Gand, le syndicat socialiste communique à la CSC une liste de membres exclus et demande de ne pas affilier ces personnes. Au 6 mars 2001, la FGTB a exclu 98 militant.e.s dans six régions. La CGSLB semble plus frileuse, dès lors qu’elle ne semble avoir exclu aucun.e de ses membres et affilie des membres exclus d’autres organisations syndicales à Anvers et dans le Limbourg. Au final, les sources consultées ne mentionnent pas le nombre de militant.e.s et d’affilié.e.s exclus de la CSC en 2001. Le syndicat chrétien est en tout cas bien déterminé à communiquer les noms des exclu.e.s, ce qui présume qu’il a bien procédé à des exclusions, et le bureau national demande de suivre scrupuleusement les listes qui seront envoyées par les autres syndicats, afin d’éviter « que l’on affilie des membres exclus par la FGTB ou la CGSL[B] »[20].
L’action plus ou moins ordonnée des trois principales organisations syndicales ne dure toutefois qu’un temps : sur plainte de plusieurs candidat.e.s du Vlaams Blok et, par ailleurs, affilié.e.s à l’une des trois organisations syndicales, la commission de la protection de la vie privée « constate que l’établissement d’une liste des membres exclus par chaque syndicat séparément sur la base de la consultation de la liste des candidats du Vlaams Blok et de la comparaison avec sa propre liste de membres constitue un traitement légitime ». En revanche, la transmission de la liste nominative des membres exclus aux autres syndicats constitue une violation de la loi sur la vie privée. Du reste, la commission ne se prononce pas sur le fond du problème : l’incompatibilité entre les valeurs défendues par les plaignant.e.s et celles de la CSC[21]. Les organisations syndicales subissent un sérieux coup de frein dans leur lutte interne contre l’extrême-droite ; elles ne desserrent pas pour autant le collet, comme en témoignent les multiples rappels de leurs valeurs, congrès après congrès et lors d’actions menées en partenariat.
Conclusions
La percée de l’extrême-droite en Flandre et, de manière marginale, en Wallonie et à Bruxelles met en perspective les conflits de valeurs qui mettent sous tension un syndicalisme de masse, entre une organisation qui porte des principes démocratiques et certain.e.s de ses membres qui sont animé.e.s par d’autres convictions. Elle met aussi en lumière le choc que peut provoquer un syndicalisme à deux jambes : de service et de militance. Jusqu’en 1994, il ne semble pas qu’il y ait de contrat mutuel entre la CSC et ses affilié.e.s, la première ne semblant pas conditionner les services qu’elle rend aux second.e.s à une adhésion philosophique explicite. Le dimanche noir semble reconsidérer fortement cette relation ; le phénomène est d’ailleurs commun aux trois principales organisations syndicales. Celles-ci ne semblent pas prêtes à sacrifier leurs fondamentaux au nom d’une affiliation massive : les affilié.e.s et les militant.e.s se doivent d’incarner sur le terrain les valeurs du mouvement syndical auquel ils appartiennent ou, en tout cas, de ne pas adopter des positions contraires. Ce front commun, porteur de valeurs démocratiques communes, opposé à l’extrême-droite et au racisme, ira même jusqu’à l’échange de listes de militant.e.s du Vlaams Blok et du Front national, ce qui sera contesté par la commission pour la protection de la vie privée, laquelle ne s’opposera par ailleurs pas au principe de l’exclusion.
Les exclusions restent toutefois les mesures ultimes employées par la CSC. Car, celle-ci ne s’épargne pas de nombreux efforts de formation, de conscientisation et d’intégration pour lutter contre les idées de l’extrême-droite et pour combattre le racisme. En d’autres termes, elle en revient à ses fondamentaux de travail d’éducation permanente pour lutter contre les aspirations anti-démocratiques. De plus, jusqu’au bout, elle appelle les affilié.e.s et les militant.e.s à réinterroger leur position, avant de se résoudre à les exclure lorsqu’ils maintiennent leur posture.
Notes
[1] Pour l’analyse détaillée de ces élections législatives, voir : MABILLE, X., LENTZEN, é., BLAISE, P., Les élections législatives du 24 novembre 1991, Bruxelles, CRISP, 1991 (Courrier hebdomadaire, n°1335-1336).
[2] Fin 1988, la CSC compte près d’1 400 000 affilié.e.s. Voir : CSC, Rapport d’activité administratif. 1985-1989, Bruxelles, CSC, p. 8.
[3] Syndicaliste CSC, n° 426, 10 janvier 1995, p. 4.
[4] Ibid., p. 7.
[5] Ibid., p. 9.
[6] Ibid., p. 10.
[7] Ibid., p. 18.
[8] Ibid., p. 38-39.
[9] Ibid., p. 27.
[10] Ibid., p. 28.
[11] CARHOP, CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Note d’[Edwin Loof], 8 février 1995 ; CARHOP, CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Projet de convention de collaboration entre la CSC et le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, 1995.
[12] Rapport d’activité 1994-1996, Bruxelles, CSC, p. 58.
[13] Ibid., p. 51.
[14] Ibid., p. 57.
[15] CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Note du bureau national aux organisations, 14 février 1995.
[16] CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Note du bureau national aux organisations, 14 février 1995.
[17] CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Note du bureau national aux organisations, 14 février 1995.
[18] CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Note aux membres du bureau journalier, 13 mars 1996.
[19] CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Correspondance entre Marc Becker, Jacques Debatty e.a., 9-10 octobre 2000.
[20] CARHOP, CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Rapport au bureau national : exclusion membres extrême droite, 6 mars 2001.
[21] CARHOP, CSC – versement Josly Piette, n°A15.2 (prov.), Avis n° 51/2002 de la commission de la protection de la vie privée, 19 décembre 2002.
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WELTER F., « Un mouvement syndical de masse face à la percée de l’extrême-droite. Ne pas sacrifier ses valeurs sur l’autel de l’affiliation à tout prix », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
La JOC et la question des discriminations et du racisme dans les années 1970 en Belgique
Julien TONDEUR (historien, CARHOP asbl)
Le témoignage d’Alfonso Álvarez Lafuente
La crise économique et sociale de la deuxième moitié des années 1970 est propice, en Belgique comme ailleurs en Europe, à l’intensification d’une certaine racialisation des rapports sociaux. Les pratiques administratives et les discours publics d’alors reflètent la pensée d’un État qui considère illégitimes les revendications des immigré.e.s et leurs descendant.e.s à l’obtention de droits égaux. Le monde du travail, lieu par excellence de cristallisation des tensions socio-économiques, n’est pas épargné par les conflits. Des travailleurs et travailleuses immigré.e.s déclenchent des grèves, liées à des questions d’emploi dans les secteurs où la main-d’œuvre étrangère est importante, comme dans l’industrie. Ils et elles dénoncent également la pénibilité de leurs conditions de travail et de vie, ainsi que la difficulté de leurs rapports avec les collègues belges d’une part et la hiérarchie d’autre part. Des travailleurs clandestins entament une grève de la faim à Schaerbeek en 1974, réclamant l’octroi pour toutes et tous les clandestins d’un permis de travail donnant accès à l’ensemble des secteurs ainsi qu’un permis de séjour. Les formes de luttes changent, les revendications et les militant.e.s également. C’est avec ce contexte socio-économique et politique comme cadre que la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) s’investit davantage dans le champ de la lutte contre les discriminations et le racisme, ce dernier étant vu et – vécu – comme une conséquence de ces discriminations. Les militant.e.s immigré.e.s de « deuxième génération » deviennent les fers de lance des combats menés par le mouvement dans les entreprises, les écoles et sur la place publique pour une égalité des droits entre Belges et immigré.e.e.s. Le recours à la méthode « Voir-Juger-Agir » les aide à analyser leur situation et à planifier leurs actions, leur permettant d’être acteurs et actrices du monde qui les entoure. Le témoignage d’Alfonso Álvarez Lafuente, jociste belgo-espagnol et permanent de la JOC de Bruxelles, contemporain de ces événements, donne du relief à cette histoire puisée dans les archives du mouvement.
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- De l’Espagne vers la Belgique
Né en 1957 en Galice, région du nord-ouest de l’Espagne située au-dessus du Portugal, face à l’océan Atlantique, Alfonso est âgé de sept ans quand sa famille émigre en Belgique. Le voyage, son père l’entreprend d’abord seul, aux Pays-Bas. Il s’installe ensuite en Belgique, où il est rejoint par sa femme et ses quatre enfants en 1964, après un long périple en train. L’idée des parents est d’y travailler quelques années, d’économiser suffisamment d’argent et de rentrer en Espagne. Finalement, Alfonso passera 26 ans en Belgique .
Installés dans un appartement de trois pièces, situé dans le haut de l’avenue de la Victoire, dans la commune de Saint-Gilles à Bruxelles, ils vivent le sort de l’immense majorité des familles immigrées arrivées en Belgique. Le changement de climat et d’alimentation, couplé au fait que le logement est exigu et mal chauffé, à pour conséquence que toute la fratrie tombe malade dès les premiers mois, « on était plein de boutons ». [1] Les enfants commencent l’année scolaire en retard et sans cours de français spécifique. Alfonso entre à l’école, « avec cette impression d’être complètement déplacé, incompris ». Après avoir doublé sa deuxième primaire à cause de la barrière de la langue, Alfonso ne rencontre plus de problème de compréhension à l’école. Mais l’expérience du déracinement est traumatique. Passer d’une vie de village à celle d’une grande ville n’aide pas. À l’école comme ailleurs, il ressent parfois du racisme. « Certains professeurs, certains élèves, pas tous. Particulièrement un élève qui était un espagnol, était très raciste envers nous ». En 1971, après une tentative avortée de retour en Espagne, qui aura duré un an, la famille revient s’installer à Bruxelles. Suite à ce retour manqué à Barcelone, Alfonso a maintenant deux ans de retard sur ses études. Ses parents souhaitent qu’il suive une formation professionnelle courte, il s’inscrit dans un établissement technique et professionnel à Saint-Gilles, rue Louis Coenen. C’est lors de ses études qu’il fait une rencontre qui va influencer de manière fondamentale la suite de son parcours.
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- Rencontre avec la JOC et les enquêtes
Lors de son inscription, Alfonso doit passer un test organisé par le Centre Psycho-Médico-Social (PMS). Malgré son souhait de suivre une formation technique, appelée à cette époque filière technique « A3 », qui ouvre plus de possibilités et qui est réputée pour avoir un meilleur niveau, il est, à la suite du test, orienté vers la filière professionnelle « A4 ». La raison invoquée par le personnel du centre PMS pour justifier cette décision est qu’Alfonso présente des difficultés en français. Alfonso vit cette décision comme une injustice, car, précise-t-il, « j’avais commis deux fautes d’orthographe, dans une dictée qui faisait une page. À treize ou quatorze ans, c’était plutôt une excuse [de la part du centre PMS] ». Malgré la déception de leur fils, ses parents accordent leur confiance à cette procédure « c’est un test officiel, disent-ils, ça a l’air sérieux, ce sont des psychologues, des experts en formations ». Alfonso entame alors son parcours dans la filière professionnelle, en mécanique.
En 1973 et 1974, une enquête menée par des jeunes de la JOC est réalisée dans son établissement, ainsi que dans différents établissements de formation professionnelle du pays et en Europe, sur la thématique des immigré.e.s de deuxième génération. Intéressé, Alfonso y participe et commence à fréquenter ce groupe de jeunes. Ensemble, les jeunes analysent les résultats. Le constat est sans appel et les choque profondément, car dans l’ensemble des pays où la JOC réalise son enquête, les enfants d’immigré.e.es sont systématiquement orienté.e.s vers la formation professionnelle.[2] En Belgique, les filles se retrouvent surtout « en coupe et couture, et les garçons en mécanique par exemple ». Pourtant, les machines-outils utilisées en atelier sont déclassées et n’ont presque plus d’utilité en industrie explique Alfonso, quant aux études de couture, « l’industrie textile commençait à disparaitre, ce qui en restait était complétement mécanisé, donc on n’avait pas besoin de couturières ». Le petit groupe JOC dans lequel Alfonso est entré se rend compte que ces études ne conduisent à aucune qualification professionnelle, ce sont des « filières parkings ». « On commence à se demander pourquoi ? C’est peut-être parce qu’on est immigrés justement ».
Ce type de constats, la JOC y est déjà confrontée une dizaine d’années plus tôt, lors d’une grande enquête sur la formation professionnelle et le travail, lancée sur l’impulsion de son Deuxième Conseil International, qui a lieu à Rio de Janeiro en novembre 1961. La partie de cette enquête qui concerne l’immigration est diffusée à 2 000 exemplaires en Belgique, pour environ 300 questionnaires en retour. À partir des résultats, la JOC publie vers 1964 ou 1965 un document de synthèse qui inclut des constatations et des revendications sur des questions aussi diverses que l’accueil, le logement, le permis de travail, la carte d’identité, la vie professionnelle, l’enseignement et la participation à la vie en société.[3] La JOC y perçoit déjà que les jeunes immigré.e.s rencontrent des difficultés particulières à l’école, notamment suite à des problèmes de compréhension de la langue, et que beaucoup redoublent ou sont dirigé.e.s vers des filières techniques et professionnelles. Le mouvement recommande alors que soient instituées, dans les écoles où un certain nombre d’immigré.e.s sont présent.es, des classes spéciales qui pratiquent un apprentissage progressif et un renforcement des cours de langue. Par ailleurs, la JOC demande également que l’orientation professionnelle soit « exercée en toute objectivité, dans le seul intérêt des jeunes et complètement à l’abri de toute pression extérieure venant des instances scolaires, des services de placement, des pouvoirs publics ou des organisations sociales et économiques ».[4]
Si une dizaine d’années sépare ces deux enquêtes, leurs conclusions tendent à démontrer que la situation n’évolue pas positivement entre 1964 et 1974 pour les jeunes étudiant.e.s d’origine immigrée en Belgique. Cette stagnation présente un terrain de militance propice pour la JOC, notamment les sections de la JOC immigrée, italiennes, espagnoles et portugaises, qui émergent ou prennent de l’importance au tournant des années 1960-1970. L’enquête sur la formation professionnelle et le travail, lancée au Conseil de Rio, joue à ce titre un rôle de catalyseur, car elle favorise la structuration des sections immigrées qui affinent leurs constats et revendications. Dans la foulée, pour l’année 1964, les permanent.e.s jocistes d’origine immigrée décident, après une réunion spéciale, d’articuler leur action annuelle autour de quelques point principaux que sont : l’information « de l’opinion publique sur le rôle que jouent les travailleurs immigrés en Belgique »[5] ; le repérage systématique et la dénonciation aux autorités des propriétaires qui ne louent pas leurs biens aux immigré.e.es ; le repérage des entreprises qui refusent « catégoriquement d’embaucher de la main d’œuvre étrangère » ; l’information des immigré.e.s sur les démarches à effectuer pour obtenir des papiers d’identité et un permis de travail, ainsi que sur les conditions de naturalisation ; et enfin, d’enclencher les démarches à tous les niveaux de pouvoirs pour obtenir la création de « Conseils consultatifs d’immigrés ». Afin de favoriser l’aboutissement de ce programme ainsi que pour mener toute action suggérée par les travailleurs et travailleuses immigré.e.s eux-mêmes, proposition est faite de créer, « dans les fédérations qui comptent un grand nombre de travailleurs migrants, une commission fédérale d’Immigrés ».
La JOC, ces informations le démontrent, évolue tant sur le fond que sur la forme. À partir de la fin des années 1960, elle traverse toutefois une période d’instabilité qui accentue et accélère sa mutation, influençant ses méthodes et modes d’action.
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- La mutation de la JOC
Depuis le décès de son fondateur Joseph Cardijn en 1967, la JOC connait des bouleversements. Après mai 1968, la jeunesse se politise, elle revendique plus de libertés, à tous les niveaux. En 1969, des militant.e.s et des permanent.e.s jocistes sont réprimés, emprisonnés et torturés au Brésil par la dictature militaire, qui se revendique pourtant « chrétienne ».[6] Une manifestation est organisée en juin devant l’ambassade du Brésil à Bruxelles. Elle est interdite et sévèrement réprimée par la police. Pour nombre de militant.e.s, il s’agit là d’un baptême politique.[7]
Quelques mois plus tard s’ouvre à Beyrouth le quatrième Conseil mondial de la JOC internationale (JOCI), au cours duquel la prise de conscience de l’importance des enjeux politiques se précise. Sous l’impulsion des responsables d’Amérique latine et d’Asie, un approfondissement de l’analyse socio-économique de la JOC est mobilisé dans le but d’expliquer le sort de la jeunesse travailleuse.[8] Certains responsables de la JOC wallonne œuvrent alors afin de faire pénétrer les préoccupations de la JOCI sur le territoire belge. C’est à cette période que la branche immigrée de la JOC acquiert une plus grande autonomie par rapport au Bureau national du mouvement, notamment suite à l’influence de deux permanents d’origine italienne. « C’est en effet parmi les immigrés, italiens mais aussi espagnols, que le langage radical de la JOC internationale trouve le plus d’écho. Le caractère ouvrier de la JOC est mis en avant et les compromissions de l’Église sont dénoncées »[9], elle dont les dirigeants à Rome étaient restés muets devant la situation au Brésil, malgré l’intervention d’une délégation de la JOC au Vatican. Les responsables du mouvement en Belgique estiment en conséquence qu’ils ne peuvent pas se reposer sur les dirigeants ecclésiastiques, puisque l’Église ne soutient pas la lutte d’émancipation des jeunes travailleurs. Le but assigné au mouvement se transforme également. Il ne s’agit plus dorénavant de conquérir le cœur de la jeunesse travailleuse pour le compte du Christ, mais il importe avant tout, selon le permanent jociste Mario Gotto de « développer la lutte des classes en vue de la prise de pouvoir, pour construire une société sans classes ».[10]
Les conclusions du conseil de Beyrouth percolent dans les mouvements nationaux au début des années 1970 et, en Belgique, cela se cristallise lors du Conseil de la JOC-JOCF à Namur, aux mois de juillet-août 1973. Lors de ce Conseil commun aux filles (JOCF) et garçons (JOC), ce qui n’est pas une habitude du mouvement, la décision est prise de travailler dorénavant par catégories : militant.e.s en entreprises, travailleurs et travailleuses immigré.e.s, apprenti.e.s et étudiant.e.s. Suite à cette décision, en lieu et place des commissions nationales, on retrouve des commissions par catégories.
Ce changement induit une certaine acuité dans l’analyse, car celle-ci s’en trouve précisée et plus directe, puisque issue des questions posées principalement par les jeunes immigré.e.s sur leur situation propre. La JOC est alors composée de fédérations belges et immigrées, mais le mouvement national est impulsé par les actions et réflexions des fédérations immigrées, qui sont à cette époque plus fortes, plus dynamiques que les fédérations belges. Par ailleurs, l’immigration espagnole ayant été composée, pour partie, d’opposant.e.s au franquisme, de communistes, d’anarchistes, de socialistes, de trotskystes, de chrétiens progressistes, elle possède parfois une tradition de lutte et un anti-franquisme ancré.[11] La fédération de JOC espagnole détient par ailleurs la particularité d’avoir été fondée par des membres envoyé.e.s directement par la JOC d’Espagne explique Alfonso, afin d’accompagner la première vague d’émigration vers l’Europe, principalement « de jeunes filles qui allaient travailler comme employées domestiques. Et donc, la JOC d’Espagne avait envoyé des gens qui étaient déjà formés, pour organiser les employées domestiques en Belgique, en France, dans d’autres pays ». Ce phénomène s’explique également par la volonté de l’Église espagnole d’encadrer les émigrant.e.s. Vers le milieu des années 1950, une Commission épiscopale des migrations est mise sur pieds et chargée de leur apporter une assistance spirituelle, rendant obligatoire la présence de « prêtres des émigrants ».[12]
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- La JOC immigrée, le « Voir-Juger-Agir » et la question du racisme
Pour beaucoup de jeunes immigré.e.s de la deuxième génération, la prise de contact avec la JOC s’effectue au travail ou à l’école. Elle leur permet, grâce aux enquêtes et aux groupes de base, d’analyser leur situation personnelle tout en la reliant au destin de milliers d’autres jeunes comme eux. L’injustice qui transparait des résultats des enquêtes résonne avec leur vécu, celui de leur famille. Les groupes de JOC espagnole qu’Alfonso fréquente, ainsi que d’autres, s’interrogent sur la place des immigré.e.s en Belgique et dans leurs pays d’origine, sur les discriminations qu’ils constatent.
Avec comme guide de conduite la méthode jociste du « Voir-Juger-Agir », les groupes partent des enquêtes pour développer ensuite leur analyse et leurs actions, du plus petit au plus grand échelon : « on ne concevait pas une action nationale sans une action locale, ou une action européenne sans une action nationale et locale ». Ces jeunes remontent le fil de leur histoire et questionnent les raisons qu’y ont poussé leurs parents à émigrer. Ils éditent des brochures comme support de réflexion pour les groupes de base, qui réunissent des jeunes espagnols de la deuxième génération. « ¿ Quiennes Somos. Por qué estamos en Bélgica » (Qui sommes-nous. Pourquoi sommes-nous en Belgique ?). « Quand nous retournons en Espagne, nous sommes les étrangers », « En Belgique, nous sommes les espagnols ». [13]
Les JOC invitent des intervenant.e.s qui sollicitent des approches sociologiques afin de les aider à comprendre leur situation de migrant.e.s. Les jeunes se rendent compte que leur pays, l’Espagne, a facilité leur émigration, puisqu’un accord bilatéral est signé avec la Belgique en novembre 1956 et qu’un Institut de l’émigration espagnole (IEE) est fondé la même année, par le régime franquiste, dans le but d’encourager les départs vers l’Amérique latine et l’Europe.
La dictature de Franco, explique Alfonso, « avait conduit à une économie qui était assez fermée sur elle-même. À un certain moment, il n’y avait pas de travail pour tout le monde, car le marché stagnait. Donc l’émigration était intéressante pour l’Espagne en tant que pays, car ça permettait de soulager la pression sociale, il y avait moins de chômage, etc. Et en même temps, on envoyait les devises en Espagne, on envoyait des francs belges, ce qui était très intéressant pour l’économie espagnole ». Du côté belge, l’immigration représente une main-d’œuvre nécessaire afin d’effectuer les métiers que les travailleurs et travailleuses belges désertent, comme celui de mineur, de domestique, etc. « L’immigration était une main-d’œuvre bon marché, c’est ça aussi qu’on a compris », continue Alfonso, « Pourquoi nos mères font des ménages dans les maisons des quartiers riches de Bruxelles ? Pourquoi nos parents travaillent dans des usines où la plupart des travailleurs non-qualifiés sont des immigrés ? Ou dans la construction, dans les mines, etc. C’est parce qu’en fait, ça arrange bien les entreprises belges, parce que comme cela, on [les travailleurs et travailleuses étrangers] est moins informés, on ne connait pas nos droits, on est moins revendicatifs, etc. ».
À travers leurs brochures et publications, on comprend que les différentes JOC immigrées, qu’elles soient espagnoles ou italiennes par exemple, perçoivent la migration comme une nécessité fondamentale pour la viabilité du système économique capitaliste. Et, suivant cette analyse, c’est ce système capitaliste qui est responsable du racisme : « pour nous, le racisme était une conséquence d’un système qui finalement favorise les intérêts des puissants, des classes sociales les plus puissantes, des pays les plus développés ». Ce qui transparait des brochures de la JOC espagnole des années 1970, c’est l’idée que l’immigration arrange surtout le patronat, qui y voit une opportunité précieuse de casser la solidarité entre travailleurs et travailleuses et donc de déforcer les mouvements syndicaux, tout en tirant les salaires vers le bas . Les JOC constatent que l’immigration est un phénomène structurel, qui arrange d’une certaine manière l’immigré.e, qui n’a cependant pas le choix, mais qui arrange surtout le pays d’origine et le pays d’accueil. Donc poursuit Alfonso, « le racisme, pour nous, c’est une conséquence de ce système, qui à la base est injuste. (…) car personne ne devrait immigrer dans une société idéale. C’est une expérience très traumatisante, dure, difficile, qui ne devrait pas exister ».
Cette analyse qui conclut à la particularité de leur situation par rapport au reste du mouvement ouvrier amène les travailleurs et travailleuses immigré.e.s de la JOC à prendre conscience au début des années 1970 qu’ils doivent agir différemment, ainsi que semble le prouver cet extrait de la brochure Gioventu Operaia, destinée aux immigré.e.s d’origine italienne : « nous croyons qu’il faut que les immigrés s’organisent entre eux pour défendre leurs droits. Jusqu’à maintenant, on nous a toujours fait participer aux luttes ouvrières sans tenir compte de nos situations spécifiques. Notre lutte doit être solidaire de celle de notre pays d’origine et il faut qu’elle réponde à la situation de sous-développement de celui-ci ».[14] Les JOC immigrées se concentrent dorénavant principalement sur des luttes déclenchées par ou pour des immigré.e.s en Belgique. C’est le cas dès 1974 avec le combat pour la régularisation des travailleurs et travailleuses « clandestins », comme ils sont appelés alors .
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- La circulaire Califice, mobilisation pour la régularisation des clandestin.es
La situation des personnes issues de l’immigration ne s’améliore pas en Belgique dans la deuxième moitié des années 1970 et durant la décennie 1980. La crise économique et de l’emploi modifie la position sociale des migrant.e.s, « les plus jeunes se retrouvant parfois même dans une position sociale inférieure à celle des parents ».[15] En 1974, en raison de cette crise économique naissante, le nombre de chômeurs et de chômeuses dépasse le nombre symbolique des 100 000 personnes. Le gouvernement belge de Leo Tindemans II (chrétien-libéral)[16], décide l’arrêt total de l’immigration de la main-d’œuvre non-qualifiée en provenance des États non membres de la Communauté économique européenne (CEE).[17] Cette décision provoque l’arrêt officiel de l’immigration dans le pays. Dès lors, « si la présence de l’immigration n’est pas clairement contestée, sa stabilisation n’est toutefois pas immédiatement admise ».[18] La circulaire connue sous l’appellation de « circulaire Califice », du nom du ministre de l’Emploi et du travail de l’époque, Alfred Califice (démocrate-chrétien), qui prend effet le 1er août 1974, doit pourtant permettre la régularisation des travailleurs et travailleuses « clandestins ». Possibilité est laissée jusqu’au 19 août pour introduire un dossier de régularisation.[19]
Mais pour la JOC, il s’agit là d’une fausse campagne de régularisation, et ce pour diverses raisons. La première d’entre elles est symbolisée par la période au cours de laquelle cette circulaire est promulguée, car ce sont les vacances, en plein mois d’août. Le pays tourne encore au ralenti, et des travailleurs et travailleuses clandestins peuvent ne pas être présents dans le pays. Ensuite, le délai pour remettre un dossier de régularisation est extrêmement court, du 1er au 19 août. Enfin, les critères sont jugés impossibles à remplir, car les dossiers doivent contenir : la preuve que les personnes concernées vivent dans le pays depuis le 1er avril 1974 ; celles et ceux qui possèdent déjà un travail doivent fournir un contrat de travail et un certificat médical ; celles et ceux qui n’en possèdent pas doivent trouver un employeur et signer un contrat grâce au concours de l’Office national de l’emploi (ONEm).[20]
La JOC, et ses groupes de jeunes d’origine immigrée particulièrement, se mobilise immédiatement contre cette décision. Elle revendique quelques éléments principaux : la régularisation des travailleurs et travailleuses clandestins sans conditions, le permis « A » pour tous les immigrés[21], la dissolution de la police spéciale des étrangers et la fin des contingentements, qui régulent les entrées sur le territoire et les limitent à des profils bien spécifiques. Les militant.e.s de la JOC impriment et diffusent des dossiers spéciaux sur l’immigration, tentant d’informer le plus grand nombre, et participent activement à la mobilisation qui inclut également les syndicats, à savoir la FGTB et la CSC. Ils s’engagent dans la plateforme de lutte pour la régularisation de tous les clandestins, qui organise une pétition, et récoltent des milliers de signatures. Des numéros spéciaux de Juventud Obrera et de Gioventu Operaia, les revues de la JOC à destination des hispanophones et italophones, expliquent la situation, réalisent un récapitulatif sur l’immigration en Belgique et posent les revendications principales du mouvement sur cette question.
Grâce à cette mobilisation et à la pression constante exercée sur le ministère de l’Emploi et du travail tout au long de la procédure, notamment des manifestations devant les sièges de l’ONEm de Bruxelles, Hasselt et Anvers, trois prolongations successives d’un mois du délai pour la recherche d’un emploi sont obtenues et les critères sont également assouplis.[22] Des groupes JOC se forment un peu partout en Wallonie, et vers la mi-novembre, plus de 100 jeunes travailleurs et travailleuses déclenchent une grève de la faim pendant deux jours. Dans sa brochure à destination des immigré.e.s d’origine italienne, la JOC écrit que, « sous la pression des grèves de la faim et de toutes les actions menées auprès des ministres, des organisations syndicales et des personnes influentes, nous avons obtenu la prolongation jusqu’au 31 janvier pour les 800 inscrits à l’ONEm qui n’avaient pas trouvé de travail au 31 novembre ».[23] En tout, « 7.470 clandestins (dont 3.447 en province de Brabant, 2.720 en Flandre et 1.303 en Wallonie) seront finalement régularisés » [24] durant ce que la mémoire collective retient sous le nom « d’opération Bidaka », qui signifie « Une minute s’il vous plait » en turc, et qui consiste en un accompagnement des clandestin.e.s pour présenter leur dossier de régularisation.
Les jeunes JOC jugent finalement dans Gioventu Operaia que la plus grande victoire de cette mobilisation, « c’est d’abord la solidarité ouvrière qui s’est créée et la prise de conscience qui s’est faite sur le problème immigré. Ceci pour ceux qui ont participé à l’action, mais aussi pour les milliers de visiteurs qui sont venus nous apporter leur soutien ».[25]
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- En guise de conclusion
Le changement de cap qui s’opère au niveau mondial lors des différents Conseils internationaux de la JOC, influencés par les luttes et revendications sud-américaines et asiatiques, percole et impacte la JOC en Belgique, particulièrement à partir de 1969. Au tournant de la fin des années 1960 et du début des années 1970, les jeunes d’origine immigrée s’organisent dans la JOC. Ils prennent conscience de la spécificité de leur situation, de la double domination, capitaliste et raciste, qui s’applique à leur parcours, même s’ils ne la nomment alors pas encore comme cela. Cette discrimination les incite à s’organiser entre eux et à affirmer leurs revendications spécifiques, tout en inscrivant leurs luttes dans celles du mouvement ouvrier. Pour la JOC, c’est le système capitaliste qui est responsable du racisme dont sont victimes les travailleurs et travailleuses immigré.e.s, et ce racisme sert les intérêts du patronat. En se mobilisant sur des objectifs tels que la régularisation de tous les clandestins lors de « l’opération Bidaka » en 1974, la JOC démontre qu’elle prend conscience de l’importance de lutter contre les discriminations dont sont victimes les immigré.e.s en Belgique. Le mouvement inscrit progressivement son combat dans une perspective d’égalité des droits politiques entre immigré.e.s et belges, afin de contrer le racisme et d’unifier les luttes des travailleurs et travailleuses, quelles que soient leurs origines. Ce sera la revendication de la plateforme « Objectif 82 », qui milite pour le droit de vote de tous et toutes aux élections communales de 1982.
Notes
[1] CARHOP, interview d’Alfonso Álvarez Lafuente, réalisée par Julien Tondeur, 14 octobre 2022. Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de cette interview.
[2] Ces enquêtes sur la question de la « Deuxième génération » continuent tout au long des années 1970. CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC espagnole, Résultats des enquêtes : 2ème génération, Bruxelles, mars 1977.
[3] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, « Synthèse nationale et résolutions de l’enquête sur la formation professionnelle et le travail », sd, sl.
[4] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, dos Résultats enquête travail et suite pour les immigrés, « Synthèse nationale et résolutions de l’enquête sur la formation professionnelle et le travail », sd, sl.
[5] Pour cette citation ainsi que toutes celles de ce paragraphe, CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, dos Résultats enquête travail et suite pour les immigrés, « Action avec les immigrés », 11 juillet 1964.
[6] COENEN M.T., notice biographique d’Epis Fabrizio, Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier en Belgique, https://maitron.fr/spip.php?article220595, page consultée le 14 octobre 2022.
[7] DENIS P., « La JOC depuis 1970, histoire d’une mutation », La Revue Nouvelle, Bruxelles, n° 84, 1986, p.516.
[8] Les informations de ce chapitre proviennent, sauf mention contraire, de : Interview de Luc ROUSSEL, La JOC et son identité, CARHOP asbl, 2013, https://www.youtube.com/watch?v=MlQKjEb-rCc.
[9] DENIS P., « La JOC…”, p. 516-517.
[10] WYNANTS P., « De l’Action catholique spécialisée à l’utopie politique. Le changement de cap de la JOC francophone (1969-1974) », Cahiers d’histoire du temps présent, n° 11, 2003, p. 102.
[11] SANCHEZ M.J., « Les Espagnols en Belgique au XXe siècle », MORELLI A., (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique, de la préhistoire à nos jours, Couleur livres, Bruxelles, 2004, p. 279-296.
[12] FERNÁNDEZ VICENTE M.J., « Émigrer sous Franco. Politiques publiques et stratégies individuelles dans l’émigration espagnole vers la France (1945-1965), » Exils et migrations ibériques au XXe siècle, n°2, Espagnols et Portugais en France au XXe siècle. Travail et politiques migratoires, 2006. p. 160, https://doi.org/10.3406/emixx.2006.1084, page consultée le 10 octobre 2022.
[13] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Quiennes Somos. Por que estamos en Belgica ?, brochure éditée par la JOC-JOCF, Bruxelles, sd.
[14] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Gioventu Operaia (Foglio di collegamento dei gruppi J.O.C immigrati e universita operaia), n° 1, février 1973, p. 12.
[15] OUALI N., « Emploi : de la discrimination à l’égalité de traitement ? », La Belgique et ses immigrés. Les politiques manquées, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1997, p. 147-148.
[16] Gouvernement en place du 11 juin 1974 au 4 mars 1977.
[17] KHOOJINIAN M., « Du travailleur au clandestin. La politique de l’emploi et l’immigration de travail dans la Belgique de la fin des Trente Glorieuses (1965-1974) », Revue belge de philologie et d’histoire, t. 97, fasc. 2, 2019. p. 522.
[18] OUALI N., « Emploi…”, p. 148.
[19] KHOOJINIAN M., « Du travailleur…”, p. 569.
[20] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, « Gioventu Operaia », octobre 1974.
[21] Contrairement au permis « B », le permis de travail « A » donne accès à tous les secteurs non protégés.
[22] CARHOP, fonds JOC Nationale, Juventud Obrera et Gioventu Operaia, octobre 1974.
[23] KHOOJINIAN M., Le rôle des organisations syndicales dans la régularisation des clandestins de 1974-1975, CFS-EP, http://ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/en_ligne_analyse2014_le_role_des_organisations_syndicales_dans_regularisation_clandestins.pdf, 2014, p. 8.
[24] CARHOP, fonds JOC Nationale, Gioventu Operaia, février 1975, n° 9, p. 3.
[25] KHOOJINIAN M., « Du travailleur…”, p. 569-570.
[26] CARHOP, fonds JOC Nationale, Gioventu Operaia, février 1975, n° 9, p. 3.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
TONDEUR J., « La JOC et la question des discriminations et du racisme dans les années 1970 en Belgique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Le MOC et la lutte contre le racisme, regard d’une actrice de terrain
Josiane JACOBY (sociologue, CARHOP asbl)
Cet article repose sur le témoignage d’une militante de l’antiracisme francophone en Belgique, Véronique Oruba, secrétaire nationale du Mouvement ouvrier chrétien. Quand elle rentre au MOC, en 1992, les acteurs de l’antiracisme dispose déjà de la loi Moureaux[1] qui sanctionne les discours racistes et le milieu associatif, ayant la lutte contre le racisme comme objectif prioritaire, est bien implanté (le Mouvement contre le racisme et la xénophobie (MRAX ), le Comité de Liaison des Organisations de Travailleurs Immigrés (CLOTI)[2],…
Manifestations années 1980).
Au sein du mouvement, elle travaille essentiellement sur la question d À travers son récit, ce sont les enjeux portés par le MOC en tant que tel que l’on découvre ainsi que le travail qu’il mène en intégrant de structures plus larges (collectifs, plateformes, …). Enfin, c’est la lutte antiraciste présentée par une militante du Mouvement.
Le témoignage de V. Oruba n’a pas l’ambition d’être une histoire exhaustive de mouvement antiraciste des années 1990 à aujourd’hui. Comme souvent dans les récits de vie, il s’agit d’un témoignage subjectif où la mémoire pointe quelques moments du parcours. Ce sont des moments choisis. De même, les souvenirs des dates peuvent être approximatifs.Les propos de l’interview sont recontextualisés, recoupés à l’aide d’ archives et des publications.
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- Des droits sociaux pour tous les travailleurs
D’emblée, V. Oruba tient à souligner le rôle central des syndicats dans l’accueil des travailleurs immigrés. Elle aime d’ailleurs de rappeler que le droit de vote à d’aborder été accordé par les organisations syndicales dans le cadre des élections sociales.
« …cela a toujours été la fierté des syndicats, les premiers étrangers qui ont pu voter, c’était dans l’entreprise. »
Œuvrant dans un premier temps à accorder les mêmes droits à l’ensemble des travailleur.euse.s, le travail d’intégration des immigré.e.s se poursuit avec l’extension des droits, soit les droits sociaux sociaux
« Puisqu’ils sont là, il faut désormais compter avec eux, d’autant plus qu’ils sont désormais majoritaires dans une entreprise, dans un secteur. Les syndicats vont donc intégrer dans leurs revendications la défense de certains droits, pensés comme autant de protections vis-à-vis de leur propre statut ouvrier. C’est le cas, par exemple, du principe que, pour un travail égal, le salaire de l’étranger doit être égal… Mais progressivement, il s’agit de considérer ces travailleurs comme membres à part entière de la classe ouvrière et donc de revendiquer des droits, tel celui de participer aux instances de la démocratie économique, aux élections sociales. Plus tard, ce seront les droits culturels, sociaux et politiques… »[4]
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- La loi Gol, le MOC se positionne
Dans les années 1980, il devient évident que la crise économique est une crise structurelle. Pour le front antiraciste, une première victoire apparait, la loi Moureaux. Celle-ci permet de condamner les incitations à la haine. Vers le milieu des années 1980, le chômage devient une préoccupation majeure des politiques.[5] « Ce chômage massif fragilise la position des immigrés et laisse le terrain libre à l’expression d’attitudes politiques xénophobes. »[6] C’est dans ce contexte que l’avant-projet de loi “Gol” apparait en 1983. La loi est adoptée le 28 juin 1984..Cette loi sur l’immigration incite le MOC à se profiler comme un acteur de l’antiracisme. Celle-ci limite les possibilités en matière de regroupement familial. De plus, le gouvernement Martens V dans son programme de crise et de lutte contre le chômage, encourage le retour au pays d’origine sous forme d’une prime au retour pour les chômeurs étrangers de longue durée. Ces mesures jugées inacceptables incitent le MOC à se mobiliser au côté de ses organisations constitutives. « … le MOC s’oppose particulièrement aux dispositions de l’avant-projet qui limitent le regroupement familial et qui portent atteinte à la liberté d’établissement des immigrés séjournant régulièrement dans le pays. »[7] Il appelle à des manifestations nationales, comme celle de décembre 1983 ou celle de janvier 1984, demandant le retrait de loi du gouvernement sur l’immigration et une politique positive d’insertion. Le Mouvement apporte également son soutien aux grévistes de la faim (dont le soutien aux étudiants de l’UCL évoqué par V. Oruba plus haut).
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- L’engagement antiraciste du MOC au sein du MRAX
Quand V. Oruba arrive au MOC en 1992, le président est François Martou. C’est à son initiative que le mouvement intègre le MRAX. Ce dernier est un acteur historique et central du combat antiraciste. Il regroupe de multiples associations et les organisations syndicales. Le MRAX est présidé par Hava Groisman, dite Yvonne Jospa qui est le pseudonyme de la résistante belge. Elle crée le Comité de défense des juifs, rejoint à la fin de la guerre le MRAP,le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix qui deviendra, en 1966, le MRAX qu’elle présidera.Les actions contre le racisme du MRAX sont multiples : travail de sensibilisation, d’information, de prévention et campagnes de mobilisation.
« … quand je suis arrivée en ’92, avec François Martou, on avait parlé des engagements du MOC et il m’a dit ” Tu dois aller pour le MOC au MRAX “. C’est comme ça que je suis entrée dans le MRAX. Voilà, notre action antiraciste se faisait à travers le MRAX parce qu’on était aussi avec Madame Jospa. C’était aussi dans une tradition importante qu’(elle) avait amené d’avoir le MOC dans les luttes ainsi que des intellectuels. Et à l’époque c’était surtout l’ULB où il y avait Mateo Alaluf, et d’autres, surtout des profs de l’ULB, les syndicats, le MOC et les associations comme l’association belgo-marocaine et donc on retrouvait les acteurs antiracistes qui voulaient vraiment participer à la construction d’une société de travailleurs étrangers, etc. et on se retrouvaient tous au MRAX… la police a toujours été raciste et moi, je me rappelle à ce moment-là, le MRAX faisait beaucoup de formations avec les policiers et chez nous il y avait aussi des formations et j’ai été une fois avec les policiers d’une centrale …”
La lutte contre l’extrême droite, du cordon sanitaire au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme
Dès les années 1980 se profile un autre enjeu important, la lutte contre l’extrême-droite.[8]
Lors de élections communales en 1988, le Vlaams Blok[9] remporte une première victoire.
En réponse, en 1989, le gouvernement met en place un Commissariat royal à la politique des immigrés. Il est en charge de faire l’état de la situation, de l’analyser et définir une politique des immigrés. En 1993, le Commissariat royal à la politique des immigrés est remplacé par le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Il est pensé comme une structure permanente de lutte contre le racisme et de promotion de l’égalité des chances et de l’intégration[10]. Le Centre est un organe indépendant, Il reçoit ses missions du parlement et exerce ses missions en toute indépendance. « Il a non seulement pour mission d’effectuer des recherches et d’adresser des avis et recommandations aux pouvoirs publics et aux personnes et institutions privées, mais aussi de traiter des dossiers individuels, et donc d’accompagner des victimes de comportements racistes, que ce soit via des conseils, par voie de médiation ou, lorsque c’est nécessaire, devant les tribunaux. »[11]
Au début des années 1990, la montée en puissance de partis d’extrême-droite se confirme. En 1991, lors des élections législatives, le score électoral de trois partis politiques[12] suscite une véritable onde de choc. Si les deux partis d’extrême-droite, Front national et Agir obtiennent un faible score dand le sud du pays , le Vlaams Blok (VB) en Flandre réalise un score important.
L’élection du 24 novembre 1991 est baptisé « dimanche noir » par les militant.e.s de la démocratie. Les résultats obtenus par ceux-ci, près de 500 0000 voix, surviennent après une campagne électorale clairement axée sur des thématiques racistes.
Un tract bilingue du FN titré « IMMIGRATION… IMMIGRATIE… OUVRONS LES YEUX ! OGEN OPEN ! », réclame, entre autre, le rapatriement des travailleurs étrangers en fin de contrat de travail ou celui des immigrés délinquants. Il assimile les migrants à des envahisseurs, profiteurs.
« Notre pays n’a pas une capacité d’assimilation illimitée, ni vocation à accueillir tous les étrangers qui sont sur son sol… 487.200 pensionnés de chez nous, doivent vivre avec moins de 16.000 FB par mois, alors que n’importe quel étranger, qui débarque à Zaventem et qui se dit “réfugié politique « reçoit d’office 18.361 FB… » [13]
V. Oruba souligne la convergence de lutte entre antiracistes et anti extrême-droite. Pour le MOC, elle siège à la CNAPD[14]. C’est l’occasion, pour le Mouvement, de se joindre aux débats liées à cette poussée de l’extrême droite.
« Il fallait quand même faire barrage et cela a été des années de stratégie politique où on a mis le cordon sanitaire en route… avec les autres partenaires de la CNAPD, pour que les engagements des politiques se fassent…”
Ce barrage prend donc la forme du cordon sanitaire. Porté par le milieu associatif flamand, il apparait d’abord en Flandre en réponse à la montée en puissance du Vlaams Blok. Côté associatif francophone, la « Charte 91 » se constitue et prend la forme d’un appel aux élus des partis politiques démocratiques à s’engager à ne pas conclure d’accord avec les partis d’extrême droite.
Au final, cinq partis flamands concluent un accord permettant, effectivement, d’exclure l’extrême droite de toute coalition politique et s’engagent à ne pas faire passer de textes de loi grâce au soutien des élus d’extrême droite. En 1993, c’est au tour des partis politiques francophones d’adopter la pratique du cordon sanitaire. La « Charte de la démocratie » est signée par quatre partis politiques francophones (PS, PSC, PRL, FDF). [15]
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- Le droit de vote des étrangers, un combat de longue haleine
Le droit de vote pour tous est un autre dossier important qui mobilise le MOC.
Des premières initiatives en faveur de ce droit apparaissent dès le début des années 1970. Certaines communes ( Liège, Bruxelles, Gand …) instaurent des Conseils consultatifs communaux pour immigrés. Sensés créer un lien entre population immigrée et communes, « …le caractère consultatif de ces conseils en limite fortement l’impact sur les décisions politiques… » [16] Cette faiblesse amène à la revendication du droit de vote pour les étrangers aux communales. Dans un premier temps, en 1971, à Liège cette revendication émane du front commun syndical liégeois qui demande, pour la première fois, le droit de vote pour les étrangers aux élections communales après cinq années de résidence en Belgique. La revendication n’aboutit pas.
En 1977, face à cet échec, la CSC, la FGTB et de nombreuses associations démocratiques s’associent autour du collectif « Objectif 82 ». Le MOC prend également position en faveur des droits politiques. Dans une note intitulée « Définition d’une stratégie devant aboutir à l’attribution, aux immigrés, du droit de vote au communales » datant de 1980, le Mouvement écrit « Se limiter à une large campagne de sensibilisation de l’opinion publique se révélera inefficace. Il est illusoire de penser que, d’ici à 1982, on parviendra à créer un large mouvement d’opinion… Si une initiative gouvernementale parait offrir les meilleures chances de réalisation, il n’en demeurera pas moins qu’à titre complémentaires, une initiative parlementaire est souhaitable. » [17]
Objectif 82 développe une campagne de sensibilisation vers la population et vers les politiques. Le collectif porte trois revendications : l’obtention de la sécurité juridique des étrangers, l’obtention d’une loi contre le racisme et la xénophobie et enfin l’octroi du droit de vote et éligibilité pour les étrangers aux élections communales. L’objectif n’est pas atteint concernant le droit de vote mais la revendication d’une loi contre le racisme, la loi Moureaux, aboutit . Il faudra encore plusieurs années pour que le droit de vote soit effectif. D’abord, pour les ressortissants des pays membres de l’Union européenne autorisé par le traité de Maastricht de 1992, qui institue le principe de citoyenneté au sein des membres de l’Union. Ensuite, ce droit est étendu aux résidents hors Union européenne.
Au-delà des spéculations électorales, c’est un pas important en faveur de l’intégration qui est franchi. De plus, la libéralisation de la naturalisation dans les années 2000 permet aux personnes d’origine étrangère d’acquérir la nationalité belge et de voter en tant que nationaux.[18]
La question du droit d’asile et des sans-papiers, les années 1990, 2000
La fin de l’immigration économique ne signifie pas que l’immigration cesse. D’abord, le droit à vivre en famille (regroupement familial) permet de franchir la frontière. Ensuite, il y a le droit d’asile qui repose sur la Convention de Genève (1951) qui institue le statut de réfugié.
Si jusqu’à la fin des années 1970, ce droit est perçu comme un principe humanitaire. Depuis, « … la perception des candidats et candidates à l’asile tend à changer. Ils sont moins perçus comme des victimes d’oppression qui ont le droit d’être secouru et sont petit-à-petit considérés comme des profiteurs et des fraudeurs potentiels. »[19] Cette perception négative va donner lieu à une politique d’accueil plus répressive.
Face à cette politique d’accueil plus « répressive », le MOC va également monter au combat en soutenant les sans-papiers et en menant des campagnes en faveur d’une régularisation. Ces actions se font dans le cadre de la Coordination et Initiatives pour réfugiés et étrangers (CIRE) dont il est membre.
C’est avec force que V. Oruba s’implique dans les actions liées au droit d’asile. Avec d’autres organisations, le MOC réclame une politique juste et humaine en matière d’’accueil des réfugiés. Progressivement, la mobilisation portera aussi sur la fermeture des centres fermés.
« … il y avait le CIRE, le MOC, les organisations néerlandophones et ensemble, on a créé une grosse plateforme. Parce que, de fait, depuis la fermeture des frontières avec l’arrêt de l’immigration, on voyait bien que les seules portes d’ouverture étant celles pour les étudiants, le regroupement familial et l’emploi. On voyait qu’il y avait des gens qui restaient ici, sur le territoire et que le nombre des sans-papiers commençait à se visibiliser … Et donc la première étape a été de visibiliser les sans-papiers et de dire qu’ils existent. Et ensuite, le combat a été politique pour obtenir la première régularisation. Dans le mouvement, on a vraiment travaillé plus sur les sans-papiers. Ça a été un travail politique, un travail de conscientisation pour, après, repartir dans une deuxième régularisation. Aujourd’hui, on est toujours impliqué pour une troisième qui, malheureusement, n’arrivera sans doute jamais. »
En 1998, un fait divers tragique, l’étouffement par coussin d’une demandeuse d’asile déboutée, Samira Amadu, secoue la société. Le mouvement antiraciste et le mouvement des sans-papiers se retrouvent sur le même terrain d’action. Ils se mobilisent pour obtenir une régularisation à travers le Mouvement national pour la Régularisation des Sans-papiers et des Réfugiés. Une opération de régularisation est acceptée et lancée par le gouvernement Verhofstadt I en 1999 , elle se fera sur dossier, sera individuelle et conditionnelle (santé, preuve d’intégration, famille, enfants scolarisés). Une deuxième vague est organisée en 2009 gouvernement (coalition chrétien, libéraux, socialistes ).
Les flux migratoires restant incessants et le nombre de refus augmentant, une nouvelle plateforme s’organise, la « plateforme citoyenne d’aide aux réfugiés » en 2015..
Elle explique : « … alors on a été, nous, comme MOC, plus sur les questions d’asile avec le CIRE parce qu’on était au CIRE aussi… à ce moment-là, on a la loi de 80 (Gol) et on commence à créer des centres fermés et des centres d’accueil pour les personnes. Alors qu’avant, quand une personne arrivait ici, elle demandait l’asile et elle choisissait où elle allait. (Après) il y a eu le plan de répartition. Les personnes devaient se rendre à l’Office des étrangers et toutes les structures d’accueil sont créées… on a construit des centres fermés et des centres ouverts. Ces dossiers-là étaient tellement nouveaux qu’il fallait réagir sur tout et là c’est devenu une priorité pour le MOC de travailler sur ces enjeux-là… »
2012, une nouvelle plateforme antiraciste.
Le MRAX, acteur historique et incontournable de l’antiracisme, traverse diverses turbulences autour des années 2010[20] : communautarisme, gestion du personnel et perd sa reconnaissance « éducation permanente » qui l’ampute d’un tiers de ses subsides. Face à cette perte de légitimité et à la crainte du vide que cette situation pourrait engendrer, la ministre Fadila Laanan, alors ministre de l’Égalité des chances à la Région bruxelloise lance, en 2012, la plateforme de lutte contre le racisme et les discriminations. On y retrouve de multiples associations parmi lesquelles le CIRE, la CNAPD, des collectifs de migrants, …
« C’était intéressant parce qu’on avait des petites associations, il y avait des associations de toutes confessions mais au début, c’étaient des colloques le samedi et on s’était dit qu’on essaierait de ne pas traiter des questions qui fâchent telles que la question du port du voile, la laïcité, etc. et cela a fonctionné quelques années comme ça. C’était intéressant et puis on a vu que le débat changeait et qui était amené par des associations qui étaient plus communautaires. »
La campagne « Le racisme, vous valez mieux que ça » est une des réalisations qui émane de la plateforme antiraciste qui s’allie avec la Fédération Wallonie-Bruxelles et la RTBF. Celle-ci est destinée au grand public, du moins au public de la RTBF. À partir de ce constat, par exemple, un travail de réflexion est organisé avec les étudiants de l’ISCO-CNE-Transcom (Groupe XII) dans le cadre du cours de Philo, en leur proposant des outils conceptuels pour explorer la relation d’articulation dialectique entre capitalisme et racisme, universalisme et exclusion.[21]
Finalement, la plateforme antiraciste cesse ses activités cinq ans plus tard, en 2017.
Le MOC rejoint NAPAR
En 2001, une délégation belge participe à la conférence mondiale de Durban contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance organisée par l’UNESCO. Cette initiative née après la Seconde guerre mondiale a pour objectif un engagement politique des États à lutter contre la discrimination raciale en mettant sur pied des actions coordonnées et mesurables. Cependant, cette invitation à agir étant non contraignante, 18 ans plus tard, et bien que ces engagements aient été adoptés par la Belgique, aucun plan d’action n’a été mis en place.[22] Face à cette passivité, une coalition regroupant une soixantaine d’organisations antiracistes (Bepax, MRAX, UPJB, Vie féminine, …) se forme afin d’obtenir un plan d’actions interfédéral de lutte contre le racisme, NAPAR. Le MOC entre dans Napar où BePax amène de nouveaux concepts.
V. Oruba analyse « Et puis alors, il y a quelques associations qui se sont vues dans le but de créer NAPAR… Les socialistes n’ont pas voulu y entrer vu qu’ils ont remis dans leur texte tout ce qu’on avait mis de côté, c’est-à-dire remise en cause de la laïcité et non prise de position autour du port du voile, les signes religieux, etc. Donc se sont retrouvées, à ce moment-là, des associations comme la CSC. … Ariane Estenne (présidente du MOC) s’est positionnée en disant : ” On rentre dans NAPAR”. BePax avait pris le lead avec les communautés pour construire NAPAR et donc il y a eu un investissement plus dans BePax où Ariane est devenue présidente… c’est ainsi que BePax est venu avec des théories parce que BePax, c’est plutôt une organisation qui conceptualise les choses. Et donc là, c’est eux qui sont venus avec l’intersectionnalité et les nouveaux concepts de personnes racisées ».
NAPAR lance diverses actions pour mettre à l’agenda la lutte antiraciste comme la campagne « 21 jours contre le racisme ». L’idée consiste à faire intervenir un.e militant.e qui démontre que le racisme n’est pas seulement un problème individuel mais qu’il s’ancre dans les institutions et les structures qui façonnent notre société.[23]
Leadership de l’antiracisme
La plateforme de lutte contre le racisme et les discriminations de 2012 va faire surgir un autre débat. À l’époque, Henri Goldman[24] constate à regret « qu’aucune organisation n’émane des groupes visés par le racisme, qui pourtant sont en train d’émerger à ce moment (ceci sera corrigé par la suite) et toutes sont dirigées par des personnes ” blanches”. » Le contexte de l’antiracisme change, en effet. Des nouveaux concepts apparaissent comme celui des personnes racisées ou des personnes blanches.
« …la “racisation par autrui, par le regard et les attitudes des autres et désignent des personnes renvoyées à une appartenance (réelle ou supposée), à un groupe ayant subi un processus de construction sociale. Si la race biologique n’existe pas, il existe bien une construction sociale qui discrimine des groupes et des individus, qui font l’objet d’une racisation. Nous utilisons donc les termes de ” personnes racisées” et ” personnes blanches” pour mieux comprendre les mécanismes en place, les visibiliser, les dénoncer et les déconstruire. Ils n’ont pas vocation à enfermer les personnes ainsi désignées, ni à faire une différence sur base de la couleur de peau. »[25]
Pour V. Oruba, ce nouvel enjeu conduit à un débat difficile. « …on est quand même entré dans une sale période, je trouve, où on arrivait avec ses concepts de victimes …”
Véronique Oruba constate que le débat autour du racisme devient une surenchère entre les victimes de celui-ci. Face à cette évolution, le Mouvement ouvrier chrétien se met en retrait. Pour lui, l’antiracisme est un projet global de société qu’il place dans une perspective de lutte des classes face à une société capitaliste. Face à cette multiplicité d’acteurs et à leur particularisme, le Moc estime que l’organisation de la lutte anti-raciste se complique.
La question centrale qui se pose aujourd’hui pour V. Oruba est la suivante : qui peut légitimement porter la lutte contre le racisme ? Elle rappelle que le MOC est plutôt dans une perception collective. Et que l’analyse se fait en terme de lutte des classes. Face à ce défi, elle plaide pour ne pas diviser le mouvement antiraciste.
Elle s’attarde aux réactions communautaires et évoque, à ce propos, la venue d’Angela Davis en avril 2022.
A. Davis est une militante féministe, pacifiste, communiste. Elle est aussi une militante historique de la défense des minorités. Elle est également membre du mouvement « Black Panther ». La rencontre de cette militante à multiples facettes est organisée par trois partenaires : Présence et Action culturelle (PAC), Bruxelles Laïque et le théâtre National. Ceux-ci travaillent en amont et en aval de la rencontre afin de permettre à des groupes cibles comme les militant.e.s féministes, les syndicalistes, les militant.e.s antiracistes ou les jeunes artistes de dialoguer avec A. Davis. Un travail d’éducation permanente confrontant les points de vue et permettant de construire un point de vue collectif.
« Par cet échange, nous souhaitions ancrer cette rencontre dans un temps de travail
long avec des citoyen·es concerné·es par ces discriminations croisées. En effet,
contrairement aux conférences ex cathedra, l’éducation populaire nécessite
une confrontation des points de vue et des expériences pour construire un
point de vue collectif, un travail qui est difficilement conciliable avec le format
conférence ex cathedra. »[26]
La conférence prend une tournure inattendue. Dans un post sur Facebook[27], une militante affiche son rejet de la journaliste Safia Kessas[28] qui anime les débats :
« En tant que militant.e.s Noir.e.s et queer, nous nous interrogeons fortement sur le choix de Safia Kessas pour entretenir une conversation avec Angela Davis… Pourquoi donc avoir choisi une personne non-Noire pour dialogue avec elle ? … Ne sommes-nous pas les mieux placés pour discuter de la libération des peuples Noirs de la domination blanche et capitaliste ? »
V. Oruba conteste cette évolution et insiste le résultat étant la division de la lutte antiraciste. Elle se dit à la fois, déçue et perplexe face à cette idée que seules les personnes racisées peuvent parler de racisme et le combattre.
« Mon Dieu mais quelle affaire parce que c’était Safia Kessas qui devait prendre la parole pour l’animation ! Après un travail de deux ou trois ans … et puis un groupe de femmes, je crois que c’étaient les Blacks Panthers, sont sorties en l’agressant en disant que ça n’allait pas, qu’elle n’était pas noire et qu’elle n’avait pas à accueillir Angela Davis. Alors quand on voit ça, on se dit qu’on est loin. Et donc, pour moi, on est arrivé à un point où ils devraient réfléchir à une autre forme de combat et arriver à des solidarités… »
Les réseaux sociaux, outils de visibilité
Selon Véronique Oruba, l’existence des réseaux sociaux a des répercussions sur les acteurs antiracistes et leurs actions. « C’est aussi une autre dimension (les réseaux sociaux) car maintenant tout se sait, tout se dit, tout s’écrit et l’affaire Georges Floyd a permis à toute la communauté noire d’aller un pas plus loin dans leur existence et de monter en termes de revendications… ».
L’impact des réseaux sociaux sur la lutte antiraciste est aussi pointé par BePax.
Un changement intervient là avec internet. Celui-ci va avoir un impact de deux natures : la mise en réseau d’abord. Les militants de pays différents sont soudainement capables de se lire et d’échanger. Cela facilite l’émergence et la circulation de concepts et de grilles d’analyse qui seront autant de boîtes à outils pour les militants antiracistes. Cela permet d’armer conceptuellement leur discours. Ensuite, internet offre un espace d’expression qui n’est pas conditionné aux franchissements des barrières à l’entrée que les autres canaux ont développés. Dès lors des associations peu ou pas subventionnées, parviennent maintenant à développer et diffuser des contenus. »[29]
Et plutôt amère, V. Oruba, revient sur la remise en question des acteurs traditionnels de l’antiracisme et conclut « … pour moi, c’est vraiment un modèle qui doit se terminer sinon, on va rater une nouvelle société où on risque d’aller de plus en plus dans les divisions. Moi, je dis toujours qu’on a un ennemi commun, c’est vraiment bête de se diviser et de ne pas lutter ensemble et c’est pourquoi, j’ai dit qu’après la plateforme, je ne voulais plus avoir aucun mandat là-dedans … ».
Notes
[1] BIARD B., Partis politiques francophones et antiracisme: quel bilan en 2022 ?, Dynamiques,
[2] Le CLOTI est la première plateforme qui rassemble toutes les associations antiracistes. Il sera à la base de toutes les mobilisations de la fin des années 1970 et dans les années 1980.
[3] https://maitron.fr/spip.php?article188970, notice WYNANTS Jeanine, née KEMPS., Notice provisoire, version mise en ligne le 26 janvier 2017, dernière modification le 19 janvier 2022.
[4] COENEN M-Th (dir), Les syndicats et les immigrés. Du rejet à l’intégration, EVO CARHOP FEC, 1999, p.178.
[5] DE JONGHE D., DOUTREMONT M, L’obtention de la nationalité et volonté d’intégration, Le Courrier hebdomadaire, CRISP, 2012, p.15.
[6] Historique%20d’Unia%20_%20Unia.html
[7] MOC, Le MOC et les immigrés, MOC secrétariat national, 1983, Tony Dhanis, farde 148.
[8] STESSEL M., COENEN M-Th ( collab), ROUSSEL L. (collab), Kiosque, Cahier 4, Bruxelles, 150 ans d’immigration, Dossier pédagogique pour formateurs, Carhop, 1992, p. 22.
[9] Aujourd’hui appelé le Vlaams Belang.
[10] Historique%20d’Unia%20_%20Unia.html
[11] Historique%20d’Unia%20_%20Unia.html
[12] VICK A., Le « dimanche noir » en Belgique de 1991, Résistances, 2017, http://resistances-infos.blogspot.com/2017/12/le-dimanche-noir-en-belgique-de-1991.html, consulté en octobre 2022
[13] 150 ans d’immigration,……..
[14] La Coordination Nationale d’Action pour la Paix et la Démocratie.
[15] Cordon sanitaire, Vocabulaire politique, CRISP, notice mise à jour en 2022, https://www.vocabulairepolitique.be/cordon-sanitaire/
[16] Citoyens à part entière, Bruxelles, 150 ans d’immigration, Cahier 8, p.8
[17] MOC, Définition d’une stratégie devant aboutir à l’attribution, aux immigrés, du droit de vote sur le plan communal, MOC MONS, farde 327, 1980.
[18] TENEY C., JACOBS D., Le droit de vote des étrangers en Belgique : le cas de Bruxelles, Migrations Société 2007/6 (N° 114), Cairn, 2007, p.4.
[19]Ibid.,p..29
[20] www.rtbf.be/article/le-mrax-en-crise-face-a-une-nouvelle-diminution-de-subsides-7802443
[21] CIEP, Racisme: c’est pas bientôt fini ? Racisme et capitalisme: réflexions d’un groupe Isco, L’Esperuelette n°92,2017.
[22] https://www.bePax.org/publications/document-926.html
[23] https://naparbelgium.org/fr/21-days-against-racism/
[24] GOLDMAN H., La plateforme antiraciste et l’antiracisme institutionnel, Politique, 12 mai 2017. Consulté en ligne en août 2022, https://www.revuepolitique.be/plateforme-antiraciste
[25] LESCEUX T., TINANT N., Raciste malgré moi ! Ensemble, déconstruisons le racisme structurel, L’Esperluette , n°109, 2021, p.5.
[26] https://www.pac-g.be/docs/analyses2022/analyse_14.pdf
[27] Ainsi, une tribune hostile à son encontre a été partagée sur Facebook, sous la forme d’une “carte blanche”.
[28] Journaliste à la RTBF.
[29] PELTIER B., L’évolution de l’antiracisme dans notre société : un chemin, encore long, pour s’éloigner du déni, BePax, 2021
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
JACOBY J., « Introduction », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Militer en entreprise – Une réalité polymorphe : l’exemple des ACEC
Edito
Comment militer en entreprise ? Cette question presqu’intemporelle, le CARHOP se l’est posée lorsqu’il a été approché par l’historien Adrian Thomas. Celui-ci venait de publier la biographie d’un syndicaliste communiste actif au sein des ACEC, Robert Dussart, et a montré les ponts qui se construisent entre des courants philosophiques à la faveur de luttes communes. L’action syndicale est, il est vrai, prépondérante au sein des entreprises. Elle n’est toutefois pas unique. Des hommes, des femmes, des collectifs se mobilisent pour écouter les travailleurs et les travailleuses, répondre à leurs interrogations, à leurs sources d’insatisfaction, réfléchir avec eux aux solutions à mettre en œuvre, porter des revendications auprès des patrons, etc. Leurs modes d’action et leurs affiliations sont pluriels et témoignent que la militance en entreprise est variée. Tantôt, il s’agit d’intellectuels qui articulent leur pensée avec une militance de terrain ; tantôt, il s’agit de mouvements qui encadrent des groupes spécifiques, aux besoins et aspirations qui ne le sont pas moins ; tantôt, il s’agit de délégations syndicales qui, à la force de compromis, parviennent, parfois, à porter ensemble des revendications. En contrepoint, il existe une autre vision du monde de l’entreprise : celle du patronat et de sa volonté de frapper durement contre l’action collective des travailleurs et travailleuses. C’est dans ce numéro à multiples portes que nous vous invitons à entrer, afin de poser quelques balises historiques qui aideront à répondre à ces deux questionnements : qui peut agir et comment pouvons-nous agir en entreprise ?
Bonne lecture !
Introduction au dossier : Militer en entreprise – une réalité polymorphe : l’exemple des ACEC
Camille Vanbersy (historienne et archiviste CARHOP asbl)
Il y a quelques mois, le CARHOP a été contacté par Adrian Thomas, historien à ULB-Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches suite à la sortie de son ouvrage consacré à Robert Dussart (1921-2011)[1], un ouvrier et militant communiste aux Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC)[2]. Dans cet ouvrage, l’auteur part du parcours de Robert Dussart pour dresser une « histoire ouvrière des ACEC » et présenter les « hommes et les femmes qui ont fait les batailles sociales des ACEC ». Ce fil rouge permet au travers de l’étude de la carrière du militant communiste de découvrir l’évolution des rapports de forces sociaux dans l’entreprise, le vécu au cœur de la cellule communiste des ACEC, des délégations syndicales et des rapports entre les composantes socialistes, communistes et chrétiennes de celles-ci. Un chapitre de l’ouvrage est consacré aux rapports entre les militants communistes et les syndicats chrétiens en général et tout particulièrement aux ACEC. De ce point de départ, l’équipe du CARHOP s’est alors posé la question : en quoi consiste la militance en entreprise ? Quels sont les moyens déployés pour militer, recueillir la parole des travailleurs et travailleuses, construire une analyse et porter des revendications en entreprise ? L’ambition de ce numéro est d’apporter un complément à l’ouvrage d’Adrian Thomas en recherchant les actions et les modes de militance chrétienne dans une entreprise très « rouge », où les ouvriers ont plutôt une propension à s’affilier à la FGTB . Par-là, ce numéro de Dynamiques pose les éléments de la construction de ponts entre piliers qui, ensemble, participent à un large mouvement porteur de transformation sociale.
Outre la parution de l’ouvrage d’Adrian Thomas, le choix de centrer ce numéro sur les ACEC tient également à l’importance que revêt encore aujourd’hui cette entreprise dans les mémoires en termes d’engagement et de militance. En effet, si, dans la région de Charleroi et de Liège, les ACEC restent un des symboles de lutte et de militance c’est suite à des actions marquantes telles que le débrayage de ses travailleurs et travailleuses, le 20 décembre 1960. Cette action, menée contre l’avis de la direction générale de la FGTB, est considérée par beaucoup comme un élément décisif de « la grève du siècle » de l’hiver 1960 – 1961[3], comme son coup d’envoi. Et aujourd’hui encore, le souvenir de la grandeur de cette entreprise ou des mouvements sociaux qui s’y sont déroulés sert de ressort pour des actions politiques. En témoignent les « récupérations » multiples dont a fait l’objet, il y a quelques jours encore, le site de l’entreprise situé à Herstal par différents partis politiques. À l’occasion de la fête du Travail du 1er mai, Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement réformateur (MR), venu « là où nous n’avons pas encore assez convaincu, là où on ne nous fait pas confiance »[4] a croisé Frédéric Daerden, président de la fédération liégeoise du Parti socialiste, venu, en réponse, fleurir une plaque commémorative rendant hommage aux ouvriers des ACEC morts durant la Seconde Guerre mondiale. Quels que soient les ressorts menant à l’instrumentalisation d’un tel site (terrain à (re)conquérir, terre de mémoire, nostalgie d’un âge d’or ?), ceux-ci témoignent des enjeux que conservent les territoires industriels.
L’objet de ce numéro est donc d’apporter quelques éclairages sur la militance en entreprise et plus particulièrement aux ACEC en braquant le projecteur sur les actions d’obédience « chrétiennes », avec toutes les nuances que cela présuppose. Les articles qui suivent envisageront différents aspects de cette militance polymorphe prenant place tour à tour au sein des syndicats, dans d’autres mouvements ou au travers de syndicalistes et d’intellectuels et recevant des réponses du patronat. Le souhait étant que ces exemples puissent éclairer les enjeux contemporains que traverse la militance au sein du monde de l’entreprise : comment militer ? Comment affilier ?
Afin de comprendre le contexte industriel spécifique au sein duquel la militance se déploie aux ACEC, Adrian Thomas, historien, propose dans son article intitulé « Histoire synthétique des ACEC » de parcourir le siècle d’existence de la société et retrace les évènements marquants de l’histoire de ce « fleuron de l’électromécanique » qui finira « pillé par la Société Générale de Belgique ». Après avoir rappelé les origines de la société intimement liée à Julien Dulait et la fondation des ACEC proprement dits sous l’impulsion du baron Empain, Adrian Thomas rappelle les différentes périodes traversées par l’entreprise : son essor pendant l’entre-deux-guerres, la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale qui entachera sa réputation et ses meilleures années, de l’après-guerre à la fin des années 1960. L’article se clôt par la description des mobilisations importantes des travailleurs face à la fin de l’entreprise, entrainant la perte de nombreux emplois.
Dans le deuxième article, Amélie Roucloux, historienne au CARHOP, revient sur cette période de déclin et sur les conflits sociaux qui l’émaillent en se concentrant sur le tournant des années 1970, période durant laquelle les grèves se multiplient. Pour faire face à cette mobilisation, une tactique patronale, le lock-out, c’est-à-dire la fermeture de l’entreprise par le patronat, est étudié par la Fédération des entreprises métallurgiques (Fabrimetal), la Fédération des entreprises de Belgique (FEB) et la direction des ACEC. Cet outil permet un renversement du rapport de force et devient, pour les employeurs, le pendant des grèves. Après avoir situé le contexte général des conflits sociaux aux ACEC, Amélie Roucloux explique les démarches et réflexions entreprises par ces institutions pour se prémunir d’éventuelles conséquences à la mise en pratique d’une telle action. Un préavis de lock-out sera remis par la direction en mars 1974 suite au bras de fer mené avec les travailleurs et travailleuses depuis plusieurs années. Ceux-ci réclament d’une part des améliorations salariales pour le personnel ouvrier et le maintien de l’emploi pour le personnel employé alors que de son côté la direction met à la pension le personnel « mal adapté ». Cette action patronale aura pour conséquence de mettre à mal le mouvement social alors que dans les années qui suivront les relations entre patron et syndicats se durciront encore.
Le troisième article, rédigé par Marie-Thèrèse Coenen, historienne au CARHOP, se propose de dresser le portrait de Michel Capron, économiste, expert de l’industrie wallonne et en particulier de la sidérurgie et de la métallurgie travaillant à la FOPES, militant de la Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT) et militant syndical à la Centrale nationale des employés (CNE). Après avoir dressé son parcours depuis ses débuts et sa formation aux Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur jusqu’à son engagement au sein de la section syndicale de l’Université catholique de Louvain, le texte s’attache à ses combats et ses écrits prolifiques et plus particulièrement, ceux concernant les ACEC. Cet article s’attarde également sur un dossier publié en 1971 dans La gauche sous le titre « Intégration européenne et pénétration américaine, un bel exemple : les ACEC – Westinghouse » en soutien à la grève en cours aux ateliers. Cet article témoigne d’un autre aspect de la militance en entreprise qui se traduit par l’analyse et la construction d’une pensée intellectuelle au service des travailleurs militants au cœur de l’action de terrain.
Au travers du quatrième article, Camille Vanbersy, historienne et archiviste au CARHOP, ajoute une dimension supplémentaire à la militance en entreprise. En effet, celle-ci ne se construit pas et ne s’écrit pas uniquement via les organisations syndicales et les combats syndicaux. Il s’agit d’un mouvement plus large qui touche et encadre parfois des groupes spécifiques, ici les jeunes. Pour l’illustrer, elle s’attarde sur l’action de la Jeunesse ouvrière chrétienne au sein des entreprises et plus particulièrement aux ACEC. Elle revient sur les groupes d’action au travail (GAT) mis en place avant la guerre et relancé après celle-ci dont le but premier était d’encadrer au mieux les jeunes travailleurs et travailleuses lors de leur entrée dans le monde du travail. L’article débute en présentant les grandes lignes de l’histoire de ces groupes au niveau de la JOC, dans la région de Charleroi et aux ACEC en particulier. Elle présente ensuite un des modes d’action de ces groupes que sont les enquêtes menées auprès des jeunes qui, à l’époque, constituent un des outils majeurs d’éducation permanente et de transformation sociale et qui nous permettent encore aujourd’hui de dresser quelques traits de leurs portraits, leur vécu et leurs aspirations.
Enfin, pour clôturer ce numéro, Adrian Thomas revient sur un chapitre de son ouvrage consacré aux rapports entre Robert Dussart et les syndicats chrétiens. Il décrit premièrement le contexte favorable au rapprochement qui s’opère au cours des années 1950 et 1960 entre catholiques et communistes en Europe, et plus particulièrement en France et en Belgique. À Charleroi et aux ACEC plus précisément, c’est après la Grande grève de 1960 que le rapprochement s’opère. Celui-ci est le fait de personnalités telles que l’abbé Raphaël Verhaeren, prêtre-ouvrier travaillant aux ACEC, que la grève a rapproché de militants comme Robert Dussart ou de journaux tels Le travailleur où écrivent syndicalistes chrétiens, communistes, socialistes et trotskistes. Adrian Thomas revient ensuite sur les actions menées par Dussart pour se faire entendre des chrétiens et maintenir les rapports de respect avec la CSC des ACEC. Il inscrit cette action locale dans un processus de fond qui amène à un rapprochement plus large entre chrétiens et communistes qui aura lieu après l’appel de Léo Collard à dépasser les clivages en mai 1969 à Charleroi. À la suite de celui-ci naitra le Groupement politique des travailleurs chrétiens (GPTC) permettant le dialogue entre le Mouvement ouvrier chrétien (MOC) et le PCB. Alliance ou rapprochements qui ne dureront cependant qu’un temps et qui, aux ACEC, déclineront à mesure que les tensions sociales croîtront et que l’entreprise se dirigera vers sa fin.
Notes
[1] Pour une biographie détaillée consulter également : HEMMERIJCKX R. et THOMAS A., « Dussart robert », dans Maitron, mis en ligne le 30 mai 2020, dernière modification le 29 mars 2022, https://maitron.fr/spip.php?article228420, page consultée le 3 mai 2022.
[2] THOMAS A., Robert Dussart. Une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi, Aden, Bruxelles, 2021.
[3] La grève du siècle s’oppose au programme d’austérité mis en œuvre par le Gouvernement de Gaston Eyskens et dure six semaines paralysant une grande partie du pays et principalement la Wallonie.
[4] « Discours du président du MR Georges-Louis Bouchez Herstal – 1er mai 2021 », en ligne https://www.mr.be/discours-du-president-du-mr-georges-louis-bouchez-herstal-1er-mai-2021/ (consulté le 3 mai 2022).
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
VANBERSY C., « Editorial », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°18 : Militer en entreprise, une réalité polymorphe : l’exemple de ACEC, juin 2022, mis en ligne le 2 juin 2022, mis en ligne le 2 juin 2022. URL : www.carhop.be/revuescarhop
Histoire synthétique des ACEC (1886-1992)
Adrian Thomas (historien, ULB-Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches)
Durant un siècle, une entreprise a fait la fierté du Pays Noir comme de l’économie nationale. Les Ateliers de constructions électriques de Charleroi ont largement contribué à l’électrification de la Belgique, à la densification de son réseau de transports publics et à l’équipement de sa métallurgie. Son activité n’a cessé de se diversifier, comme l’indique son slogan (« du moulin à café à la centrale nucléaire »), quitte à trop s’éparpiller. La Société générale de Belgique (SGB), son actionnaire majoritaire historique, l’a porté aux nues dès les années 1920 avant de l’entraîner dans sa chute à la fin des années 1980. Retour sur une épopée industrielle au destin tragique.
Les débuts prometteurs de la société de Julien Dulait (1881-1904)
Les racines des ACEC sont intimement liées à la vie de Julien Dulait. Ingénieur comme son père, tous deux expérimentent de nouveaux procédés techniques dans leur petit laboratoire familial de Charleroi. Son extension nécessite son déménagement en 1881 dans des ateliers modernes à Marcinelle, chaussée de Philippeville (l’actuelle rue Cambier Dupret). Grâce à la Compagnie générale d’électricité, Dulait y fonde en 1886 la Société électricité et hydraulique, consacrée à la fabrique d’appareils mécaniques en la matière. Dulait y fait valoir ses inventions, à savoir sa propre dynamo, facile d’usage et bon marché, le pandynamomètre et un régulateur qui porte son nom. Dulait continue à déposer des brevets pour des moteurs, des transformateurs et un dispositif de ventilation hydraulique. La firme érige en 1888 la première centrale électrique belge à Charleroi puis conçoit maints systèmes pionniers d’éclairage urbain et minier.
La société croît rapidement. Dulait se lance dès 1894 dans la construction de tramways et de locomotives. Il innove et perfectionne bien d’autres équipements électromécaniques pour des charbonnages en Belgique et à l’étranger. Une nouvelle usine est installée en 1900 en France (Jeumont). En Russie, il fonde quatre filiales. Ce succès attire l’attention du roi Léopold II qui lui commande de nouvelles installations pour ses domaines royaux. Mais plus encore, par crainte d’une éventuelle absorption par l’allemand AEG, le roi incite l’opulent baron Édouard Empain à apporter assez de capitaux à Dulait, alors très affaibli, pour lui permettre de rester compétitif. C’est ainsi que sa Société anonyme électricité et hydraulique devient en 1904 les ACEC.[1]
La fondation des ACEC sous l’impulsion du baron Empain (1904-1918)
Les ACEC montent de niveau, passant de 715 ouvriers et ouvrières (1904) à 3 000 (1914). En plus de son site de la chaussée de Philippeville, les Ateliers gagnent une nouvelle usine à la Villette. La câblerie ouvre à son tour en 1910. Son parc industriel s’étend sur 103 hectares, au centre même de Charleroi. Sa production s’emballe. En 1908, Dulait laisse sa place d’administrateur délégué à son directeur général, Vital Françoisse, qui rationalise et perfectionne l’entreprise.
La Première Guerre mondiale est désastreuse pour les ACEC. L’allure ralentit, l’étau de la surveillance militaire occupante se resserre. En 1916, l’entreprise est mise sous séquestre, avant d’être pillée de fond en comble par les Allemands. 555 machines-outils ou de câblerie sont transférées outre-Rhin. En 1918, les ACEC se retrouvent sans machines, avec 341 ouvriers. Il faudra l’investissement d’un gros actionnaire pour relancer les Ateliers. Ce sera la SGB qui place alors massivement ses fonds dans les firmes stratégiques du pays.[2]
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Le front commun syndical à l’épreuve du lock-out patronal
Amélie Roucloux (historienne au Carhop)
À leurs apogées, les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC) sont une industrie qui possède d’importants sites de production à Charleroi, Herstal, Ruysbroeck et Gand. Ils emploient plus de 10 000 personnes et connaissent une solide implantation syndicale à prépondérance socialiste, ainsi qu’une cellule communiste très active. Pour le personnel employé (appointé.e.s), il y a le Syndicat des employés, techniciens et cadres (SETCa, socialiste) d’une part, et la Centrale nationale des employés (CNE, social-chrétien) d’autre part. Pour le personnel ouvrier (salarié.e.s), il y a la Centrale de l’industrie du métal de Belgique (CMB, socialiste) d’une part, et la Centrale chrétienne des métallurgistes de Belgique (CCMB, social-chrétien) d’autre part.
Fleuron industriel et bastion militant des Trente glorieuses, les années 1970 amorcent une bascule aux ACEC en termes économiques et de rapports de force. En 1973-1974, la conflictualité sociale est à son paroxysme. Que ce soit pour lutter contre la fermeture d’un secteur d’activités (la fonderie à Gand et les ateliers à Ruysbroeck), pour protéger l’emploi (opération « mal adaptés » à l’encontre des employé.e.s de Charleroi et d’Herstal) ou pour réclamer des augmentations salariales (l’ensemble des ouvriers et ouvrières), les quatre sites des ACEC sont en ébullition. Occupations d’usine, grèves, manifestations, le mouvement social prend de l’ampleur et menace de dépasser le cadre des ACEC. En réponse, la direction décide le lock-out, la fermeture, des ACEC, prenant ainsi le risque de mettre la production en difficulté si les travailleurs et travailleuses ne plient pas. Ainsi, aux grèves offensives du front commun syndical répond une stratégie patronale de rupture. Progressivement, les organisations syndicales sont poussées vers une posture défensive. Rétrospectivement, cette action patronale interroge : du point de vue de l’actionnaire, le fleuron industriel était-il toujours suffisamment attractif et était-il toujours prêt à en assumer le bastion militant ?
Pour réaliser cet article, le fonds ACEC, disponible au CARHOP et contenant les papiers de Jean-Luc Meunier, délégué CNE aux ACEC dans les années 1980 – 1990[1], est mobilisé. Il s’étend des années 1950 aux années 2000. C’est la période des années 1970-1990 qui est la plus fournie. Les documents sont variés, contenant autant des tracts syndicaux que patronaux, allant des calculs des primes aux procès-verbaux du Comité d’entreprise. Parallèlement, des archives de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), disponibles aux Archives générales du royaume à Bruxelles (AGR2), sont également mobilisées. Une liasse détaille la tension sociale de 1973-1974, révélant l’intérêt que porte la fédération patronale sur le déroulement de ce conflit et sur son issue. Enfin, des archives audiovisuelles de la Radio-télévision belge (RTB), disponibles sur le site de la Sonuma, mettent en image différents moments des ACEC.
Le lock-out, une stratégie incertaine
Au tournant des années 1970, alors que les grèves offensives portant essentiellement sur des majorations salariales se multiplient[2], le lock-out n’est pas une stratégie envisageable pour le banc patronal. Pourtant, la conflictualité sociale est à son paroxysme en Belgique[3] : des grèves aux ACEC, à la Fabrique nationale (FN) à Herstal et dans les usines Cockerill et Prayon succèdent aux grèves des mineurs du Limbourg, du personnel de Citroën ou de Volkswagen. Côté patronal, une fédération cherche un moyen radical pour casser cette fièvre sociale. Fabrimetal (Fédération des entreprises de l’industrie des fabrications métalliques, Agoria depuis 2000) envisage d’user de la stratégie du lock-out. En fermant totalement ou partiellement leurs entreprises, ces employeurs espèrent bloquer les salaires et contrecarrer les grèves en empêchant les travailleurs et travailleuses de bénéficier des structures de soutien des grévistes. En 1972, elle interroge la Fédération des industries belges (FIB, FEB depuis 1973) sur les opportunités de cette stratégie.
« Un moyen extrême auquel l’employeur pourrait avoir recours » « Certains de nos membres sont actuellement victimes d’une tactique concertée de la part des délégués syndicaux et des travailleurs consistant à entraver la production normale de l’entreprise par des grèves de harcèlement, des grèves tournantes ou des arrêts de travail à des endroits essentiels de l’usine, de manière à rendre impossible la continuation normale du travail, sans pour autant partir en grève totale ou partielle. Devant cet état de choses, l’entreprise ne peut rester sans réaction. Nous aimerions savoir quels sont les moyens légaux que l’entreprise pourrait appliquer en guise de réplique et notamment s’il serait possible de décréter un lock-out et dans quelles conditions. Bien qu’en Belgique le lock-out ne soit jamais pratiqué, nous pensons qu’il peut constituer, au même titre que la grève d’ailleurs dans le chef des travailleurs, un moyen extrême auquel l’employeur pourrait avoir recours. Puis-je vous demander de bien vouloir examiner ce problème et me faire connaître l’opinion de la F.I.B. à ce sujet tant du point de vue juridique que du point de vue de la réaction du monde patronal ? » Sources : AGR2, Fonds de la FEB et du Comité national belge de la Chambre de commerce internationale, 1897-2007, n° 1491, lettre de Fabrimetal à la FIB à propos du lock-out, 24 février 1972, p. 1. |
Dans sa réponse, la FIB n’encourage pas Fabrimetal dans son projet. Elle l’enjoint plutôt de porter le rapport de force sur l’exécution fautive du contrat de travail en raison des arrêts de travail répétés et intermittents. Trop radicale et incertaine, l’union patronale ne se réalise pas en 1972 autour du lock-out « dont nul ne sait les conséquences juridiques qu’en tirerait le tribunal appelé à statuer en la matière. »[4]
Conflictualité sous haute tension : occupations, grèves, lock-out
Le premier choc pétrolier d’octobre 1973 et la crise économique qui s’ensuit change la donne. Côté patronal, l’heure est aux rationalisations. Côté syndical, il existe une base militante et offensive qui ne compte pas se laisser faire. Aux ACEC, la tension sociale monte. Le 7 décembre, à Charleroi, plus de 80 employé.e.s et cadres, considéré.e.s comme mal adapté.e.s, sont invité.e.s à démissionner ou à prendre leur pension. À Herstal, 14 ouvrières passent au nettoyage avec réduction des salaires. À Gand, les travailleurs occupent l’usine pour protester contre la fermeture de la fonderie. Parallèlement, les ouvriers sont en négociation pour l’obtention d’une « prime vie chère »[5]. Le 10 décembre, 92 % du personnel se prononce pour la défense de l’emploi par tous les moyens, y compris la grève. Offensif et défensif, le mouvement social est total aux ACEC. Le 18, la délégation syndicale ACEC-Elphiac, en front commun employé.e.s, remet un préavis de grève pour le 3 janvier 1974.[6] Finalement, une accalmie survient fin décembre : chacune des parties accepte de lever temporairement les mesures prises. Côté patronal, les préavis sont levés et, de leur côté, les organisations syndicales suspendent le préavis de grève et s’engagent à mettre fin à l’occupation du site de Gand. Réticents dans un premier temps, un accord est partiellement accepté et les ouvriers gantois reprennent le travail le lundi 7 janvier 1974.[7]
La mobilisation des travailleurs et des travailleuses des ACEC s’inscrit dans une crise plus profonde. Depuis quelques mois, les syndicats accusent la multinationale américaine Westinghouse, devenue actionnaire principal en février 1970, de vouloir démanteler l’entreprise pour ne se concentrer que sur les activités qui l’intéressent, à savoir l’industrie nucléaire.[8] En 1971 déjà, la division des Câbleries de Charleroi (CDC), pourtant rentable, est détachée des ACEC pour constituer une entité séparée qui reprend à son compte toute l’industrie de câblerie des ACEC. En 1972, le secteur nucléaire est transféré à Westinghouse Electric Nuclear Systems Europe, société créée un an plus tôt. Ainsi, en voulant protéger les emplois, le front commun syndical s’inquiète du devenir de l’un des fleurons industriels belges. De son côté, la direction dément toute volonté de démantèlement.[9]
Dans le but de trouver une solution au conflit ainsi que des opportunités pour le futur des ACEC, des réunions de conciliation sont organisées début 1974 entre le président de Westinghouse Europe, la direction des ACEC, les ministères des Affaires économiques et de l’Emploi, et les organisations syndicales. Après celle de mars, les syndicats considèrent que ces réunions sont un échec car « Westinghouse était décidée à continuer son opération de “rationalisation”. »[10] Pour eux, le géant américain n’investit ni dans l’outil, ni dans l’emploi, se contentant de vendre les secteurs d’activités qui ne l’intéressent pas et de vivre sur les commandes du secteur public belge ainsi que sur sa division nucléaire. Côté syndical, la stratégie redevient offensive.
Bulletin d’information du front commun syndical appointé des ACEC & CDC, 23 novembre 1973.
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Michel Capron : Dévoiler les stratégies capitalistes, une arme pour la classe ouvrière
Marie-Thérèse COENEN (historienne au CARHOP)
Dans ce numéro de Dynamiques, consacré à l’histoire d’une entreprise par les militant.e.s, notre contribution dessine le portrait d’un intellectuel qui s’est mis au service de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier[1]. Michel Capron est un économiste qui s’est imposé comme expert de l’industrie wallonne et en particulier la sidérurgie, la métallurgie et la verrerie. Il est un observateur au long court, de l’évolution de la concertation sociale et des conflits sociaux. Ses domaines d’expertise sont étroitement liés à ses convictions profondes et ses engagements militants : la maîtrise des logiques à l’œuvre dans le capitalisme industriel mondialisé est une arme pour les travailleurs. Pour Michel Capron, il faut rééquilibrer les forces en présence, voire les renverser en faveur de la classe ouvrière. Il s’y attèle dès les années 1970 au sein de la Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT) dans un premier temps, ensuite et en parallèle dans l’engagement militant syndical et régional à travers divers mandats, et, après 2000, dans ECOLO. Par la plume, il communique ses observations et ses analyses sur les stratégies mobilisées par les groupes patronaux. Ces informations souvent occultées par le grand capital doivent permettre aux acteurs de la première ligne, c’est-à-dire les travailleurs et travailleuses, de se positionner, non pas uniquement de manière défensive, mais offensive en revendiquant leur place dans les décisions qui les concernent. Les ACEC, cette grande entreprise des fabrications métalliques avec son implantation à Charleroi, sa ville d’adoption, est dans sa ligne de mire.
Une ligne de vie militante
Michel Capron est né le 25 octobre 1940, à Baasrode (en français Baesroode) en Flandre orientale où son père travaille comme ingénieur chimiste dans l’industrie textile. Sa mère, sans profession, est une femme pieuse. Pour des raisons professionnelles, la famille déménage en France où Michel décroche en 1959, un baccalauréat en philosophie. Il poursuit ses études et sa vie professionnelle en Belgique.
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- Un engagement religieux
De 1959 à 1971, Michel Capron fait son noviciat dans la Compagnie de Jésus, à Arlon et suit une licence pontificale en philosophie. Son supérieur l’envoie faire une licence en Sciences économiques et sociales aux Facultés Notre-Dame de la Paix, à Namur où il opte pour la spécialisation en économie d’entreprise[2] qu’il prolonge en 1969-1970 avec une maîtrise en sciences économiques.
Durant son noviciat, il fait entre autres un stage à l’Hospice de Bertrix. Un autre stage de deux mois (mars-avril 1961) l’amène à l’usine Espérance Longdoz, à Seraing où il est occupé aux archives et, en atelier, au nettoyage des pièces. Il côtoie des travailleurs fortement marqués par les grèves contre la loi unique (décembre 1960 – janvier 1961). À Flémalle où il aide le curé, il fait la connaissance de Jef Ulburghs[3], aumônier des œuvres sociales à Seraing qui lui fait une forte impression.
À la fin de sa licence, son supérieur l’envoie suivre en 1970 une année à l’Institut d’Études théologiques, à Egenhoven-Heverlée. Cette année, la ville universitaire est secouée par les mobilisations étudiantes pour la défense du statut des étudiants étrangers. Le slogan « université de classe » du mouvement étudiant l’amène à réfléchir sur le capitalisme. Impressionné par la pertinence des écrits marxistes d’Ernest Mandel[4] et l’actualisation de ceux-ci à la société capitaliste contemporaine, suite à des contacts avec lui, il s’intéresse à la Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT) et crée une cellule LRT à Louvain. Comme tout militant de base, il distribue des tracts ainsi que le « sulfureux » Petit livre rouge des écoliers et des lycéens [5]. En août 1971, son supérieur décide de l’envoyer à Liège, au collège Saint-Servais. Michel Capron refuse et quitte la Compagnie de Jésus. Il s’installe au Centre religieux universitaire (CRU) de Louvain[6] et gagne sa vie en dactylographiant des travaux d’étudiants.
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- Engagement professionnel : la FOPES, une expérience inédite de formation universitaire
Libre de tout engagement religieux, il postule, fin 1971, pour le poste d’assistant à la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université catholique de Louvain, pour un projet précis : lancer un programme d’études à destination des travailleurs et militants ouvriers, la future licence en sciences politique, économique et sociale, ainsi qu’installer une nouvelle faculté, la Faculté ouverte de politique économique et sociale (FOPES). Dans sa candidature, Michel Capron précise :
« Je pense que ces différents cours [suivis pendant sa licence en économie] ont pu me donner une sérieuse formation théorique et même s’ils n’étaient pas directement orientés vers la pratique et les problèmes actuels plus immédiats, les réflexions et études que j’ai pu faire dans leur prolongement ont pu permettre une plus grande attention aux problèmes économiques concrets qui se posent dans notre pays. En toute hypothèse, pouvoir travailler à l’élaboration d’un programme de politique économique dans une optique nouvelle m’intéresse très fortement »[7].
Son contrat d’assistant débute le 1er février 1972. Avec Pierre de Saint-Georges[8], engagé en mai 1972, ils préparent le projet de Faculté ouverte en politique économique et sociale, ce qui suppose l’élaboration du programme, de la méthode d’enseignement à des adultes en reprise d’études, mais également une préoccupation sur la méthodologie des mémoires.[9] La FOPES démarre en 1974 avec quatre groupes : Louvain-la-Neuve, Bruxelles, Namur, Charleroi auxquels se rajoutent Liège et Soignies[10].
Dès mars 1972, Michel Capron est animateur-formateur dans le groupe ISCO de Couvin et donne le cours de méthode et recherche en sciences sociales. Il anime un séminaire de travaux pratiques sur la démarche du mémoire. Toujours avec Pierre de Saint-Georges, il assure aussi des accompagnements de mémoire à l’Institut des sciences du travail.
Après 1974, la mission de Michel Capron évolue et prend une orientation pédagogique : publication de notes de cours à l’intention des étudiant.e.s et des chercheurs et chercheuses, constitution d’une documentation en politique économique et sociale répondant aux besoins de connaissances des étudiant.e.s sur des questions contemporaines (crise économique, réforme de l’entreprise, planification, autogestion) et recherche de matériaux pédagogiques adaptés à des adultes. Son contrat d’assistant s’arrêtant en 1978, il devient le responsable du Service du matériau pédagogique qu’il a contribué à lancer, et cela, jusqu’à son départ à la retraite, le 30 juin 2006. Cette pratique quotidienne de recherche d’informations et la publication de dossiers thématiques utiles aux étudiant.e.s FOPES[11] le placent au cœur de l’actualité économique et des enjeux contemporains. C’est une force, reste à trouver la bonne stratégie de communication.
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- Un couple engagé
Sa vie professionnelle assurée, Michel Capron épouse le 2 septembre 1972, Monique Kempeneers née à Etterbeek, le 12 octobre 1949. Ils se sont rencontrés au Centre religieux universitaire (CRU) de Louvain. Psychologue, Monique kempeneers trouve un emploi à Charleroi. Le couple s’installe dans une maison communautaire à Marchienne-au-Pont avant de déménager à Montigny-le-Tilleul. Le couple a trois enfants : Brigitte, née à Charleroi, le 19 avril 1975, Cédric, né le 21 décembre 1976, Ariane, né le 16 mai 1979. Michel Capron décède à Montigny-le-Tilleul, le 25 mai 2013.
Quand il s’installe à Charleroi, Michel crée la section locale de la LRT avec des militants ouvriers verriers. Le couple partage le même engagement militant. Leur domicile à Marchienne-au-Pont devient le contact LRT pour Charleroi[12]. Monique Kempeneers se souvient de la stencileuse qui tournait sans cesse et des nombreux militants qui logeaient chez eux, pour être prêts pour la distribution des tracts devant les usines ou rejoindre les actions et manifestations ouvrières. À la LRT, Michel Capron adopte le pseudo de Max.
Militer en entreprise, uniquement une affaire de syndicat ? Les groupes d’action au travail de la JOC et leurs enquêtes aux ACEC
Camille Vanbersy (historienne et archiviste au CARHOP)
Mars 1985, un groupe de jocistes parcourt la région de Charleroi à la découverte des entreprises présentant des possibilités d’emploi dans la région. Il détaille les réalisations et réussites de chacune : Cockerill et la Providence, Dupuis, Solvay, Glaverbel, Caterpillar et les Ateliers de Construction Electriques de Charleroi (ACEC), présentés comme suit : « À côté [des câbleries de Charleroi], se trouvent les ACEC. Notre guide nous dit que les ACEC sont spécialisés dans l’électronique. Ils viennent de décrocher un contrat pour le métro de Manille… et, savez-vous que les ACEC font une partie de la fusée Ariane ? Bravo les ACEC ! ». À la lecture de cette visite presque « touristique », on peine à croire qu’à peine vingt ans plus tôt la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) a investi ces usines comme autant de lieux de militance.
En effet, en 1985 comme aujourd’hui, lorsque l’on pense à la militance et aux actions de revendication menées en entreprise, c’est avant tout l’image de délégations syndicales, de représentation en conseil d’entreprise ou de mobilisations et de calicots aux couleurs des syndicats qui nous vient à l’esprit. Cependant, aux détours de quelques archives, il apparait que la défense des droits des travailleurs et travailleuses n’a pas toujours été l’apanage des organisations syndicales. D’autres mouvements, d’autres organisations ont porté des revendications en entreprise. Parmi ceux-ci, la JOC qui, dès son origine, souhaite se positionner en faveur des droits des jeunes travailleurs et travailleuse. Comment cette militance a-t-elle pu trouver sa place dans le monde du travail ? Quelles formes a-t-elle pris ? Voici quelques questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans cet article au départ d’un exemple concret, celui de l’action de la JOC aux ACEC.
Pour retracer cette histoire, nous avons premièrement consulté les archives de la JOC nationale et celles de Charleroi conservées au CARHOP[1]. Au travers de la correspondance de l’équipe fédérale, des procès-verbaux des réunions des sections locales, il est possible de retracer une partie des actions menées par les militant. e. s dans le cadre des groupes d’action au travail (GAT). Les journaux tels que le Bulletin des Dirigeants, l’équipe, et surtout Action au Travail publié de 1944 à 1945 et Notre action, paru entre 1946-1947 et entre 1949-1953, tous deux des bulletins des militant. e. s en milieu de travail, renseignent sur les actions menées au sein des entreprises. Ces publications donnent des directives et rapportent des nouvelles des groupes actifs dans les usines[2].
Les fonds d’archives mentionnés ci-dessus ne sont actuellement pas inventoriés. Dès lors, seules quelques indications présentes sur les boites permettent de retrouver les sources pouvant documenter l’histoire des GAT et plus précisément celui des ACEC. De plus, ces sources sont lacunaires et des pans entiers des actions nous échappent encore. Cet article se veut donc une amorce pour d’autres études plus détaillées. D’autres éléments pourront sans doute à l’avenir être trouvés dans les archives de la CSC et de la FGTB ou auprès d’ancien.ne. s militant. e. s ayant œuvré dans ces groupes. Cet article est donc aussi un appel aux ancien.ne. s militant. e. s à se manifester pour témoigner des actions qu’ils ont menées en entreprise.
Militer en entreprise : Accueillir les jeunes travailleurs et défendre leurs droits — les Groupes d’Action au travail aux ACEC
Quelles sont les spécificités de l’action de la JOC en entreprise, ses méthodes et ses actions ? Pour pénétrer le monde de l’usine, la JOC crée en 1941 les Groupes d’action au travail (GAT). L’activité de ces groupes diminue, voire disparait durant la Seconde Guerre mondiale, pour être ensuite relancée. En 1945, une vingtaine de groupes est en activité ou en formation. Dans les années qui suivent, le nombre de groupes croît de manière importante, ils sont estimés à 200 en 1947 par la JOC et la KAJ. Par la suite, le mouvement s’essouffle et ce nombre descend à 18 dans 17 fédérations sur les 20 que compte la JOC en 1956-1957. Le milieu des années 1950 est marqué par un regain de vitalité pour ces groupes et, en 1956-1957, 13 nouveaux GAT sont créés. Leur objectif est d’accueillir et d’encadrer les jeunes travailleurs et travailleuses dans le monde du travail en menant des actions sur les plans militants, syndicaux, moraux et religieux.
Les ACEC, comme d’autres entreprises de la région[3], voient rapidement la création de GAT. Les premières traces d’actions de la JOC aux ACEC sont ténues et empêchent de saisir exactement la portée de celles-ci. À la fin des années 1940, les archives comportent de rapides descriptions d’actions de militant. e. s ou de sympathisant. e. s. En 1948-1949, un procès-verbal de la section de Gilly-Sart-Culpart explique par exemple : « Aux A.C.E.C. (moteurs moyens) un sympathisant a groupé ses camarades J.T. [jeunes travailleurs] pour désencombrer les alentours de leurs métiers pour travailler plus facilement »[4]. Les sources n’en disent pas plus sur la personnalité de ce militant. L’extrait, et les autres exemples d’actions menées dans d’autres entreprises qui l’entourent, permettent cependant de saisir l’ambition de ces jeunes : ceux-ci veulent améliorer leurs conditions de travail par des initiatives pragmatiques.
Il faut ensuite attendre 1956, période de regain dans l’action de ces groupes comme nous l’avons mentionné plus haut, pour revoir, au travers des archives, un GAT actif aux ACEC. Au sein de la revue Notre Action, le plan d’action du groupe est présenté. Le GAT souhaite mener des études et des actions en lien avec le salaire des jeunes, la semaine de cinq jours et les cours du soir, ainsi que les congés payés jeunes. Il rejoint ainsi les préoccupations de l’époque en général et de la JOC en particulier qui œuvre également en faveur de ces thématiques. Enfin, ménageant un certain suspens, un week-end à destination des militant. e. s est annoncé, la date et le lieu restant encore à définir, l’objectif étant la création d’un GAT aux ACEC et le recrutement de nouveaux militants[5].
Les archives présentent dans les fonds témoignent davantage des démarches de la JOC pour recruter de membres au sein des GAT que des actions de celui-ci. En effet, Le recrutement des militants parait ardu tout au long de l’existence du GAT et la stratégie à adopter fait l’objet de réflexions importantes. En juin 1961, un rapport de la réunion préparatoire de l’équipe fédérale signale qu’il faut repérer des jocistes militants dans différentes usines de la région, dont les ACEC. Le travail de constitution du groupe semble complexe. À cette fin, en 1964, la JOC de Charleroi s’emploie à entrer en contact avec de jeunes travailleurs de cette entreprise. Un premier courrier est envoyé en février par l’équipe fédérale aux sympathisants. Il détaille l’objet de la rencontre proposée aux futurs militants : faire connaissance, échanger sur les difficultés vécues dans le milieu du travail pour « enfin, [voir] ensemble de quelle façon nous allons transformer notre milieu de travail. » La volonté est de s’appuyer sur les jeunes eux-mêmes :
« La réussite de cette rencontre dépend de toi : dans la mesure où tu seras présent, tu n’auras pas peur de parler, de dire ton avis, tu es décidé à faire quelque chose. Au cas où tu hésiterais à participer à cette rencontre, pense aux jeunes de ton atelier, pense que si toi tu as peur de t’engager, la situation dans laquelle se trouvent les jeunes restera inchangée. »[6]
En 1964, la JOC de Charleroi semble vouloir mettre un coup d’accélérateur dans la mobilisation, l’affiliation des jeunes et la défense de leurs intérêts, et ce, principalement au sein des GAT. Pour ce faire, plusieurs lettres sont envoyées aux militants et retracent les autres actions mises en œuvre. Le bureau fédéral explique en juillet dans un courrier adressé aux jeunes des ACEC et des verreries avoir « (…) contacté des jeunes, nous les avons fait participer à la diffusion des enquêtes, nous avons réfléchi sur les proclamations. Ne serait-il pas intéressant de nous retrouver pour mettre en commun les différentes réalisations, pour faire le point et préparer notre plan de travail pour l’année 1964-1965. » La tâche ici encore semble difficile et une autre lettre est envoyée en octobre 1964 pour « pénétrer les milieux suivants : A.C.E.C, Fairey, Glaverbel Roux, Glaverbel Gilly, les employés » en invitant à une rencontre regroupant de jeunes travailleurs[7].
Ces efforts semblent porter leurs fruits, un GAT est actif l’année suivante dans l’entreprise. Lancé par quatre jocistes, il devient un groupe pluraliste composé de jeunes syndiqués de la CSC et de la FGTB. En effet, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, des convergences naissent entre syndicats chrétien et socialiste et les affiliations se basent moins sur des critères philosophiques que sur des positions et des actions. Les combats communs se multiplient[8]. Aux ACEC, des liens étroits se tissent entre les délégations FGTB et CSC, bien que ce dernier reste minoritaire dans l’entreprise. Les ACEC sont d’une certaine manière à l’avant-garde des rapprochements qui naitront ailleurs dans les années suivantes.
Pour faire connaitre ses actions et ses revendications, le GAT publie des feuillets et des courriers distribués au sein de l’entreprise. La situation des jeunes est au cœur de leurs revendications. En janvier 1965, une « mise au point » en lien avec un « statut des jeunes » adopté en commission paritaire[9] sort. Les documents consultés ne donnent malheureusement aucune information sur le contenu de ce « statut des jeunes ». La JOC dénonce alors l’attitude de FABRIMETAL qui semble vouloir intervenir au sein de l’entreprise, alors que d’autres négociations sont en cours :
« […] cette manœuvre visant à tromper les jeunes, cette commission paritaire est inutile.
1) Elle risque d’en limiter l’application ;
2) C’est une manœuvre de propagande pour abuser de la confiance des jeunes ;
3) Des négociations intéressantes sont en cours aux ACEC ;
4) Plusieurs entreprises de la région ont déjà appliqué le statut ;
5) Seulement si une difficulté persiste une conciliation doit se tenir au niveau de Fabrimetal.
Les jeunes veulent :
La discussion et l’application du statut au niveau de chaque entreprise.
L’union entre tous les travailleurs jeunes et adultes pour l’aboutissement de ces revendications.
Faire confiance à leurs délégués d’entreprise pour mener à bien les pourparlers entrepris dans notre usine.
JEUNES L’AVENIR NOUS APPARTIENT IL FAUT LE BATIR GRAND ET BEAU.
L’équipe GAT »
Robert Dussart et le rapport communiste au syndicalisme chrétien (1961-1976)
Le parcours du syndicaliste carolorégien Robert Dussart, retracé dans une récente biographie[1], permet de percevoir l’approche, timorée, mais répétée, du Parti communiste de Belgique (PCB) envers le monde chrétien. Adapté d’un sous-chapitre de mon livre, cet article éclaire l’évolution des relations catholicos-communistes belges entre les années 1960 -1970, questionnant ainsi la perméabilité et la fluidité des piliers idéologiques et du clivage philosophique laïc-religieux. Prisonnier volontaire de la sphère d’influence socialiste, le PCB ne s’y est naturellement jamais senti à son aise et a essayé lors de cette éclaircie d’en sortir pour aborder les ouvriers de tradition sociale-chrétienne. Doit-on y voir un rendez-vous manqué ou une camaraderie impossible ?
Adrian Thomas (historien, Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches (ULB)).
Un contexte favorable et inédit au rapprochement
Au fil des années 1950 et 1960, l’hégémonique pilier social-chrétien belge s’effrite à tous les niveaux de pouvoir. Le Parti social-chrétien (PSC) ne parvient plus à garder son électorat hétéroclite qui regarde ailleurs. Le clivage laïc-religieux s’atténue significativement. Cette tendance se note à l’échelle globale. L’Église évolue en conséquence. Le pape sent que le monde change et se distancie du culte catholique sclérosé, bien que la confessionnalisation de la société reste générale. Une immense réforme théologique se débat à Rome de 1962 à 1965. Vatican II bouleverse la tradition très conservatrice du rite romain. Ce concile actualise le dogme chrétien et lève une série d’interdits, par exemple l’excommunication des communistes (1949).
Ceux-ci y sont sensibles et réitèrent aux catholiques leur « main tendue », pour reprendre la célèbre citation de Maurice Thorez, le dirigeant emblématique du PC français. Le PCB n’a, lui, jamais eu de succès auprès du pilier chrétien, marqué par le contentieux entre l’anticléricalisme socialiste et l’antisocialisme du catholicisme social. De plus, certains hauts cadres communistes choisissent leur camp en s’initiant à la franc-maçonnerie, comme Jean Terfve et Lucienne Bouffioux. Les contacts se sont révélés timides depuis la Libération, quoique des accointances avec des prêtres-ouvriers se répétaient lors de grands conflits sociaux, comme en 1960-1961. Des curés se sont en effet « établis » en usines pour évangéliser la classe ouvrière, dans une démarche similaire à celle des futurs étudiants maoïstes des années 1970. En France, beaucoup de militants sociaux-chrétiens se rapprochent alors du PCF, voire s’y enrôlent. La tendance sud-américaine de la théologie de la libération encourage aussi une fraction des croyants et de croyantes à s’ouvrir, par tiers-mondisme, à l’anti-impérialisme. Bref, un courant catholique de gauche se démarque du pilier chrétien classique, en cherchant à jouer un rôle nouveau dans la société. Le PCB en est bien conscient. La sortie en 1967 de son livre L’Église et le mouvement ouvrier en Belgique s’inscrit dans cette nouvelle approche envers une communauté d’esprit dès lors hétérogène.[2]
Dussart et Le Travailleur : la concrétisation d’une convergence à travers un petit journal
À Charleroi, un pas sérieux est fait après la grande grève de 1960-1961 avec le mensuel Le Travailleur, publié à 3 400 exemplaires de 1961 à 1973 par un groupe local de prêtres-ouvriers. L’un d’eux, l’abbé Raphaël Verhaeren, travaille aux Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC), vit à Dampremy (Charleroi) et est syndiqué à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB). Difficile avec ces qualités-là de ne pas côtoyer Robert Dussart. Celui-ci est un militant communiste, ouvrier des ACEC-Charleroi, et est alors en passe de devenir le délégué principal FGTB de la grande usine, bien qu’il remplisse déjà de facto cette fonction depuis des années. Les communistes, prépondérants dans la délégation syndicale ouvrière de ces ateliers dès 1950, ont précocement adopté une attitude très cordiale avec les affiliés locaux de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), notamment durant la lutte contre l’allongement du service militaire. Cette relation amicale, alors plutôt insolite, se traduit par la formation précoce d’un front commun au sein des ACEC, qui prouve sa solidité lors de nombreuses grèves, en particulier en 1960-1961. Verhaeren et Dussart se sont rencontrés au début de la « grève du siècle » à la Maison du peuple de Dampremy. « Nous sommes devenus amis tout de suite »[3], écrira plus tard l’abbé. Comme ses confrères de Seraing, ce prêtre-ouvrier a condamné publiquement le cardinal Van Roey, quand le prélat a réprouvé durement la grève.
Verhaeren est l’une des chevilles ouvrières du Travailleur jusque 1967. Le journal se veut un lieu de débats et, dans l’esprit unitaire du Mouvement populaire wallon (MPW), démarche à écrire dans ses colonnes des syndicalistes chrétiens, communistes, socialistes et trotskistes. Des rencontres ouvrières sont organisées afin d’en discuter ouvertement. Jean Verstappen, syndicaliste CSC et communiste, y joue un rôle central. Le Travailleur soutient fortement le cartel électoral PCB-PWT (Parti wallon des Travailleurs)[4] en 1965, mais, déçu des tensions entre les deux ex-alliés, change de direction fin 1969, après l’abandon de plusieurs piliers de la rédaction (Verhaeren s’est expatrié en 1967, en se défroquant). Verstappen, ancien sénateur PCB (1965-1968), prend le relai et l’oriente sur les luttes ouvrières dans le courant soixante-huitard, avant d’arrêter fin 1973 cette rare expérience pluraliste de journal militant ouvrier.[5]
Dussart écrit couramment dans Le Travailleur. Verhaeren l’a ardemment soutenu en 1961 dans ses pages lors de la vaine tentative patronale de licencier le meneur syndical des ACEC. Gilbert Merckx, délégué principal CSC aux ACEC et sympathisant communiste, relaie avec la même passion des conflits internes, tels que la grève en 1962 des pontiers et opérateurs. Le premier article de Dussart date de décembre 1962 et occupe le centre de la Une, contre les projets de loi anti-grévistes du ministre socialiste Pierre Vermeylen. Le syndicaliste salue les régionales de la CSC qui s’y sont opposées, comme à Charleroi. Il s’y exprime à nouveau en avril 1963 pour les élections sociales, en octobre contre les menaces aux libertés syndicales et en décembre à l’encontre de « l’épouvantail » ministériel de l’inflation. Dussart s’appuie en juin 1964 sur la conquête communiste de Longwy[6] pour valoriser l’union de la gauche, comme en France, dans la campagne qui précède les scrutins communaux et législatifs. On le retrouve encore en octobre pour le contrôle ouvrier en usine, en réaction à l’arrêt des Ateliers de l’Est (Marchienne-au-Pont), signe de la désindustrialisation graduelle de Charleroi, ou en janvier 1966 pour la rupture syndicale avec le gouvernement PSC-PSB. Dussart plaide en général pour la relance de l’action sociale, manquant rarement de critiquer l’apathie des directions FGTB-CSC. Le Travailleur lui fait gagner en renommée et lui attire l’adhésion d’une série de jeunes sociaux-chrétiens, qui renforce la cellule d’entreprise du PCB, qui connaît alors un vrai succès (jusqu’à 242 membres en 1965). L’un d’eux, délégué syndical, sera toutefois exclu de la CSC pour cette raison.[7]
Dussart, une pratique politico-syndicale toujours ouverte sur la gauche catholique
Dussart n’hésite pas à sortir de sa zone de confort pour se faire entendre des sociaux-chrétiens. Il se rend en avril 1964 au séminaire de Malines, siège du cardinal, à l’invitation d’un prêtre-ouvrier pour échanger sur leur idée d’une Église neuve à réinventer et à « renouveler profondément ». Sept séminaristes lui adresseront leurs remerciements, pointant la « sérénité » de son intervention et son « courage » de se rendre dans l’antre du cléricalisme belge. « Puisses-tu trouver toujours en nous le vrai visage du Christ », lui écrit chaudement l’un d’eux. L’abbé Robert Mathelart l’a aussi connu : l’ancien doyen de Charleroi était vicaire à Marchienne dans les années 1960 pour la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) des ACEC. Il fera part de son admiration en 2011 pour son courage, sa droiture : « c’était un pur », écrit-il dans le livre d’or du funérarium.[8]
1858-2021. Quand la bibliothèque (s’)émancipe !
Edito
1921-2021 : la loi Destrée sur la lecture publique a 100 ans. Cet anniversaire est l’occasion d’entrer dans l’histoire de cette lecture publique et surtout d’interroger en quoi celle-ci contribue à l’émancipation culturelle. Dès le 19e siècle, des lieux sont créés pour mettre des publications à disposition des milieux populaires. Des bibliothèques et des centres « de savoirs » s’ouvrent et des outils de classification et d’accès à l’information se développent dans un secteur qui se professionnalise de plus en plus. Avec le soutien du pouvoir central et des autorités communales, la lecture publique se déploie, revêt des formes différentes, afin de contribuer sans cesse à la conquête et à la construction de droits culturels. Ce numéro 17 de Dynamiques est aussi un appel aux chercheurs et chercheuses à investiguer ce large champ qu’est la lecture publique.
Bonne lecture !
Introduction au dossier : Quand la bibliothèque (s’)émancipe !
Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)
L’histoire est jalonnée de moments clés : la loi relative aux bibliothèques publiques dite Loi « Destrée » du 17 octobre 1921 en est un. En précisant les règles de reconnaissance et de financement des bibliothèques publiques, elle affirme le principe d’un nouveau droit culturel à savoir l’accès gratuit aux livres et au savoir, pour tous et toutes, grâce aux bibliothèques publiques.
Jules Destrée (1863-1936) en a la paternité. Cette préoccupation dans son chef, n’est pas nouvelle. Avocat et homme de lettres, membre du Parti ouvrier belge, élu député en 1894, il rêve d’installer dans les lieux que fréquentent les ouvriers et ouvrières, comme les Maisons du peuple, une œuvre qu’il qualifie lui-même de « bienfaisance intellectuelle » à savoir une bibliothèque :
« Je donnerais vingt volumes. Cela ferait un premier noyau, le « fonds Destrée » autour duquel d’autres donations, des achats à certains jours, pourraient venir accroître peu à peu le substantiel réconfort de l’esprit. »[1]
Pour lui, l’émancipation économique et politique de la classe ouvrière ne peut se faire sans son complément, l’émancipation dans le domaine intellectuel, esthétique et moral[2]. Il insiste auprès des travailleurs et des travailleuses : « lisez des journaux mais aussi des livres ! »[3]

Dans les gouvernements d’Union nationale de l’immédiat après-guerre 1918, Jules Destrée est ministre des Sciences et des Arts de décembre 1919 à novembre 1921. Il est à la tête d’un département qui comprend également l’enseignement ce qui lui permet d’articuler l’instruction publique obligatoire et le développement culturel pour le monde ouvrier. La loi du 17 octobre 1921 insiste sur le rôle des bibliothèques publiques. « J’ai toujours considéré la bibliothèque publique comme le complément indispensable de l’école », déclare-il, dans l’Exposé des motifs de la loi du 17 octobre 1921.[4] En donnant accès aux livres, les bibliothèques publiques prolongent la formation reçue à l’école ; leur action bienfaisante s’inscrit aussi dans un contexte social nouveau. La loi des huit heures de travail par jour et 48 heures par semaine, revendication portée par le mouvement ouvrier socialiste depuis 1890, est promulguée le 21 juin 1921. Cette loi fixe à un maximum de huit heures, la journée de travail salariée. Pour la première fois, les travailleurs et travailleuses gagnent une certaine maîtrise du temps. Aller à la bibliothèque publique devient une manière noble d’occuper par la lecture ce temps libéré, en fréquentant les salles de lecture ou chez soi, grâce au service de prêt de livres.
Le centenaire de la Loi « Destrée » a suscité de nombreuses initiatives dans le réseau de la lecture publique : un colloque[5] retraçant le cadre et les enjeux de la lecture publique aujourd’hui ; des articles comme celui de Jean Lefèvre évoquant la genèse de la loi et l’évolution du service de la lecture publique avec les décrets de 1978 et de 2009 sur la lecture publique.[6] De nouvelles publications abordent l’histoire sous l’angle des politiques culturelles menées par la Province de Liège à partir de 1863[7] ou par la Province du Hainaut, avec sa Commission provinciale des huit heures de loisir des ouvriers, en 1919.[8]
La démarche suivie dans ce numéro de Dynamiques est double. Il s’agit en premier lieu de situer le développement de la lecture publique comme un élément d’une politique de démocratie culturelle. À ce titre, il complète les numéros de Dynamiques[9] consacrés aux universités populaires ou ouvrières, syndicales ou féministes ou ouvertes, comme outils d’émancipation des classes populaires. Bruno Liesen est le spécialiste de l’histoire de la lecture publique en Belgique. Sa contribution donne le cadre nécessaire pour comprendre l’émergence des bibliothèques publiques et les premiers soutiens des autorités publiques pour favoriser leur essor. La loi sur les bibliothèques publiques de 1921 est une étape importante, mais non suffisante pour assoir le développement d’un véritable réseau de lecture publique de qualité, ouvert et accessible à tous et toutes ainsi qu’une professionnalisation du métier de bibliothécaire.
Le deuxième axe porte sur l’exploration de ressources disponibles pour contribuer à l’histoire de la lecture publique. À travers quelques études de cas, ce numéro parcourt les collections disponibles dans les centres d’archives privées ou publiques, les traces conservées dans les bibliothèques elles-mêmes ou la quête de témoignages auprès de bibliothécaires ou animateurs et animatrices sur les missions contemporaines.
Ayant défini ce cadre, il nous semblait incontournable d’offrir une tribune à Jacques Gillen, historien et archiviste au centre d’archives privées, Le Mundaneum, pour présenter l’utopie portée par Paul Otlet et Henri La Fontaine, inventeurs de la Classification décimale universelle (CDU). Ils sont tous deux des protagonistes infatigables de son développement (au niveau mondial) et de son appropriation par les bibliothécaires (au niveau national). Leur influence se prolonge jusqu’à aujourd’hui, puisque la CDU reste le mode de classement adopté par le réseau de la lecture publique en Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour prolonger l’essai, Jacques Gillen suggère quelques pistes de recherches possibles à partir des collections et archives conservées au Mundaneum.
Le CARHOP, en tant qu’association d’éducation permanente, accorde une grande importance à la rencontre de témoins et à la valorisation de leurs expériences. Le bibliothécaire-directeur de la bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode, Dominique Dognié, est un témoin privilégié de l’évolution du métier de bibliothécaire qu’il exerce depuis 1989. Lors de notre rencontre, il évoque le passé de sa vénérable institution : la bibliothèque populaire communale de Saint-Josse-ten-Noode ouvre ses portes en mars 1859. Elle serait une des premières bibliothèques populaires d’initiative communale, accessible aux habitant.e.s. Ce bibliothécaire passionné par son métier, a sauvé au gré des circonstances, quelques traces de cette ancienne bibliothèque. L’occasion nous est ainsi donnée de répondre à l’appel à contribution lancé par Bruno Liesen, de réaliser une monographie sur cette initiative publique locale. L’article consacré à la bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode retrace des fragments d’histoire de cette dernière. Créée comme prolongement des écoles primaires que la commune développe par ailleurs, elle est le fruit d’une volonté de conseillers communaux, militant pour l’instruction publique obligatoire, ainsi que de l’instituteur en chef des écoles primaires, qui s’y investit bénévolement. La bibliothèque populaire traverse les 19e et 20e siècles. Elle est reconnue et subventionnée en 1922-1923, en application de la Loi Destrée, ce qui lui donne un cadre organisationnel et professionnalise la fonction de bibliothécaire. Mais, ce sont le Décret du 28 février 1978, organisant le Service public de la lecture, et celui du 30 avril 2009 relatif au développement des pratiques de lecture organisé par le réseau public de la lecture et les bibliothèques publiques[10], qui opèrent une démocratisation de l’accès à la bibliothèque en mettant le livre à la portée du public. Ensuite, les missions s’élargissent en mettant l’accent sur la pratique de la lecture, en renforçant la participation et le développement interculturel respectueux de la diversité des publics qui la fréquentent.[11]
L’accès au livre ne passe pas nécessairement par l’institution “bibliothèque”. Certain.e.s n’en poussent jamais la porte. Des associations d’éducation populaire font le relais. Les conteurs et conteuses descendent sur le terrain, rencontrent les enfants et les parents dans les parcs, aux abords des écoles. Ils proposent un livre, une histoire à lire ou à imaginer. L’asbl La Ruelle a une longue pratique de bibliothèque de rue dans les milieux populaires et précaires. La rencontre avec son ancien directeur, Charles Vandervelden met en avant, la méthode pour amener le livre aux publics, enfants et parents, les plus éloignés de cette pratique de la lecture. Vu le déménagement imminent de l’association, les archives ont été déposées au CARHOP où elles sont classées et inventoriées.[12] Dans l’article « Des livres à lire, des histoires à partager, l’aventure de l’asbl La Ruelle », Catherine Pinon croise le regard du témoin et les documents d’archive et retrace la démarche d’émancipation culturelle proposée par l’association, à partir du livre, de l’écriture et de la création artistique qui en constitue un prolongement. Plus que jamais, les centres d’archives privées sont donc des possibles réceptacles des pratiques socio-culturelles qui font la richesse des initiatives en éducation permanente.
Pour inviter le lecteur et la lectrice à aller plus loin, ce numéro de Dynamiques se clôture par une invitation à la lecture d’un ouvrage récent et de qualité sur les bibliothèques. Florence Loriaux nous fait partager sa lecture de l’étude de Jean-Jacques Messiaen, consacrée à la politique culturelle de la Province de Liège, qu’elle salue comme un bel ouvrage.
Notes
[1] DESTREE J., Bibliothèques ouvrières, Bruxelles, Bibliothèque de propagande socialiste, 1901, p. 20. Ce petit opuscule reprend des articles de Jules Destrée publiés entre 1899 et 1900 dans le Journal de Charleroi et dans le journal Le peuple.
[2] Idem, p. 4.
[3] Idem, p. 20-21.
[4] Projet de loi relatif aux bibliothèques publiques, document parlementaire n°208, déposé à la Chambre, le 6 avril 1921, https://www.lachambre.be/digidoc/DPS/K3074/K30740012/K30740012.pdf, page consultée le 11 décembre 2021. Voir aussi DELFORGE P., « La loi de 1921 sur les bibliothèques : Jules Destrée, le précurseur », PRESENCE ET ACTION CULTURELLES, « Politique de lecture publique. Nouveau décret, nouvelles pratiques de lecture en Fédération Wallonie-Bruxelles », n° spécial des Cahiers de l’éducation permanente, Bruxelles, PAC éditions, 2011, p. 15-19.
[5] Le centenaire des bibliothèques publiques en Belgique : la « loi Destrée de 1921 ». Regards croisés entre passé et avenir, réalisation et nouveaux enjeux, séance académique organisée par la Ville de Bruxelles pour commémorer les 100 ans de la loi Destrée, 6 décembre 2021, http://edmondmorrel.be/?p=4507, page consultée le 17 décembre 2021.
[6] LEFÈVRE J., Le centième anniversaire de la loi « Destrée » instituant les bibliothèques publiques, Bruxelles, Institut Emile Vandervelde, 2021. (Collection Etat de la question), https://www.iev.be/#/Note_Analyse/Le_centieme_anniversaire_de_la_loi_Destree_instituant_les_bibliotheques_publiques/22194, page consultée le 11 décembre 2021.
[7] MESSIAEN J.-J., Lecture pour tous. Une histoire des initiatives de la Province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Les Éditions de la Province de Liège, 2020.
[8] AGOSTI B., de BODT R., HOST M., PIERARD R., VANSTEENE D., 100 ans d’épopée culturelle en Province du Hainaut, 1919/2019. Aux sources des politiques culturelles : suffrage universel et action publique en matière d’éducation populaire, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2021.
[9] « Les initiatives d’éducation ouvrière au 19e siècle : de la démarche intellectuelle à la formation militante », Dynamiques, histoire sociale en ligne, n°4, décembre 2017, https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/category/revue-0/revue-04/.
[10] Moniteur belge du 5 novembre 2009.
[11] FÜEG J.-F., « La lecture publique en Belgique francophone, à la croisée des chemins », Bibliothèque(s). Revue de l’Association des bibliothécaires de France, juin 2011, n° 56, p. 71-79, https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/59998-56-nord-pas-de-calais.pdf#page=73, page consultée le 13 décembre 2021.
[12] PINON C., Relevé provisoire des archives de l’ASBL La Ruelle, Braine-Le Comte, CARHOP, 2021.
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COENEN M.-Th., « Introduction au dossier : Quand la bibliothèque (s’)émancipe ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.
Il y a 100 ans… la loi Destrée : La bibliothèque populaire devenait publique
Bruno Liesen (historien, ULB)
Comme son nom l’indique, la bibliothèque populaire s’adresse au « peuple », c’est-à-dire, à l’origine, aux gens les plus modestes : ouvriers et ouvrières, artisan.e.s, paysan.ne.s… Son objectif avoué est de poursuivre l’œuvre d’éducation et d’instruction commencée à l’école. Cette institution de lecture se développe dans notre pays dès le début du 19e siècle et prend son essor dans les années 1860, à la faveur de plusieurs facteurs convergents : l’instruction publique se généralise, les idées démocratiques gagnent du terrain, l’industrialisation progresse à pas de géant. Le marché du livre se transforme aussi et le livre, produit de luxe autrefois réservé aux élites sociales, devient un produit de masse.
Premiers frémissements
Le monde catholique, fort de son expérience dans le domaine de l’école, est à l’origine des premières réalisations dans le domaine des bibliothèques populaires, qui fleurissent dès les années 1830-1840. Il domine l’action dans ce domaine jusqu’au milieu du siècle. Ces bibliothèques dites « choisies » ou « de bons livres » sont en principe destinées à tous les catholiques mais à y regarder de plus près, leurs lecteurs et lectrices se recrutent essentiellement au sein de la bourgeoisie. Des sections gratuites destinées aux classes dites populaires ne s’ouvrent que sur le tard et peinent parfois à trouver leur public.
Quant aux communes, elles commencent à s’intéresser aux bibliothèques populaires à la suite du choc des révolutions de 1848. Celles-ci épargnent la Belgique mais secouent ses élites dirigeantes et les amènent à envisager les moyens susceptibles de mieux contrôler les classes laborieuses – dites « dangereuses » – notamment par le biais de l’instruction et de la moralisation. En 1848, Édouard Ducpétiaux, chantre du réformisme social en Belgique, propose au Conseil communal de Bruxelles d’établir une bibliothèque populaire à laquelle seraient adjoints des cours publics pour les ouvriers et ouvrières. Le projet bruxellois, qui s’inspire des Mechanics’ Institutes britanniques, est adopté sur le principe mais, freiné par d’obscures considérations budgétaires, il ne sera réalisé que quinze ans plus tard ! Dans d’autres communes du pays, des bibliothèques populaires communales sont ouvertes, à Andenne (1848), Vracene (1849), Furnes (1849), Termonde (1850), Verviers (1851). Jusqu’en 1862 cependant, l’initiative communale amène peu de créations.
Le déclic de la circulaire Vandenpeereboom du 13 septembre 1862
Le 13 septembre 1862, Alphonse Vandenpeereboom, ministre de l’Intérieur dans le Gouvernement libéral Rogier-Frère-Orban, se fend d’une circulaire aux gouverneurs de province pour encourager les communes à créer des bibliothèques populaires, conçues comme un « complément » de l’école primaire. Là où l’action communale fait défaut, l’initiative privée est bienvenue. Cette première intervention de l’État dans le domaine de la lecture populaire « encourage » sans rien imposer. Nous sommes au temps de l’« État-gendarme » qui se borne à ses fonctions régaliennes. Cette circulaire est néanmoins à l’origine d’un important mouvement en faveur des bibliothèques populaires, largement dominé par l’initiative privée.
L’heure, cette fois, est aux libéraux. Dès sa fondation à Bruxelles en 1864, la Ligue de l’enseignement, vouée à la défense de l’école publique, obligatoire, laïque et gratuite, accorde aux bibliothèques populaires une place de choix dans les outils éducatifs destinés à prolonger la formation des classes laborieuses au-delà de l’école primaire. L’action de la Ligue, qui vise surtout la promotion de la lecture au sein des classes populaires, suscite la création de multiples bibliothèques. Elle innove à la fin du siècle en lançant un réseau de bibliothèques circulantes qui comptera jusqu’à 71 bibliothèques et sera couronné d’un « grand prix » à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1910. D’autres associations de tendance libérale, comme le Willemsfonds en Flandre ou la Société Franklin à Liège, s’inscrivent également dans ce courant en faveur de la lecture populaire. Le monde catholique ne va pas tarder à réagir en renforçant et en coordonnant mieux son action. Le Parti ouvrier belge (POB), fondé en 1885, crée à son tour des bibliothèques populaires, inspirées dans un premier temps par les réalisations libérales. En 1900, Jules Destrée – futur auteur de la loi sur les bibliothèques publiques – lance le projet de former une bibliothèque dans chaque Maison du Peuple. La création, en 1910, de la Centrale d’éducation ouvrière – future Présence et action culturelles (PAC) – contribuera à affranchir les réalisations socialistes du modèle libéral en les transformant en outils de formation des militant.e.s.
L’initiative privée ne se limite pas au monde associatif. L’instruction et la moralisation des classes laborieuses intéressent aussi, au premier chef, le monde industriel. Les dirigeants de plusieurs charbonnages notamment, prennent ou soutiennent de nombreuses initiatives d’ordre social et culturel, dans un esprit paternaliste. Il s’agit de promouvoir des valeurs morales comme la famille ou la tempérance, d’accroître la productivité en valorisant le travail, le respect de l’autorité et la discipline, de canaliser le comportement social et politique dans le sens de l’ordre établi, etc. La bibliothèque populaire trouve naturellement sa place dans la cité ouvrière, à côté de l’école primaire, des cours pour adultes, des logements ouvriers, de la boulangerie, des magasins de vêtements ou de denrées alimentaires, des bains et lavoirs publics, voire de l’église… édifiés autour du site de l’exploitation minière ou de la fabrique. En 1903, les gérants de Delhaize frères et Cie fondent un cours d’instruction primaire pour leurs ouvriers et ouvrières, complété par des excursions et une bibliothèque proposant des livres « bien choisis », des journaux et des revues illustrées, qui préfigure les futures bibliothèques d’entreprise[1]. Les initiatives prises par les ouvriers et ouvrières eux-mêmes sont beaucoup plus rares. Le seul exemple documenté est celui des Amis de l’instruction, société de lecture fondée en 1879 par vingt-cinq ouvriers des houillères de Courcelles, domiciliés à Souvret (Hainaut) et qui ouvrent une bibliothèque dans ces deux localités. Cette société est sans doute inspirée par l’association ouvrière du même nom fondée à Paris en 1861, bien que leurs liens n’aient jamais été établis avec précision[2].
Enfin, pour être complet, il faut mentionner les bibliothèques intégrées dans des institutions d’enseignement pour adultes. En 1866, Alphonse Vandenpeereboom – toujours lui – réforme les écoles pour adultes organisées par les communes, en réglementant le fonctionnement de la bibliothèque considérée comme « le complément indispensable »[3] de ces établissements. Il établit toutefois une distinction entre ces bibliothèques « spéciales », soumises à l’inspection scolaire, et les bibliothèques populaires communales. D’autres institutions d’éducation populaire, comme les extensions universitaires et les universités populaires, qui apparaissent au tournant du siècle, se dotent de bibliothèques où se donnent parfois des lectures publiques, comme dans les bibliothèques populaires. L’Extension universitaire de Bruxelles, créée en 1893, institue une bibliothèque circulante vers 1895. Les bibliothèques d’établissement d’enseignement pour adultes s’adressent au même public que les bibliothèques populaires et ont le même objectif d’élever le niveau intellectuel et moral des classes populaires par le biais du livre. La seule véritable différence est d’ordre institutionnel.
Des bibliothèques de « bons » livres
Les promoteurs des bibliothèques populaires leur assignent une double fonction d’instruire les masses populaires et de les « moraliser », autrement dit de les éduquer dans le sens d’une bonne hygiène morale et sociale.
La bibliothèque populaire est d’abord le complément de l’école, leitmotiv particulièrement présent dans le discours libéral. Charles Masson, avocat et conseiller provincial à Liège, le résume en ces termes en 1875 : « la bibliothèque populaire est le complément naturel de l’école primaire et de l’école d’adultes. Ces trois institutions se complètent et se fortifient (…). Il est presque impossible de les séparer sans danger, car elles constituent les trois bases de l’instruction publique »[4]. Très logiquement, l’instituteur est considéré comme le bibliothécaire idéal. Il est le mieux placé pour continuer à l’école d’adultes et à la bibliothèque populaire la « lutte contre l’ignorance » entamée à l’école primaire. C’est aussi le point de vue défendu par la Ligue de l’enseignement et il sera appliqué notamment dans le réseau des bibliothèques populaires de la Ville de Bruxelles.
Quant à la fonction « moralisatrice », elle est à l’œuvre non seulement dans le contenu des ouvrages, sélectionnés avec soin, mais aussi dans l’acte même de se rendre à la bibliothèque après sa journée de labeur pour y emprunter des livres. L’ouvrier ou l’artisan échappent ainsi à l’attraction fatale du cabaret et regagnent leur foyer où ils pourront partager avec les leurs les plaisirs de la lecture, en lisant des passages à haute voix ou en donnant des commentaires. Cette vision idyllique, chère au discours libéral, est partagée par les milieux catholiques et même par les promoteurs des bibliothèques populaires socialistes de la première génération. Il faut rappeler que la lutte contre l’alcoolisme occupe une bonne place dans les premiers combats menés par le Parti ouvrier belge.
Le monde des bibliothèques populaires n’échappe donc pas à la pilarisation qui imprègne l’ensemble de la vie socio-culturelle en Belgique. Cela se manifeste dans les discours tenus par les uns et les autres sur le « bon » et le « mauvais » livre. Le choix des ouvrages est au cœur des préoccupations des promoteurs et gestionnaires de bibliothèques populaires. L’accent est mis sur les ouvrages « instructifs ». Dans l’optique libérale en particulier, telle qu’elle est défendue par la Ligue de l’enseignement et mise en pratique dans le réseau de la Ville de Bruxelles, la bibliothèque populaire est conçue comme un « temple de la science » destiné à transmettre aux classes laborieuses la connaissance et les valeurs bourgeoises. Leurs catalogues reflètent clairement une volonté de démocratisation du savoir, mais suivant les normes de la classe dominante et dans un sens utilitariste. Il s’agit de former de bons citoyens, mais aussi de bons ouvriers, de bons techniciens, de bons agriculteurs, de bons pères ou mères de famille, etc. Quant aux livres dits « récréatifs », ils ont certes leur place, mais sont plutôt considérés comme une sorte de « produit d’appel », selon le principe du « qui a lu lira ». La littérature populaire, en revanche, est quasi unanimement bannie des bibliothèques populaires, toutes tendances confondues, car susceptible de heurter le sens moral[5].
Vers la bibliothèque publique
Au début du 20e siècle, les bibliothèques populaires sont remises en question par les tenants d’un mouvement réformiste qui s’inspire du modèle anglo-saxon de la free public library. La critique des bibliothèques populaires aboutit à une double constatation : leur nombre est insuffisant et leur organisation ne répond plus aux besoins. Paul Otlet et Henri La Fontaine, créateurs du Mundaneum, sont les figures de proue de ce mouvement de réforme, qui vise à « faire de nos bibliothèques dites “populaires”, de véritables “bibliothèques publiques” utiles à toutes les classes de la société »[6]. À la quatrième Conférence internationale de bibliographie, tenue à Bruxelles les 10 et 11 juillet 1908, ils présentent un rapport considéré de nos jours comme le premier manifeste de la bibliothèque publique moderne.
Leur projet est fondé sur le principe du réseau unique intégrant, au sein d’une ville ou d’une agglomération de communes, les bibliothèques de diverses natures : bibliothèques avec salles de lecture, bibliothèques de prêt à domicile, bibliothèques circulantes, bibliothèques scolaires. Leurs services doivent être connectés à l’école, aux institutions postscolaires et aux bibliothèques scientifiques. Les bibliothèques publiques sont appelées à collaborer les unes avec les autres : prêt entre bibliothèques, acquisitions en commun, publication de catalogues collectifs, préparation et diffusion de guides de lectures.
Devenue « publique », la bibliothèque s’inscrit dans une vision nouvelle, où elle est conçue comme institution d’éducation intégrale et permanente, instrument de démocratisation d’une culture universaliste ouverte à toutes et tous sans distinction. Les attitudes philanthropiques ou paternalistes sont évacuées, la fonction récréative est reconnue à sa juste valeur. Avant 1914, ce vaste projet de réforme reste lettre morte, malgré quelques réalisations isolées s’inspirant de ces principes[7].
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, qui voit exploser la demande de lecture, la nécessité d’une réforme des bibliothèques populaires se fait de plus en plus sentir. L’esprit de reconstruction nationale, l’instauration de l’instruction obligatoire jusqu’à l’âge de quatorze ans (loi du 19 mai 1914) et de la journée de huit heures (loi du 14 juin 1921) sont autant de circonstances favorables à la naissance de la première loi belge sur les bibliothèques publiques.
La loi Destrée
La loi du 17 octobre 1921 est adoptée sur proposition de Jules Destrée, ministre des Sciences et des Arts. Comme d’autres textes législatifs marquants, le nom de son promoteur lui restera attaché, ce qui souligne son importance. Il est vrai que Destrée est une personnalité hors normes. Socialiste de la première heure – il est l’un des premiers députés du POB. –, il s’est fait le chantre de la cause ouvrière, d’une législation sociale, du suffrage universel et de l’enseignement obligatoire et gratuit. Il est aussi un fer de lance du mouvement wallon. Après avoir servi comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg puis à Pékin pendant la Première Guerre mondiale, Destrée entre en 1919 dans le premier Gouvernement belge à participation socialiste et se voit attribuer le portefeuille des Sciences et des Arts, qui inclut l’Instruction publique.
L’ambition de sa proposition de loi est de « transformer le faisceau hétéroclite des bibliothèques, dites populaires, en un véritable service public »[8], sur le modèle anglo-saxon, ce qui implique une obligation de neutralité et donc une rupture par rapport aux divisions du passé. Comme le souligne Hugues Dumont dans sa thèse magistrale sur le pluralisme dans le droit public belge, « en soi, la logique du service public aurait dû conduire Destrée à imposer à chaque commune la création d’une bibliothèque publique ou au moins l’adoption d’une bibliothèque privée disposée à respecter la neutralité inhérente à tout service public, fût-il fonctionnel »[9]. Lors des travaux de la commission mise en place en 1920 pour préparer la loi, Destrée a été saisi d’un avant-projet qui allait dans ce sens, mais il y renonce en février 1921, pour ne pas heurter de front à la fois les défenseurs de l’initiative privée et plus encore ceux de la sacro-sainte autonomie communale. Selon la loi, les communes ont donc le choix entre plusieurs options : créer une bibliothèque publique, en adopter une, se satisfaire de l’existence d’au moins une bibliothèque libre dans leur ressort ou, en l’absence de toute bibliothèque reconnue, se contenter… de ne rien faire. Dans ce dernier cas de figure, la loi stipule que l’administration communale est tenue d’établir un des trois types de bibliothèques publiques « dès qu’elle sera sollicitée par des électeurs représentant le cinquième du corps électoral » (art. 2, § 2). Ce compromis à la Belge est le prix payé par Destrée pour obtenir une très large adhésion à son projet, voté à l’unanimité à la Chambre et par 65 oui, 20 non et 5 abstentions au Sénat.
En définitive, l’exigence de neutralité va se plier au principe de la liberté subventionnée, nettement avantagé par son enracinement historique et sociologique. La neutralité sera interprétée non pas dans le sens d’un réseau de bibliothèques publiques ouvertes à toutes les tendances, mais dans le sens d’un réseau constitué de bibliothèques reflétant chacune l’une ou l’autre de ces tendances en fonction des personnes qui les fréquentent et formant ensemble un réseau représentatif des différents courants idéologiques.
Quoi qu’il en soit, la loi Destrée représente une étape majeure dans l’émergence d’un service de lecture publique en Belgique. Avant la guerre, le pays comptait moins de 1 500 bibliothèques populaires dont l’organisation était laissée à l’initiative de promoteurs institutionnels ou privés et sans aucune coordination les unes avec les autres. Ces structures aux horaires très divers et aux collections hétéroclites étaient gérées par des personnes sans statut véritable et sans formation spécifique. L’État n’intervenait qu’avec parcimonie, surtout par des dons de livres. Sous le régime de la nouvelle loi, il devient un acteur de premier plan, tout en laissant une marge de liberté assez large à l’initiative communale ou privée. L’intervention financière de l’État constitue un élément déterminant du développement des bibliothèques. Celles-ci se multiplient, du moins jusqu’à la crise des années 1930. En contrepartie de leur reconnaissance, elles se soumettent à des règles de fonctionnement communes, destinées à garantir l’accès le plus large à la population. Les bibliothécaires bénévoles restent en place, mais le métier va se professionnaliser progressivement, grâce à l’instauration de filières de formation et de concours. À cet égard, la création d’un Conseil supérieur des bibliothèques publiques, dans la foulée de la loi Destrée, donnera des impulsions décisives.
Le nouveau régime des bibliothèques publiques conserve toutefois au moins deux axes de continuité avec le passé : le lien avec l’école et la pilarisation. Tout d’abord, la bibliothèque est toujours présentée comme complément de l’école. Dans son exposé des motifs de la loi du 17 octobre 1921, Destrée proclame : « J’ai toujours considéré la bibliothèque publique comme le complément indispensable de l’école ». C’est un lointain écho à la circulaire de son prédécesseur Jules Vandenpeereboom, qui désignait la bibliothèque populaire comme « le véritable complément » de l’école. Le principe de la liberté subventionnée, adopté pour les bibliothèques publiques comme pour l’ensemble des institutions d’éducation populaire, est d’ailleurs celui qui gouverne la politique scolaire. Ce principe convient parfaitement aux catholiques et aux libéraux. Le monde socialiste est plus divisé. Certains s’en accommodent, les autres préfèreraient l’instauration d’un véritable service public neutre, impliquant que l’État prenne lui-même en charge les bibliothèques plutôt que de se contenter d’un rôle d’encouragement. Ils comprennent toutefois qu’un tel bouleversement se heurterait à des obstacles insurmontables et se rangent donc à une solution plus réaliste, moyennant la mise en place d’un certain contrôle. En entérinant le principe de liberté subventionnée – seul consensus possible entre les trois grands mondes socio-politiques – la loi Destrée maintient intacte la pilarisation du système. Elle institutionnalise en un sens le régime ancien des bibliothèques populaires en permettant à celles-ci de bénéficier des aides publiques sans pour autant changer de nature, sans compter celles qui subsistent en dehors du cadre légal, qui reste facultatif.
Dans l’entre-deux-guerres, la loi Destrée aboutit à créer des centaines de bibliothèques de tailles très variables, relevant le plus souvent d’un statut privé et affichant presque toujours une couleur idéologique ou philosophique bien déterminée. Les critiques sont unanimes pour constater le manque de cohésion de l’ensemble des bibliothèques publiques de diverses catégories et la dispersion de subventions dont les montants sont jugés dérisoires. En 1966, à l’occasion du 45e anniversaire de la loi Destrée, des voix s’élèvent pour dénoncer « la misère des bibliothèques publiques » et appeler à une réforme axée sur les besoins du public, qui mette fin à la « pulvérisation de l’effort financier », à la « concurrence des réseaux » et au fait que « le respect de la liberté locale telle qu’elle a été comprise par la loi Destrée a conduit à la folle injustice qui fait que certains citoyens ont une bibliothèque publique et d’autres pas »[10]. Selon ses détracteurs, la loi Destrée contribue à pérenniser les bibliothèques populaires et sa longévité inattendue a des effets néfastes sur l’élaboration d’un réseau de lecture publique digne de ce nom. Marcel Hicter, directeur général de la Jeunesse et des Loisirs au ministère de l’Éducation nationale et de la Culture, ne mâche pas ses mots : « j’ai (…) bon espoir que nous n’aurons pas à célébrer le cinquantième anniversaire de la Loi Destrée. Ce serait un signe grave, si nous étions amenés à le faire. Notre pays risquerait de tomber progressivement, par rapport à ses voisins, dans un état de sous-développement et de sous-équipement culturel »[11]. Les projets de réforme de la loi développés en 1956 et 1966 restent sans lendemain.
Il faut attendre la révision constitutionnelle de 1971, qui transforme la Belgique en État fédéral, pour voir s’engager enfin le processus qui aboutira à une réorganisation en profondeur de la lecture publique, compétence désormais transférée aux entités fédérées. Les décrets votés respectivement par la Communauté française, le 21 février 1978, et le Cultuurraad voor de Nederlandse Cultuurgemeenschap, le 6 juillet 1978, mettent fin au régime de la loi Destrée, qui aura donc vécu un bon demi-siècle.
Appel à chercheuses et chercheurs
Si la loi Destrée a fait l’objet de plusieurs études, l’histoire des bibliothèques populaires et des bibliothèques publiques dans nos régions reste encore assez peu exploitée par les historien.nes. Certes, beaucoup de travaux consacrés à des associations actives dans le domaine de l’éducation populaire/permanente, par exemple, abordent la question, mais sans toujours exploiter à fond les sources consacrées à cet aspect de leurs activités. Les bibliothèques créées à l’initiative des communes et des provinces mériteraient aussi des recherches plus systématiques[12].
En ce qui concerne les bibliothèques populaires avant la loi Destrée, il y a encore un important travail à mener pour dresser un inventaire, une cartographie de ces institutions. Les quelques statistiques publiées à l’époque posent de nombreux problèmes critiques et sont probablement très incomplètes ou erronées. Il reste aussi beaucoup à faire pour affiner notre connaissance de la sociologie des lecteurs, des lectrices, et des pratiques de lecture. L’étude du contenu des catalogues est une autre piste intéressante pour étayer ce que nous savons de l’offre de lecture proposée aux « classes laborieuses ».
Enfin, toute la période du régime de la loi de 1921 de même que celle du décret de 1978 sont des champs largement ouverts aux chercheurs et chercheuses. En 1999, dans un numéro de la revue Lectures consacré au 20e anniversaire du décret sur la lecture publique de 1978, j’avais publié un article intitulé « Y-a-t-il un historien dans la salle ? » qui lançait de multiples pistes à explorer pour un travail de mémoire, suggérant notamment d’interviewer les acteurs de la lecture publique pour constituer des archives sonores, de recueillir des témoignages photographiques, audio-visuels des locaux, des installations et des diverses pratiques de lecture et de culture initiées par nos bibliothèques, etc. Vingt ans et des poussières plus tard, cet appel reste toujours d’actualité. Formons le vœu que l’anniversaire célébré en 2021 lui donnera un nouvel écho !
Bibliographie
Depasse C., Historique et organisation des bibliothèques publiques en Belgique, Bruxelles, Ligue de l’enseignement, 1931.
Liesen B., Bibliothèques populaires et bibliothèques publiques en Belgique (1860-1914). L’action de la Ligue de l’enseignement et le réseau de la Ville de Bruxelles, Liège, Centre de Lecture publique de la Communauté française (C.L.P.C.F.), 1990.
Liesen B., « Y a-t-il un historien dans la salle ? », dans Le décret sur la lecture publique de février 1978. Déjà 20 ans ! Itinéraires et promesses (Lectures, hors-série), Bruxelles, CLPCF, 1999, p. 38-40.
Liesen B., « Des bibliothèques populaires aux bibliothèques publiques en Belgique : L’émergence d’un service public de lecture dans une société pilarisée », dans SANDRAS A. (éd.), Des bibliothèques populaires à la lecture publique, Lyon, Presses de l’Enssib, p. 327-372.
Valgaeren L., Plaats en taak van de openbare bibliotheek in Vlaanderen. Schets van de evolutie van volksbibliotheek naar openbare bibliotheek. Toekomstperspectieven, Anvers, Vlaamse Vereniging van Bibliotheek-, Archief- en Documentatiepersoneel, 1976 (Bibliotheekkunde. Verhandelingen aansluitend bij Bibliotheekgids, n° 33).
Van Aelbrouck A., Éducation populaire et bibliothèques publiques. Les conditions historiques, sociales et psychologiques de leur évolution, Bruxelles, Éd. de la Librairie encyclopédique, 1956.
Notes
[1] Bulletin de la Ligue de l’enseignement, 1909, p. 44-46.
[2] La première bibliothèque des Amis de l’instruction, fondée en 1861 dans le IIIe arrondissement de Paris, a été miraculeusement conservée dans son état d’origine jusqu’à nos jours. Ce lieu de mémoire a été le cadre en 1984 d’un important colloque international sur l’histoire de la lecture. L’association, toujours très active, a organisé un second colloque sur ce thème à la bibliothèque de l’Arsenal en 2014. Nombreuses ressources documentaires sur leur site Internet : https://bai.asso.fr
[3] Rapport au Roi annexé à l’arrêté royal du 1er septembre 1866 (Pasinomie, 4e série, t. I, Bruxelles, 1865-1866, p. 250-251).
[4] Masson C., « Les bibliothèques populaires », dans Revue de Belgique, XXI, 1875, p. 5-18 (cit. p. 8).
[5] À ce sujet, voir LIESEN B., « Le livre et ses lecteurs dans les bibliothèques populaires au XIXe siècle », dans Archives et bibliothèques de Belgique, LX/1-2, 1989, p. 121-136.
[6] La bibliothèque publique, I/1-2, 1908, p. 3.
[7] Sur l’intervention d’Otlet et La Fontaine dans la question des bibliothèques publiques, voir notre article LIESEN B., « De la bibliothèque populaire à la bibliothèque publique : le courant réformateur de la lecture publique en Belgique à l’aube du XXe siècle », dans Archives et bibliothèques de Belgique, LXVIII/1-4, 1996, p. 175-187.
[8] Charlier J., « Les bibliothèques », dans La Wallonie, le pays et les hommes, lettres-arts-culture, IV, [Bruxelles], La Renaissance du livre, 1981, p. 339-348 (citation, p. 341).
[9] Dumont H., Le pluralisme idéologique et l’autonomie culturelle en droit public belge, I, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis-Émile Bruylant, 1996, p. 220.
[10] Deprez M., « Quelques réflexions à propos des bibliothèques et de leur passé », dans La loi Destrée a 45 ans, 1966 (Cahiers J.E.B., n° 4), p. 247-256.
[11] Marcel Hicter, « Avant-propos », dans La loi Destrée a 45 ans, 1966 (Cahiers J.E.B., n° 4), p. 243.
[12] Pour la province de Liège, voir l’ouvrage récent de Missiaen J.-J., Lectures pour tous. Une histoire des initiatives de la province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Éd. de la Province de Liège, 2021.
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LIESEN B., « Il y a 100 ans… la loi Destrée : La bibliothèque populaire devenait publique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.
Paul Otlet et Henri La Fontaine, fondateurs du Mundaneum : des références pour les bibliothèques
Jacques Gillen (historien et archiviste, Mundaneum)
Paul Otlet (1868-1944), considéré comme le père de la documentation et un des précurseurs d’Internet, et Henri La Fontaine (1854-1943), Prix Nobel de la paix en 1913, sont incontournables dans l’histoire et le monde des bibliothèques. Quiconque entame une formation de bibliothécaire ou s’intéresse à l’histoire des bibliothèques ou de la bibliothéconomie se voit immanquablement, ne fût-ce que brièvement, confronté à ces deux juristes bibliographes, fondateurs de ce qui allait devenir le Mundaneum : l’Institut international de bibliographie (IIB). Créé en 1895, l’IIB devient, dans les années 1920, à la suite d’extensions et de l’ajout d’unités documentaires, le Palais mondial-Mundaneum, puis, plus simplement le Mundaneum (actuellement centre d’archives privées et espace d’expositions de la Fédération Wallonie-Bruxelles). L’IIB est le creuset dans lequel Otlet et La Fontaine ont développé des idées, des méthodes de travail et des outils qui se sont largement répandus dans les bibliothèques, non seulement en Belgique mais aussi sur le plan international. Dès les débuts, leurs travaux intègrent les bibliothèques publiques. Références en matière de bibliothéconomie, ils interviennent dans toutes les tentatives de réforme des bibliothèques publiques qui précèdent la loi Destrée de 1921.
La fiche bibliographique comme point de départ d’un vaste projet
Paul Otlet et Henri La Fontaine sont animés d’idéaux universalistes et pacifistes. En filigrane de tous les projets qu’ils mènent au sein de l’IIB ou dans son sillage, figure l’idée que la connaissance doit être accessible à tous et toutes. Ils sont convaincus que la connaissance est un outil majeur (au côté du droit international) pour l’établissement d’une paix durable. Avec comme point de départ la bibliographie, ils étendent progressivement leur champ d’action dans le but de favoriser l’accès à la connaissance et sa diffusion.
Dès le début, la conception que se font Otlet et La Fontaine du partage de la connaissance intègre les bibliothèques publiques. Le savoir ne doit pas être à la seule destination des savants. La bibliothèque doit occuper un rôle actif dans la démocratisation du savoir : « La conservation des livres n’est plus envisagée comme une fin en soi. On se rend compte que c’est le lecteur qui crée l’utilité du livre. Le vrai rôle d’une bibliothèque apparaît alors de faire circuler les livres et non pas seulement de les conserver. Et cette circulation se fait dans deux directions, celle des études scientifiques et littéraires, d’une part, celle de la vulgarisation, d’autre part. Le mouvement démocratique renverse les anciennes conceptions et partout éclate un mouvement irrésistible en faveur des bibliothèques populaires »[1]. La bibliothèque doit être aidée en cela par les pouvoirs publics qu’Otlet interpelle dès 1907 en émettant le vœu de voir le ministère des Sciences et des Arts mener une politique en faveur du développement des bibliothèques publiques[2]. Lors de la Conférence internationale de bibliographie, tenue à Bruxelles en 1908, Otlet et La Fontaine présentent un rapport à ce sujet, considéré comme le premier « manifeste »[3] de la bibliothèque publique. Pour eux, la bibliothèque a un véritable rôle sociétal à remplir : « Tout ce qui touche au livre est « social » par excellence. La lecture est devenue un besoin de l’homme civilisé. »[4]
Lorsqu’il est créé à la fin du 19e siècle, l’IIB a pour principal objectif de mettre sur pied le Répertoire bibliographique universel (RBU), destiné à recenser sur des fiches bibliographiques toutes les publications du monde, quels que soient leur sujet, leur date ou leur lieu d’édition, ou encore leur lieu de conservation. Ce répertoire, inscrit en 2013 au registre « Mémoire du monde » de l’UNESCO, tapisse depuis 1998 les murs de l’espace muséal du Mundaneum à Mons, où le Mundaneum est installé depuis 1993. Il se compose de deux parties principales, l’une onomastique (destinée à répondre à la question « Qu’a écrit tel auteur ? »), l’autre thématique (classée par sujet)[5]. Les fiches comprennent les informations de base, telles que le nom de l’auteur, le titre, le lieu et la date d’édition, etc., mais aussi, lorsque l’information est disponible, l’endroit où la publication peut être trouvée. Ce caractère universel fait en quelque sorte du RBU, parfois appelé « Internet de papier », une grande base de données bibliographiques. C’est à ce titre que certains le considèrent comme un des premiers moteurs de recherche de l’histoire.
Entre 1895 et le milieu des années 1930, Otlet et La Fontaine rassemblent quelque 18 millions de fiches. Pour réaliser ce travail titanesque[6], ils font appel à la coopération internationale. Dès les premières années, un réseau de savants, de bibliographes et de bibliothécaires du monde entier gravite autour de l’IIB. Dès le début aussi, des collaborations se mettent en place, notamment sous la forme d’échanges de fiches bibliographiques ou de publications, avec les associations scientifiques, les bibliothèques et les instituts bibliographiques (tels que le Concilium bibliographicum de Zürich ou le Bureau bibliographique de Paris) qui participent au développement du RBU. L’IIB devient rapidement une référence et répond régulièrement à des demandes de bibliothèques, privées ou publiques, sur la manière de gérer, de classer et d’inventorier leur collection.
Au début du 20e siècle, l’IIB élargit son champ d’action. Convaincus que la connaissance ne se trouve pas seulement dans les livres, Otlet et La Fontaine initient, dans le sillage de l’IIB, plusieurs unités documentaires et organismes spécialisés conçus comme des extensions de l’IIB, donnant ainsi naissance au concept de « documentation ». Leur ambition est désormais de permettre l’accès à l’ensemble des connaissances, quel que soit le format dans lequel elles ont été produites : « (…) le document sous toutes ses formes (livres, revues, journaux, photographies, pièces d’archives, rapports scientifiques et rapports administratifs, procès-verbaux d’assemblées, publications industrielles, etc.) (…) devient, pour la science, source d’information et transmetteur de sa pensée : il s’affirme son indispensable outil »[7]. Voici, à titre d’exemples, quelques-unes des extensions créées entre 1900 et 1910 :
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- L’Institut international de photographie (IIP), créé en 1905 avec Ernest de Potter (l’éditeur de la Revue belge de photographie), dont le but est de créer une vaste encyclopédie par l’image. Les collections de l’IIP, constituées de photographies, de cartes postales, d’affiches, de plaques de verre, de diapositives pour lanternes magiques, forment le noyau de la collection iconographique conservée au Mundaneum. Ernest de Potter met également sur pied un Répertoire iconographique universel, composé de dossiers où sont rassemblées des photographies et des illustrations sur fiches ou sur feuilles de format standard ;
- Le Répertoire universel de documentation, initié en 1907, composé de dossiers thématiques (classés selon la CDU), biographiques et géographiques, rassemblant des brochures, des coupures de presse ou encore des extraits de publication ;
- Le Musée international de la presse, créé en 1907 afin de collecter tous les journaux et périodiques de Belgique ainsi que, au minimum, le premier et le dernier numéro des périodiques du monde entier ;
- L’Office central de documentation féminine, initié en 1910 par Léonie La Fontaine, la sœur d’Henri La Fontaine, pour collecter la documentation propre aux femmes et à leurs revendications.
Cette dimension « documentaire » occupe une place importante dans la conception qu’Otlet se fait de la bibliothèque. Une bibliothèque ne doit pas seulement mettre à disposition des livres, mais aussi de la documentation. Les unités documentaires créées, dédiées à un sujet ou à un support, sont conçues comme des parties du « Livre universel ». La place de plus en plus grande accordée à la documentation aboutit d’ailleurs à la transformation de l’IIB en 1938, qui devient la Fédération internationale de documentation (FID).
En 1910, à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles, Otlet et La Fontaine ajoutent une nouvelle dimension à leur travail en créant le Musée international. Celui-ci naît avec une exposition montée au Palais du Cinquantenaire, dans laquelle les associations internationales exposent leurs travaux. Elle sert de complément au Congrès des associations internationales organisé en parallèle de l’Exposition universelle par l’Union des associations internationales (UAI). Créée en 1907 par Otlet et La Fontaine pour servir de plateforme de coordination des organisations internationales non-gouvernementales, toujours dans un idéal pacifiste et internationaliste, l’UAI est en quelque sorte le pendant politique de l’IIB. Après l’Exposition universelle, il est décidé de rendre l’exposition permanente et d’en faire un Musée international destiné à illustrer les connaissances du monde. Outre des objets et des documents, ce musée se compose de l’Encyclopedia Universalis Mundaneum, l’encyclopédie illustrée sur planches mobiles, à caractère pédagogique, élaborée à partir des années 1920.
À partir des années 1910, les instituts créés dans le sillage de l’IIB et leurs collections, auparavant installés rue Ravenstein, rejoignent le Musée international au Palais du Cinquantenaire. Dans les années 1920, ce vaste ensemble prend le nom de Palais mondial. Bien que fermé en 1934 sur décision gouvernementale, les collections y subsistent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’occupant allemand, qui a réquisitionné une partie du bâtiment, exige alors leur déménagement. Elles sont transposées au Parc Léopold, où elles resteront jusqu’au début des années 1970. Elles connaîtront ensuite d’autres déménagements à Bruxelles jusqu’au moment où elles sont accueillies à Mons en 1993.
Après la mort d’Henri La Fontaine et de Paul Otlet, le Mundaneum est géré par l’Association des amis du palais mondial et Georges Lorphèvre. Ce proche collaborateur d’Otlet depuis la fin des années 1920 assure la continuité du Mundaneum jusqu’à la dissolution de l’association et la cession des collections au Centre de lecture publique de la Communauté française de Belgique à la fin des années 1980[8].
Des outils pour les bibliothèques, réels ou visionnaires
À sa création, l’IIB a aussi pour objectif d’unifier les pratiques bibliographiques afin de favoriser les échanges entre les bibliothèques ou les offices bibliographiques. Otlet et La Fontaine s’attellent à l’élaboration de standards pour l’établissement des fiches bibliographiques et leur classement, qui s’imposeront progressivement dans les domaines de la bibliographie et de la bibliothéconomie.
La fiche bibliographique doit respecter certaines normes. Elle a un format fixe de 12,5 cm sur 7,5 cm. Elle est perforée dans le bas de manière à pouvoir être facilement intégrée à un fichier existant. Des règles définissent les informations qui doivent y être reprises et l’emplacement précis qu’elles doivent occuper. Les fiches sont rangées dans des meubles-fichiers standardisés conçus par Otlet de telle manière qu’elles puissent être facilement complétées, corrigées, copiées ou tout simplement consultées.
Pour le classement thématique des fiches, Otlet et La Fontaine développent la Classification décimale universelle (CDU). Basée sur le système de classification décimale imaginé dans les années 1870 par le bibliothécaire américain Melwil Dewey (1851-1931), la CDU consiste à diviser les connaissances en 10 classes numérotées de 0 à 9 (par exemple, tous les ouvrages traitant d’histoire seront classés dans la classe 9). Chaque classe est à son tour divisible en 10 groupes, chaque groupe en 10 divisions et chaque division en 10 sous-divisions, de manière à pouvoir définir de manière de plus en plus précise le sujet d’un livre. L’intérêt de cette méthode réside dans le remplacement du mot-clé par un indice chiffré. Elle permet ainsi d’éviter les difficultés d’interprétation dans le choix du mot-clé et de contourner l’obstacle de la langue utilisée, le chiffre étant par définition universel.
Avec l’aide d’érudits et de savants européens, Otlet et La Fontaine entament dès 1895 le travail d’élaboration des divisions par sujets afin de rendre universelle la classification de Dewey qu’ils jugent insuffisante pour rendre compte de la diversité culturelle mondiale. Dans leur esprit, la CDU doit constituer un sommaire complet des connaissances. Sa fonction est de permettre de définir de manière exhaustive le sujet d’une publication ou d’un document. Grâce au système de symboles et signes de ponctuation qu’ils mettent au point pour associer les composants numériques, la CDU permet non seulement de définir le sujet principal d’une publication ou d’un document, mais aussi les sujets associés, des dates, des lieux, des liens, des informations sur le type de document, etc.
Dès 1897, l’IIB publie une première édition abrégée de la CDU. La première édition complète paraît en 1905 dans le Manuel du Répertoire bibliographique universel. Depuis cette première édition complète, elle a connu de nombreuses éditions en français et dans d’autres langues. La CDU n’est pas un système figé. Au fil du temps, nombre de corrections et de développements y sont apportés pour l’adapter aux évolutions dans tous les domaines de la connaissance.
La CDU s’est imposée dans de nombreuses bibliothèques, en Belgique et à l’étranger, non seulement pour le classement des fiches qui composent leur catalogue (avant la généralisation des catalogues informatisés) mais aussi pour le classement physique des publications. Bien qu’elle soit quelque peu tombée en désuétude, du moins pour le catalogage (dans les catalogues informatiques, elle est actuellement le plus souvent remplacée par des mots-clés et des liens hypertextes), elle continue à évoluer. Depuis 1990, la CDU est gérée par un consortium basé à La Haye, l’Universal Decimal Classification Consortium (UDCC). La dernière édition, mise à jour en 2019, date de 2013.
Les méthodes développées par l’IIB sont détaillées dans un ouvrage publié pour la première fois en 1922 (soit un an après la promulgation de la loi Destrée sur les bibliothèques), par Otlet et un de ses collaborateurs de longue date, Léon Wouters, alors directeur adjoint de l’Union des villes et communes belges : le Manuel de la bibliothèque publique. Cet ouvrage est rédigé dans le cadre des cours de bibliothèque donnés à l’École centrale de service social de la Ville de Bruxelles (où Otlet dispense lui-même des leçons). Il connaîtra deux autres éditions, l’une en 1923 et l’autre en 1930. Les quatre parties qui le composent décrivent les éléments théoriques et pratiques nécessaires au fonctionnement d’une bibliothèque et à l’exercice du métier de bibliothécaire. La philosophie d’Otlet transparaît clairement dans la description de ce que doit être une bibliothèque publique : « Les bibliothèques publiques dignes de ce nom sont des collections d’ouvrages systématiquement choisis dans toutes les branches des connaissances ou dans la spécialité qui fait l’objet de l’institution, parfaitement catalogués et largement mis à la disposition des lecteurs qui peuvent y recourir comme à de vastes offices d’information et de documentation. »[9] La notion de documentation (sous quelque forme qu’elle se présente) apparaît d’emblée comme étant une partie intégrante de la bibliothèque : « Le but visé est une concentration de l’information pour réaliser ensuite plus sûrement la diffusion des informations »[10]. À ce titre, les bibliothèques publiques sont un des éléments de ce qu’Otlet appelle le « réseau universel de documentation ».
Parallèlement aux aspects concrets liés au classement et au catalogage, Otlet se montre précurseur en termes de technologie. Dès 1906, dans une brochure intitulée Les aspects du livre, il détaille les innovations techniques qui transformeront la production et l’utilisation du livre, telles que le rayon X, le phonographe, les projections lumineuses ou encore le téléphone à propos duquel il se montre déjà visionnaire : « Demain, la téléphonie n’aura plus de fil, comme déjà la télégraphie s’en est débarrassée. (…) Ce qui cause aujourd’hui le désespoir du technicien fera alors sa joie : la possibilité de recueillir les ondes à tous les points de la sphère d’action (…) tournera plus tard à l’avantage d’un mode universel de transmission des informations. Chacun portera sur soi, dans son gousset, un tout petit cornet. »[11] La même année, très intéressé par les progrès de la photographie, il met au point, avec l’inventeur Robert Goldschmidt, le microfilm pour faciliter la reproduction et la consultation des pages d’un livre[12]. Dans les années 1920 et 1930, il intègre à sa réflexion la radio et la télévision et imagine, alors que celle-ci n’est encore qu’à ses balbutiements, qu’il sera à l’avenir possible de consulter un livre à distance par le biais d’un écran. Il conçoit également, sur papier, un meuble « multimédia » intégrant tous les supports de la connaissance et les médias permettant d’y accéder : la mondothèque.
Otlet s’est montré visionnaire à plus d’un titre sur la place occupée par la technologie dans les sciences de l’information. Il lui consacre les dernières pages de son ouvrage le plus important, le Traité de documentation (publié en 1934), le livre qui synthétise sa pensée. Il va jusqu’à émettre l’idée d’une bibliothèque virtuelle : « Ici la Table de Travail n’est plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements, avec tout l’espace que requièrent leur enregistrement et leur manutention, avec tout l’appareil de ses catalogues, bibliographies et index (…). Le lieu d’emmagasinement et de classement devient aussi un lieu de distribution, à distance avec ou sans fil, télévision ou télétaugraphie. De là on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la réponse aux questions posées par téléphone, avec ou sans fil. Un écran serait double, quadruple ou décuple s’il s’agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément ; il y aurait un haut-parleur si la vue devrait (sic) être aidée par une donnée ouïe, si la vision devrait être complétée par une audition. Une telle hypothèse, un Wells[13] certes l’aimerait. Utopie aujourd’hui parce qu’elle n’existe encore nulle part, mais elle pourrait bien devenir la réalité de demain pourvu que se perfectionnent encore nos méthodes et notre instrumentation. »[14]
Dans le futur imaginé par Otlet, toutes les bibliothèques sont rassemblées en une unique bibliothèque internationale[15], universelle. L’accès à son contenu multiforme, mêlant livres et documentation, est rendu possible par les moyens techniques mis à la disposition de tous et toutes. Cette bibliothèque internationale occupe une place centrale dans le projet de Cité mondiale qu’il conçoit vers 1910. Vaste projet architectural, la Cité mondiale devait rassembler, toujours dans le but de favoriser l’harmonie entre les peuples par le progrès et la connaissance, des institutions politiques, des associations internationales, des universités et des bibliothèques. Le Mundaneum y occupe une place centrale, ainsi qu’un centre mondial de la communication. Plusieurs architectes, dont Le Corbusier, ont dessiné des plans pour cette cité utopique. Plusieurs lieux sont envisagés : d’abord Genève, ensuite plusieurs endroits en Belgique et à l’étranger. Mais, jugé trop irréaliste, le projet ne rencontre pas l’adhésion souhaitée par Otlet. En vain, il adresse des requêtes aux puissants de son temps avec l’espoir, qui ne le quitte pas jusqu’à sa mort en 1944, de voir ce projet se concrétiser[16].
Des sources pour l’histoire des bibliothèques publiques
Le Mundaneum a entretenu des liens historiques et institutionnels avec la lecture publique. Les quelque six kilomètres courants de fonds d’archives et collections qui y sont conservés renferment de nombreuses sources utiles à l’histoire des bibliothèques publiques. La bibliothèque, sous toutes ses formes, est un élément clé dans l’œuvre d’Otlet et La Fontaine. Leurs papiers personnels figurent donc, évidemment, au premier rang de ces sources. Mais le Mundaneum conserve également d’autres ressources riches de documents sur le sujet :
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- Les papiers personnels de Georges Lorphèvre (1912-1997) : Lorphèvre est connu de plusieurs générations de bibliothécaires-documentalistes à qui il a donné cours. Aux côtés d’André Colet (1896-1978), autre bibliothécaire et collaborateur d’Otlet, il est la cheville ouvrière du Mundaneum après 1944. Il occupe par ailleurs différents postes dans des groupements internationaux de bibliothécaires et de documentalistes, en particulier la Fédération internationale de documentation où il mène des travaux sur la classification décimale universelle.
- Le Musée international de la presse : cette collection de périodiques contient de nombreux périodiques sur le sujet des bibliothèques publiques.
- La Bibliothèque collective des sociétés savantes : ce vaste ensemble (dont une grande partie reste encore à classer) se compose notamment de la bibliothèque de l’IIB, riche en publications sur les bibliothèques et la bibliothéconomie.
- Des publications issues de différentes bibliothèques dont, par exemple, la Bibliothèque populaire de l’Ouest (créée à Liège en 1880) et la Bibliothèque de l’Œuvre nationale de l’enfance.
L’œuvre d’Otlet et La Fontaine et l’héritage documentaire qu’ils ont légué sont une mine d’informations pour qui s’intéresse à l’histoire des sciences de l’information et à leurs implications actuelles. Leurs travaux dans le domaine de la bibliothéconomie et leurs anticipations en matière de technologies et d’alternatives au livre (ce qu’Otlet appelle les « substituts du livre ») ont contribué à forger non seulement le monde du livre et des bibliothèques mais aussi les supports numériques du savoir qui font à présent partie de notre quotidien. Ils ont suscité et suscitent encore de nombreux travaux de recherche.
Notes
[1] OTLET P., « L’état actuel des questions bibliographiques et l’organisation internationale de la documentation », Bulletin de l’Institut international de bibliographie, 1908, p. 179.
[2] Ces idées sont par ailleurs défendues au sein de l’association Biblion, créée en 1907 à l’initiative de l’IIB, pour réunir les personnes qui s’intéressent « activement au recrutement, à la conservation et à l’utilisation des documents manuscrits ou imprimés ». Voir : Liste générale des bibliothèques de Belgique, Bruxelles, Biblion, 1907 (Publication n°1).
[3] LIESEN B., « Des bibliothèques populaires aux bibliothèques publiques. L’émergence d’un service public de lecture dans une société pilarisée », SANDRAS A. (dir.), Des bibliothèques populaires à la lecture publique, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2014, p. 318-363.
[4] OTLET P., Conférence internationale de bibliographie et de documentation, Bruxelles, 1908, p. 14. (Extrait de Mouvement sociologique international, IXe année, n°4, décembre 1908).
[5] À côté de ces répertoires principaux, il existe d’autres répertoires connexes, dont, par exemple, le Répertoire des titres de périodiques ou le Répertoire administratif qui consigne sur fiches la correspondance, les informations sur la gestion du personnel, l’inventaire des collections, etc.
[6] À la fin du 19e siècle, le nombre de publications existantes est estimé à environ 10 millions. À partir du début du 20e siècle, en parallèle au développement de l’enseignement et des sciences, ce nombre s’accroît de manière exponentielle. Selon une étude réalisée par Google en 2010 (basée sur les données ISBN et d’autres sources telles que les fonds des bibliothèques et le réseau des libraires Worldcat), le nombre de livres uniques s’élève alors à 130 millions.
[7] OTLET P., Conférence internationale de bibliographie et de documentation…, p. 5.
[8] Pour plus de détails sur la vie et l’œuvre de Paul Otlet et Henri La Fontaine, ainsi que sur l’histoire de l’IIB et du Mundaneum, voir : Cent ans de l’Office international de bibliographie (1895-1995), Mons, Éditions Mundaneum, 1995 ; Le Mundaneum. Les Archives de la connaissance, Bruxelles, Édition Les Impressions Nouvelles, 2008 ; GILLEN J. (dir.), Paul Otlet, fondateur du Mundaneum (1868-1944), Bruxelles, Édition Les Impressions Nouvelles, 2010 ; GILLEN J. (dir.), Henri La Fontaine, Prix Nobel de la paix en 1913. Un Belge épris de justice, Bruxelles, Les Éditions Racine, 2012.
[9] OTLET P., WOUTERS L., Manuel de la bibliothèque publique, Bruxelles, Union des villes et communes belges, 1923 (Publication n°17), p. 41.
[10] Idem, p. 29.
[11] OTLET P., Les Aspects du livre. Conférence inaugurale de l’Exposition du livre d’art et de littérature organisée à Ostende par le Musée du Livre (14 juillet 1906), Bruxelles, Musée du livre, novembre 1906 (Publication n°8), p. 33.
[12] GOLDSCHMIDT R., OTLET P., Sur une forme nouvelle du livre. Le livre microphotographique, Bruxelles, Institut international de bibliographie, 1906 (Publication n°81).
[13] Herbert George Wells (1866-1946) est un écrivain anglais connu pour ses romans de science-fiction, tels que La Machine à explorer le temps ou La Guerre des mondes. Souvent futuristes et dystopiques, ils sont considérés comme des classiques du genre.
[14] OTLET P., Traité de documentation. Le livre sur le livre. Théorie et pratique, Bruxelles, Éditions Mundaneum, 1934, p. 428.
[15] La Bibliothèque collective des sociétés savantes, qu’Otlet initie en 1907, était destinée à constituer le noyau de cette bibliothèque internationale.
[16] La littérature sur le projet de Cité mondiale est abondante. Voir par exemple : GHILS P. (dir.), Connaissance totale et Cité mondiale. La double utopie de Paul Otlet, Louvain-la-Neuve, 2016.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
GILLEN J., « Paul Otlet et Henri La Fontaine, fondateurs du Mundaneum : des références pour les bibliothèques », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.
1859-2021 : 160 ans au service de la lecture. La bibliothèque populaire communale de Saint-Josse-ten-Noode
Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)
Dominique Dognié est bibliothécaire depuis 1989 et bibliothécaire en chef depuis 1991. Sa passion pour l’histoire fait qu’il est curieux de tout ce qui touche au passé de la bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode et de la commune en général. À l’occasion du centenaire de la loi Destrée, la bibliothèque communale de Saint-Josse présente une petite exposition, avec des affiches, des photos ainsi que les traces éparses de son passé. Nous le rencontrons le 3 juin 2021 dans sa bibliothèque[1]. Son témoignage fait le lien entre l’ancienne bibliothèque, telle qu’elle fonctionne quasi depuis sa fondation et la « nouvelle » bibliothèque qu’il dirige, orientée vers les publics, l’ouverture, l’accessibilité de tous et toutes, l’animation à la lecture et la découverte du livre, très loin des seuls prêts et accès à la lecture qui caractérisaient l’ancienne bibliothèque. C’est un pan de cette histoire qu’il nous dévoile :
« Je suis bibliothécaire depuis 1989 et bibliothécaire en chef depuis 1991. Étant habitant de Saint-Josse depuis plus de 53 ans, je connais bien Saint-Josse, sa population et son évolution. J’ai la chance d’avoir travaillé avec des bibliothécaires qui étaient en fin de carrière, qui avaient été engagés en 1953. C’est en discutant avec eux que j’ai eu une vue sur pratiquement toute l’histoire de la bibliothèque.
La bibliothèque de Saint-Josse a déjà comme atout d’être une bibliothèque très ancienne parce qu’elle date de 1859. La Belgique a à peine 29 ans quand cette bibliothèque est créée. On a très peu de documents. On en trouve des traces dans les Bulletins communaux. Il semblerait qu’auparavant, il y avait déjà une salle de lecture, ce n’est pas très clair, qui était tenue par des professeurs, mais la bibliothèque officielle a existé réellement à partir de 1859. À l’époque, c’était souvent des professeurs qui faisaient cela en horaire complémentaire. Charles Rogier qui a habité Saint-Josse, qui est un acteur incontournable de la Révolution, membre du Gouvernement provisoire, ministre de l’Intérieur et puis Premier ministre, est une personnalité importante qui a habité à Saint-Josse. Il a fait un don important de livres. Eugène Van Bemmel, qui était conseiller communal à l’époque, avait fait remarquer à cette occasion, que la bibliothèque de Saint-Josse était la première bibliothèque de Belgique[2] même s’il se trouve que ce n’est peut-être pas certain, mais en tout cas, 1859, c’est quand même respectable et c’est beaucoup plus ancien que d’autres. À l’époque, comme toutes les bibliothèques, elle s’appelait bibliothèque populaire et il s’agissait bien d’une bibliothèque destinée à la population de Saint-Josse et non pas d’une bibliothèque spécialisée destinée à des chercheurs, des professeurs, etc. »[3]
L’appel de Bruno Liesen à se pencher sur l’histoire des bibliothèques locales, comme autant de maillons d’une histoire politique et socio-culturelle de nos sociétés, nous incite à passer à l’acte. Pourquoi ne pas remonter aux sources de cette vénérable bibliothèque et de ses pères fondateurs[4] ? Dominique Dognié est intéressé. Il m’installe dans son bureau et m’ouvre son fonds précieux. Son collègue Filippo Virgilio, qui fournit l’iconographie de cet article, est demandeur. Enseignant dans la formation de bibliothécaire à horaire décalé, cette monographie l’intéresse. N’est-ce pas le rôle de l’historien.ne, attaché.e à un centre d’histoire sociale développant des pratiques d’éducation permanente, de permettre à ceux et à celles qui agissent aujourd’hui dans les secteurs socio-culturels, dans ce cas-ci la lecture publique, de se réapproprier leur histoire et d’en tirer non seulement quelque fierté mais aussi d’inscrire leur action d’aujourd’hui dans la continuité de celle-ci ? Il y a là un cercle vertueux. Les bibliothécaires contemporains nous parlent de leurs missions d’aujourd’hui, l’historien.ne fait émerger quelques fragments du passé de la bibliothèque. L’article se divise en deux parties, la première évoque l’histoire de la fondation de la bibliothèque, la seconde est consacrée au témoignage de Dominique Dognié, comme acteur bibliothécaire depuis plus de 30 ans. L’une et l’autre s’articulent pour situer la bibliothèque populaire de Saint-Josse, dans le temps, à savoir 150 années de présence locale au service de l’accès aux livres et à la lecture.
Partie I : Fragments d’histoire (1858-1958)

Pour retracer l’histoire de la bibliothèque communale, les bulletins communaux de Saint-Josse-ten-Noode (BC), publiés à partir de 1858, sont une source précieuse. Ils rapportent les débats, les budgets alloués, les nominations et démissions des bibliothécaires et des bibliothécaires-adjoints. Nous avons procédé par sondage autour de périodes-clés : la fondation, le cinquantième anniversaire, la Guerre 1914-1918 et l’après-guerre avec le contexte de la loi Destrée, la Deuxième Guerre mondiale et l’anniversaire du centenaire de la bibliothèque. D’autres sources peuvent être exploitées : les catalogues, les archives communales, la presse locale, etc. Pour la période plus récente, les archives sauvées et conservées à la bibliothèque communale donnent des informations sur l’entre-deux-guerres et sur les années 1950. Faute de temps et d’inventaire, nous avons consulté les documents sélectionnés et présentés dans le grand hall de la bibliothèque, dans le cadre du centenaire de la Loi Destrée. Il s’agit donc de quelques « fragments » d’une histoire qui se révèle riche, complexe et qui offre de nouvelles perspectives de recherche.
1858-1859 : la bibliothèque populaire, une œuvre auxiliaire de l’école
La décision d’ouvrir une bibliothèque populaire est proposée au Conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode le 17 septembre 1858. L’intérêt des édiles communaux n’est pas nouveau. En 1858, le pouvoir communal accorde au Conseil de salubrité publique, un budget conséquent de 500 francs pour lancer les bases d’une bibliothèque spécialisée dans les matières d’hygiène publique. À l’occasion de la réorganisation des écoles primaires[5] et de l’ouverture d’une nouvelle école primaire gratuite, rue du Chalet, la commission de l’instruction publique[6] propose que l’effort d’instruction populaire de la commune se complète d’une classe du soir pour adultes et d’une bibliothèque communale[7] :
« La bibliothèque communale, bien qu’elle sorte de la sphère de l’école et qu’elle puisse en être entièrement indépendante, serait cependant, dans notre pensée, le complément de l’instruction populaire. Elle aurait son local rue du Chalet et serait placée sous la direction de l’instituteur en chef. Elle serait à l’usage des instituteurs, des anciens élèves de nos écoles et des habitants de la commune. Une allocation de 300 francs est proposée pour acquérir des ouvrages en français et en néerlandais. Un subside annuel de 100 francs et les dons des habitants de la commune nous permettraient d’entretenir et de développer cette utile institution. »[8]
Le projet est toutefois suspendu en attendant de voir si la commune a les ressources pour faire face à ces nouvelles dépenses.[9] Le budget de 1859 prévoit 400 francs pour la mise en route de la bibliothèque tandis que les années suivantes, le subside de fonctionnement de 100 francs apparait dans les comptes.[10]
La proposition émane de la commission de l’Instruction publique. Les conseillers communaux Guillaume Tiberghien[11] et Eugène Van Bemmel[12] en sont membres. Professeurs à l’Université libre de Bruxelles, élus conseillers communaux de Saint-Josse, ils y défendent leur projet d’une instruction publique obligatoire et gratuite et soutiennent concrètement toutes les initiatives d’éducation populaire qui sont mises à l’ordre du jour du Conseil : cours pour adultes, école de dessin, académie de musique, cours de chants, soirées populaires initiées par la Baronne Van Crombrugghe[13] en 1864 avec la Ligue de l’enseignement et plus tard, l’Extension universitaire de l’ULB (1896) et l’Université populaire de Saint-Josse (1902)[14], etc. Une bibliothèque est un outil au service de l’éducation du peuple. Tant qu’il sera bourgmestre, Jacques Gillon[15] soutiendra cette initiative qui précède de plusieurs années la circulaire Vandenpeereboom (1862) qui encourage les communes à ouvrir des bibliothèques populaires.[16]
La bibliothèque est installée dans une salle de la nouvelle école de la rue du Chalet – qui deviendra ensuite l’école n°7, et aujourd’hui, l’école fondamentale communale Joseph Delclef –. Monsieur Jacobs, instituteur en chef est nommé bibliothécaire, une fonction qu’il exerce à titre gratuit.[17] Sa première mission est de proposer une liste d’ouvrages indispensables à acquérir et de rédiger le premier règlement présenté et adopté par le Collège, le 17 septembre 1858.
Le règlement concerne tant les méthodes de travail des bibliothécaires que les principes qui doivent guider l’usage des ouvrages par les lecteurs et lectrices. La première mission de la bibliothèque est le prêt de livres, ce qui suppose une traçabilité. Les ouvrages sont pourvus du cachet de la commune, ils sont inscrits dans un catalogue avec un numéro d’ordre, le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage, le format, l’édition, le nom du donataire et une colonne pour les observations. Chaque mouvement, les entrées comme les sorties, est consigné dans un registre qui reprend le numéro de catalogue, le titre de l’ouvrage prêté, le nom et l’adresse de l’emprunteur, la date de sortie de l’ouvrage, la date de rentrée et une colonne d’observations pour l’emprunteur et pour le bibliothécaire. Les ouvrages se prêtent pour 15 jours, prêt renouvelable une fois. L’article 9 précise que « quiconque rapportera un ouvrage taché ou déchiré sera tenu d’en remettre un nouvel exemplaire dans les 15 jours ».[18] Ces emprunteurs indélicats peuvent être exclus du prêt. Le Collège est informé de ceux et celles qui ne rentrent pas les ouvrages et peut sanctionner. Enfin au 1er septembre, le bibliothécaire est tenu de faire au Collège un rapport sur l’état de la bibliothèque, sur les ouvrages acquis ou reçus dans l’année. Désormais, la bibliothèque est en ordre de marche.

La bibliothèque ouvre ses portes
La bibliothèque ouvre ses portes le 1er mars 1859 et met à la disposition du public quelques 103 titres. Dominique Dognié évoque ce qu’était à l’époque le métier de bibliothécaire et cette pratique est restée longtemps de mise. Il souligne l’importance d’avoir un catalogue à jour !
« À l’époque, où il n’y avait pas encore l’accès direct aux livres. Il fallait chercher dans les fichiers et les répertoires et puis demander au bibliothécaire qui allait chercher les livres. Il se perchait sur des échelles. J’ai encore connu des personnes qui m’ont parlé de cette époque ».[19]
Le public qui la fréquente régulièrement est assez limité : « Jusqu’ici, les livres se prêtaient à domicile pour une période de 15 jours aux instituteurs, soit aux élèves sortis de nos écoles, soit aux habitants de la commune ».[20] Pour une population de Saint-Josse de 18 800 habitant.e.s, la commune a deux écoles primaires gratuites, la première située rue Nevraumont et la seconde, la nouvelle école communale primaire, rue du Chalet. Elles sont fréquentées en 1860 par 765 élèves, 408 garçons et 357 filles. Parmi ces enfants, près de 200 (115 garçons et 84 filles) appartiennent aux familles secourues par le bureau de bienfaisance, qui conditionne son aide aux familles à la fréquentation des enfants de l’école primaire. L’école d’adultes compte 230 élèves inscrits. Toujours en 1860, la commune élargit son offre avec l’ouverture d’une école payante de demoiselles et un jardin d’enfants pour les deux sexes, pour répondre aux demandes des employé.e.s, des bourgeois.e.s, des rentières et rentiers habitant la commune et qui peuvent prendre en charge les frais d’instructions de leurs enfants. Le budget des écoles primaires s’élève à 15 200 francs, celui de l’école d’adultes à 1 000 francs.[21] En 1862, le bourgmestre constate que la bibliothèque est fréquentée par les anciennes et anciens élèves des écoles primaires gratuites communales et celles et ceux qui suivent l’école d’adultes ; « ils sont heureux de trouver les moyens de poursuivre chez eux les études commencées à l’école, de fortifier les connaissances qu’ils ont acquises et d’en étendre le cercle ; la bibliothèque leur procure une distraction à la fois utile et agréable qui les éloigne des récréations abrutissantes et corruptrices ».[22] Pour attirer de nouveaux publics, d’autres moyens sont nécessaires : élargir l’offre de livres, avoir une salle de lecture éclairée et chauffée… Les idées ne manquent pas.
Un souci permanent : augmenter l’offre de livres
Le nombre de titres proposés au prêt augmente régulièrement : 130 en 1861, 335 en 186 et 600 en 1863. À chaque Conseil communal, le bourgmestre rend compte des donations et propose d’envoyer une lettre de remerciement. En août 1861, le bourgmestre adresse une requête au ministre de l’Intérieur, Charles Rogier, dans laquelle il demande de bénéficier des ouvrages conservés dans les réserves de son ministère.[23] Ce dernier salue l’initiative : « une institution de ce genre ne peut manquer de produire les meilleurs résultats aussi, je félicite le Conseil de la décision qu’il a prix (sic) et je me fais un plaisir de contribuer au succès et au développement de la Bibliothèque dont il s’agit en mettant à votre disposition un certain nombre de documents et d’ouvrages… ».[24] Désormais, chaque mois, le ministère fait parvenir des revues, des ouvrages d’intérêt général et technique. En 1862, la donation du Gouvernement s’élève à 92 titres dont plusieurs périodiques.
Parmi les donateurs privés, il y a lieu de mentionner le bourgmestre, Jacques Gillon et les conseillers communaux, Guillaume Tiberghien et Eugène Van Bemmel. Le premier fait un don de plus de 80 ouvrages en 1862 et le second, une donation de 62 titres en 1863. Des habitant.e.s, des anciens élus communaux, des littérateurs ou publicistes déposent leurs œuvres ou les collections qu’ils possèdent. Parmi les donateurs, Joseph Dauby[25] mérite une mention particulière. Cet ouvrier typographe, chef d’atelier à l’imprimerie Lesigne à Saint-Josse[26], propose, en juillet 1859, de donner gratuitement à l’école du soir d’adultes, un cours sur la condition économique des classes ouvrières, ce que le Conseil accepte avec empressement. En mars 1860, il dépose un exemplaire de son cours Économie populaire, qu’il a édité sous forme de syllabus. En 1863, il fait don d’un exemplaire de son ouvrage De l’organisation des sociétés de secours en Belgique, ainsi que de ses autres publications.[27] Par la suite, il fait partie des donateurs réguliers. Pendant tout le 19e siècle, les donations sont une source régulière d’approvisionnement de la bibliothèque, avec comme conséquence, un certain éclectisme dans les collections (voir le point sur le catalogue).
Une nouvelle expansion
Après quatre années de fonctionnement, lors du Conseil communal du 12 septembre 1862, Guillaume Tiberghien présente au nom de la commission de l’Instruction publique, un projet d’ouverture d’une salle de lecture.[28] L’avis de la section est positif. Le succès rencontré par la salle de lecture de la bibliothèque populaire communale à Liège[29] sert de référence :
« La classe ouvrière de notre commune n’est pas moins instruite ni moins prévoyante que celle des grandes cités du pays, comme le prouvent la fréquentation de notre école d’adultes et les nombreuses sociétés de musique et d’assistance que nous avons prises sous notre patronage. Il y a donc lieu d’espérer qu’elle participera plus largement aux bienfaits de la bibliothèque communale si l’on donne à cette institution une publicité plus étendue et si l’on offre aux habitants peu aisés de la commune un local où ils puissent consulter les livres en rapport avec leurs goûts ou leurs professions. Une salle de lecture éclairée et chauffée dans les soirées d’hiver vaut mieux pour l’étude que la chambre commune où sont entassés tous les membres de la plupart des familles peu favorisées de la fortune. Les ouvriers qui vont chercher des distractions au dehors trouveront un emploi plus utile de leurs loisirs dans la salle de la bibliothèque et n’y seront pas exposés à perdre à la fois leurs économies et leur santé ».[30]
Le Conseil doit également se prononcer sur un crédit extraordinaire de 300 francs pour les aménagements nécessaires et pour l’impression d’un catalogue. Il propose de revoir le statut du bibliothécaire, de sortir du bénévolat et de la gratuité et de fixer une indemnité de fonction. Le budget de la bibliothèque passe de 100 à 500 francs par an : 150 francs pour le bibliothécaire, 100 francs pour le bibliothécaire-adjoint, 50 francs pour le concierge et 200 francs pour l’achat de livres et cartes. Ces propositions ne soulèvent que peu de commentaires, si ce n’est la question budgétaire. Van Bemmel insiste : si la commune a été la première à instituer une bibliothèque populaire communale, la plupart des communes de Belgique s’engagent dans cette voie et affectent un budget de 500 francs à leur bibliothèque « c’est-à-dire exactement ce que l’on nous demande aujourd’hui ».[31] La proposition mise aux votes est acceptée dans son principe tandis que le volet financier est reporté à l’examen du budget.
Le catalogue, un outil de promotion de la bibliothèque
Le premier catalogue sort en 1863, après validation par la commission de l’Instruction publique. C’est un petit fascicule de 52 pages publié par l’imprimeur Lesigne, situé au numéro 2 de la rue de la Charité à Saint-Josse.[32] Il reprend les quelque 592 titres, regroupés en 10 thématiques : Philosophie & éducation morale, Hygiène, Législation-économie politique-bienfaisance-statistique, Linguistique et histoire littéraire, Lettres et beaux-arts, Histoire et géographie, Sciences physiques et mathématiques, Sciences naturelles, Sciences agricole-industrielle-commerciale, Agriculture-horticulture et économie ménagère, Industrie et commerce, Mélanges-critiques-journaux. Les ouvrages francophones sont majoritaires. Certains conseillers, comme l’avocat Lucien Jottrand[33], sont très attentifs à l’acquisition d’ouvrages d’auteurs flamands, langue parlée par la grande majorité de la classe ouvrière : 25 % des titres sont en néerlandais, particulièrement dans les sections des œuvres littéraires, les ouvrages sur la linguistique et les ouvrages techniques. La bibliothèque est abonnée au Journal de l’ouvrier et à Het zondagsblad, ainsi qu’à une revue, De toekomst. Maandschrift voor onderwijzers, sans doute un dépôt du bibliothécaire, qui est néerlandophone.[34] Il est également un donateur régulier.


Quelle offre de lecture est proposée aux lecteurs et lectrices ?

Les trois sections qui, ensemble, constituent la plus grande partie des écrits conservés par la bibliothèque sont les Lettres et Beaux-Arts (25,17%), Histoire et géographie (17,90%) et Sciences agricoles, industrielles et commerciales (14,02%). Les sections Philosophie et morale, Législation-économie politique-bienfaisance-statistique, Linguistique-histoire littéraire et Mélanges-critiques-journaux représentent chacune entre 5% et 10%. Les sections hygiène, sciences physiques et mathématique et sciences naturelles occupent les 9% restants.
L’approche par grandes disciplines, montre que les sciences humaines sont, ensemble, prédominantes. Elles représentent 51% du total (philosophie et morale, lettres et Beaux-Arts, linguistique et histoire littéraire, mélanges-critiques-journaux), et cela sans même intégrer l’histoire et la géographie (18%). Les sciences techniques et naturelles, quant à elles, sont minoritaires, soit à peine 21% des publications.
Un quart des 592 publications sont des écrits en langue flamande (149). 58% des 149 publications en flamand concernent les sciences humaines, avec, encore une fois, une part importante d’ouvrages dans la catégorie Lettres et Beaux-arts (30%). Les publications classées en Linguistique et histoire littéraire sont également nombreuses (19%) et représentent même plus de la moitié des 50 publications françaises et flamandes qui composent la section. L’histoire et la géographie constituent 14% des publications ; les sections relatives aux sciences techniques et naturelles concernent un quart des publications flamandes.
En prenant un peu de hauteur, deux éléments émergent de cette analyse statistique :
– Les publics de la bibliothèque populaire de Saint-Josse ont principalement accès à des publications relatives aux sciences humaines, parmi lesquelles les lettres et les beaux-arts occupent une part substantielle (25%). La bibliothèque participe donc à une conception d’éducation populaire à portée généraliste, qui participe à la démocratisation de la culture. La priorité ne semble pas être l’acquisition de connaissances techniques utiles uniquement à l’économie, au travail.
– Les publications rédigées en flamand sont minoritaires et axées principalement sur la littérature ou l’histoire. Il y a là une attention envers les classes populaires qui, en 1860, à Saint-Josse, parlent essentiellement le flamand, alors que la fréquentation « naturelle » de la bibliothèque, serait plutôt la bourgeoisie, les fonctionnaires, les employé.e.s, ceux et celles qui ont du temps et les moyens de se former et de s’informer. La bibliothèque s’enrichit aussi essentiellement par des donations, les titres déposés sont aussi le reflet des préférences culturelles des donateurs et donatrices.
Le règlement de la bibliothèque, révisé, est publié dans les premières pages du catalogue. La salle de lecture est accessible le dimanche matin de 9 à 12 heures et le lundi de 18 à 21 heures. Il est interdit de fumer, de causer ou de faire du bruit dans la salle de lecture. Il est interdit de calquer les gravures et les cartes, d’apposer sur les livres des marques, notes, réflexions ou de plier les pages.[35] Pour le reste, le règlement reprend les mesures adoptées précédemment.
Ce catalogue est un véritable outil de promotion de la bibliothèque. Il est distribué aux élèves qui sortent des écoles communales, aux adultes qui suivent les cours du soir, aux notables et aux chefs d’entreprise, à charge de ces derniers de les distribuer à leurs employé.e.s, fonctionnaires, ouvriers et ouvrières pour les inviter à fréquenter la bibliothèque. Une circulaire accompagne cette distribution :
« En vous envoyant un exemplaire de ce catalogue, nous éprouvons la satisfaction de pouvoir annoncer que la salle de lecture a été ouverte, sous les auspices les plus favorables, au local de l’école communale, rue du Chalet, n°1 et nous saisissons cette occasion pour venir vous exprimer l’espoir de vous voir coopérer à notre œuvre moralisatrice par des dons en livres ou en argent. Nous vous engageons tout particulièrement, M.[onsieur], de recommander la fréquentation de la bibliothèque, en vue de propager une institution digne de la bienveillante sympathie de tous les hommes qui s’intéressent au développement de l’instruction et qui désirent en étendre les bienfaits à toutes les classes de la société… »[36]
L’opération est un succès. Les donations affluent, ce qui double le nombre de volumes en prêt (828 ouvrages en tous genres). L’ouverture de la salle de lecture, le 13 avril 1863, a également un effet positif sur la fréquentation de la bibliothèque. 1 512 volumes sont prêtés pour la lecture à domicile en l’espace de quatre mois : « Ce chiffre à une époque de l’année où le travail laisse peu de loisirs, en dit plus que les phrases les plus belles, que les considérations les plus brillantes et répond victorieusement à ceux, en petit nombre, il est vrai, qui contestent encore l’utilité de cette institution populaire ».[37] Ce succès pose néanmoins quelques problèmes. Le 29 juin 1863, le bibliothécaire demande au Collège un budget de 50 francs pour protéger les ouvrages : « Depuis l’ouverture de la salle de lecture, la bibliothèque populaire est fréquentée beaucoup plus qu’auparavant : il y a continuellement cent à cent cinquante volumes entre les mains, pour la lecture à domicile. Vous comprendrez que les livres brochés ne peuvent résister longtemps à une circulation non interrompue ».[38] Le Collège lui alloue le montant demandé.[39]
Dans le rapport annuel sur la situation administrative de la commune, la bibliothèque est une petite rubrique dans le chapitre de l’Instruction publique. Il est fait mention du nombre de livres disponibles, de la fréquentation et de l’importance de tenir à jour le catalogue. En 1864-1865, le bibliothécaire signale 4 216 prêts. Le catalogue est réimprimé. En 1867-1868, les prêts s’élèvent à 5 786 titres. Pour une fois, l’information s’accompagne d’un commentaire.
« Ce chiffre est éloquent ; il fournit la preuve de l’immense utilité de l’institution des bibliothèques populaires. Cependant nous ne pouvons nous empêcher d’ajouter que, là où l’ouvrier prend goût à la lecture, la bibliothèque contribue puissamment à apporter le bonheur et le bien-être au sein des familles. Il est à notre connaissance que des pères de famille qui avaient l’habitude de dépenser au cabaret leur argent et leur santé, sont parvenus à vaincre leur ruineux penchant, grâce aux distractions moralisatrices que leur offre la bibliothèque populaire ; aujourd’hui, ils trouvent leur grand plaisir à passer les longues soirées en faisant des lectures en commun au milieu de la famille. Quoique ce ne soit là que des faits isolés, ils nous permettent d’espérer que d’autres profiteront de l’exemple et qu’ils parviendront à se généraliser peu à peu. La commune pourra se glorifier d’un pareil succès »[40].
La bibliothèque n’est plus seulement un complément utile à l’instruction mais également une œuvre morale !
En 1868, les travaux d’agrandissement de l’école communale de la rue du Chalet, entraînent la fermeture de la bibliothèque du 1er août 1868 au 24 octobre 1869. Le Collège, pour relancer l’activité, décide de réimprimer son catalogue : « les nombreux lecteurs qui la fréquentaient autrefois sont revenus au bout de fort peu de temps (…). Le goût de la lecture se répand de plus en plus et la bibliothèque est de mieux en mieux fréquentée. Aussi, l’administration communale pour faciliter au public le choix des ouvrages, a décidé de faire réimprimer le catalogue et de le distribuer aux lecteurs »[41]. Située à l’entresol de l’école, la bibliothèque dispose désormais d’une salle spacieuse ce qui est un plus.[42]
En 1876, la construction d’une nouvelle école, rue Saint-François s’achève. Le Conseil adopte un budget pour l’équipement des salles de classes, mais également pour le mobilier pour la bibliothèque populaire communale, en vue de son installation dans ces nouveaux locaux avec la salle de lecture attenante.[43]
1908 La bibliothèque a 50 ans
Inaugurée quasi en même temps que l’école de la rue du Chalet, la bibliothèque ne bénéficie pas des festivités organisées pour le cinquantième anniversaire de l’école primaire communale. Il est vrai que l’enjeu est autre : affirmer, politiquement, l’urgence d’adopter la loi sur l’instruction primaire obligatoire et gratuite pour tous les enfants. Au Conseil communal du 24 juin 1908, le conseiller Goens rappelle cet anniversaire et propose à cette occasion de publier un nouveau catalogue, la dernière édition remontant à 1894 :
« Messieurs, le 7 septembre, il y aura 50 ans que le Conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode décréta la création d’une bibliothèque dans la commune (…). Depuis lors cette œuvre n’a fait que prospérer tant au point de vue du nombre des lecteurs qu’au point de vue du nombre de livres acquis par la bibliothèque. Cette longue période mérite, messieurs, d’être commémorée d’une façon quelconque…. Je proposerai de renouveler le catalogue de la bibliothèque. Le catalogue existant ne correspond plus à l’état de la bibliothèque. En effet de nombreux livres n’y figurent pas comme il en est aussi un certain nombre de disparus parmi ceux qui y sont renseignés[44] ».
Sa proposition est acceptée, mais désormais chaque année un supplément annuel sera édité « de façon à le tenir à jour facilement et sans grand frais ». Le budget de 1900 prévoit 300 francs de crédit extraordinaire et 25 francs au budget ordinaire pour l’édition de supplément annuel.[45] Le budget de la bibliothèque s’élève désormais à 2 000 francs et 25 francs pour le complément au catalogue.
En sa séance du 19 juin 1912, le Conseil communal installe une commission de réorganisation de la bibliothèque populaire communale. Sa mission est de revoir le classement des ouvrages, établir un nouveau catalogue et simplifier si possible le système « dans l’intérêt des lecteurs, la simplification des recherches et des progrès des idées modernes en matière de bibliothéconomie[46] ». En sont membres, les conseillers communaux Goens et Vander Brugghen, bibliothécaire en chef, Stroeykens, Charles Pergameni, archiviste à la Ville de Bruxelles [47], Monsieur Chalet, directeur de l’école moyenne de Saint-Josse-ten-Noode, Monsieur Broodcoorens, attaché à l’administration communale et les demoiselles Closset, femme de lettres[48], et Rémy, régente à l’école moyenne de Saint-Josse-ten Noode. La commission est présidée par l’échevin de l’Instruction publique, Monsieur Poplimont. Le 9 octobre 1913, après plus d’un an de réunion et de travail, la commission rend compte de ses travaux. Sa mission s’achève avec la présentation d’un rapport circonstancié sur une nouvelle proposition de classement de la bibliothèque, la création de nouvelles fiches et un plan de classement synthétique des matières par ordre alphabétique.[49]
Ce travail met en évidence l’intérêt de recourir dans ce domaine à des personnes éclairées. Le président propose de mettre en place une commission consultative permanente de la bibliothèque populaire et soumet à l’approbation du Conseil un règlement organique et un budget de 200 francs pour son fonctionnement : « Il est composé de 5 membres au moins, nommés par le Conseil communal parmi les personnes qui s’occupent spécialement des bibliographies de littérature, de sciences, d’histoire, de géographie ou de sociologie, et sont en mesure de fournir d’après leurs études personnelles, des indications utiles au sujet d’ouvrages qu’il convient d’acquérir pour enrichir la bibliothèque communale.[50]»
Le mandat est de trois ans, renouvelable par moitié. La Première Guerre mondiale perturbe quelque peu cet ordonnancement. Aussi, en 1923, sont maintenus dans leur mandat, E. Stroeykens (bibliothécaire et secrétaire de la commission), Charles Pergameni (archiviste de la Ville de Bruxelles), Monsieur Chalet (directeur) et Mademoiselle Rémy (régente). Les nouveaux membres sont Mesdemoiselles Lambrichs et Levie (conseillères nouvellement élues) ainsi que Messieurs Gaspar et De Vuyst.[51] Certains sont encore membres en 1947, mais beaucoup sont démissionnaires ou décédés.[52] La commission est mixte, hommes et femmes, mais aussi composée d’expert.e.s et d’élu.e.s (après 1921). Qui sont-ils ? Chacun.e mériterait une recherche spécifique.
La bibliothèque pendant l’occupation
La Première Guerre mondiale ne semble pas avoir freiné la fréquentation de la bibliothèque à en croire le rapport du bourgmestre au Conseil du 12 novembre 1919.
« Pendant l’occupation, le nombre de lecteurs à la bibliothèque populaire, rue Saint-François, (nouvelle école des Tournesols) n’a cessé de progresser. Le tableau des lecteurs en témoigne 1914 -1915 : 916 lecteurs La moyenne par an est de 1 147 lecteurs alors qu’elle n’est que de 350 en temps normal. Les prêts ont augmenté dans les mêmes proportions. En conséquence, un grand nombre de volumes sont hors d’usage. La Commission de la bibliothèque, dans sa séance du 2 octobre 1919, approuve la liste des livres à renouveler ».[53] Elle demande l’adoption d’un crédit extraordinaire de 6 000 francs, à imputer, sur proposition du bourgmestre, sur l’article 54 du budget extraordinaire de 1919 (crédit de guerre). |
Le contexte social et politique invite à redéfinir les priorités communales en matière de politique socio-culturelle. Georges Pètre[54], échevin de l’Instruction publique qui a la tutelle sur la bibliothèque, propose en séance du 3 septembre 1920, un vaste programme pour l’occupation des loisirs de la classe laborieuse.
« Le Collège » dit-il, « s’est déjà préoccupé de la nécessité de créer des services nouveaux pour faire face à un besoin nouveau, né des modifications dans l’organisation du travail. La réduction de la journée de travail laisse à l’ouvrier des loisirs. Il faut l’aider à les employer utilement. (…) Nous avons une bibliothèque populaire très fournie et bien composée, mais elle ne s’occupe que du prêt des livres au dehors et il y a des personnes qui ne trouvent pas chez elles les conditions nécessaires pour faire, à l’aise, de bonnes lectures. Nous pourrions organiser à leur intention, une salle de lecture dans le local contigu à la bibliothèque populaire, rue Saint-François. Ce local est suffisant pour recevoir trente lecteurs. (…) Dans ma pensée la salle de lecture devrait être ouverte tous les jours de 17 à 21 ou 22 heures. On y trouverait outre les livres de la bibliothèque, les revues, périodiques et illustrés les plus intéressants pour la classe ouvrière. Un fonctionnaire spécial serait chargé du service. Il devrait être choisi de manière qu’il puisse guider dans le choix de leurs lectures, ceux qui voudraient avoir recours à lui. Si nous trouvons un homme comprenant bien sa mission et faisant de ses fonctions un apostolat, la salle de lecture populaire peut jouer un rôle social considérable en contribuant au développement intellectuel de la classe laborieuse, et je vise ici les travailleurs intellectuels au même titre que les ouvriers ».[55]
Suivent les considérations financières induites par ce projet, le chauffage, l’éclairage, les abonnements et le traitement du fonctionnaire. Il ne s’agit plus d’un emploi accessoire confié à un instituteur mais d’un emploi principal[56], qui occuperait le temps de travail de celui qui en aurait la charge.
En 1921, le Conseil fixe le traitement du bibliothécaire en charge de la tenue de la salle de lecture pour adultes[57] et décide, vu aussi « le projet d’extension des activités liées à l’occupation des loisirs de la classe ouvrière »[58], la réimpression du catalogue, la dernière édition, datant de 1913 étant obsolète. Les modalités de sélection du futur bibliothécaire changent. La mission est confiée à un jury qui fait les propositions.[59] C’est un premier signe de l’influence de la Loi Destrée : la procédure de sélection du bibliothécaire. Le 4 octobre 1922, la perle rare est trouvée en la personne de Robert Boxus. Il est nommé à titre d’essai, pour un an, bibliothécaire de la salle de lecture, rue Saint-François et à titre définitif, le 6 février 1924. La bibliothèque est reconnue et subventionnée en 1922-1923.[60]

Cette reconnaissance permet de revoir l’indemnisation des bibliothécaires. C’est une première étape vers la reconnaissance d’un statut, même si les réticences restent fortes. En 1921, les bibliothécaires-adjoints revendiquent une augmentation de leur indemnité, en fonction de celle admise pour les instituteurs. Dans un premier temps, le Collège refuse d’assimiler la fonction de bibliothécaire à celle d’enseignant : « leur service est purement mécanique et n’exige pas les connaissances requises d’un instituteur ».[61] La demande est examinée au Conseil communal du 5 avril 1922 qui adopte la proposition de la conseillère communale MademoiselleLambrichs, d’accorder 200 francs l’heure semaine. Elle est soutenue dans sa motion par Leenders : « Même s’il n’y a pas de préparation, il faut convenir que le bibliothécaire-adjoint doit se tenir au courant à moins que vous ne le considériez que comme une machine et alors, autant prendre un commissionnaire à la gare du Nord ! ».[62] Le budget sera adapté et le bourgmestre en clôturant la question, précise : « ce vote nous montre l’heureuse influence des conseillères (nouveaux rires) ».[63]
En mai 1923, le départ à la retraite de Monsieur Ed. Stroeykens, bibliothécaire en chef depuis 22 ans, est l’occasion de revoir son organisation. La commission consultative, relayée par le Collège, propose de mettre la bibliothèque et la salle de lecture pour adultes sous la même direction et d’ouvrir le jeudi après-midi, une troisième plage réservée aux enfants et aux membres du personnel enseignant. La salle de lecture serait également ouverte à partir de 3 heures.[64] Le service « enfant » placé finalement le samedi après-midi, rencontre un succès immédiat. Cette décision s’inscrit dans la foulée de la mise en œuvre de la loi du 21 mai 1914, instituant l’obligation scolaire pour les enfants jusqu’à 14 ans.
« Le service de prêts de livres aux enfants institué à la bibliothèque populaire en vertu de la décision du Conseil communal du 3 octobre 1923, fonctionne depuis le mois de novembre 1923. La moyenne des prêts est de 107 livres à raison de deux livres par enfant. Le service est assuré par le bibliothécaire en chef, deux adjoints et le bibliothécaire de la salle de lecture qui, étant donnée l’affluence des jeunes lecteurs, se consacre à cette mission en dehors de ses heures de prestation soit de 16h30 à 17 heures ».[65]
Vu le succès et le nombre important d’enfants qu’il n’est pas possible de servir, il est demandé d’ouvrir une deuxième séance pour enfants le vendredi, et de prévoir des jetons de présence en conséquence soit un budget de 2 000 francs[66], ce qui est accepté.

La professionnalisation du métier !
Après la Seconde Guerre mondiale, il n’y a plus guère de discussion sur les fondements mêmes de la bibliothèque populaire communale. Les points discutés en Conseil sont uniquement ceux qui ont un impact budgétaire. Quand l’arrêté-loi du 10 janvier 1947 révise le statut pécunier du personnel communal, par ricochet, le barème et le statut du personnel de la bibliothèque sont adaptés aux nouvelles normes.

En 1956, le Collège revient à nouveau devant le Conseil. La rémunération des instituteurs ayant été augmentée, les bibliothécaires, dont le barème n’a plus changé depuis le 1er janvier 1946, doivent pouvoir bénéficier d’une valorisation proportionnelle, puisque leur base salariale de référence est le traitement communal de l’instituteur.[67] Ils sont désormais quatre à assurer le service de la bibliothèque populaire communale : A. Lamine, bibliothécaire en chef et trois adjoints, J. Declève, J. Smeekens et Guillaume Cludts.[68]
La vieille bibliothèque de la rue Saint-François ne répondant plus aux nouveaux critères de reconnaissance (ouverture aux publics, accès direct aux ouvrages) doit fermer ses portes. La bibliothèque déménage dans un pavillon situé au numéro 29 de la rue Scailquin. Désormais, elle ouvre cinq plages au public, soit 10 heures.[69] Dominique Dognié a encore eu la possibilité de visiter les anciens locaux et témoigne :
« La bibliothèque de la rue Saint-François était vraiment une bibliothèque à la DICKENS avec des galeries, des hauts rayonnages où il fallait vraiment se percher sur des échelles pour aller chercher les livres. Les lecteurs n’avaient pas accès aux livres et devaient passer par une commande ou une réservation du livre. Il ne reste que des rayonnages. J’en ai fait des photos lors de la restauration de la salle. »[70]

Les bibliothécaires, dont la plupart sont entré.e.s en fonction fin des années 1950-début 1960, sont Guillaume Cludts, bibliothécaire en chef et professeur de dessin et ses adjoints, Joseph Pycke (agent communal), Jean-Claude Degransart (sans indication de fonction), Francine Rémy (bibliothécaire), Georges Stiers (bibliothécaire), Marcel Violon (instituteur), Daniel Coteur (rédacteur communal). Ils se partagent les tâches de prêt, de surveillance de la salle de lecture et le service jeunesse. Tous sont au moins titulaires d’un certificat d’aptitude. Trois ont un graduat. Le fonctionnement de la bibliothèque populaire semble immuable. Il reste centré sur le prêt. Francine Delépine et Dominique Dognié arrivent en 1989 et cela bouge.
PARTIE II Dominique Dognié raconte sa bibliothèque

Nouvelles missions et nouveau métier[71]
« Quand je suis arrivé en 1989, il y avait encore des bibliothécaires-enseignants. J’ai eu un directeur d’école de Saint-Josse, un enseignant qui est devenu directeur ensuite d’une école à Schaerbeek, Francine Rémy, bibliothécaire à l’INSAS et Georges Stiers qui était bibliothécaire à l’école de vétérinaire. Ces personnes venaient comme bibliothécaires à Saint-Josse, en activité complémentaire. Elles n’habitaient pas la commune et n’y travaillaient en général pas non plus. À l’époque, la bibliothèque n’était ouverte que 12 heures par semaine dont 4 heures le week-end, le lundi et le vendredi.
Les deux bibliothécaires, Madame Rémy et Monsieur Stiers n’étaient pas très bavards. C’étaient des bibliothécaires à l’ancienne. Ils n’avaient pas du tout les mêmes rapports avec leur ancien chef qui avait quasiment le même statut qu’eux. Celui-ci était payé 12 heures et il en travaillait au moins 20. Il s’investissait vraiment beaucoup et avait un ancrage dans la commune en tant que professeur de dessin à l’Académie. Il faut attendre mon arrivée ainsi que celle de Francine Delépine[72], pour avoir les premiers bibliothécaires à temps plein. Eux n’étaient là que 4 heures [par] semaine donc les décisions, c’était nous qui les prenions. Ils nous voyaient débarquer et nous prenaient un peu pour des clowns. Nous amenions le changement, les nouvelles missions des bibliothèques.
Au départ, je n’étais pas bibliothécaire. J’ai une formation de traducteur interprète anglais-allemand. Je suis arrivé ici vraiment par hasard. J’avais fait la connaissance de Francine Delépine quand elle tenait le journal local KIOSK. Quand il a été supprimé, ce journal est devenu une association qui proposait des activités aux classes. Je l’ai suivie. L’ancien bibliothécaire en chef étant en fin de carrière, le Collège lui a alors proposé de devenir responsable de la bibliothèque. Comme tout se professionnalisait, nous sommes allés suivre les cours pour obtenir un certificat d’aptitude à exercer la fonction de bibliothécaire, mais entretemps, F. Delépine est devenue conservatrice du musée communal, l’Hôtel Guillaume Charlier et moi, je suis resté comme bibliothécaire responsable.
Dans les années 1980, un grand nombre de bibliothèques – et c’était notre cas – devaient se régulariser. La Communauté française (CF) a organisé des cours. C’était une formation accélérée. Cela a permis à des personnes qui n’étaient pas en ordre de qualification, de pouvoir excercer le métier et aux institutions de se mettre en ordre avec la réglementation. Le décret de la Communauté française de Belgique[73] de 1978 imposait le libre accès aux livres. La carrière de bibliothécaire s’est professionnalisée. On ne pouvait plus mettre n’importe qui sous peine de ne pas être reconnu par la CF et je trouve que c’était une bonne chose. Comme les missions des bibliothèques se diversifiaient, il fallait pouvoir compter sur des personnes avec des compétences pour faire bouger l’organisation.
Les pérégrinations de la bibliothèque
En 1976, la bibliothèque déménage dans un pavillon, à l’angle de la rue de l’Alliance et de la rue Scailquin. Pour la première fois, les rayonnages sont accessibles aux lecteurs et les livres sont en libre accès. Arrivé en 1989, j’y suis resté jusqu’en 2004. Ensuite, nous avons emménagé dans les locaux actuels[74]. Situés à l’arrière du bâtiment, on a le calme et un jardin. C’est vraiment un cadre idéal. Les anciennes bibliothèques permettaient de ranger beaucoup de livres. On pouvait aussi les stocker dans des locaux moins éclairés puisqu’on allait les chercher à l’arrière. Aujourd’hui, il faut des locaux beaucoup plus grands, plus lumineux. Tout est à disposition. Il faut une signalétique. Bref, ce n’est plus destiné aux professionnel.le.s du livre mais au public. C’est à nous de faire en sorte qu’il y ait une lisibilité et une facilité d’accès aux livres. Il a fallu repenser toute l’organisation, les horaires, avoir plus d’heures d’ouverture aux publics. Les anciens bibliothécaires ont continué à venir au rythme de 4 heures par semaine, mais la bibliothèque a très rapidement ouvert 20 heures puis 22 heures et maintenant on en est à 28 heures.
Le décret mission des bibliothèques de 1995 a également changé le mode d’organisation des bibliothèques en introduisant les partenariats, en favorisant l’inclusion de la bibliothèque dans le réseau associatif, etc. Nous avons créé, par exemple le « biblisitting ». Une puéricultrice était présente en semaine pour accueillir les petits enfants pendant que les mamans cherchaient des livres. Ces expériences ne se sont pas prolongées, mais pour des bibliothécaires qui travaillaient à l’ancienne, c’était impensable.
À l’époque, la section jeunesse ne représentait quasiment rien. S’il y avait trente bandes dessinées, c’est beaucoup. L’enfant pauvre de la bibliothèque, c’était sa section jeunesse, tout allait pour les adultes alors que Saint-Josse a la particularité d’être la commune avec la population la plus jeune de Belgique. Aujourd’hui, nous avons plus de lecteurs et lectrices de moins de 18 ans que d’adultes. Il a fallu étoffer nos collections et organiser une salle de lecture adaptée aux enfants. On est parti de vraiment loin !
Nous conservons également un fonds ancien et précieux, mais sinon, tout est en accès libre. En magasin, nous avons des livres repris au catalogue qui peuvent être empruntés, mais ils sont évidemment plus anciens.

Une bibliothèque, une petite ruche bourdonnante

Pour nous, en période normale de notre bibliothèque, les expositions se succèdent, les visites de classes et des groupes, les bibliothécaires qui se rendent dans les écoles ou dans les associations, tout cela fait partie de notre quotidien. En fait, notre bibliothèque est en chamboulement constant. Nous sommes toujours à la recherche de plus d’espace. Aujourd’hui, nous réaménageons dans les réserves un espace pour faire les animations avec les enfants, pour les ateliers d’écriture et des formations à destination des associations, etc.
Dans le nouveau décret mission, les partenariats sont essentiels. Nous en avons avec les écoles, avec les associations comme La Ruelle (centre d’expression et de créativité), La Barricade (espace intergénérationnel), Paroles, Calame (école de devoirs), SIMA (centre d’insertion socio-professionnelle) (…). On est situé à côté du Centre Amazone (centre de congrès et d’associations féministes), de l’Université des Femmes et de la bibliothèque Léonie La Fontaine.
Dans notre bibliothèque, nous avons créé le fonds « Bibliothèque en tous genres » (BTGE). On a commencé avec 150 livres autour du thème de la lutte contre les discriminations de genre. C’est notre cheval de bataille. Aujourd’hui, ce fonds possède 1 500 livres sur une collection de 36 000 volumes. C’est vraiment très important. Il se répartit en section adulte et en section jeunesse.
Dans notre sélection des livres de contes pour enfants, on donne la priorité aux bonnes pratiques. Il ne s’agit pas de dire : faites ceci, ne faites pas cela, mais ce sont des histoires où des héroïnes, des jeunes filles et des femmes n’ont pas le rôle passif qu’elles ont dans les contes traditionnels. Au lieu de pleurer en haut de leur tour pendant que le prince va se battre contre le dragon, elles vont s’occuper du dragon et le prince va cueillir des fleurs pendant ce temps-là, il ne pensera pas à faire la guerre et ça fera des congés à tout le monde. C’est l’idée. En section jeunesse, les ouvrages sont disséminés, avec simplement un point blanc discret au dos du livre, ce qui nous permet de le repérer et de le mettre en avant. Pourquoi ? Parce qu’à Saint Josse, on a une population qui a des difficultés avec la langue française. Ce sont les parents qui décident si les enfants viennent à la bibliothèque ou pas (…). Il faut à la fois, faire en sorte que les ouvrages non sexistes existent, mais que la bibliothèque ne soit pas rejetée en bloc à cause de cela. La communication est importante et basée sur la prudence pour être la plus inclusive possible.

Un projet en continuelle évolution
Les missions de la bibliothèque sont très larges. Nous organisons des expositions qui se suivent sans interruption. Ce sont des artistes de Saint-Josse comme ceux de la Cité Mommen, des peintres, des photographes, des sculpteurs. Nous proposons aussi des expositions thématiques comme celle de SIMA, présentée lors de la semaine communale consacrée aux genres. Tous les 14 février, nous proposons une contre Saint-Valentin, en partenariat, en général, avec l’Université des Femmes. C’est un cycle de conférences où nous essayons d’intéresser les élèves du Lycée communal pour les sensibiliser à l’égalité entre les hommes et les femmes. On travaille aussi avec des groupes d’alphabétisation. Cela suppose des recherches pour sélectionner des ouvrages accessibles et ce n’est pas évident pour les adultes, il faut trouver un type de roman qui soit une histoire pour adulte et non un livre de la section jeunesse même si ces derniers sont de qualité. Nous ne pouvons pas être infantilisants. Depuis, nous avons un fonds de romans simplifiés par catégories 1, 2 et 3, en fonction des degrés de difficultés ainsi que des grammaires adaptées aux personnes en apprentissage de la langue française. Nous avons aussi organisé « Lire à deux » : une activité vraiment intergénérationnelle. Une pensionnée et une personne d’un groupe alpha lisent ensemble un livre, l’idée est de faire un échange. Cela marche excessivement bien. Ces personnes qui n’ont normalement aucune chance de se rencontrer, se parlent et apprennent à se connaître.


Un maillon du réseau de la lecture publique
La bibliothèque fait partie du réseau de la lecture publique, plus particulièrement du réseau des bibliothèques de Bruxelles-Capitale. Il y a trois sources de financement. Nous avons un budget communal pour le fonctionnement (par exemple : achat de livres et leur équipement, achat de matériel informatique et du mobilier). En plus de ça, étant donné notre reconnaissance dans le cadre de la lecture publique, nous recevons aussi de la Communauté française des subventions-traitements et des subventions de fonctionnement. La COCOF également intervient financièrement avec des subsides pour l’achat de livres et de frais de fonctionnement.
Notre bibliothèque, reconnue depuis le Décret 1978, a obtenu récemment la reconnaissance en catégorie supérieure (Catégorie 2) dans le cadre du nouveau Décret 2009.[75]
Le public
Notre public est le reflet de la population de Saint-Josse : presque la moitié de nos lecteurs et lectrices a moins de 18 ans. Nous mettons en place des activités pour les tout-petits et pour les enfants (contes et ateliers créatifs), nous mettons à disposition des livres pour les jeunes adultes et des livres en exemplaires multiples pour les lectures scolaires.
Une importante partie de nos publics adultes est constituée de personnes qui ne maîtrisent pas ou peu la langue française. Elles font partie des publics de nos associations partenaires (cours d’alphabétisation et français langue étrangère). C’est aussi pour ce type de public que nous mettons en place de nombreux partenariats et des services spécifiques (entre autres des livres en « français facile », livres en langues étrangères, un service d’écrivain public et un service d’informaticien public).
La catégorie des seniors est, cependant, sous-représentée. En plus de livres en grands caractères, nous proposons pour eux, et pour toute personne à mobilité réduite, un service de livraison à domicile sur demande.

La période de confinement Covid 19 : fermeture et innovation !
Nous travaillons énormément avec les écoles à Saint-Josse. Ce travail a été interrompu à cause du Covid. Je me souviendrai toujours du jour où on a arrêté, c’était en mars [2020]. On nous a dit : on ferme tout ! C’était un lundi et ce jour-là, on avait 7 animations : du bibliothécaire se déplaçant dans les écoles, du bibliothécaire allant dans les associations, des groupes venant à la bibliothèque etc. Tout s’est arrêté du jour au lendemain. C’est vraiment très dur à vivre parce que cela change la mission des bibliothèques et modifie la place du livre, qui, à mon avis, n’est plus aussi prépondérante qu’elle ne l’a été. La bibliothèque devient ce qu’on appelle un troisième lieu. Des personnes rentrent, viennent faire des recherches sur Internet pour leurs travaux. Elles ne vont pas prendre un seul livre en main. C’est aussi cela une bibliothèque maintenant. Ce n’est plus uniquement le prêt de livres.
La bibliothèque communique beaucoup vers l’extérieur. Nous avons un catalogue collectif, partagé entre les bibliothèques publiques VUBIS et grâce au portail de la lecture publique, chaque bibliothèque est présentée de manière agréable. Nous pouvons inclure nos spécificités, tenir les gens au courant de nos animations. Pendant toute la période de fermeture contrainte, il a fallu se réinventer et montrer qu’on existait encore. On a créé cette page Facebook où on postait plusieurs fois par semaine, des lectures pour les enfants. Cela a marché excessivement bien. Un de mes collègues a fait d’autres vidéos illustrant les différents lieux de la bibliothèque, comment cela se passe quand on vient à la bibliothèque pour la première fois, etc. C’est très pratique. J’ai un autre collègue qui est spécialisé dans tout ce qui est la littérature actuelle. Auparavant, nous faisions cela en présentiel, avec des rencontres ou des brunchs littéraires. Maintenant, nous avons opté pour la forme de clip sur Facebook, avec les rencontres d’éditeurs, des auteurs de Saint-Josse etc. On essaie…On s’adapte. À la réouverture, on a fait du take away : les lecteurs réservaient les livres et passaient les prendre. Ensuite, il était possible de venir sur rendez-vous. Nos portes se sont réouvertes fin mai 2021. On a réorganisé les tables de lecture pour distancer davantage les personnes entre elles et quand il fait beau, on leur propose d’aller au jardin.
Une mission prioritaire : transmettre mon enthousiasme
Ma place est d’être au milieu des bibliothécaires, dans les rayons avec mes lectrices et mes lecteurs pour donner des conseils, pour transmettre mon enthousiasme, etc. C’est ça que je veux laisser. Quand je vois des personnes que j’ai connues petites filles de 6 ou 7 ans et qui sont maintenant mamans, qui reviennent avec leurs enfants et qui me disent : oui, je me souviens de vous, vous n’avez pas changé. Je me dis : voilà, j’ai fait ce qu’il fallait. J’ai fait en sorte que la bibliothèque soit un bon souvenir. Il y a des lectures imposées et des élèves qui ne vont venir que pour ces livres-là, mais même alors, on leur suggère d’autres titres. On leur dit qu’ici, tout est gratuit. C’est aussi une de mes réussites. À un moment donné, le prêt était payant et je suis parvenu à ce qu’on revienne à la gratuité. C’est gratuit pour tout le monde. Pour les enfants, c’est évident, c’est la réglementation, mais les adultes ne paient rien pour s’inscrire et rien pour emprunter des livres, tout est absolument gratuit.
On essaye d’accueillir un maximum de personnes. Si quelqu’un part de chez nous en n’ayant pas un livre, cela peut arriver, mais les renseignements, il les a. Il part avec une solution. C’est notre but.

En guise de conclusion : une belle histoire qui se prolonge au présent
L’idée d’organiser une bibliothèque populaire est adoptée au Conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode en 1858. Elle ouvre ses portes aux habitant.e.s en 1859, précédant de quelques années, le premier arrêté royal stimulant la création de bibliothèques (1862), mais bien avant, la loi Destrée de 1921. En 2021, elle est toujours présente et active. Cette longévité est remarquable. Au départ, elle est pensée comme complément à l’instruction publique et organise seulement le prêt d’ouvrages. Avec le temps, elle cherche à élargir son audience et sa fréquentation. La bibliothèque s’adjoint une salle de lecture réservée aux adultes. Ce lieu augmente le confort de la lecture avec une salle éclairée et chauffée, et propose à la consultation, outre les ouvrages de la bibliothèque, des journaux et périodiques. Suite à la loi sur l’instruction obligatoire, elle dédie, à partir de 1923, deux plages d’ouverture aux enfants et professionnalise sa gestion avec la nomination d’une commission consultative de la bibliothèque. Cette approche historique reste partielle. Elle se base sur les bulletins communaux, les rapports administratifs annuels et les budgets et comptes de la commune. De l’ancienne bibliothèque (avant 1976), subsistent quelques archives ainsi qu’un fonds ancien conservés à la Bibliothèque. Ces documents doivent faire l’objet d’un inventaire. Ils donneront des renseignements sur l’état des collections, le public, la fréquentation, les nombres de prêts ainsi que sur son activité culturelle pour une période allant de 1923 à 1976. Ce travail reste à faire.
La deuxième partie de l’analyse est consacrée à la bibliothèque contemporaine, qui s’inscrit à la fois en rupture et en continuité de l’ancienne bibliothèque. Comme différences, nous pouvons pointer le développement d’outils, la diversité des publics, le profil des travailleurs et travailleuses, les modalités de subventionnement et le cadre légal qui ont enrichi les missions d’une bibliothèque locale. Les tâches du bibliothécaire se sont complexifiées. Connaître le livre ne suffit plus, il se fait aussi animateur, pédagogue et accompagnateur pour des publics très variés. Néanmoins par rapport à la bibliothèque populaire du 19e siècle, il reste en continuité avec la base, à savoir l’organisation du prêt et la mission de susciter l’envie de lire.
Notes
[1] Elle est située rue de la limite, n°2, 1210 Saint-Josse-ten-Noode.
[2] VAN BEMMEL E., « Histoire de Saint-Josse-ten-Noode et de Schaerbeek, Saint-Josse-ten-Noode, E. Van Bemmel, éditeur, 1869, p. 209.
[3] CARHOP, Interview de Dominique Dognié par Marie-Thérèse Coenen, juin 2021. Concernant la première bibliothèque populaire communale, Bruno Liesen précise qu’il s’agit de la commune d’Andenne, en 1848, LIESEN B., « Il y a 100 ans… la loi Destrée : La bibliothèque populaire devenait publique », Dynamiques 17.
[4] À cette époque, seuls les hommes sont éligibles comme conseillers communaux.
[5] La commune a déjà une école primaire située rue Nevraumont.
[6] Les dossiers après avoir été mis à l’ordre du jour du conseil communal, sont renvoyés pour examen en commission. La composition des commissions est fixée en début de mandat. Elles se composent d’un échevin qui a la compétence et de cinq à six conseillers. Le dossier de la bibliothèque est examiné par la commission de l’Instruction publique. Un rapport est ensuite présenté, discuté et adopté en séance au Conseil. En fonction des législatures, c’est la mention de section ou de commission qui est retenue, mais elle désigne la même instance interne au Conseil.
[7] Bulletin communal (BC), séance du 3 juillet 1858, p. 72-73.
[8] BC, séance du 3 juillet 1858, p. 72-73.
[9] Idem, p. 74.
[10] Les budgets annuels mentionnent pour le service de la bibliothèque, les montants suivants : 1859 : 400 francs ; de 1860 à 1862 : 100 francs ; de 1863 à 1870 : 500 francs ; 1871 : 750 francs ; 1872 : 800 francs.
[11] Tiberghien, Guillaume (1819-1901) : philosophe, professeur à l’Université libre de Bruxelles, membre du parti libéral, conseiller communal à partir de 1858, fondateur de la Ligue de l’enseignement en 1864. JURION F., « Guillaume Tiberghien », JAUMAIN S.(dir.), Dictionnaire d’histoire de Bruxelles, Bruxelles, Éditions Prosopon, 2013, p. 778.
[12] Van Bemmel, Eugène (1824-1880 ) : professeur, littérateur, docteur en droit de l’Université libre de Bruxelles, il y enseigne en 1849 la littérature et l’histoire politique. Il est conseiller communal de 1857 à 1870. Progressiste, il est le fondateur et président de Vlamingen vooruit, en 1858. Il est l’auteur d’un ouvrage sur la commune de Saint-Josse-ten-Noode et de Schaerbeek, publié en 1869. VAN DEN DUNGEN P., « Eugène Van Bemmel », JAUMAIN S. (dir.), Dictionnaire d’histoire…, p. 803-804.
[13] Van Crombrugghe Ida (Baronne, née de Kerkhove de Denterghem) (1820-1875) : libérale, elle se préoccupe d’éducation populaire dès 1850. Elle est connue pour avoir fondé les Soirées populaires de Saint-Josse, cycles de conférences destinées à la classe ouvrière dans le but d’enseigner les vertus de l’hygiène aux ménages ouvriers. GUBIN E., JACQUES C., PIETTE P., PUISSANT J. (dir.), Dictionnaire des femmes belges. XIXè et XXè siècles, Bruxelles, Éditions Racines, 2006, p. 162-163.
[14] À ce propos, voir : COENEN M.-T. (dir), « Les initiatives d’éducation ouvrière au 19e siècle : de la démarche intellectuelle à la formation militante ». Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 4, décembre 2017, https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/category/revue-0/revue-04/.
[15] Gillon, Jacques (1808-1869) : propriétaire, conseiller communal depuis 1840, bourgmestre de 1846 à 1867. Il a mené une politique d’urbanisation de la commune. GILLAIN J.-L., « Jacques Gillon », JAUMAIN S. (dir.), Dictionnaire d’histoire… p. 367.
[16] Voir LIESEN B., « Il y a 100 ans… la loi Destrée. La bibliothèque populaire devenait publique », Dynamiques n°17
[17] « Rapport de la situation et de l’administration des affaires de la commune pendant l’année 1859-1860 », annexe au BC, séance 17 octobre 1859, p. 137.
[18] BC, séance du 31 octobre 1862, p. 118-119.
[19] Idem.
[20] « Rapport sur la situation et l’administration des affaires de la commune, année 1860-1861 », annexe au BC, séance du 11 octobre 1861, p. 177-178.
[21] Idem, p. 195.
[22] BC, séance du 31 octobre 1862, p. 119-121.
[23] BC, séance du 2 août 1861, p. 130.
[24] BC, séance du 31 octobre 1861, p. 198.
[25] Dauby, Jean, François, Joseph (1824-1899) : typographe, militant de l’association libre des compositeurs typographes de Bruxelles, mutuelliste, publiciste, directeur du Moniteur belge (1858-1899). Il réside à Saint-Josse et intervient régulièrement dans les affaires communales. PUISSANT J., « Dauby Jean, François, Joseph », Maitron, https://maitron.fr/spip.php?article143230, mis en ligne le 27 novembre 2012, dernière modification le 27 décembre 2019, page consultée le 2 décembre 2021.
[26] Il fait preuve d’une certaine réserve puisqu’il signe sa lettre, « votre très humble et très respectueux administré, J. Dauby, ouvrier typographe ». Lettre adressée À Messieurs les Président et Membres du Conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode, 24 juillet 1859, BC, séance du 16 septembre 1859, p. 104.
[27] BC, séance du 30 mars 1860, p. 26-27 ; BC, séance du 19 avril 1863, p. 67.
[28]« Rapport de la deuxième section : réorganisation de la bibliothèque », BC, séance du 12 septembre 1862, p. 79-81.
[29] La bibliothèque populaire communale de Liège est inaugurée le 9 février 1862. MESSIAEN J.-J., Lecture pour tous. Une histoire des initiatives de la Province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Les éditions de la Province de Liège, 2021, p. 21.
[30] BC, séance du 12 septembre 1862, p. 79-80.
[31]Idem, p. 81.
[32] Jean Puissant, dans la biographie qu’il consacre à J. Dauby, précise qu’il entre à l’âge de 16 ans comme typographe dans cette imprimerie et qu’il en devient la cheville ouvrière. Il est possible que ce soit lui qui ait imprimé ce premier catalogue. PUISSANT J., « Dauby Jean, François, Joseph »…
[33] Jottrand, Lucien Léopold (1804-1877) : originaire de Genappe, il s’installe à Saint-Josse. Avocat, membre du Congrès national, il est élu au Conseil communal de Saint-Josse. Il professe des idées républicaines. Défenseur de la classe ouvrière, il a des sympathies pour le mouvement flamand. Au Conseil communal, il défend l’édition flamande du Bulletin communal et l’accès à la bibliothèque des classes populaires, qui à Saint-Josse parlent majoritairement le flamand, HASQUIN H.(dir.), Dictionnaire d’histoire de Belgique. Vingt siècles d’institutions. Les hommes, les faits, Bruxelles, Didier Hatier, 1988, p. 266.
[34] Dans le débat sur l’édition flamande du bulletin communal, Lucien Jottrand propose que l’instituteur en chef, M. Jacobs assure gratuitement la traduction de l’édition française en flamand pour limiter le coût. BC, séance du 12 février 1858, p. 11-12.
[35] Catalogue de la bibliothèque communale populaire de Saint-Josse-ten-Noode, Saint-Josse-ten-Noode, 1863, p. 4-5.[36]Administration communale de Saint-Josse-ten-Noode, « Rapport sur la situation et l’administration des affaires de la commune pendant l’année 1862-1863 », BC, séance du 9 octobre 1863, p. 198.
[37]Idem, p. 198-199.
[38]BC, séance du 3 juillet 1863, p. 138.
[39]Idem, p. 155.
[40]Administration communale de Saint-Josse-ten-Noode, Rapport sur la situation et l’administration des affaires de la commune pendant l’année 1867-1868, Saint-Josse-ten-Noode, 1868, p. 56. (tiré à part).
[41]Administration COMMUNALE de Saint-Josse-ten-Noode, Rapport sur l’administration et les affaires de la commune de SJTN, pour l’année 1869-1870, Saint-Josse-ten-Noode, 1879, p. 37 (tiré à part).
[42]BC, séance du 4 août 1865, p. 252.
[43] BC, séance du 12 juillet 1876, p. 290-291 ; séance du 17 janvier 1877, p. 10.
[44]BC, séance du 24 juin 1908, p. 365-366.
[45]BC, séance du 15 juillet 1908, p. 407, BC, séance du 28 décembre 1908, p. 946.
[46] BC, séance 19 novembre 1913, p. 603.
[47] Pergameni, Charles (1879-1959) : docteur en droit et en histoire, archiviste de la Ville de Bruxelles, cofondateur des universités populaires de Schaerbeek et de Saint-Josse, membre du Conseil général de la Ligue de l’enseignement.
[48]Serait-ce Marie Closset ? Cette femme de lettre connue sous le pseudonyme Jean Dominique (1873-1952), ancienne élève de Isabelle Gatti de Gamond, proche de l’anarchiste Élisée Reclus, et domiciliée à Saint-Josse. Elle fonde l’Institut belge de culture française, une école dont le siège est, avant 1914, situé rue des Côteaux à Saint-Josse, avant de s’établir à Ixelles et Uccle. Voir : VAN DEN DUNGEN P., « Parcours singuliers de femmes de lettres, Marie Closset, Blanche Rousseau et Marie Gaspar », Sextant, n°13-14 : Femmes de culture et de pouvoir, 2000, p. 189-210.
[49] BS, séance du 19 novembre 1913, p. 603.
[50] « Règlement organique de la commission consultative permanente de la bibliothèque populaire », BW, séance du 17 décembre 1913, p. 633.
[51] BC, séance du 10 janvier 1923, p. 50.
[52] Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode, fonds anciens, registre du bibliothécaire en chef, 1932-1947.
[53] BC, séance du 12 novembre 1919, p. 599-600.
[54] Pètre, Georges (1874-1942) : avocat, membre du Parti libéral, il est élu conseiller communal en 1904. Il devient échevin de l’Instruction publique en 1913 et est bourgmestre de 1926 à 1942. Résistant il est pris en otage et assassiné par les Rexistes en 1942.
[55] BC, séance du 3 novembre 1920, p. 581-582.
[56] Ibidem.
[57] BC, séance du 3 août 1921, p. 418.
[58] BC, séance du 22 juin 1921, p. 242.
[59] BC, séance du 28 décembre1921, p. 711.
[60] Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode, fonds archives anciennes de la bibliothèque, Registre. Statistique de l’année 1950. Ce document reprend la date de la création et la première année de subventionnement de la bibliothèque.
[61] BC, séance du 16 mars 1921, p. 139.
[62] BC, séance du 5 avril 1922, p. 253-254.
[63] Idem, p. 254.
[64] BC, séance du 1er août 1923, p. 357.
[65] BC, séance du 9 avril 1924, p. 94.
[66] Ibidem.
[67] BC, séance du 26 mars 1956, p. 108-109.
[68] BC, séance du 2 mai 1956, p. 157.
[69] Lundi, mardi, vendredi de 17 à 19 heures, samedi de 16 à 18 heures, dimanche de 10 à 12 heures.
[70] CARHOP, Interview de Dominique Dognié par Marie-Thérèse Coenen, juin 2021.
[71] Cette partie donne la parole à Dominique Dognié. Les intertitres et la conclusion sont de l’auteure. CARHOP, Interview de Dominique Dognié par Marie-Thérèse Coenen, juin 2021
[72] Future conservatrice du Musée Charlier, à Saint-Josse.
[73] Aujourd’hui appelée Fédération Wallonie-Bruxelles.
[74] Rue de la limite n°2
[75] Les critères sont à la fois qualitatifs et quantitatifs. Voir l’Arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 5 octobre 2016, modifiant l’annexe 2-2 de l’arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 19 juillet 2011 portant application du décret du 30 avril 2009 relatif au développement des pratiques de lecture organisé par le Réseau public de la Lecture et les bibliothèques publiques, 2016, https://bibliotheques.cfwb.be/fileadmin/sites/biblio/uploads/Legislation/ARRETE_19.07.2011_-_derniere_modification_14.12.2016.pdf, page consultée le 9 décembre 2021. Cet arrêté fixe les modalités de reconnaissance des bibliothèques locales, suivant un plan quinquennal qui doit présenter divers éléments. Pour être reconnu en catégorie 2, l’opérateur doit avoir un personnel ayant les titres requis, occupé à temps plein ; favoriser les pratiques de lecture ; favoriser l’organisation de la documentation adaptée pour que la population visée puisse participer à des actions dans une perspective d’éducation permanente et d’émancipation culturelle et sociale, individuellement et collectivement ; disposer d’un espace et d’équipement ad hoc (signalétique, salle de lecture, salle équipée d’ordinateurs, etc.) ; un renouvellement des titres (moins de 10 ans d’âge), une documentation accessible via Internet de manière autonome pour le public ; apporter aide et conseil pour y accéder (individuellement et avec des groupes) ; faire une évaluation annuelle ; être en relation avec les autres composantes du réseau de la lecture publique ; mettre un catalogue en ligne via le site de la bibliothèque et participer au catalogue collectif ; avoir une ouverture de 26 heures semaine, le mercredi après-midi et 4 heures le weekend ; mettre à la disposition du public des outils de recherche et une offre d’aide.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
COENEN M.-Th., « 1859-2021 : 160 ans au service de la lecture. La bibliothèque populaire communale de Saint-Josse-ten-Noode », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.
Des livres à lire, des histoires à partager : l’aventure de l’Asbl La Ruelle
Catherine Pinon (Gestionnaire des ressources documentaires multimédia, CARHOP asbl)
– « Pourquoi regardes-tu les livres ? Tu sais quand même pas lire !
– Ouais, mais j’aime bien, et puis je sais un peu, alors dans les livres, je regarde les mots que je connais et puis je découvre un p’tit peu plus loin » (Anais, 11 ans)[1].
L’objectif d’une bibliothèque publique est de mettre les livres à la disposition des lecteurs et lectrices, grands et petits. Franchir la porte d’une bibliothèque est en soi une démarche que certain.e.s ne font pas, ne s’autorisent pas à faire. Le centième anniversaire de la Loi Destrée, fixant les conditions de reconnaissance et d’octroi des subsides pour les initiatives municipales ou privées est l’occasion de mettre le focus sur les bibliothèques de rue : une démarche à l’envers. Plutôt que d’attendre que le public franchisse la porte, même grande ouverte, des bibliothèques, plusieurs associations, comme ATD Quart monde, Le Pivot culturel à Namur, œuvrant auprès de publics en situation de précarité sociale, ont développé les bibliothèques de rue selon le principe : « si tu ne vas pas aux livres, le livre viendra à toi ». Que ce soit sur le pas des portes dans la rue, à la sortie de l’école, dans les parcs et jardins publics, elles proposent de lire des livres ensemble, d’entrer dans les histoires et les imaginaires qu’ils renferment. C’est un outil pour réduire la fracture socio-culturelle, objectif de la lecture publique. Les bibliothèques de rue ont donc toute leur place dans ce numéro de Dynamiques consacré à la lecture publique et à la Loi Destrée.
L’asbl La Ruelle est une association de quartier qui centre son intervention sur une dynamique socio-culturelle, avec un point d’ancrage, la bibliothèque de rue. Elle intervient dans la commune de Saint-Josse-ten-Noode, commune connue pour sa population multiculturelle, où la précarité est importante, et qui accueille régulièrement de nouveaux migrant.e.s qui n’ont pas nécessairement fréquenté l’école dans le pays d’origine et qui ne maîtrisent pas ou mal, la lecture, l’écriture et aucune de nos langues nationales. La Ruelle est le complément à la bibliothèque municipale de Saint-Josse, avec laquelle elle collabore d’ailleurs étroitement. Intéressée, nous avons rencontré son directeur, Charles Vandervelden, qui nous a consacré plusieurs heures d’entretien, en mai et juin 2021[2]. La Ruelle étant à la veille d’un déménagement vers un autre lieu et d’un départ vers des horizons nouveaux, Charles Vandervelden a accepté, avec soulagement, la proposition du CARHOP, de déposer les archives de l’association au centre d’archives. Ce dépôt illustre parfaitement la raison même d’un centre d’archives contemporaines, préoccupé par la conservation des traces des organisations culturelles et associatives qui œuvrent dans le champ de l’éducation permanente. Le fonds a été classé par Catherine Pinon et c’est avec cet apport que notre enquête, basée au départ sur la bibliothèque de rue, a pu s’élargir pour retracer l’histoire de La Ruelle asbl et son développement.
Au départ, Notre Village asbl
C’est le 15 juin 1981, que Jean-Claude Peto fonde Notre Village asbl. La volonté de « créer notre village dans la ville » est à l’origine de son nom. Installée dans le quartier Botanique de la commune de Saint-Josse-ten-Noode, au 68 de la rue Saint-François, cette association permet l’ouverture d’une permanence sociale en faveur des enfants et des jeunes immigré.e.s du quartier. « Le projet consiste en la présence humaine permanente par la médiation, la guidance et l’orientation, la promotion de toutes les formes de solidarité humaine, la participation à toute action collective visant les mêmes buts. La création d’un lieu de dialogue, de rencontre, de réflexion en groupe, de partage, de documentation, de conseil »[3].
Faute de moyens et rencontrant des problèmes liés à l’absence de structuration au sein de l’association, du non-respect des règles de la part des jeunes en termes de drogue par exemple, l’asbl est contrainte de fermer ses locaux au début de l’année 1984[4]. Quelques mois plus tard, les activités de permanence sociale reprennent et une section animation et école des devoirs est organisée. En 1987, la reconnaissance de l’association par la Communauté française permet l’engagement de travailleurs et travailleuses sociaux et son développement progressif, jusqu’à la mise en liquidation en avril 1991.
Un fondateur : Jean-Claude Peto
Jean-Claude Peto est né le 16 octobre 1930 à Bois-Colombes, en banlieue parisienne et est décédé le 23 février 2017 à Knocke-Heist. En 1939, afin d’échapper à la guerre et à la montée du nazisme, son père d’origine hongroise trouve un emploi en Suède et y emmène toute sa famille. Jean-Claude Peto y passe une partie de sa scolarité. À l’âge de 17 ou 18 ans, il retourne en France pour suivre des études universitaires en chimie et en traduction-interprétariat et également en psychanalyse, psychologie, sociologie et pédagogie. Après ses études, il entreprend de nombreux voyages et séjourne en Hongrie, en Suède, en Israël, où il sera ouvrier au sein d’un Kibboutz. De 1952 à 1965, il travaille en France. En juillet 1965, il s’installe en Belgique et, quelques mois plus tard, entre à la S.A. RANK XEROX International LTD, active dans le commerce de gros de machines et de matériel de bureau[5]. Il occupe successivement les postes de « Systems Analyst », « Market Development Manager », « Branch Manager » et enfin « Personnel Controller »[6].
Adepte du principe fondamental selon lequel « l’Homme est la seule chose importante » et grâce à ses nombreux voyages à travers le monde, il apprend à connaître l’Homme dans son travail, son mode de vie quel que soit son milieu social. Les connaissances linguistiques et le sens inné de l’humanité de Jean-Claude Peto l’incitent à aller vers les gens, les écouter, les aider et les comprendre. C’est ainsi que, parallèlement à son activité principale chez S.A. RANK XEROX International LTD, il travaille bénévolement auprès des immigré.e.s ou des jeunes défavorisé.e.s en tant qu’éducateur de rue au sein de l’asbl Notre Village.
L’âge de la retraite arrivant, il réoriente son action vers l’intervention socio-culturelle. Il rencontre Yolande Gravis, ils se marient et, ensemble, fondent l’asbl La Ruelle en juin 1991.
L’asbl La Ruelle
Installée dans leur maison privée, au n° 35 de la rue Potagère à Saint-Josse-ten-Noode, la nouvelle association de Yolande Gravis et Jean-Claude Peto peut démarrer grâce à des dons privés et aux allocations de chômage qu’ils perçoivent. Aidés bénévolement par des jeunes immigré.e.s du quartier, ils poursuivent le travail entamé par l’asbl Notre Village. L’objectif principal est d’aller à la rencontre des plus exclu.e.s et des plus marginalisé.e.s « là où ils se trouvent et quand ils s’y trouvent »[7], se faire connaître et reconnaître, établir une relation de confiance, les écouter, les guider, leur proposer une médiation et enfin établir un tissu communautaire dans le quartier[8].
Les trois activités principales de l’association sont la bibliothèque de rue et les ateliers créatifs en extérieur dédiés aux enfants, les activités collectives de type « maison de quartier » où sont proposées des fêtes de rue thématiques ou des grandes sorties durant les grandes vacances d’été. Enfin, le parcours solidaire au cours duquel ils vont à la rencontre des sans-abris.
Les lieux couverts par les éducateurs et éducatrices de rue sont la gare du Nord, le square Félix Delhaye dit « Le Petit Boul’ » à Saint-Josse.
Le public est essentiellement d’origine maghrébine, belge ou issu de la Communauté économique européenne (CEE). Il s’agit d’enfants âgés de 3 à 12 ans, d’adolescent.e.s de 13 à 18 ans et de jeunes adultes de 19 à 30 ans souvent en situation précaire ou marginalisé.e.s. Les principales demandes d’aide sont juridiques, administratives, pour l’apprentissage de la langue ou la recherche d’emploi, de logement.
Dès sa conception, l’association se place au cœur de la commune d’où son nom : « La RUElle »[9]. Une partie de la maison sert d’espace d’accueil, de salle de réunion pour certaines activités et pour la bibliothèque de rue. Ils attachent beaucoup d’importance aux relations avec les habitant.e.s du quartier et participent aux réunions du comité de quartier Saint-Alphonse.
Leur méthode de travail leur interdit de poser des questions sur l’identité, le parcours et les conditions de vie des personnes rencontrées dans la rue. Ils prennent connaissance de ces informations au fur et à mesure des rencontres et des discussions qu’ils ont avec eux[10]. Charles Vandervelden nous raconte :
« Lorsque l’on rencontrait un sans-abri, on prenait un rendez-vous au CPAS pour lui, s’il n’était pas là, on n’y allait pas pour lui ; c’était sa situation. On voulait bien donner un coup de main, remplir un papier pour lui mais c’était lui qui devait être responsable de lui-même, on ne se substituait pas »[11].
En effet, c’est un aspect très important dans la philosophie de l’association, elle ne déresponsabilise pas les personnes rencontrées de leur situation.
Une fondatrice : Yolande Gravis
Yolande Gravis est née à Namur, le 17 juin 1954 et est décédée à Knocke-Heist le 1er mai 2019. Fille unique, nous avons peu d’informations sur son enfance et son adolescence. En 1974, elle obtient le titre de candidate en histoire, aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, à Namur. Le parcours « naturel » est de suivre la licence à l’Université catholique de Louvain. Il semble qu’elle ait obtenu sa licence en histoire de l’art. Dotée d’une grande sensibilité, d’une intelligence vive et éclairée et très attachée à la vie spirituelle[12], Yolande Gravis souhaite devenir religieuse. Elle effectue ses études universitaires au Centre d’études théologiques et pastorales (CETEP)[13], à l’Institut Lumen vitae (Bruxelles) ainsi qu’au Séminaire Cardinal Cardijn (SCC, à Jumet)[14]. Sa rencontre avec Jean-Claude Peto en décide autrement. Tout au long de sa vie, elle se consacre aux personnes les plus défavorisées et marginalisées et aux immigré.e.s avec une attention particulière donnée aux enfants afin de les aider à se scolariser.
Charles témoigne, c’est elle qui porte le projet de la bibliothèque de rue.
« L’idée est d’aller à la rencontre des gens (…) C’est le principe de la bibliothèque de rue (…) On prend les livres, on les met dans le petit sac à dos ou le petit caddy à roulettes, on va dans l’espace public, dans la rue, dans le petit parc de Liedekerke où il y a un kiosque. C’est bien parce que, quand il pleut ou il fait mauvais, on peut s’abriter (…) »[15].
Les bibliothèques de rue
Le concept des bibliothèques de rue est lancé par le Père Joseph Wresinski (1917-1988)[16]. Issu d’un père polonais et d’une mère espagnole, Joseph Wresinski connait la misère et l’humiliation de la charité dans son enfance. Le 29 juin 1946, il est ordonné prêtre. Après avoir beaucoup voyagé, il se propose pour aider les familles de Noisy-le-Grand dans un camp de sans-logis (Département de Seine Saint-Denis, France). C’est à ce moment, qu’il prend conscience de la grande misère qui peut frapper certain.e.s.
Le travail effectué par le Père Joseph est très novateur. Il refuse l’indifférence et l’assistanat et c’est sur ces principes que se base son travail. Afin de rendre de l’autonomie à ces personnes, il commence par créer un jardin d’enfants. S’ensuit la création d’une bibliothèque, d’une chapelle, d’un atelier pour adolescent.e.s, d’une laverie ou encore d’un salon d’esthétique. En effet, selon le Père Joseph, il est important de leur rendre leur autonomie et de leur permettre de prendre soin d’eux-mêmes. Avec l’aide de ces familles, il fonde l’association Aide à toute détresse (ATD), qui deviendra en 1969, le mouvement international ATD Quart Monde[17].
Si au départ, ATD travaillait pour un public d’une très grande précarité, la crise économique subie par les pays industrialisés dans les années 1970 a changé la donne et a instauré une gradation dans la pauvreté qui touche les populations.
La grande originalité du travail du Père Joseph Wresinski était de croiser l’ensemble des savoirs détenus tant par les personnes en situation de grande pauvreté, que par les chercheurs et les praticiens qui les accompagnent[18]. Pour ce faire, il instaure les universités populaires où les personnes racontent leur parcours de vie[19]. Apprendre à connaître l’autre, donner de la place à ses expériences et lui redonner accès à la société en l’humanisant est un travail qui est également soutenu par l’action des bibliothèques de rue dont il est également l’instigateur.
C’est en s’inspirant des principes des bibliothèques de rue d’ATD Quart monde que Yolande Gravis a instauré la bibliothèque de rue à Saint-Josse, complétée de nos jours par une ludothèque de rue. Elles sont libres, gratuites et ouvertes à tous et toutes. Il est important pour les enfants pauvres et moins pauvres de se côtoyer : « L’idée, c’est de provoquer des rencontres et d’apprendre aux gens le respect de vivre ensemble de manière générale »[20]. Les animateurs et animatrices emportent une sélection d’ouvrages dans leur sac à dos et vont à la rencontre du public sur les lieux qu’il fréquente (squares, cages d’escalier, coins de rue, etc.). Cette action est destinée aux enfants et à leurs familles, tout le monde y est accueilli avec bienveillance :
« L’idée de la bibliothèque, c’est que c’est vraiment pour tout le monde. Donc si un gamin va chercher sa maman et que celle-ci dit qu’elle ne sait pas lire, alors on s’assoit à côté et on lit pour le gamin et la maman (…) On n’impose rien, c’est vraiment la liberté. (…) à une certaine époque, lorsque l’on faisait cela de manière très régulière, des mamans nous attendaient (…) et alors il y avait tous les aspects de la convivialité parce qu’elles nous apportaient un petit gâteau puisque toutes nos activités sont gratuites. C’était une forme de remerciement et c’était vraiment une activité super[21] ».
Les livres proposés sont variés et choisis de manière philosophique, éthique et militante. Une attention toute particulière est donnée à l’égalité des genres dans les scénarios d’histoire. En effet, nombreux sont les livres dans lesquels les rôles des personnages principaux sont bien souvent hyperstéréotypés.
L’objectif est de partager des savoirs, de répondre à la soif d’apprentissage des plus jeunes, de leur offrir la possibilité d’exprimer leur créativité, de les ouvrir au partage de leurs expériences et de les guider vers l’émancipation d’une société trop souvent stigmatisante.
Les animateurs et animatrices se placent tous les midis devant les portes de deux écoles dont l’école Henri Frick[22], dans le parc de la rue de Liedekerke où il y a un petit kiosque, ainsi que sur le square, appelé familièrement le « Petit Boul’ » au cours des deux mois d’été. Cependant, l’école n’est pas solidaire du projet et considère que cela créée du désordre à la sortie. Les animateurs et animatrices ont donc arrêté les rendez-vous quotidiens durant les périodes scolaires tout en gardant leurs activités durant les vacances. Grâce à cette régularité, la bibliothèque de rue devient alors un pont vers l’extérieur (bibliothèques communales, centres sportifs, écoles, etc.). Par exemple, lors de la fête d’Halloween, tout le monde s’installe sous une tonnelle et la conteuse de la bibliothèque vient et lit des histoires en lien avec Halloween. Parfois, un éducateur apporte une guitare afin de mettre des histoires en chansons[23]. D’autres activités culturelles sont proposées telles que des ateliers créatifs, une sortie au musée ou du théâtre de rue.
Évolution du projet La Ruelle asbl
En 1996, La Ruelle asbl fait face à des problèmes financiers. Les fondateurs sont contraints de licencier les employé.e.s. Aidés par deux bénévoles, Jean-Claude Peto et Yolande Gravis maintiennent les activités de la bibliothèque de rue, les ateliers créatifs pendant les vacances scolaires ainsi que le travail de rue autour de la gare du Nord. En octobre de la même année, La Ruelle asbl déménage au numéro 20 de la rue Saint-Alphonse à 100 mètres de l’ancienne adresse. Ce déménagement permet à l’association, de devenir un lieu d’accueil. Grâce à une reconnaissance de l’Office national d’allocations familiales pour travailleurs salariés (ONAFTS), La Ruelle asbl développe l’aspect culturel de son travail et crée une école de devoirs. En 1997, Yolande Gravis devient la coordinatrice générale de l’association. En 2003, Jean-Claude Peto se retire des activités de l’association et, en 2011, Yolande Gravis, à son tour, quitte ses fonctions.
L’Ecole d’Ici
En 1998, l’association évolue et devient un Centre d’expression et de créativité (CEC) qui prendra le nom de « Ecole d’Ici »[24]. La bibliothèque de rue se développe grâce à la collaboration du Service Jeunesse de la Commune de Saint-Josse et de la bibliothèque communale. En revanche, le nombre d’ateliers diminue et, pour des raisons éthiques, l’école de devoirs est arrêtée.
« Évidemment, au cours du temps, l’idée de la bibliothèque de rue, dans la pratique, a évolué. À l’heure actuelle, on fait une bibliothèque de rue, mais on fait aussi une ludothèque de rue et on a un peu diversifié le type d’activités. Effectivement, la lecture, c’est pour notre projet institutionnel, central. Nous ne faisons plus d’école des devoirs pour des raisons presque éthiques. Il y a 20 ans au sein de l’équipe, on s’est interrogé pour savoir si on allait entrer dans le décret de l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE) pour ouvrir une école des devoirs reconnue ou pas. Nous estimions que rajouter des heures d’école après l’école, ce n’était pas pour nous le plus pertinent pour les enfants et les familles que nous accompagnons au quotidien. Et donc, en lieu et place de l’école des devoirs, on s’est orienté vers un secteur de l’éducation permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du sous-secteur des Centres d’expression et de créativité »[25].
À partir de 1999, les activités d’expression créative se développent. Ce choix leur permet de rester au plus près des techniques utilisées par le Père Joseph Wresinski pour aider les personnes les plus pauvres à exprimer leur créativité, leur vécu et à trouver une place dans la société. Par ailleurs, les activités sont pensées en lien avec les lectures. Par exemple, un été, l’objectif de l’atelier créatif est d’élaborer un livre pop-up de grande taille et c’est une bibliothèque de livres pop-up qui a été réalisée !
« On associe la bibliothèque de rue aux ateliers créatifs de rue, on utilise la bibliothèque de rue comme ressource pour apporter un peu de l’imaginaire aux gamins et pour avoir vraiment un point de départ »[26].
Dès l’année suivante, des projets plus artistiques pour les enfants prennent place. Une exposition est organisée reprenant tous les travaux des enfants réalisés lors de ces ateliers créatifs[27]. Celle-ci est également un moment de rencontre entre les familles et l’équipe d’animation[28].
« Depuis, nous avons obtenu une reconnaissance décrétale et sommes officiellement un CEC. Il y a une échelle à 4 niveaux et nous sommes sur le 3e niveau, donc relativement une grosse structure dans l’organisation des centres d’expression et de créativité »[29].
« Porter la créativité dans les familles où la vie la place au-delà de toutes préoccupations quotidiennes est le résultat d’un effort soutenu, d’un investissement total. Nous pensons que le développement personnel par l’acquisition de moyens d’expression artistique et l’outil culturel à forte valeur ajoutée peut être un petit remède contre le sentiment d’exclusion et de mal vivre dans une société où le fossé entre quelques très aisés et les plus pauvres, de plus en plus nombreux, ne cesse de grandir »[30].
La Ruelle asbl face à son institutionnalisation
À l’origine, La Ruelle asbl est un projet de vie communautaire, dans l’esprit d’un Kibboutz tel que l’a connu Jean-Claude Peto lors de ses voyages, mais progressivement, le statut de l’association change. Son travail de terrain est valorisé et est soutenu financièrement par diverses autorités publiques. La Ruelle asbl obtient sa reconnaissance par la Fédération Wallonie-Bruxelles en tant que CEC.
Décret des Centres d’expression et de créativité « Les Centres d’expression et de créativité, familièrement appelés les CEC, sont des structures permanentes proposant de nombreux ateliers dans de multiples disciplines. Ils s’adressent à tous les publics et tous les âges et développent leur activité en lien avec le contexte social, économique et culturel des populations concernées. Par le biais de démarches créatives et une articulation à leur environnement, ils réalisent des projets socio-artistiques et d’expression citoyenne[31] ». |
L’association est un opérateur local dans le plan de Cohésion sociale de la commune de Saint-Josse. L’association reçoit également des contributions de la Commission communautaire française (COCOF), le Fonds de cohabitation et intégration de la Commune de Saint-Josse, le Fonds d’impulsion à la politique des immigrés (FIPI), des aides à l’emploi (ACTIRIS) et le soutien de la Région Bruxelles-Capitale (Administration de l’aménagement du territoire et du logement – direction de la rénovation urbaine) ainsi que des dons de personnes privées et le soutien de la Fondation Roi Baudouin pour certains de ses projets.
À côté des bénévoles et des stagiaires, elle embauche des salarié.e.s. La législation évolue aussi et précise, avec notamment les accords dits du non marchand, les obligations des employeurs du secteur socio-culturel. Il n’est plus question désormais de laisser travailler les permanent.e.s, sans référence à des barèmes salariaux et sans limite d’heures. Les subsides réguliers permettent la pérennisation des emplois et un meilleur statut pour les collaborateurs et collaboratrices, mais ce n’est pas sans conséquence sur la dynamique du projet.
Les accords du non marchand Les accords du non marchand (ANM) formalisent un accord passé entre le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, le Collège de la Commission communautaire française, le Collège de la Commission communautaire flamande, les représentant.e.s des travailleurs, ainsi que les représentant.e.s des pouvoirs organisateurs des secteurs financés par la COCOF relevant de l’aide aux personnes, de la politique des personnes handicapées, de la santé et de l’insertion socioprofessionnelle. Le premier décret du non marchand date du début des années 2000[32]. Son objectif vise à harmoniser les barèmes des travailleurs et travailleuses sociaux afin de favoriser leur mobilité, à rendre le secteur socio-culturel plus attractif et à soutenir les associations dans la réalisation de leurs missions. De nombreux services et activités tels que le culturel, la santé, le social et l’environnement sont repris dans le secteur non marchand et pour la plupart, sous la forme juridique de l’association sans but lucratif (asbl)[33]. |
Le travail en réseau
Tout au long de son existence, La Ruelle asbl a noué de nombreux partenariats avec d’autres associations, des services publics régionaux, fédéraux ou communaux, avec des artistes, des animateurs, sans oublier l’aide précieuse apportée par les nombreux bénévoles et les stagiaires[34]. Généralement, ceux-ci proviennent du Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA, Bruxelles et Liège)[35] ou du Centre bruxellois d’action interculturelle (CBAI)[36], qui dispensent des formations en animation de rue et de quartier. D’autres sont de futur.e.s assistant.e.s sociaux de l’Institut supérieur de formation sociale et de communication (ISFSC, Bruxelles)[37], de l’Institut Cardijn (HELHa, Louvain-la-Neuve)[38] ou de la Haute école libre de Bruxelles (HELB Ilya Prigogine, Bruxelles)[39]. Les bénévoles quant à eux, sont des jeunes issu.e.s du quartier qui passent chez eux et qui restent en contact, comme nous l’explique Charles Vandervelden :
« Je me souviens de Dayan, c’est un jeune turc qui est venu à nos ateliers créatifs, il a grandi et doit avoir aujourd’hui 17 ou 18 ans et il a fait l’école hôtelière et la cuisine (…) à l’époque, nous organisions un petit cabaret une fois par an et au début, il y avait un repas associé (…) Un jour, il vient et me dit qu’il va me donner un coup de main puisque c’est ce qu’il apprend à l’école et, de fil en aiguille, il s’est impliqué »[40].
En 2006, la mise à jour du texte législatif du décret des CEC répartit les différents centres en deux catégories en fonction de leurs activités et de la qualité de celles-ci[41]. Des subventions supplémentaires leur seront octroyées. De plus, la COCOF modifie son système de financement et regroupe certaines activités telles qu’été-Jeunes, Action sociale et Cohabitation–Intégration en un projet global dénommé « Cohésion sociale » pour une durée de 5 ans. Ce qui leur assure une certaine sécurité pour une plus longue période.
Entre 2009 et 2014, les secteurs « Cohésion sociale » et « CEC » sont régis par un nouveau décret[42]. Afin d’être encore reconnue, La Ruelle asbl doit s’adapter aux nouvelles exigences qui règlent le cadre de travail, ses modalités ainsi que les missions.
La Ruelle aujourd’hui : le projet continue
Lors de notre interview, Charles Vandervelden nous explique qu’ils sont dans une certaine incertitude quant à la situation de l’association et à la prolongation de ses activités. En septembre, la nouvelle directrice, madame Leila Bouysran prend le relais. À l’heure actuelle, la maison plutôt vétuste, est mise en vente. Les cinq membres de l’équipe s’installent non loin de là, au numéro 103 de la rue des Deux églises dans un local mis à leur disposition par la Commune et développent les activités dans d’autres lieux. Après près de 30 années de présence dans le quartier, la volonté d’agir par la culture reste intacte. Même si les conditions et le contexte sont différents, le public répond présent. Laissons à Loubna le dernier mot avec ce témoignage sur cette fabuleuse découverte que sont la lecture et le livre.
« Avant je trouvais que tous ces livres, ça prenait de la place dans la maison pour rien. Maintenant, j’ai compris : cela aide pour l’école, mais pas seulement, mais pour vivre aussi ». (Loubna, 11 ans)[43].
Liste des abréviations
- ANM : accords du non marchand
- ASBL : association sans but lucratif
- ATD : Aide à toute détresse
- CBAI : Centre bruxellois d’action interculturelle
- CEC : Centre d’expression et de créativité
- CEE : Communauté économique européenne
- CEMEA : Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active
- CETEP : Centre d’études théologiques et pastorales
- COCOF : Commission communautaire française
- FIPI : Fonds d’impulsion à la politique des immigrés
- HELB Ilya Prigogine : Haute école libre de Bruxelles Ilya Prigogine
- HELHa : Haute école Louvain en Hainaut
- ISFSC : Institut supérieur de formation sociale et de communication
- ONAFTS : Office national d’allocations familiales pour travailleurs salariés
- ONE : Office de la naissance et de l’enfance
- SCC : Séminaire Cardinal Cardijn
Notes
[1] LA RUELLE asbl (éd.), Des espoirs, des vies, Bruxelles, La Ruelle asbl, 2001, p. 51.
[2] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[3] DENISTY D., « Notre Village Asbl », Bruxelles, ULB, Rapport de stage de deuxième licence interfacultaire en travail social, inédit, 1983, 65 p.
[4] BAREZ L., GIELE F., « Projet pédagogique, secteur projets », Saint-Josse-ten-Noode, Notre Village asbl, mars 1990, p. 6-7.
[5] Les grandes entreprises du brabant flamand, Bruxelles, CRISP, 1996 (Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1518), p. 9, https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-1996-13-page-1.htm, page consultée le 22 novembre 2021.
[6] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Archives personnelles Jean-Claude PETO et Yolande GRAVIS », S.A. RANK XEROX International LTD, Branch Antwerp News, 1974, p. 2-3.
[7] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Projet global de La Ruelle, Bruxelles, 1991.
[8] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Notre Village asbl, Identification de l’association, 1990-1991.
[9] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2000, p. 69.
[10] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 1991, p. 10.
[11] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[12] POLIS M.P., « Funérailles de Yolande Peto-Gravis, le 10 mai 2019 », Lettre de Wavreumont, n° 150, avril-mai-juin 2019, p. 4, http://www.wavreumont.be/wp-content/uploads/2019/06/150.pdf, page consultée le 29 octobre 2021.
[13] Archidiocèse de Malines-Bruxelles, Belgique.
[14] Le Séminaire Cardinal Cardijn est créé en 1967 pour la formation des prêtres issus des milieux populaires. Il devient en 1991, le Centre de formation Cardijn (CEFOC), pour la formation des laïcs et laïques. Voir TONDEUR J., Le CEFOC. Partie 2 : Le CEFOC, grain de sel, grain de sable, Bruxelles, CARHOP, 2015, https://www.carhop.be/images/Cefoc2_2015.pdf, page consultée le 1er décembre 2021.
[15] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[16] « Père Joseph Wresinski (12 février 1917-14 février 1988). Biographie », dans Centre Joseph WRESINSKI, Joseph Wresinski. Tout est né d’une vie partagée, 2021, https://www.joseph-wresinski.org/fr/biographie/, page consultée le 27 octobre 2021.
[17] L’expression « quart-monde » est créée à partir du mélange entre le concept de tiers-monde d’Alfred Sauvy (1898-1990) et de l’ouvrage Cahiers du Quatrième Ordre, écrit en 1789 par L.P. Dufourny de Villiers (1739-1796). Le Quatrième Ordre faisait alors référence à un quatrième état, celui des personnes qui, de par leur grande pauvreté, n’appartenaient ni au tiers état, ni à la noblesse, ni au clergé. Voir : BRODIEZ-DOLINO A., « Wresinski et la lutte contre la misère. De la connaissance à la reconnaissance », Études, 2017/10, p. 8-12, https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-10-page-8.htm, page consultée le 1er décembre 2021 ; ATD Quart Monde – Agir tous pour la Dignité. Mouvement international, Page d’accueil du site Internet, 2021, atd-quartmonde.org, page consultée le 27 octobre 2021.
[18] SARTHOU-LAJUS N., « Wresinski à Cerisy », Études, 2017/10, p. 4-6, https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-10-page-4.htm, page consultée le 1er décembre 2021.
[19] LORIAUX F., TONON T., « Les universités d’ATD Quart monde : le savoir de la grande misère », Dynamiques, Histoire sociale en ligne, n°5-6, mars-juin 2018 : http://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2018/03/20180330_ATD_Quart_monde-1.pdf, page consultée le 1er décembre 2021.
[20] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[21] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[22] Sise 57, rue Braemt à 1210 Saint-Josse-ten-Noode
[23] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 1992, p. 7.
[24] Le terme « Ecole d’Ici » vient d’un petit garçon âgé de 6 ans qui a déclaré « à l’école d’Ici, on lit, on travaille, on écrit ». L’école d’Ici est un lieu de formation permanente. Voir : CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Instances », Rapport des activités, Bruxelles, 2003, p. 69.
[25] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[26] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[27] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles 2009, p. 55.
[28] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, Carnet de l’expo 2011, Saint-Josse. p. 2.
[29] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[30] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, Carnet de l’exposition 2011, Saint-Josse, 2011, p. 2.
[31] Fédération Wallonie-Bruxelles, Education Permanente, service de la créativité et des pratiques artistiques en amateur, Les Centres d’expression et de créativité, http://www.educationpermanente.cfwb.be/index.php?id=4088, page consultée le 29 octobre 2021.
[32] UNIPSO, Les accords non-marchands, 2007 – révision 2010, http://www.unipso.be/spip.php?rubrique47, page consultée le 25 novembre 2021.
[33] CRISP, « Secteur non marchand », Vocabulaire politique, 2021, https://www.vocabulairepolitique.be/secteur-non-marchand/, notice en cours de mise à jour, page consultée le 25 novembre 2021.
[34] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2010, p. 53.
[35] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.cemea.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[36] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.cbai.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[37] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.isfsc.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[38] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.institutcardijn.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[39] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.helb-prigogine.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[40] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[41] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2005, p. 59.
[42] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2009, p. 101.
[43] La Ruelle asbl (éd.), Des espoirs, des vies, Bruxelles, La Ruelle asbl, 2001, p. 51.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
PINON C., « Des livres à lire, des histoires à partager : l’aventure de l’Asbl La Ruelle », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.