L’informalisation du travail. Une enquête dans les sous-traitances du secteur minier en RD Congo

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Sara Geenen
Professeure à l’Université d’Anvers et à l’Université Catholique de Bukavu

Introduction[1]

L’enquête que nous allons présenter dans notre contribution s’inscrit dans la prolongation de deux projets de recherche financés par la Fondation scientifique flamande (FWO) qui ont été développés depuis 2017.[2] Nous avons voulu comprendre le phénomène d’informalisation qui se manifeste dans l’exploitation minière à grande comme à petite échelle. Notre contribution se concentre ici sur l’exploitation minière à grande échelle, et plus précisément sur la question du travail dans les sous-traitances qui œuvrent dans le secteur minier. Tandis qu’il est généralement reconnu que l’industrie minière crée peu d’emplois directs, son potentiel en termes de création d’emploi est quand même de plus en plus souligné. Il s’agit alors de l’emploi indirect ou de l’emploi induit. S’appuyant sur des recherches empiriques dans plusieurs concessions minières à l’Est de la République Démocratique du Congo (RD Congo), nos projets visent à jeter un regard critique sur cette question, en interrogeant la nature et la qualité de ces emplois indirects.

Pour commencer, nous allons brièvement situer notre étude dans la littérature académique. Ensuite, nous expliquerons les méthodes utilisées pour mener la recherche. Enfin, quelques résultats seront brièvement présentés.

Informalisation du travail

En parlant de l’informalisation du travail, nous nous inscrivons dans un courant de la littérature dit « structuraliste » qui a été notamment proposé par Alejandro Portes.[3] Il se penche spécifiquement sur 1) le rôle et la position du travail informel dans les réseaux de production capitalistes mondiaux, 2) les liens fonctionnels qui relient l’économie informelle à l’économie formelle, et 3) le rôle de l’État dans la mise en œuvre des processus d’informalisation.

Les processus d’informalisation sont une réponse récurrente et systémique aux crises d’accumulation dans l’économie capitaliste.[4] Plus précisément, pour contrer la baisse des taux de profit, les employeurs recourent à l’exploitation d’une main-d’œuvre informelle moins chère et flexible. Cette technique leur permet d’éviter « les coûts des obligations en matière de sécurité sociale et les autres frais généraux substantiels liés au fonctionnement du secteur formel ».[5] Les entreprises leaders des réseaux de production mondiaux (GPN pour Global Production Networks) ne délocalisent pas seulement des étapes du processus de production vers des destinations à faible coût, mais externalisent également des tâches à des entreprises plus petites, voire dans certains cas à des unités de production à domicile qui utilisent abondamment une main-d’œuvre moins chère, flexible et souvent informelle. Les gains de compétitivité et de productivité qui en résultent sont « appropriés comme profits par les grandes entreprises et les employeurs, et ne sont pas répercutés sur les travailleurs sous la forme d’une amélioration des salaires et des conditions ».[6] Au lieu de cela, nous assistons à la croissance d’une main-d’œuvre parallèle, travaillant aux côtés de salarié.e.s permanent.e.s, et confrontée à la perspective d’une insécurité et d’une précarité accrues.[7]

Dans notre livre Global gold production touching ground, avec le docteur Boris Verbrugge[8], nous développons l’idée que cette informalisation se manifeste non seulement dans l’exploitation artisanale et à petite échelle, mais également dans l’exploitation industrielle à grande échelle. Nous soutenons, d’une part, que l’exploitation artisanale est fonctionnellement intégrée dans les réseaux mondiaux de production minérale, car elle permet d’accéder à une main-d’œuvre moins chère et flexible. En s’appuyant sur une main-d’œuvre informelle flexible, elle n’est pas tenue d’adhérer aux réglementations du travail existantes. D’autre part, en opérant en dehors des cadres réglementaires officiels, les exploitations minières artisanales et à petite échelle (EMAPE) évitent aussi les coûts associés à la réglementation fiscale et environnementale. Les EMAPE fonctionnent généralement par le biais d’accords complexes de partage des revenus qui rassemblent les travailleurs et les financiers, mais aussi les propriétaires fonciers et les autorités coutumières et/ou statutaires. Ces accords de partage des revenus sont souvent considérés comme légitimes et peuvent créer des opportunités de mobilité sociale, ce qui explique en partie pourquoi les EMAPE sont si attrayantes dans un environnement rural déprimé. En même temps, elles permettent au capital de sous-traiter le risque financier à la main-d’œuvre. Enfin, il est de plus en plus évident que la tendance actuelle vers une exploitation artisanale à plus forte intensité de capital et plus avancée technologiquement va souvent de pair avec l’émergence d’accords de travail plus exploitants.

Enfin, nous soutenons que l’informalisation se manifeste également dans l’exploitation minière à grande échelle, à travers des processus de sous-traitance, qui sont des pratiques qui existent dans le secteur minier industriel depuis plus d’un siècle.[9] La sous-traitance a toujours permis de faciliter le recrutement et le contrôle de la main-d’œuvre. Dans le contexte actuel, où l’industrie minière s’appuie sur des technologies de plus en plus avancées et devient largement automatisée, les inégalités entre les travailleurs qui ont les compétences techniques d’une part, et la main d’œuvre qui en est dénuée d’autre part, deviennent encore plus prononcées.

Méthode

Depuis 2017, nous réalisons des études à Twangiza (chefferie de Luhwindja) et Namoya (secteur des Bangubangu Salamabila, un des six secteurs que compte le territoire de Kabambare), dans la concession de Banro Corporation (Est de la RD Congo), et au Haut-Uélé (province du Nord-Est de la RD Congo) dans la concession de Kibali Gold, située dans la ville minière de Durba.

Carte de la région minière exploitée par Banro Corporation, dans l’Est de la RD Congo. Banro 161202, Banro Corporation, Corporate Presentation November 2016, p. 5, https://u.pcloud.link/publink/ show?code=XZ7txN7Zb8g0dfH4ejhls4kHA3rSk8CHomSy, page consultée le 10 septembre 2021.

Dans chaque concession, nous avons réalisé des enquêtes avec les travailleurs et travailleuses dans les entreprises sous-traitantes. Nous avons également enquêté auprès des managers des sous-traitances. Chaque enquête comportait un volet quantitatif, qui nous a permis de faire des statistiques descriptives, et un volet qualitatif, que nous avons analysé avec le logiciel NVivo (logiciel d’analyse qualitative de données). Ensuite nous avons complété l’information avec des interviews des acteurs clés dans les entreprises minières et les communautés locales, et des focus groupes avec les travailleurs et les travailleuses, ainsi qu’avec les membres des communautés.

  • Données récoltées
Source : Enquêtes, analyse et tableau, Elie Lunanga.[10]

Résultats de la recherche

Les projets des grandes entreprises minières sont intensifs en capital et en technologie, et utilisent peu de main-d’œuvre. Ceci est illustré par le tableau tiré du rapport de l’initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE) de 2015.[11] Le tableau montre les effectifs des nationaux et étrangers dans les sociétés minières et pétrolières, ainsi que dans les sous-traitances. On constate qu’au total, les entreprises minières créent presque 80 000 emplois, dont presque 50 000 directs, et 30 000 à travers les sous-traitances. L’entreprise Tenke Fungurume (TFM), située à Fungurume, dans la province du Lualaba, dans la partie sud-est de la RD Congo, occupe la première place sur la liste. TFM emploie 3 442 personnes directement, dont presque toutes sont des nationaux. Mais il faut savoir que cette entreprise est la plus grande entreprise cuprifère du pays, représentant 20 % de la production de cuivre en 2015.[12] Dans les années 1970, à l’apogée de la Gécamines, principale société minière à l’époque, celle-ci employait environ 33 000 personnes. La différence est notable.

  • Nombre de travailleurs dans les entreprises minières actives en RDC et mentionnées dans le rapport annuel de l’ITIE

Source : MOORE S., Comité exécutif…, Rapport ITIE RDC 2015, p. 141-143.

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