Histoire synthétique des ACEC (1886-1992)

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Adrian Thomas (historien, ULB-Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches)

Durant un siècle, une entreprise a fait la fierté du Pays Noir comme de l’économie nationale. Les Ateliers de constructions électriques de Charleroi ont largement contribué à l’électrification de la Belgique, à la densification de son réseau de transports publics et à l’équipement de sa métallurgie. Son activité n’a cessé de se diversifier, comme l’indique son slogan (« du moulin à café à la centrale nucléaire »), quitte à trop s’éparpiller. La Société générale de Belgique (SGB), son actionnaire majoritaire historique, l’a porté aux nues dès les années 1920 avant de l’entraîner dans sa chute à la fin des années 1980. Retour sur une épopée industrielle au destin tragique.

Les débuts prometteurs de la société de Julien Dulait (1881-1904)

Les racines des ACEC sont intimement liées à la vie de Julien Dulait. Ingénieur comme son père, tous deux expérimentent de nouveaux procédés techniques dans leur petit laboratoire familial de Charleroi. Son extension nécessite son déménagement en 1881 dans des ateliers modernes à Marcinelle, chaussée de Philippeville (l’actuelle rue Cambier Dupret). Grâce à la Compagnie générale d’électricité, Dulait y fonde en 1886 la Société électricité et hydraulique, consacrée à la fabrique d’appareils mécaniques en la matière. Dulait y fait valoir ses inventions, à savoir sa propre dynamo, facile d’usage et bon marché, le pandynamomètre et un régulateur qui porte son nom. Dulait continue à déposer des brevets pour des moteurs, des transformateurs et un dispositif de ventilation hydraulique. La firme érige en 1888 la première centrale électrique belge à Charleroi puis conçoit maints systèmes pionniers d’éclairage urbain et minier.

Vue de l’atelier montage, circa 1913. CARHOP, Bibliothèque Elie Baussart, n° 6306, Excursion annuelle des otolaryngologistes belges – Excursion aux Ateliers de Constructions Electriques de Charleroi et à Loverval – 28 juillet 1913, s.d., s.l., p.17.

La société croît rapidement. Dulait se lance dès 1894 dans la construction de tramways et de locomotives. Il innove et perfectionne bien d’autres équipements électromécaniques pour des charbonnages en Belgique et à l’étranger. Une nouvelle usine est installée en 1900 en France (Jeumont). En Russie, il fonde quatre filiales. Ce succès attire l’attention du roi Léopold II qui lui commande de nouvelles installations pour ses domaines royaux. Mais plus encore, par crainte d’une éventuelle absorption par l’allemand AEG, le roi incite l’opulent baron Édouard Empain à apporter assez de capitaux à Dulait, alors très affaibli, pour lui permettre de rester compétitif. C’est ainsi que sa Société anonyme électricité et hydraulique devient en 1904 les ACEC.[1]

La fondation des ACEC sous l’impulsion du baron Empain (1904-1918)

Les ACEC montent de niveau, passant de 715 ouvriers et ouvrières (1904) à 3 000 (1914). En plus de son site de la chaussée de Philippeville, les Ateliers gagnent une nouvelle usine à la Villette. La câblerie ouvre à son tour en 1910. Son parc industriel s’étend sur 103 hectares, au centre même de Charleroi. Sa production s’emballe. En 1908, Dulait laisse sa place d’administrateur délégué à son directeur général, Vital Françoisse, qui rationalise et perfectionne l’entreprise.

Vue d’ensemble des ACEC, circa 1913. CARHOP, Bibliothèque Elie Baussart, n° 6306, Excursion annuelle des oto-laryngologistes belges …, p. 7.

La Première Guerre mondiale est désastreuse pour les ACEC. L’allure ralentit, l’étau de la surveillance militaire occupante se resserre. En 1916, l’entreprise est mise sous séquestre, avant d’être pillée de fond en comble par les Allemands. 555 machines-outils ou de câblerie sont transférées outre-Rhin. En 1918, les ACEC se retrouvent sans machines, avec 341 ouvriers. Il faudra l’investissement d’un gros actionnaire pour relancer les Ateliers. Ce sera la SGB qui place alors massivement ses fonds dans les firmes stratégiques du pays.[2]

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Mémoire orale de la question du travail au Congo belge. Les salariés congolais, de 1940 à 1960, entre les instruments de l’assimilation et la mise à distance coloniale : une nouvelle classe sociale

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François Ryckmans
Journaliste,  a suivi l’Afrique Centrale pour la RTBF de 1991 à 2010

L’essor des villes coloniales, avec un apartheid de fait entre la ville blanche et la cité noire, et l’existence d’une importante population de salariés – avec 40 % des hommes à la fin des années 1950, il s’agit du plus haut pourcentage de l’Afrique subsaharienne –, sont deux caractéristiques essentielles de la colonisation belge.

Ceci éclaire de façon essentielle la question du travail au Congo belge, avec la naissance d’une nouvelle classe sociale qui dispose des instruments de l’assimilation et qui s’approche du mode de vie européen, mais qui est dans le même temps mise à distance, et même souvent humiliée, par le monde colonial. Cette évolution fondamentale explique en grande partie la décolonisation rapide et violente de 1960.

Introduction

Pour cet exposé, nous nous sommes basés sur la série de reportages radio réalisés pour la RTBF en 2000, et à partir desquels nous avons publié un livre, réédité et augmenté en 2020.[1]

Les récits des Blancs sur la période coloniale étaient nombreux, mais nous avions peu de témoignages de Congolais : leur point de vue était méconnu.[2] L’idée était donc d’interviewer des Congolais adultes en 1960, pour qu’ils racontent leur Congo belge comme ils l’ont vécu.

Plus de trente longs récits de vie, du maçon au futur ministre. C’est une mémoire intacte et fiable. Avec valeur d’histoire. Et en creux, se révèle ainsi un formidable dévoilement du système colonial…

Un récit choc : l’espace colonial, la ville blanche et la cité noire séparées

L’espace colonial est fondé sur l’ordre colonial. C’est un espace structuré par l’économie et donc par sa vitrine visible, le travail. C’est le moment fort de la description de la ville coloniale par les Congolais : la ville blanche et la cité noire, deux communautés séparées, et le couvre-feu à 21 heures, un couvre-feu absolu, avec interdiction d’allumer la lumière et de circuler, même dans la « parcelle ».

Mathieu Kuka décrit la ville blanche et la cité noire. À l’époque, il est « clerk », le terme qui désigne un employé administratif.

Nous sommes dans ce cas à Léopoldville, aujourd’hui Kinshasa, mais il en va de même dans toutes les villes et dans les zones économiques, comme les grandes plantations ou dans les petits centres où vivent des Européens.

 

Interview de Mathieu Kuka

« À 18 heures ! Quand il est 18 heures, aucun Blanc ne peut rentrer à la cité, et aucun Noir ne peut aussi monter en ville. À 18 heures. Et on fouillait les gens… À 18 heures, vous n’êtes plus autorisé de rentrer en ville. Mais alors les boys (les domestiques), qui travaillaient pour les Blancs, ils avaient l’accès mais moyennant une carte. Là, vous présentez la carte, et vous, vous passez.

À la barrière ? À la barrière ici, à Itaga, sur Kasa-Vubu (deux avenues – deux lieux-dits à l’entrée de la cité noire).

Ils devaient présenter une autorisation spéciale ? Une autorisation spéciale pour les boys, parce que ceux-là travaillaient à n’importe quel moment. Ils pouvaient même passer la nuit en ville. Mais pas sortir pour aller à l’extérieur, rester dans la parcelle. Bon, les gros camions étaient interdits de circuler en ville.

C’est la ville des Blancs ? C’est la ville des Blancs. Et pas de bruit ! Parlez doucement, ne criez pas ! Et surtout à Kalina (le quartier des Blancs) : là-bas, vraiment, n’essayez pas à 18 heures d’aller perdre ton temps, « Oh, je m’en vais » … Non, vous serez arrêté. Même si vous n’avez rien fait, on va vous arrêter : « Qu’est-ce que vous êtes allé faire là-bas ? » …

Alors, vous dites qu’il y a une barrière, vraiment ? Il y avait une barrière. Et la boisson comme le vin rouge était interdit, c’était interdiction formelle, le vin rouge.

Alors, dans la cité, on boit de la bière ? On buvait rien que (sic) de la bière et la boisson alcoolique était catégoriquement supprimée. Si on vous attrape avec ça, vous êtes arrêté.

On est arrêté, et on va en prison ou on paie une amende ? En prison d’abord. Et à ce moment-là aussi, si vous arrivez en retard au boulot, une fois : attention !, deuxième fois : avertissement !, troisième fois : en prison !

Et avant 20 heures, il fallait regagner son domicile. C’était le couvre-feu ! La cité, elle s’appelait “ belge ” ! Oui, oui, on l’appelait “ belge ” parce que ce sont les Belges, c’est vous qui nous avez colonisés ».

Les ouvriers et employés congolais partent au travail sur l’avenue Prince Baudouin, qui traverse la cité noire, Léopoldville, s.d. Tervuren,© MRAC, Inforcongo, C. Lamote.

Plan de Léopoldville en 1960, avec en gris, la ville européenne, les commerces et le centre administratif ; en gris clair, les cités indigènes ; le no man’s land pour les séparer, avec le zoo, le grand marché, le camp de la police, etc. ; et en gris foncé, les zones industrielles. RYCKMANS F., Mémoires noires. Les Congolais racontent le Congo Belge, Bruxelles, Racine-RTBF, 2020, p. 38.

Les cités noires sont conçues et développées par le pouvoir colonial pour répondre à des préoccupations sanitaires et de sécurité, mais surtout pour créer une séparation voulue : un apartheid de fait, le « colour bar »[3], comme au sud des États-Unis et dans les colonies britanniques à la même époque. Officiellement, il faut fixer les travailleurs et les travailleuses pour éviter l’exode rural, mais il s’agit aussi de préserver le Noir des mauvaises influences de la modernité et conserver le plus possible pour eux le mode de vie du village.

Une importante population urbaine, déracinée, qui s’approche du mode de vie européen

C’est évidemment une illusion, le Congolais de la ville a une maison, il cherche à avoir un vélo, une radio, il porte des vêtements à l’européenne et il achète une machine à coudre à sa femme. Il reçoit un salaire : « Nous avions notre petite vie, payés tout juste pour ne pas crever de faim »[4], mais « Je pouvais tout acheter à crédit ». Il devient un consommateur de biens. Illusion donc, comme l’écrit le poète Sylvain Bemba : « Le Congolais de la ville dort peut-être sur la même natte qu’au village, mais il y fait bien d’autres rêves ».

 
Plaisirs de la ville, en début de soirée dans la cité noire, Léopoldville, s.d., Tervuren, © MRAC, Inforcongo, photographie J. Costa.

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