Robert Dussart et le rapport communiste au syndicalisme chrétien (1961-1976)

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Le parcours du syndicaliste carolorégien Robert Dussart, retracé dans une récente biographie[1], permet de percevoir l’approche, timorée, mais répétée, du Parti communiste de Belgique (PCB) envers le monde chrétien. Adapté d’un sous-chapitre de mon livre, cet article éclaire l’évolution des relations catholicos-communistes belges entre les années 1960 -1970, questionnant ainsi la perméabilité et la fluidité des piliers idéologiques et du clivage philosophique laïc-religieux. Prisonnier volontaire de la sphère d’influence socialiste, le PCB ne s’y est naturellement jamais senti à son aise et a essayé lors de cette éclaircie d’en sortir pour aborder les ouvriers de tradition sociale-chrétienne. Doit-on y voir un rendez-vous manqué ou une camaraderie impossible ?

Adrian Thomas (historien, Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches (ULB)).

Un contexte favorable et inédit au rapprochement

Au fil des années 1950 et 1960, l’hégémonique pilier social-chrétien belge s’effrite à tous les niveaux de pouvoir. Le Parti social-chrétien (PSC) ne parvient plus à garder son électorat hétéroclite qui regarde ailleurs. Le clivage laïc-religieux s’atténue significativement. Cette tendance se note à l’échelle globale. L’Église évolue en conséquence. Le pape sent que le monde change et se distancie du culte catholique sclérosé, bien que la confessionnalisation de la société reste générale. Une immense réforme théologique se débat à Rome de 1962 à 1965. Vatican II bouleverse la tradition très conservatrice du rite romain. Ce concile actualise le dogme chrétien et lève une série d’interdits, par exemple l’excommunication des communistes (1949).

Ceux-ci y sont sensibles et réitèrent aux catholiques leur « main tendue », pour reprendre la célèbre citation de Maurice Thorez, le dirigeant emblématique du PC français. Le PCB n’a, lui, jamais eu de succès auprès du pilier chrétien, marqué par le contentieux entre l’anticléricalisme socialiste et l’antisocialisme du catholicisme social. De plus, certains hauts cadres communistes choisissent leur camp en s’initiant à la franc-maçonnerie, comme Jean Terfve et Lucienne Bouffioux. Les contacts se sont révélés timides depuis la Libération, quoique des accointances avec des prêtres-ouvriers se répétaient lors de grands conflits sociaux, comme en 1960-1961. Des curés se sont en effet « établis » en usines pour évangéliser la classe ouvrière, dans une démarche similaire à celle des futurs étudiants maoïstes des années 1970. En France, beaucoup de militants sociaux-chrétiens se rapprochent alors du PCF, voire s’y enrôlent. La tendance sud-américaine de la théologie de la libération encourage aussi une fraction des croyants et de croyantes à s’ouvrir, par tiers-mondisme, à l’anti-impérialisme. Bref, un courant catholique de gauche se démarque du pilier chrétien classique, en cherchant à jouer un rôle nouveau dans la société. Le PCB en est bien conscient. La sortie en 1967 de son livre L’Église et le mouvement ouvrier en Belgique s’inscrit dans cette nouvelle approche envers une communauté d’esprit dès lors hétérogène.[2]

Caricature de Robert Dussart parue dans le journal La Nouvelle Gazette, 29 mars 1979 (archives personnelles de Josiane Vrand).

Dussart et Le Travailleur : la concrétisation d’une convergence à travers un petit journal

À Charleroi, un pas sérieux est fait après la grande grève de 1960-1961 avec le mensuel Le Travailleur, publié à 3 400 exemplaires de 1961 à 1973 par un groupe local de prêtres-ouvriers. L’un d’eux, l’abbé Raphaël Verhaeren, travaille aux Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC), vit à Dampremy (Charleroi) et est syndiqué à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB). Difficile avec ces qualités-là de ne pas côtoyer Robert Dussart. Celui-ci est un militant communiste, ouvrier des ACEC-Charleroi, et est alors en passe de devenir le délégué principal FGTB de la grande usine, bien qu’il remplisse déjà de facto cette fonction depuis des années. Les communistes, prépondérants dans la délégation syndicale ouvrière de ces ateliers dès 1950, ont précocement adopté une attitude très cordiale avec les affiliés locaux de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), notamment durant la lutte contre l’allongement du service militaire. Cette relation amicale, alors plutôt insolite, se traduit par la formation précoce d’un front commun au sein des ACEC, qui prouve sa solidité lors de nombreuses grèves, en particulier en 1960-1961. Verhaeren et Dussart se sont rencontrés au début de la « grève du siècle » à la Maison du peuple de Dampremy. « Nous sommes devenus amis tout de suite »[3], écrira plus tard l’abbé. Comme ses confrères de Seraing, ce prêtre-ouvrier a condamné publiquement le cardinal Van Roey, quand le prélat a réprouvé durement la grève.

Le Travailleur, février 1973 (archives personnelles d’Adrian Thomas).

Verhaeren est l’une des chevilles ouvrières du Travailleur jusque 1967. Le journal se veut un lieu de débats et, dans l’esprit unitaire du Mouvement populaire wallon (MPW), démarche à écrire dans ses colonnes des syndicalistes chrétiens, communistes, socialistes et trotskistes. Des rencontres ouvrières sont organisées afin d’en discuter ouvertement. Jean Verstappen, syndicaliste CSC et communiste, y joue un rôle central. Le Travailleur soutient fortement le cartel électoral PCB-PWT (Parti wallon des Travailleurs)[4] en 1965, mais, déçu des tensions entre les deux ex-alliés, change de direction fin 1969, après l’abandon de plusieurs piliers de la rédaction (Verhaeren s’est expatrié en 1967, en se défroquant). Verstappen, ancien sénateur PCB (1965-1968), prend le relai et l’oriente sur les luttes ouvrières dans le courant soixante-huitard, avant d’arrêter fin 1973 cette rare expérience pluraliste de journal militant ouvrier.[5]

Dussart écrit couramment dans Le Travailleur. Verhaeren l’a ardemment soutenu en 1961 dans ses pages lors de la vaine tentative patronale de licencier le meneur syndical des ACEC. Gilbert Merckx, délégué principal CSC aux ACEC et sympathisant communiste, relaie avec la même passion des conflits internes, tels que la grève en 1962 des pontiers et opérateurs. Le premier article de Dussart date de décembre 1962 et occupe le centre de la Une, contre les projets de loi anti-grévistes du ministre socialiste Pierre Vermeylen. Le syndicaliste salue les régionales de la CSC qui s’y sont opposées, comme à Charleroi. Il s’y exprime à nouveau en avril 1963 pour les élections sociales, en octobre contre les menaces aux libertés syndicales et en décembre à l’encontre de « l’épouvantail » ministériel de l’inflation. Dussart s’appuie en juin 1964 sur la conquête communiste de Longwy[6] pour valoriser l’union de la gauche, comme en France, dans la campagne qui précède les scrutins communaux et législatifs. On le retrouve encore en octobre pour le contrôle ouvrier en usine, en réaction à l’arrêt des Ateliers de l’Est (Marchienne-au-Pont), signe de la désindustrialisation graduelle de Charleroi, ou en janvier 1966 pour la rupture syndicale avec le gouvernement PSC-PSB. Dussart plaide en général pour la relance de l’action sociale, manquant rarement de critiquer l’apathie des directions FGTB-CSC. Le Travailleur lui fait gagner en renommée et lui attire l’adhésion d’une série de jeunes sociaux-chrétiens, qui renforce la cellule d’entreprise du PCB, qui connaît alors un vrai succès (jusqu’à 242 membres en 1965). L’un d’eux, délégué syndical, sera toutefois exclu de la CSC pour cette raison.[7]

Dussart, une pratique politico-syndicale toujours ouverte sur la gauche catholique

Dussart n’hésite pas à sortir de sa zone de confort pour se faire entendre des sociaux-chrétiens. Il se rend en avril 1964 au séminaire de Malines, siège du cardinal, à l’invitation d’un prêtre-ouvrier pour échanger sur leur idée d’une Église neuve à réinventer et à « renouveler profondément ». Sept séminaristes lui adresseront leurs remerciements, pointant la « sérénité » de son intervention et son « courage » de se rendre dans l’antre du cléricalisme belge. « Puisses-tu trouver toujours en nous le vrai visage du Christ », lui écrit chaudement l’un d’eux. L’abbé Robert Mathelart l’a aussi connu : l’ancien doyen de Charleroi était vicaire à Marchienne dans les années 1960 pour la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) des ACEC. Il fera part de son admiration en 2011 pour son courage, sa droiture : « c’était un pur », écrit-il dans le livre d’or du funérarium.[8]

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