Le front commun syndical à l’épreuve du lock-out patronal

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Amélie Roucloux (historienne au Carhop)

À leurs apogées, les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC) sont une industrie qui possède d’importants sites de production à Charleroi, Herstal, Ruysbroeck et Gand. Ils emploient plus de 10 000 personnes et connaissent une solide implantation syndicale à prépondérance socialiste, ainsi qu’une cellule communiste très active. Pour le personnel employé (appointé.e.s), il y a le Syndicat des employés, techniciens et cadres (SETCa, socialiste) d’une part, et la Centrale nationale des employés (CNE, social-chrétien) d’autre part. Pour le personnel ouvrier (salarié.e.s), il y a la Centrale de l’industrie du métal de Belgique (CMB, socialiste) d’une part, et la Centrale chrétienne des métallurgistes de Belgique (CCMB, social-chrétien) d’autre part.

Fleuron industriel et bastion militant des Trente glorieuses, les années 1970 amorcent une bascule aux ACEC en termes économiques et de rapports de force. En 1973-1974, la conflictualité sociale est à son paroxysme. Que ce soit pour lutter contre la fermeture d’un secteur d’activités (la fonderie à Gand et les ateliers à Ruysbroeck), pour protéger l’emploi (opération « mal adaptés » à l’encontre des employé.e.s de Charleroi et d’Herstal) ou pour réclamer des augmentations salariales (l’ensemble des ouvriers et ouvrières), les quatre sites des ACEC sont en ébullition. Occupations d’usine, grèves, manifestations, le mouvement social prend de l’ampleur et menace de dépasser le cadre des ACEC. En réponse, la direction décide le lock-out, la fermeture, des ACEC, prenant ainsi le risque de mettre la production en difficulté si les travailleurs et travailleuses ne plient pas. Ainsi, aux grèves offensives du front commun syndical répond une stratégie patronale de rupture. Progressivement, les organisations syndicales sont poussées vers une posture défensive. Rétrospectivement, cette action patronale interroge : du point de vue de l’actionnaire, le fleuron industriel était-il toujours suffisamment attractif et était-il toujours prêt à en assumer le bastion militant ?

Pour réaliser cet article, le fonds ACEC, disponible au CARHOP et contenant les papiers de Jean-Luc Meunier, délégué CNE aux ACEC dans les années 1980 – 1990[1], est mobilisé. Il s’étend des années 1950 aux années 2000. C’est la période des années 1970-1990 qui est la plus fournie. Les documents sont variés, contenant autant des tracts syndicaux que patronaux, allant des calculs des primes aux procès-verbaux du Comité d’entreprise. Parallèlement, des archives de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), disponibles aux Archives générales du royaume à Bruxelles (AGR2), sont également mobilisées. Une liasse détaille la tension sociale de 1973-1974, révélant l’intérêt que porte la fédération patronale sur le déroulement de ce conflit et sur son issue. Enfin, des archives audiovisuelles de la Radio-télévision belge (RTB), disponibles sur le site de la Sonuma, mettent en image différents moments des ACEC.

Le lock-out, une stratégie incertaine

Au tournant des années 1970, alors que les grèves offensives portant essentiellement sur des majorations salariales se multiplient[2], le lock-out n’est pas une stratégie envisageable pour le banc patronal. Pourtant, la conflictualité sociale est à son paroxysme en Belgique[3] : des grèves aux ACEC, à la Fabrique nationale (FN) à Herstal et dans les usines Cockerill et Prayon succèdent aux grèves des mineurs du Limbourg, du personnel de Citroën ou de Volkswagen. Côté patronal, une fédération cherche un moyen radical pour casser cette fièvre sociale. Fabrimetal (Fédération des entreprises de l’industrie des fabrications métalliques, Agoria depuis 2000) envisage d’user de la stratégie du lock-out. En fermant totalement ou partiellement leurs entreprises, ces employeurs espèrent bloquer les salaires et contrecarrer les grèves en empêchant les travailleurs et travailleuses de bénéficier des structures de soutien des grévistes. En 1972, elle interroge la Fédération des industries belges (FIB, FEB depuis 1973) sur les opportunités de cette stratégie.

« Un moyen extrême auquel l’employeur pourrait avoir recours »

« Certains de nos membres sont actuellement victimes d’une tactique concertée de la part des délégués syndicaux et des travailleurs consistant à entraver la production normale de l’entreprise par des grèves de harcèlement, des grèves tournantes ou des arrêts de travail à des endroits essentiels de l’usine, de manière à rendre impossible la continuation normale du travail, sans pour autant partir en grève totale ou partielle.

Devant cet état de choses, l’entreprise ne peut rester sans réaction.

Nous aimerions savoir quels sont les moyens légaux que l’entreprise pourrait appliquer en guise de réplique et notamment s’il serait possible de décréter un lock-out et dans quelles conditions.

Bien qu’en Belgique le lock-out ne soit jamais pratiqué, nous pensons qu’il peut constituer, au même titre que la grève d’ailleurs dans le chef des travailleurs, un moyen extrême auquel l’employeur pourrait avoir recours.

Puis-je vous demander de bien vouloir examiner ce problème et me faire connaître l’opinion de la F.I.B. à ce sujet tant du point de vue juridique que du point de vue de la réaction du monde patronal ? »

Sources : AGR2, Fonds de la FEB et du Comité national belge de la Chambre de commerce internationale, 1897-2007, n° 1491, lettre de Fabrimetal à la FIB à propos du lock-out, 24 février 1972, p. 1.

Dans sa réponse, la FIB n’encourage pas Fabrimetal dans son projet. Elle l’enjoint plutôt de porter le rapport de force sur l’exécution fautive du contrat de travail en raison des arrêts de travail répétés et intermittents. Trop radicale et incertaine, l’union patronale ne se réalise pas en 1972 autour du lock-out « dont nul ne sait les conséquences juridiques qu’en tirerait le tribunal appelé à statuer en la matière. »[4]

Conflictualité sous haute tension : occupations, grèves, lock-out

Le premier choc pétrolier d’octobre 1973 et la crise économique qui s’ensuit change la donne. Côté patronal, l’heure est aux rationalisations. Côté syndical, il existe une base militante et offensive qui ne compte pas se laisser faire. Aux ACEC, la tension sociale monte. Le 7 décembre, à Charleroi, plus de 80 employé.e.s et cadres, considéré.e.s comme mal adapté.e.s, sont invité.e.s à démissionner ou à prendre leur pension. À Herstal, 14 ouvrières passent au nettoyage avec réduction des salaires. À Gand, les travailleurs occupent l’usine pour protester contre la fermeture de la fonderie. Parallèlement, les ouvriers sont en négociation pour l’obtention d’une « prime vie chère »[5]. Le 10 décembre, 92 % du personnel se prononce pour la défense de l’emploi par tous les moyens, y compris la grève. Offensif et défensif, le mouvement social est total aux ACEC. Le 18, la délégation syndicale ACEC-Elphiac, en front commun employé.e.s, remet un préavis de grève pour le 3 janvier 1974.[6] Finalement, une accalmie survient fin décembre : chacune des parties accepte de lever temporairement les mesures prises. Côté patronal, les préavis sont levés et, de leur côté, les organisations syndicales suspendent le préavis de grève et s’engagent à mettre fin à l’occupation du site de Gand. Réticents dans un premier temps, un accord est partiellement accepté et les ouvriers gantois reprennent le travail le lundi 7 janvier 1974.[7]

La mobilisation des travailleurs et des travailleuses des ACEC s’inscrit dans une crise plus profonde. Depuis quelques mois, les syndicats accusent la multinationale américaine Westinghouse, devenue actionnaire principal en février 1970, de vouloir démanteler l’entreprise pour ne se concentrer que sur les activités qui l’intéressent, à savoir l’industrie nucléaire.[8] En 1971 déjà, la division des Câbleries de Charleroi (CDC), pourtant rentable, est détachée des ACEC pour constituer une entité séparée qui reprend à son compte toute l’industrie de câblerie des ACEC. En 1972, le secteur nucléaire est transféré à Westinghouse Electric Nuclear Systems Europe, société créée un an plus tôt. Ainsi, en voulant protéger les emplois, le front commun syndical s’inquiète du devenir de l’un des fleurons industriels belges. De son côté, la direction dément toute volonté de démantèlement.[9]

Archives audiovisuelles de la Sonuma, Être occupé aux ACEC, https://www.sonuma.be/homepage, 11 janvier 1974, site consulté le 25 janvier 2022.

Dans le but de trouver une solution au conflit ainsi que des opportunités pour le futur des ACEC, des réunions de conciliation sont organisées début 1974 entre le président de Westinghouse Europe, la direction des ACEC, les ministères des Affaires économiques et de l’Emploi, et les organisations syndicales. Après celle de mars, les syndicats considèrent que ces réunions sont un échec car « Westinghouse était décidée à continuer son opération de “rationalisation”. »[10] Pour eux, le géant américain n’investit ni dans l’outil, ni dans l’emploi, se contentant de vendre les secteurs d’activités qui ne l’intéressent pas et de vivre sur les commandes du secteur public belge ainsi que sur sa division nucléaire. Côté syndical, la stratégie redevient offensive.

CARHOP, Fonds ACEC, n° 206, « À quelle sauce veut-on nous manger ? », Informacec-contact,Bulletin d’information du front commun syndical appointé des ACEC & CDC, 23 novembre 1973.

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