Lecture pour tous. Un album à feuilleter, un passé à découvrir, un enjeu du présent

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Une lecture commentée de Florence Loriaux
(historienne, HELMo)

Jean-Jacques Messiaen, Lecture pour tous. Une histoire des initiatives de la Province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Éditions de la Province de Liège, 2021.

L’ouvrage qu’il nous a été demandé de référencer est déconcertant à plus d’un point de vue. Il est déconcertant par sa belle facture typographique et sa taille inhabituelle qui le classe d’emblée dans une catégorie d’ouvrages rares : 194 pages au format 23X27 qui fait davantage penser à un magazine qu’à un livre classique ou à un ouvrage scientifique.

Il est déconcertant par sa richesse iconographique exceptionnelle : des centaines de gravures, de photos, de couvertures d’ouvrages, de portraits de personnalités ayant joué un rôle dans la culture, de programmes de manifestations publiques, produits au cours des 150 dernières années et dont la plupart sont inédits.

Il est déconcertant par le fait qu’il est centré sur l’action de provinces constituant une entité territoriale politique plutôt méconnue et dont la plupart de nos concitoyen.ne.s ignorent les prérogatives et même parfois l’existence. D’autant plus que dans le cas de cet ouvrage seule la Province de Liège est traitée et ses réalisations mises en exergue.

Mais ce qui est souvent le plus mal perçu, c’est que les provinces font corps avec la connaissance et la culture à travers le réseau dense des bibliothèques qu’elles gèrent et animent. C’est un lieu commun de rappeler que les bibliothèques ont été depuis des temps immémoriaux les réservoirs de connaissances et de savoirs de l’humanité. Si l’on oublie la bibliothèque d’Alexandrie considérée comme la plus importante dans l’Antiquité, chaque grand pays actuel peut se prévaloir d’une bibliothèque qui brille au firmament de ses édifices publics les plus remarquables, comme la bibliothèque du Congrès à Washington considérée comme la plus grande du monde avec ses 38 millions de références.

La meilleure preuve du rôle crucial du livre est l’acharnement que des forces occultes mettent parfois dans les conflits armés à détruire les livres et les édifices qui les abritent, comme on en a connu des exemples avec les autodafés pratiqués par les nazis en Allemagne et en Autriche dans les années 1930, preuve que les livres sont parfois plus redoutés que les canons.

Mais en dehors de ce rôle historique de conservatoire des connaissances qui se poursuit en se complexifiant au fur et à mesure de la progression de sauvegarde technologique de l’information de plus en plus performante…

Les bibliothèques remplissent à partir de la deuxième moitié du 19e siècle un nouveau rôle de soutien de la culture populaire à travers leurs initiatives de formation permanente des populations. Ces projets d’éducation et plus tard d’émancipation des catégories sociales défavorisées vont d’ailleurs prendre le pas sur les tâches quotidiennes d’entretien et de préservation des collections de plus en plus autonomes. Mais il faut toutefois reconnaître que la Belgique n’a pas eu un rôle de leader en matière de lecture publique en comparaison avec les pays scandinaves, les Pays-Bas ou l’Angleterre et que ce sont d’abord des milieux progressistes qui engagent les premiers le combat et encouragent l’État à intervenir.

En Belgique, cette participation doit attendre des années pour qu’un dispositif soit adopté à cause sans doute d’un manque de moyens financiers mais aussi à cause d’un manque de volonté politique de les chercher. C’est grâce à la loi Destrée de 1921 qu’est franchie une première étape en faveur des bibliothèques pour tous, bien qu’il faille encore attendre un demi-siècle pour qu’un décret de 1978 assure la mise en place d’une véritable politique coordonnée et planifiée. Quel chemin parcouru depuis les origines de la lecture publique.

L’événement fondateur de la Province de Liège semble bien être la création en 1725 d’une première bibliothèque dont on ignore si elle est réellement publique et accessible à tous et à toutes ou restée à usage privé. Quoiqu’il en soit, c’est seulement à partir de la fin du 19e siècle (1860) que les provinces voient leur rôle se préciser en matière d’enseignement et que se produit dans la foulée le véritable essor des bibliothèques populaires grâce à l’initiative du ministre de l’Intérieur de l’époque Alphonse Vandenpeereboom (1812-1884) qui suggère dans une circulaire adressée en 1862 aux gouverneurs de province « qu’il serait heureux que bientôt dans chaque commune à côté de l’école soit créée une bibliothèque populaire qui en est le véritable complément »[1].

L’appel est entendu par la Province de Liège où les initiatives se multiplient rapidement même si la première bibliothèque compte moins de 400 ouvrages et qu’elle doit s’installer jusqu’en 1904 au premier étage du bâtiment abritant la halle aux viandes. Preuve que les nourritures terrestres peuvent parfois faire bon ménage avec les nourritures intellectuelles.

Toujours est-il qu’à la fin du 19e siècle, la Province de Liège peut se féliciter d’accueillir sur son territoire pas moins de 45 bibliothèques populaires en activités là où les autres provinces wallonnes annoncent des scores beaucoup plus modestes. Depuis, les bibliothèques doivent adapter leurs actions à des contextes environnementaux changeants et la Province de Liège n’échappe pas à ces contraintes : guerres, grèves, mouvements sociaux, crises économiques et financières, recomposition des structures politiques, réforme de l’État… Ces transformations ont parfois des effets positifs en développant de nouvelles activités mais parfois aussi des effets négatifs de blocage de projets en cours. Parmi les transformations obligées, on citera les relocalisations spatiales des bâtiments avec parfois une réelle tendance avant-gardiste comme c’est le cas avec la création de la Maison des loisirs de Seraing en 1921. Actuellement, c’est le site des Chiroux à une encablure du pont Kennedy qui remplace les installations de la rue Darchis. Cependant son sort est déjà scellé avec la future installation en Outremeuse sur l’ancien site de l’hôpital de Bavière.

En dehors de l’aspect architectural résolument novateur du bâtiment destiné à accueillir la bibliothèque publique du 21e siècle, la question qui se pose avec une réelle intensité est de savoir comment la bibliothèque publique qui franchit déjà une métamorphose importante en passant d’une fonction prioritaire de conservatoire de connaissances à celle d’instrument d’éducation, d’outil d’affranchissement et finalement de lieu de vie réussira à affronter les nouveaux défis imposés par l’introduction dans l’équation sociétale de nouvelles contraintes. Jean-Jacques Messiaen ne peut bien entendu pas apporter de réponse à ces interrogations mais il a au moins le grand mérite d’ouvrir des perspectives.

Prix 20 €, en vente uniquement en librairie, en signe de soutien au secteur du livre.

Notes
[1] Bulletin administratif du ministère de l’Intérieur, t. XVI, 1863, p. 538-539.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

LORIAUX F., « Lecture pour tous. Un album à feuilleter, un passé à découvrir, un enjeu du présent », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.