Introduction au dossier : Les écoles de devoirs : un engagement militant et politique

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Marie-Thérèse COENEN (historienne au CARHOP asbl),
coordinatrice des n° 13 et 14 de Dynamiques. Histoire sociale en revue.

Les écoles de devoirs apparaissent en Belgique francophone au tournant des années 1970. Elles sont le fait de militantes et militants, agissant dans les quartiers populaires où se regroupent les populations immigrées. Elles ont en commun d’offrir une réponse pragmatique à des demandes d’enfants et d’adolescents, pour les aider à remplir les exigences de l’école : préparer les leçons et faire les devoirs. Certaines partagent un engagement politique et ont la volonté de lutter non seulement contre l’échec scolaire, mais aussi d’œuvrer à la valorisation de la culture des enfants de travailleurs migrants et, pourquoi pas, de changer l’école. D’autres ambitionnent simplement de faire du rattrapage scolaire, de l’apprentissage du français, des mathématiques, etc., et de combler les lacunes accumulées par les enfants, avant que le décrochage scolaire ne s’installe. Aucune d’entre elles ne veut être assimilée aux séances d’étude dirigée, proposées par les écoles. L’école de devoirs (la mal nommée) cultive d’autres dimensions.

D’une dizaine d’initiatives en 1975, les écoles de devoirs sont passées à 30 en 1977, à 50 en 1980, à 200 en 2000 et à plus de 300 en 2020. Progressivement reconnues et subventionnées par les autorités publiques, elles se sont constituées en un mouvement pédagogique qui développe ses propres caractéristiques à côté de l’école.

À l’origine, elles s’adressent à un même public : des enfants et des adolescents issus des vagues migratoires italienne, espagnole, marocaine, turque, grecque, en fonction de leur implantation locale. Les conditions sont précaires : des locaux peu adéquats, des équipes d’animateurs et d’animatrices de bonne volonté, mais pas toujours régulier.ère.ses bénévoles et des stagiaires peu outillés pour décoder les difficultés d’apprentissage, des moyens financiers aléatoires et quasiment aucun subside pour le travail d’accompagnement. La plupart s’adossent à un centre reconnu pour une autre activité : une structure pour la santé mentale, un centre d’expression et de créativité, une maison de jeunes ou un service d’aide aux jeunes en milieu ouvert, une organisation d’éducation permanente (après 1976) et des centres d’alphabétisation. De nouveaux acteurs investissent ce segment pédagogique : les communes, les CPAS[1] soutiennent des initiatives qui s’inscrivent dans leur politique de l’enfance et de la jeunesse tandis que des animateurs et animatrices sont engagé.e.s sur des programmes de mise au travail des jeunes sans-emplois. Peu à peu, les initiatives spontanées et militantes s’inscrivent dans la durée.

La reconnaissance institutionnelle pour le travail spécifique des écoles de devoirs en matière de lutte contre l’exclusion scolaire et comme outil de promotion socioculturelle pour les enfants de milieu populaire sera progressive avec un moment décisif, l’adoption par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, du décret du 28 avril 2004 relatif à la reconnaissance et au soutien des écoles de devoirs (Moniteur belge, 19 juin 2004). Dans l’histoire des écoles de devoirs, il y a un avant et un après 2004. Le décret reconnait la mission pédagogique et socioculturelle des écoles de devoirs et institue une Fédération des écoles de devoirs en Fédération Wallonie-Bruxelles et cinq fédérations régionales qui reçoivent la mission de coordonner et d’épauler les initiatives locales, de stimuler de nouvelles créations en fonction des besoins locaux, de former les animateurs, de développer des outils pédagogiques et de faire réseau entre autres en publiant un périodique.

Des traces… pour une histoire encore à écrire !

À la base de ce dossier consacré aux écoles de devoirs, il y a le décès de Pierre Massart, Frère des Écoles chrétiennes, instituteur, initiateur de nombreux projets de lutte contre l’exclusion scolaire à Schaerbeek avec l’asbl Rasquinet et l’asbl APAJI[2]. Retracer le parcours de Pierre Massart n’est pas simple vu ses engagements multiples dans des milieux très divers. À côté de la réalisation d’une notice biographique de ce militant des Équipes populaires destinée au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique, a émergé l’idée de mettre en avant un projet pour lequel il s’était particulièrement engagé, l’école de devoirs Rasquinet.

Au même moment, d’autres initiatives existent comme l’école de devoirs du CASI-UO[3], des Ateliers Marolliens, etc., ou celle moins connue, de l’école de devoirs du Béguinage improvisée par Rosa Collet sur le seuil de sa porte. Cette institutrice maternelle, pensionnée en 1968 pour des raisons de santé, se met à la disposition des enfants de son quartier. Aujourd’hui, à 96 ans, elle témoigne avec enthousiasme de cette expérience qui a marqué son engagement dans le quartier et dans la paroisse. Rosa Collet a classé et déposé ses archives au CARHOP, à un moment où elle quittait un appartement pour emménager dans une résidence pour seniors. L’intérêt de ce fonds d’archives privées est multiple. Il rassemble les traces de ses divers engagements militants. L’école de devoirs du Béguinage y tient une place importante. Dans ces archives, on retrouve des rapports d’activités, des évaluations, des dessins, des affiches, des albums photos retraçant la vie quotidienne de l’école, les activités et les productions réalisées par les enfants. Ce fonds garde aussi les traces des mobilisations sociopolitiques et des mouvements pédagogiques dans lesquels Rosa Collet a été active. Nous tenions la matière pour consacrer un numéro aux écoles de devoirs et retracer les enjeux qu’elles ont portés.

Ce fonds d’archives fait figure d’exception. De manière générale, la précarité des écoles de devoirs pendant plus de trente ans a eu des répercussions sur la conservation de leurs archives. Des sondages dans d’autres centres d’archives privées, dans les centres de documentation spécialisés en pédagogie alternative, dans quelques écoles de devoirs ont abouti à des résultats assez décevants : la conservation des archives est aléatoire et leurs accès difficiles.

Dans ce numéro, plusieurs contributions ont comme point de départ, la documentation et les archives conservées au CARHOP. À notre grande surprise, la recherche a révélé une histoire riche et féconde qui finalement sera présentée dans les n° 13 et 14 de Dynamiques. Histoire sociale en revue, construits en parallèle, car les thématiques s’entrecroisent à de nombreux moments.

Deux numéros pour deux approches complémentaires

Le n° 13 de Dynamiques est consacré à l’analyse du mouvement des écoles de devoirs dans la période 1973 à 1985, à Bruxelles. Le n° 14 de Dynamiques sera entièrement dédié à des monographies d’écoles de devoirs ainsi qu’à une analyse de la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui. Ces deux numéros n’ont pas l’ambition de dire toute l’histoire de ce mouvement complexe, mais de repérer les questionnements existants depuis le début, de pointer quelques expériences concrètes et de mettre en avant le projet politique qu’elles défendent.

Sommaire

Le n° 13 s’ouvre avec le regard d’un sociologue de l’école sur le mouvement des écoles de devoirs comme opérateur pédagogique en Fédération Wallonie-Bruxelles. Dans sa contribution, Les écoles de devoirs : actions et défis, Georges Liénard prend comme point de départ, l’utopie politique qui animait les fondateurs et animateurs des écoles de devoirs, à savoir lutter contre l’exclusion scolaire, promouvoir une école ouverte aux valeurs des milieux populaires et reconnaître des compétences spécifiques, pour ces derniers et pour les publics migrants. À travers les concepts pédagogiques mobilisés, « politique de rattrapage » versus « politique d’émancipation », il souligne leur impact dans l’épanouissement des enfants qui les fréquentent et relève leurs contributions aux programmes de lutte contre les inégalités socioculturelles. La reconnaissance institutionnelle et le financement structurel ont professionnalisé le secteur. Les écoles de devoirs sont devenues des opératrices à part entière dans la sphère de l’éducation et de la formation et contribuent à leur niveau, à une société plus égalitaire ou moins discriminante.

Les fondateurs et fondatrices d’écoles de devoirs agissent à un niveau très local, un quartier, quelques rues autour d’une école primaire ou secondaire. Ils et elles se rencontrent dans les mobilisations politiques, dans les luttes urbaines des années 1970. Ils et elles se reconnaissent des points communs. Ils et elles décident de partager leurs expériences en écoles de devoirs et de conjuguer leurs efforts pour développer une pédagogie alternative adaptée aux difficultés rencontrées par les enfants immigrés dès l’école primaire ou secondaire, à Bruxelles. Une affiche, présente dans les collections du CARHOP, raconte cet évènement du 27 avril 1975 : quand une affiche raconte le point de départ d’un mouvement ! Nous nous interrogeons sur les acteurs à l’origine de la rencontre, son déroulement ainsi que les positions qui y sont défendues.

De l’annonce de cette rencontre du 27 avril 1975 au lancement, en janvier 1976, d’un Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire, le pas est franchi d’autant plus que le mouvement politique Hypothèse d’école apporte son soutien et en assure la coordination. La troisième contribution en retrace l’histoire. Rosa Collet participe à ces journées d’étude, aux formations pour animateurs et animatrices et aux réunions du Comité de liaison des écoles de devoirs. Elle est, avec Pierre Massart, membre de la section bruxelloise d’Hypothèse d’école. Son fonds d’archives conserve les procès-verbaux, les notes, les bulletins de liaison, les périodiques, mais aussi les brochures pédagogiques produites par le Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire (qui deviendra rapidement le Comité de liaison des écoles de devoirs). Complété par les collections de périodiques et les brochures conservées au CARHOP, il nous permet de retracer l’évolution du Comité de liaison entre 1975 à 1985. Pour combler des lacunes documentaires, Jos Palange, membre actif d’Hypothèse d’école, a fourni quelques documents qu’un mémoire de fin d’études de deux stagiaires-assistantes sociales, est venu compléter.

Les écoles de devoirs ont souvent accueilli des étudiant.e.s, futur.e.s travailleurs et travailleuses sociaux, ou d’écoles normales qui consacraient leur travail de fin d’études à cette expérience. Le CARHOP en possède une collection. Ce sont des sources intéressantes à prendre avec un recul critique et qui, croisées avec d’autres éléments, donnent des informations précieuses : que nous disent-elles sur les écoles de devoirs dans un contexte précis ? Cet exercice est proposé dans l’article Les stagiaires & leurs mémoires : un certain regard sur les écoles de devoirs.

Les écoles de devoirs méritent d’avoir leur historien ou historienne. La matière est abondante et passionnante. Des fonds d’archives existent ou sont à découvrir. Pour aider les futurs chercheurs et chercheuses à se repérer dans les collections, Camille Vanbersy, archiviste, fait le point sur les fonds conservés au CARHOP et dégage de nombreuses pistes de recherche qui viennent compléter les analyses proposées dans ce numéro de Dynamiques.

Quand c’était possible, les textes ont été soumis aux acteurs et actrices de cette histoire. Ils et elles ont marqué leur accord sur le propos tenu, nous ont aidé.e.s à préciser les faits, les personnes impliquées. Ils et elles ont manifesté leur enthousiasme à l’idée que soient rappelés à travers ce numéro, leur engagement, mais surtout le sens politique de leur mobilisation pour une école ouverte et incluante. Qu’ils et elles en soient remercié.e.s. Ces témoins restent disponibles pour de nouvelles recherches.

Pour conclure ce dossier consacré au mouvement pédagogique des écoles de devoirs entre 1975-1985, l’occasion est belle de souligner le dynamisme et l’innovation pédagogique qu’elles ont apportés, mais aussi de pointer la fragilité de leur patrimoine archivistique. Nous plaidons pour l’urgence de le repérer, de le conserver et de le rassembler dans des lieux ou institutions qui assurent une conservation pérenne et garantissent un accès. C’est entre autres la mission des centres d’archives privées.

Notes

[1] Le Centre public d’aide sociale remplace la Commission d’assistance publique lors de la réforme de 1976. En 2002, le terme « aide » est remplacé par « action ».
[2] Association pédagogique d’accueil aux jeunes immigrés (APAJI) aujourd’hui AFT APAJ, Atelier de formation par le travail – Association pédagogique d’accueil aux jeunes.
[3] Centre d’action italien – Université ouvrière.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Coenen M.-T., « Introduction au dossier : Les écoles de devoirs : un engagement militant et politique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°13, décembre 2020, mis en ligne le 07 janvier 2021, URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/