La maternité en affiches : l’allaitement, une injonction sociale

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Marie-Thérèse Coenen (Historienne, CARHOP)

À la fin du 19e siècle et au début du 20e, l’affiche devient un support publicitaire, largement utilisé dans le cadre de politiques de santé publique pour prévenir des maladies contagieuses (tuberculose), dénoncer les pratiques à risque (syphilis, alcoolisme) ou développer des réflexes d’hygiène (se laver, aérer). L’objectif de ces messages simples, vie une image combinée à un court texte, est clairement d’éduquer aux bonnes pratiques, condamner les mauvaises, faire peur, développer la responsabilité individuelle, voire de moraliser « le peuple », cible de ces campagnes.[1]

La maternité, et plus particulièrement l’allaitement maternel, est un thème récurrent vu qu’il est au centre de nombreux enjeux, esthétiques, moraux, sanitaires, religieux et socio-économiques. Au début des années 1920, l’arrivée du lait de vache pasteurisé puis du lait en poudre change un peu la donne surtout pour les travailleuses, qui disposent ainsi d’une alternative à l’allaitement maternel. Mais ce n’est pas l’idéal prôné et la mère travailleuse sera encore longtemps accusée de négligence, voire d’égoïsme, d’abandon d’enfants, de mauvaise mère. Le modèle féminin qui s’impose est celui de la bonne ménagère, restant au foyer, instruite, nourrissant et éduquant ses enfants selon des règles précises élaborées par des professionnels que sont les médecins, les hygiénistes, voire les moralistes. La puériculture s’impose comme un nouveau savoir à acquérir. Elle est enseignée dans les écoles au même titre que les arts ménagers et fait l’objet de nombreuses publications. L’affiche participe de ce mouvement d’éducation par l’exemple. Le sujet de l’allaitement est récurrent. Cet acte sous haute surveillance s’inscrit dans une politique de santé publique de lutte contre la mortalité infantile en vue d’améliorer la santé physique et mentale des générations futures. Les mères sont donc objets de contrôle et cibles de toutes les campagnes, non pour leur bien-être mais pour celui de leur progéniture.

Notre corpus reprend les premières affiches publiées par l’Office national de l’enfance (ONE) datant de 1920. Elles mettent en scène des poupons et déclinent plusieurs messages à destination des mères. Dans les années 1950, le service éducatif de la Province de Liège lance une campagne pour l’allaitement maternel. La dernière affiche est publiée, début 1980, par l’ONE et met en scène la femme enceinte.

1920 : la campagne de prévention de l’ONE

Dès sa création en 1918, l’ONE[2] publie une série d’affiches s’inscrivant dans le mouvement de prévention contre les épidémies et d’hygiène sociale qui émerge fin du 19e siècle. L’institution veut lutter contre la mortalité infantile et recourt à l’affiche pour atteindre cet objectif. La « nouvelle culture », que l’ONE souhaite implanter, s’inscrit en rupture aux coutumes existantes, notamment en matière d’alimentation des petits enfants qui, après un rapide sevrage, sont souvent nourris comme des adultes, entrainant un taux de mortalité infantile. Le discours dénonce ces pratiques anciennes et met l’accent sur ce qui est attendu, pour le bien-être des enfants. La première étape est de convaincre les mères de fréquenter les consultations gratuites offertes par ses soins. Le changement de mentalités et donc des pratiques se fera ensuite par l’éducation des mères, pendant les permanences.

L’ONE signe son affiche et donne ses références : sous le haut patronage de L.L.M.M. le Roi et la Reine. Sur le bord, de manière discrète, la mention « exempt de timbre, loi du 6 sept. 1919 » donne une indication de date de diffusion, au moins après 1919.

Affiche ONE, Bruxelles, 1919 (Archives de la ville de Bruxelles, fonds affiches).

Le message s’adresse aux mères, principales destinataires de celui-ci. Le texte ne laisse planer aucun doute : « Sauvez votre bébé ! Mères, fréquentez les consultations de nourrissons qui sauvent 14 enfants par jour ». L’action bienfaisante des consultations de nourrissons est validée scientifiquement : elle sauve quatorze enfants par jour tandis que le patronage de la Reine et du Roi lui ajoute une honorabilité.

L’affiche présente sept poupons, dans des postures variées, dans un berceau, sur des couvertures, assis, couchés, rampants… Elle est en soi une leçon de ce qu’un bébé doit pouvoir faire : jouer, se bouger. La fenêtre est aussi ouverte… L’enfant doit pouvoir s’aérer.

Sept, c’est la moitié des nourrissons sauvés par l’ONE grâce à la fréquentation régulière de ses consultations, mais c’est aussi un chiffre entier, symbolique, qui renvoie à l’universalité du danger qui menace des enfants en bas âge. À bien les regarder, à l’exception d’une petite fille qui n’a pas l’air en grande forme, les autres n’ont l’air ni malheureux ni maigrichons et s’adonnent à des explorations diverses.

Les mères sont les grandes absentes de cette affiche. Par la fenêtre grande ouverte, la mort, sous la forme d’un squelette, veille sur ces petits, les bras ouverts, prête à les envelopper de sa froideur. Derrière elle, on devine dans le paysage au loin une cheminée fumante et les bâtiments d’une usine. Les mères de ces bambins y sont peut-être ouvrières, confiant leurs nouveaux nés à une gardienne d’enfants !

L’affiche est bicolore dans les dégradés de gris et orange/rouge. Cette couleur est réservée à quelques détails des vêtements des enfants et aux mots : « Sauvez votre bébé ! La mort le guette Mères ». Le reste du message est imprimé en noir. La taille des mots en couleur est importante. Ils sont écrits en majuscule et en gras, ce qui en souligne l’injonction. Le reste est écrit en lettres cursives.

L’espace blanc en haut à droite est réservé à l’adresse et aux heures de la consultation des nourrissons de l’ONE. L’affiche sera placée dans divers lieux publics et s’adaptera aux besoins locaux puisqu’il s’agit de convaincre de se rendre à la consultation locale de l’ONE. Le message est destiné à une classe sociale bien déterminée et à un type de mères : celles qui ne gardent pas elles-mêmes leur enfant et qui le confient aux soins d’une « gardienne », celles qui ne vont pas le présenter aux consultations, celles qui travaillent. Les enfants sont, dans ces cas-là, en danger de mort !

La deuxième affiche intitulée “Les revendications des bébés” est produite en premier lieu en 1918 par la section du Bureau de l’enfance de la Croix-Rouge américaine à Paris. Elle est imprimée par G. Bataille, à Paris (format : H 80,00 x L 59,00 cm). Son dessinateur est Jacques Carlu[3]. Elle rencontre un certain succès puisqu’elle se décline de plusieurs manières sous le format d’une affiche avec une impression en noir et blanc, encre bleue sur fond crème, avec les textes en rouge. En carte postale, elle est imprimée en quadrichromie et sert de support publicitaire pour l’eau de Vals. En Belgique, l’ONE reprend l’affiche et la diffuse sous son nom dans les années 1920.

Un cortège d’enfants asexués défilent, tenant chacun un panneau. Au milieu du cortège qui s’éloigne à l’infini, flotte un drapeau. Sur les panneaux, des slogans: « Nous voulons » à l’attention de leur mère : « les soins de maman, le lait de maman, être nourris régulièrement et des parents sains ». Ils exigent, de ceux – et surtout de celles – qui les soignent, des pratiques correctes : « dormir seul, qu’on nous laisse tranquilles, de l’air et du soleil, des couches sèches, être protégés des mouches, vivre en bonne santé » et, du côté des professionnels de la naissance que sont les sages-femmes, de la compétence.

Affiche “les revendications des bébés” réalisée dans les années 1920 (collection ONE).

Le message s’adresse à nouveau aux seules mères. Ces dernières sont sommées de rencontrer les besoins de leurs nourrissons, à savoir les allaiter, les soigner, les changer régulièrement, les nourrir sainement et développer des pratiques d’hygiène qui leur permettront de grandir en bonne santé. C’est le programme de l’ONE pour améliorer les conditions d’hygiène, de prévention des maladies et des bonnes pratiques alimentaires ou autres qu’elle popularise pour les enfants en bas-âge. Avec cette affiche, l’ONE vise non seulement à modifier les gestes du soin quotidien des mères mais aussi leurs pratiques culturelles. Les mères ont aussi la lourde responsabilité de bien choisir leur mari, qui doit être sain, ainsi que leur sage-femme, qui doit être compétente pour l’accoucher dans des conditions qui protègent l’enfant à naître.

La mise en scène des enfants manifestant renvoie à l’iconographie traditionnelle des luttes ouvrières. C’est une image qui évoque les revendications sociales auxquelles aspirent les travailleurs. Ce message est aisément compréhensible, par analogie, par les mères issues des milieux ouvriers et populaires, véritable public cible de cette campagne.

Les années 1950 : la Vierge à l’enfant

Archives de la ville de Liège, fonds des affiches

Dans les années 1950, l’ONE n’est plus la seule institution à mener des campagnes de sensibilisation. Les services éducatifs de la Province de Liège se lancent dans une campagne de promotion pour l’allaitement maternel. Les affiches donnent à voir l’exemple d’une mère parfaite qui donne le sein à un gros poupon nu. L’affiche, signée Gilbert, est colorée et s’inspire d’un design que l’on retrouve dans le style Expo 58, avec des couleurs primaires et des tracés simples. Sur fond jaune, il dessine une jeune femme aux yeux fermés et tête baissée, couverte d’un voile blanc et habillée d’une robe bleue. Cette image renvoie à la longue tradition de représentation de la maternité : la Vierge à l’enfant. Cette madone toute en rondeur tient son enfant, dans ses bras, comme enveloppé dans l’amour maternel. Le texte inscrit en bas de l’affiche: « Rien ne vaut le lait maternel », rappelle à la réalité : seule l’union de la mère et de l’enfant à travers l’allaitement permet d’atteindre ce bonheur, cette quiétude. L’argument est de poids puisqu’il faut convaincre les mères d’allaiter.

Datée de la même époque, une autre affiche présente, sur fond bleu, une femme moderne, assise au pied d’un pommier qui porte deux pommes bien rouges, les cheveux courts, un collier de perles au cou et vêtue d’une robe rose. Son corsage dégrafé, elle donne le sein à un poupon habillé dans un petit maillot blanc (propreté, pureté, habillement simple). Toute son attention est concentrée sur l’enfant. Comme l’arbre porte ses fruits et les nourrit jusqu’à leur maturité, la mère se doit de nourrir son enfant. L’image et le texte sont redondants « Comme l’arbre nourrit son fruit », est-il écrit, « Maman, nourris ton enfant ». L’affiche est signée Pol Fr. Mathieu et datée de 1953.

Archives de la ville de Liège, fonds des affiches

Il signe également une autre affiche pour le même commanditaire où contraste, une mère a perdu son enfant et est affligée en noir et celle qui allaite, un nourrisson bien portant. Le texte, qui en dit long sur la campagne de persuasion des mères en faveur de l’allaitement : « Trop de berceaux vides ? Ton lait, pour ton enfant ». L’injonction est sans appel.

Archives de la ville de Liège, fonds des affiches)

Nous sommes début des années 1950. La démographie, la maternité font l’objet d’une politique familialiste et nataliste. L’allaitement maternel pour le bien de l’enfant et de la société fait partie des arguments pour convaincre les femmes de consacrer du temps à nourrir leurs nourrissons. Il faut croire que ce n’est pas si simple de convaincre les femmes d’adopter ce comportement puisque entre les années 1920 et 1950, les générations de mères se succèdent et la consigne d’allaiter reste bien présente et nécessaire[4] [5].

 

Une responsabilité sociale

Au-delà de la problématique spécifique de l’allaitement, c’est toute la responsabilité sociale des mères qui est en jeu. Un autre exemple porte sur les campagnes de prévention contre la cigarette pendant la grossesse. Dans les années 1980, l’ONE publie une affiche qui met en scène une photographie, en noir et blanc, d’une femme enceinte, vue de profil et debout, quasiment en pied. Elle délivre un message de prévention vis-à-vis de la santé du fœtus concernant la consommation de tabac, « Vous fumez ». Elle fume et rêve sans doute à son enfant, puisque d’une main, elle caresse son ventre et que son regard est vague. La fumée blanche de la cigarette contraste avec la couleur rouge des mots, « lui aussi ». Placé au centre de l’image, en surimpression sur le ventre rond, l’accent est mis sur un risque encore invisible, la santé de l’enfant à naître. L’effet visé est simple et efficace. Il ne s’agit plus d’interdire, ni d’envoyer des messages moralisateurs à des mères absentes, mais d’ouvrir un nouveau registre : la responsabilité individuelle qu’elle porte sur la santé et le bien-être de son futur enfant. « Vous fumez… lui aussi ! » En petits caractères, le discours scientifique informe des conséquences observées cliniquement : « À chaque bouffée de cigarette, des éléments toxiques passent du sang de la mère dans celui de son enfant et menacent sa santé ». Suis l’injonction qui s’adresse directement aux femmes enceintes : « Ne fumez pas pendant votre grossesse »… mais qui ne se distingue plus par la police et par le caractère du reste du texte. Ce portrait d’une femme enceinte vue de profil, belle, mais sans émotion dans le regard, n’est pas l’exemple à suivre, le noir et blanc est là pour nous le rappeler. La lanterne rouge, « lui aussi » est allumée : attention danger.

Affiche ONE

La maternité, l’allaitement, un enjeu social

Ces quelques affiches glanées lors de nos recherches montrent que l’allaitement ne relève pas de la seule décision des mères ou futures mères. Loin d’être un geste réservé à la sphère de l’intime, il est depuis toujours un enjeu de société qui anime les hygiénistes, les médecins, les politiques, les religieux, et plus près de nous, les féministes de toutes tendances. « C’est un acte social, qui engage la survie de l’espèce », écrit Brigitte Roux, dans la présentation de l’exposition consacrée à l’allaitement et à ses controverses « Voie lactée »[6] « et, à ce titre, sujet à toutes les pressions et contrôles sur les femmes, sur les mères ». Elle souligne l’importance de lire cette histoire en tenant compte des classes sociales : toutes les mères n’allaitent pas comme elles le souhaitent, aussi longtemps qu’elles le veulent. Certaines ne sont pas prêtes ou ne peuvent le faire. Les travailleuses, elles, doivent reprendre le chemin du travail, rapidement après la naissance. Alors, allaitantes ou non, elles sont souvent confrontées à des entreprises rarement bienveillantes à leur égard, les condamnant à la débrouille. Alors à quand une véritable société « mères admises » sans qu’elles doivent faire des choix pour le seul bonheur et le bien-être de l’enfant ?

Pour en savoir plus

Gubin, E. et Piette, V., « Mères au travail, mères au foyer, les controverses de l’Entre-deux-guerres » dans Masuy-Stroobant, G. et Humblet P. (dir.), Mères et nourrissons. De la bienfaisance à la protection médico-sociale (1830-1945), Bruxelles, Labor, 2004, p. 177-197.

La santé en affiches, Catalogue de l’exposition, Bruxelles, Question de Santé asbl-CARHOP, [1995].

Marissal, C., Protéger le jeune enfant. Enjeux sociaux, politiques et sexués (Belgique, 1890-1940), Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 2014.

Voie Lactée. L’allaitement, représentations et politiques, Exposition, Genève, Unige, 8 février au 1er avril 2017. Textes et illustrations de l’exposition présenté en pdf sur le site de l’Université de Genève : https://www.unige.ch/public/evenements/une/voies-lactees/

[1] La santé en affiches, Catalogue de l’exposition, Bruxelles, Question de Santé-CARHOP, [1995].
[2] L’histoire de l’Office national de l’enfance a été réalisée par Marissal, C., Protéger le jeune enfant. Enjeux sociaux, politiques et sexués (Belgique, 1890-1940), Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 2014.
[3] Jacques Carlu (1890-1976) : architecte français, il est à la tête des transformations du Palais de Chaillot à Paris dans les années 1930.
[4] Paulis, C., « Allaitement au sein et naturalisme, une désinformation structurée », dans Chronique féministe, n°107, janvier-juin 2011, p. 28-36.
[5] Dans les années 1960 et 1970, l’allaitement maternel fait l’objet de divergences de vue de la part des mouvements féministes. Lire Knibiehler, Y., « L’allaitement et la société », Recherches féministes, 2003, n° 162, p. 11–33.
[6] « Voie lactée », Tribune de Genève, 10 février 2017.