Introduction au dossier : Les luttes antiracistes en Belgique… Encore et toujours…

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Josiane JACOBY (sociologue au Carhop)

Il y a bientôt 10 ans, en 2013, la Semaine Sociale du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) consacre ses travaux au thème « Égaux et différents. Diversité ethno-culturelle et justice sociale ». En introduction aux débats, Pierre Georis, alors secrétaire général du Mouvement, dresse un constat, celui de la difficile lutte contre le racisme, alors même que l’Autre, ce différent, vit bien souvent en Belgique depuis plusieurs générations. « Dans de très nombreuses situations, le contexte doit désormais être qualifié de post-migratoire : les personnes sont installées durablement, leurs enfants et petits-enfants sont Belges, dans un pays qui se caractérise de plus en plus par sa diversité ethno-culturelle. Est-ce grave docteur ? Cela pourrait fort bien ne pas l’être ! Il faut malheureusement bien constater que ce n’est pas si simple : il y a des « frottements », parfois des conflits, beaucoup de discriminations et d’injustices. »[1]

Le MOC est alors membre de « la plateforme de lutte contre le racisme et les discriminations » créée en février 2012, par Fadila Laanan (PS), ministre de l’Égalité des chances de la Communauté française. On y retrouve de multiples associations : CIRE, CAL, CBAI, Amnesty international, CCLJ, CNAPD, Ligue des droits de l’Homme, les Centres régionaux d’intégration… La ministre souhaite à travers cette plateforme solliciter le mouvement antiraciste à travers ses associations afin qu’il porte une revendication forte.[2] Le Centre régional d’intégration de Charleroi résume l’initiative :« Le lancement de cette « plateforme contre le racisme» met le secteur associatif au cœur de la réflexion. Les acteurs associatifs sont ici le maillon incontournable reconnu dans de nombreux combats pour plus d’égalité et d’avancée dans la lutte contre le racisme. De son expertise découle le triste constat que malgré un arsenal judiciaire bien complet, une réprobation institutionnelle et sociale des actes de racisme, la réalité du terrain regorge d’exemples de comportements et d’injures racistes. La vocation de ce nouveau dispositif serait d’être une plateforme associative, un lieu de rencontre, de réflexion et d’élaboration d’une stratégie concertée contre le racisme.[3] »

Quelques années plus tard, en 2021, le Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) en charge des activités éducatives et culturelles du MOC lance la campagne « Raciste malgré moi. Ensemble, déconstruisons le racisme structurel ! » À cette occasion, le Centre dresse le même constat. Les différentes formes de discriminations raciales (éducation, emploi, santé…) persistent. La campagne du CIEP dénonce l’existence d’une ségrégation raciale aux multiples tentacules. Un racisme dit « structurel » qui s’immisce dans chaque recoin de la vie sociale et qui n’est pas le fait, uniquement, de celles ou ceux qui adhèrent aux thèses d’extrême-droite. « Depuis des années, le MOC et ses organisations luttent contre la triple domination capitaliste, patriarcale et raciste. Cette campagne vise à mettre l’accent sur la domination raciste, beaucoup plus invisibilisée dans notre société et dans notre mouvement. »[4]

Présentation de la campagne 2021, Raciste malgré moi ! CIEP, 2021. (CIEP, Affiche, Raciste malgré-moi! Ensemble déconstruisons le racisme structurel, 2021).

Enfin, un dernier constat saisissant qui vient, une fois encore, confirmer la persistance des discriminations raciales. Il y a un peu plus d’un an, le centre pour l’égalité des chances et contre le racisme, Unia, annonce, à l’occasion de la parution de son Rapport annuel 2021, avoir traité plus de 100 000 signalements de discriminations. Un chiffre qu’Unia qualifie de record. Le centre informe que ces signalements aboutissent à l’ouverture de 2 379 dossiers. Parmi ceux-ci, 32,4 % sont motivés par des critères raciaux. Il s’agit du pourcentage le plus élevé. À titre de comparaison, le handicap est le deuxième critère de discrimination avec 19,4 %.[5] Ainsi donc, le racisme se porte bien en 2022 et les différentes formes de discriminations raciales restent toujours une préoccupation centrale pour les militants et militantes des droits humains.

Pourtant, depuis plusieurs décennies, le mouvement antiraciste agit en élaborant des revendications et en mettant sur pied des actions en faveur « du vivre ensemble ». Il en est de même au niveau politique où les gouvernements successifs adoptent des lois sur l’immigration ainsi que des lois antiracistes. Enfin, l’Union européenne infléchit ces politiques nationales. En effet, celle-ci manifeste à plusieurs occasions son souhait d’harmoniser les politiques de l’immigration au sein des pays membres. À cette fin, les politiques nationales adaptent, bon gré mal gré, leur arsenal législatif aux directives européennes telles que celles définissant la citoyenneté, la libre circulation, les discriminations, … C’est le cas notamment pour l’adoption de mesures qui respectent les principes du traité de Maastricht ou de la convention de Schengen.

Le droit de vote pour les étrangers est une revendication importante pour le mouvement antiraciste. Avec l’Europe, dans les années 1990, un pas est franchi en sa faveur. « En ce qui concerne l’octroi du droit de vote et d’éligibilité aux immigrés, le Traité de Maastricht a institué une citoyenneté européenne et a accordé également le droit de vote et d’éligibilité aux élections locales et européennes dès 1994 pour les ressortissants de pays membres de l’Union européenne ».[6] Quant à la convention de Schengen ou l’espace Schengen qui entre en vigueur en 1995, elle consacre la liberté de circuler et abolit les contrôles aux frontières intérieures de ses pays membres. Dernier exemple, la loi de 2003 sur les discriminations est une réponse à l’exigence européenne en la matière comme le rappelle Unia : « Sous l’impulsion de la réglementation européenne, la législation (fédérale) antidiscrimination a subi une profonde réforme en 2003 avec l’adoption de la loi antidiscrimination du 25 février 2003, qui est venue compléter la loi antiracisme (1981) – à l’époque de nature exclusivement pénale – et la loi sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes (dite ‘loi sur le genre’) (1999). »[7]

Ce numéro de Dynamiques se propose de retracer quelques moments clés de la lutte contre le racisme qui, faut-il le rappeler, figure dans la Déclaration universelle des droits humains.

L’article de Benjamin Biard retrace diverses initiatives adoptées par les partis politiques francophones, pensées comme autant d’outils en faveur du respect de la démocratie. En leur sein d’abord, ces partis travaillent à des propositions de lutte ou organisent des conférences, des actions, des journées de travail… sur la problématique. Entre eux, également, les partis s’engagent en respectant les principes du cordon sanitaire. Ces résolutions évoluent au fil des ans : tantôt faibles voire absentes comme l’illustre le cas de « l’affaire Nols » des années 1970 qui n’aboutit à aucune sanction de la part de son parti, tantôt fortes comme les diverses exclusions de mandataires politiques qui se succèdent dans les années 2010. Ces partis politiques sont aussi actifs au niveau parlementaire ou gouvernemental. Par exemple, en finançant le centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, Unia. Au niveau législatif, le pays adopte différentes lois antiracistes majeures comme la loi Moureaux de 1981 et les lois anti-discriminations qui lui succèdent. Pourtant, aucune ne permet d’interdire les partis d’extrême-droite. Enfin en conclusion, l’auteur montre que la lutte antiraciste au niveau du monde politique reste une question évolutive qui ne peut se résumer à un front antiraciste face à l’extrême-droite, comme l’atteste la posture de partis dits démocratiques.

La société civile porte depuis longtemps des revendications fortes[8] en matière de lutte contre le racisme comme  l’obtention du droit de vote, d’une loi antiraciste, notamment. Les articles suivants de ce numéro de Dynamiques présentent des initiatives émanant de la société civile.

L’article de François Welter retrace le combat des syndicats contre l’extrême-droite dès le lendemain des élections législatives qui donnent lieu à une montée en puissance des partis d’extrême-droite. En 1991, lors des élections législatives, le score électoral de trois partis politiques suscite l’émoi. Le Front national (FN), le Vlaams Blok[9] (VB) et Agir, trois partis politiques d’extrême-droite obtiennent un score inédit. En tête, le score important du VB inquiéte, quant aux résultats électoraux du FN et Agir, s’ils sont plus insignifiants , ils questionnent pourtant: sont-ils les prémisces d’une poussée plus importante lors d’élections prochaines ? Toujours est-il que, les résultats obtenus par ceux-ci, près de 500 0000 voix, surviennent après une campagne électorale clairement axée sur des thématiques racistes. Suite à ce « dimanche noir », la CSC pose un geste fort en 1994 lorsqu’elle tient un congrès à propos de ses valeurs. d’où ressortent des lignes de force et des résolutions d’activités. Il en découle une politique de lutte contre les idées d’extrême-droite et le racisme qui articule plusieurs dispositifs: la formation, l’information des affilié.e.s et des militant.e.s; l’intégration des travailleurs et travailleuses d’origine étrangère dans les structures syndicales; la collaboration avec d’autres organisations dans la lutte contre l’extrême-droite et le racisme; l’exclusion des membres de la CSC porteurs d’idées incompatibles avec les valeurs syndicales.

L’article de Julien Tondeur analyse la position de la JOC face aux  discriminations et  au  racisme que vivent les immigré.e.s dans les années 1970 en Belgique. Epoque où la crise économique et sociale de la deuxième moitié des années 1970 est propice,  à l’intensification d’une certaine racialisation des rapports sociaux. Les pratiques administratives et les discours publics d’alors reflètent la pensée d’État qui considère illégitimes les revendications des immigré.e.s et leurs descendant.e.s à l’obtention de droits égaux. La crise aidant, les formes de luttes changent, les revendications et les militant.e.s également. C’est avec ce contexte socio-économique et politique comme cadre que la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) s’investit davantage dans le champ de la lutte contre les discriminations et le racisme. Les militant.e.s immigré.e.s et de « deuxième génération » deviennent les fers de lance des combats menés par le mouvement dans les entreprises, les écoles et sur la place publique pour une égalité des droits entre belges et immigré.e.s. Le recours à la méthode « Voir-Juger-Agir » les aide à analyser leur situation et à planifier leurs actions, leur permettant d’être acteurs et actrices du monde qui les entoure. Le témoignage d’Alfredo Alvarez Lafuente, jociste belgo-espagnol et permanent de la JOC de Bruxelles, contemporain de ces événements, donne du relief à cette histoire puisée dans les archives du mouvement.

L’article de Josiane Jacoby « Le MOC et la lutte contre le racisme, regard d’une actrice de terrain » a comme point de départ l’interview de Véronique Oruba, secrétaire nationale au MOC. Son  témoignage, qui est un regard subjectif et non exhaustif de l’engagement du MOC au sein du mouvement antiraciste des années 1980 à aujourd’hui qu’elle revisite, constitue un premier niveau de lecture. Un deuxième niveau a l’ambition de préciser, d’approfondir les propos de cette militante en s’attardant sur les mobilisations du Mouvement ouvrier chrétien durant la période couverte par la témoin. Durant ces années, le MOC se mobilise, par exemple, dès les années 1980 contre le racisme à l’occasion de l’adoption de la loi Gol[10] en 1984 où il lance un appel à manifestations. En parallèle à ses actions propres, le MOC s’associe également à une multitude d’autres initiatives tels que des collectifs, des réseaux, des plateformes. Du MRAX au Collectif de soutien aux sans-papiers, il occupe le terrain d’une lutte de plusieurs décennies. Une lutte qui crée des convergence avec d’autres mouvements comme ceux luttant contre l’extrême-droite, ou ceux revendiquant une politique humaine en matière d’accueil des candidat.e.s au statut de réfugié.e. Enfin, la rencontre avec Véronique Oruba est l’occasion de mettre en lumière un questionnement contemporain concernant la légitimité des acteurs et actrices de l’antiracisme. En d’autres termes, qui aujourd’hui peut porter les revendications antiracistes ? Un débat qui interroge la possibilité de construire, encore aujourd’hui, un front qui associe les acteurs institutionnels et les victimes de discriminations raciales.

Notes

[1] GEORIS P., “ Un monde en mouvement ; introduction et présentation générale des travaux” , Mouvement ouvrier chrétien, Programme de la 91ième SSW, avril 2013.
[2] KECH A., « S’attaquer aux sources du racisme », BePax, mai 2013, .
[3] Centre régional d’Intégration de Charleroi (CRIC), « Lancement d’une plateforme associative de lutte contre le racisme », octobre 2013, https://www.cricharleroi.be/2013/10/11/lancement-dune-plateforme-associative-de-lutte-contre-le-racisme, page consultée en septembre 2022.
[4] LESCEUX T., TINANT N., « Ensemble, déconstruisons le racisme ! L’Esperluette n°109, 2021, p.4.
[5] « Unia, Le travail d’Unia exprimé en chiffre , « Rapport annuel 2021 : un autre monde est possible », https://www.Unia.be/fr/publications-et-statistiques/publications/le-travail-dUNIA-en-2021-exprime-en-chiffres, consulté en ligne en août 2021.
[6] KAGNÉ B., « Représentations de l’immigration en Belgique », Quadermi n°36, 1998, p. 18.
[7] https://www.Unia.be/fr/legislation-et-recommandations/legislation/loi-du-10-mai-2007-tendant-a-lutter-contre-certaines-formes-de-discrimination, consulté en octobre 2022.
[8] comme la plateforme antiraciste de 2012 l’ambitionne.
[9] Actuel Vlaams Belang
[10] La loi permet notamment de limiter l’inscription d’immigré.es dans certaines communes (Forest, Molenbeek, Schaerbeek, … adoptent cette mesure), de limiter les possibilités de regroupement familial, d’octroyer une prime au retour. Pour en savoir plus, voir Lire et Ecrire, CARHOP, « Une Ligne du temps pour découvrir l’histoire, comprendre le présent et construire l’avenir », Livret de l’animateur 2019, p.89.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

JACOBY J., « Introduction », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop

La JOC et la question des discriminations et du racisme dans les années 1970 en Belgique

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Julien TONDEUR (historien, CARHOP asbl)

Le témoignage d’Alfonso Álvarez Lafuente

La crise économique et sociale de la deuxième moitié des années 1970 est propice, en Belgique comme ailleurs en Europe, à l’intensification d’une certaine racialisation des rapports sociaux. Les pratiques administratives et les discours publics d’alors reflètent la pensée d’un État qui considère illégitimes les revendications des immigré.e.s et leurs descendant.e.s à l’obtention de droits égaux. Le monde du travail, lieu par excellence de cristallisation des tensions socio-économiques, n’est pas épargné par les conflits. Des travailleurs et travailleuses immigré.e.s déclenchent des grèves, liées à des questions d’emploi dans les secteurs où la main-d’œuvre étrangère est importante, comme dans l’industrie. Ils et elles dénoncent également la pénibilité de leurs conditions de travail et de vie, ainsi que la difficulté de leurs rapports avec les collègues belges d’une part et la hiérarchie d’autre part. Des travailleurs clandestins entament une grève de la faim à Schaerbeek en 1974, réclamant l’octroi pour toutes et tous les clandestins d’un permis de travail donnant accès à l’ensemble des secteurs ainsi qu’un permis de séjour. Les formes de luttes changent, les revendications et les militant.e.s également. C’est avec ce contexte socio-économique et politique comme cadre que la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) s’investit davantage dans le champ de la lutte contre les discriminations et le racisme, ce dernier étant vu et – vécu – comme une conséquence de ces discriminations. Les militant.e.s immigré.e.s  de « deuxième génération » deviennent les fers de lance des combats menés par le mouvement dans les entreprises, les écoles et sur la place publique pour une égalité des droits entre Belges et immigré.e.e.s. Le recours à la méthode « Voir-Juger-Agir » les aide à analyser leur situation et à planifier leurs actions, leur permettant d’être acteurs et actrices du monde qui les entoure. Le témoignage d’Alfonso Álvarez Lafuente, jociste belgo-espagnol et permanent de la JOC de Bruxelles, contemporain de ces événements, donne du relief à cette histoire puisée dans les archives du mouvement.

    • De l’Espagne vers la Belgique

Né en 1957 en Galice, région du nord-ouest de l’Espagne située au-dessus du Portugal, face à l’océan Atlantique, Alfonso est âgé de sept ans quand sa famille émigre en Belgique. Le voyage, son père l’entreprend d’abord seul, aux Pays-Bas. Il s’installe ensuite en Belgique, où il est rejoint par sa femme et ses quatre enfants en 1964, après un long périple en train. L’idée des parents est d’y travailler quelques années, d’économiser suffisamment d’argent et de rentrer en Espagne. Finalement, Alfonso passera 26 ans en Belgique .

Départ du premier contingent de travailleurs espagnols en direction de la Belgique, depuis Madrid, 1957. (Archives Fédéchar).

Installés dans un appartement de trois pièces, situé dans le haut de l’avenue de la Victoire, dans la commune de Saint-Gilles à Bruxelles, ils vivent le sort de l’immense majorité des familles immigrées arrivées en Belgique. Le changement de climat et d’alimentation, couplé au fait que le logement est exigu et mal chauffé, à pour conséquence que toute la fratrie tombe malade dès les premiers mois, « on était plein de boutons ». [1] Les enfants commencent l’année scolaire en retard et sans cours de français spécifique. Alfonso entre à l’école, « avec cette impression d’être complètement déplacé, incompris ». Après avoir doublé sa deuxième primaire à cause de la barrière de la langue, Alfonso ne rencontre plus de problème de compréhension à l’école. Mais l’expérience du déracinement est traumatique. Passer d’une vie de village à celle d’une grande ville n’aide pas. À l’école comme ailleurs, il ressent parfois du racisme. « Certains professeurs, certains élèves, pas tous. Particulièrement un élève qui était un espagnol, était très raciste envers nous ». En 1971, après une tentative avortée de retour en Espagne, qui aura duré un an, la famille revient s’installer à Bruxelles. Suite à ce retour manqué à Barcelone, Alfonso a maintenant deux ans de retard sur ses études. Ses parents souhaitent qu’il suive une formation professionnelle courte, il s’inscrit dans un établissement technique et professionnel à Saint-Gilles, rue Louis Coenen. C’est lors de ses études qu’il fait une rencontre qui va influencer de manière fondamentale la suite de son parcours.

    • Rencontre avec la JOC et les enquêtes

Lors de son inscription, Alfonso doit passer un test organisé par le Centre Psycho-Médico-Social (PMS). Malgré son souhait de suivre une formation technique, appelée à cette époque filière technique « A3 », qui ouvre plus de possibilités et qui est réputée pour avoir un meilleur niveau, il est, à la suite du test, orienté vers la filière professionnelle « A4 ». La raison invoquée par le personnel du centre PMS pour justifier cette décision est qu’Alfonso présente des difficultés en français. Alfonso vit cette décision comme une injustice, car, précise-t-il, « j’avais commis deux fautes d’orthographe, dans une dictée qui faisait une page. À treize ou quatorze ans, c’était plutôt une excuse [de la part du centre PMS] ». Malgré la déception de leur fils, ses parents accordent leur confiance à cette procédure « c’est un test officiel, disent-ils, ça a l’air sérieux, ce sont des psychologues, des experts en formations ». Alfonso entame alors son parcours dans la filière professionnelle, en mécanique.

En 1973 et 1974, une enquête menée par des jeunes de la JOC est réalisée dans son établissement, ainsi que dans différents établissements de formation professionnelle du pays et en Europe, sur la thématique des immigré.e.s de deuxième génération. Intéressé, Alfonso y participe et commence à fréquenter ce groupe de jeunes. Ensemble, les jeunes analysent les résultats. Le constat est sans appel et les choque profondément, car dans l’ensemble des pays où la JOC réalise son enquête, les enfants d’immigré.e.es sont systématiquement orienté.e.s vers la formation professionnelle.[2] En Belgique, les filles se retrouvent surtout « en coupe et couture, et les garçons en mécanique par exemple ». Pourtant, les machines-outils utilisées en atelier sont déclassées et n’ont presque plus d’utilité en industrie explique Alfonso, quant aux études de couture, « l’industrie textile commençait à disparaitre, ce qui en restait était complétement mécanisé, donc on n’avait pas besoin de couturières ». Le petit groupe JOC dans lequel Alfonso est entré se rend compte que ces études ne conduisent à aucune qualification professionnelle, ce sont des « filières parkings ». « On commence à se demander pourquoi ? C’est peut-être parce qu’on est immigrés justement  ».

Page de couverture d’une brochure éditée par la JOC espagnole, s.l, s.d. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Ce type de constats, la JOC y est déjà confrontée une dizaine d’années plus tôt, lors d’une grande enquête sur la formation professionnelle et le travail, lancée sur l’impulsion de son Deuxième Conseil International, qui a lieu à Rio de Janeiro en novembre 1961. La partie de cette enquête qui concerne l’immigration est diffusée à 2 000 exemplaires en Belgique, pour environ 300 questionnaires en retour. À partir des résultats, la JOC publie vers 1964 ou 1965 un document de synthèse qui inclut des constatations et des revendications sur des questions aussi diverses que l’accueil, le logement, le permis de travail, la carte d’identité, la vie professionnelle, l’enseignement et la participation à la vie en société.[3] La JOC y perçoit déjà que les jeunes immigré.e.s rencontrent des difficultés particulières à l’école, notamment suite à des problèmes de compréhension de la langue, et que beaucoup redoublent ou sont dirigé.e.s vers des filières techniques et professionnelles. Le mouvement recommande alors que soient instituées, dans les écoles où un certain nombre d’immigré.e.s sont présent.es, des classes spéciales qui pratiquent un apprentissage progressif et un renforcement des cours de langue. Par ailleurs, la JOC demande également que l’orientation professionnelle soit « exercée en toute objectivité, dans le seul intérêt des jeunes et complètement à l’abri de toute pression extérieure venant des instances scolaires, des services de placement, des pouvoirs publics ou des organisations sociales et économiques ».[4]

Si une dizaine d’années sépare ces deux enquêtes, leurs conclusions tendent à démontrer que la situation n’évolue pas positivement entre 1964 et 1974 pour les jeunes étudiant.e.s d’origine immigrée en Belgique. Cette stagnation présente un terrain de militance propice pour la JOC, notamment les sections de la JOC immigrée, italiennes, espagnoles et portugaises, qui émergent ou prennent de l’importance au tournant des années 1960-1970. L’enquête sur la formation professionnelle et le travail, lancée au Conseil de Rio, joue à ce titre un rôle de catalyseur, car elle favorise la structuration des sections immigrées qui affinent leurs constats et revendications. Dans la foulée, pour l’année 1964, les permanent.e.s jocistes d’origine immigrée décident, après une réunion spéciale, d’articuler leur action annuelle autour de quelques point principaux que sont : l’information « de l’opinion publique sur le rôle que jouent les travailleurs immigrés en Belgique »[5] ; le repérage systématique et la dénonciation aux autorités des propriétaires qui ne louent pas leurs biens aux immigré.e.es ; le repérage des entreprises qui refusent « catégoriquement d’embaucher de la main d’œuvre étrangère » ; l’information des immigré.e.s sur les démarches à effectuer pour obtenir des papiers d’identité et un permis de travail, ainsi que sur les conditions de naturalisation ; et enfin, d’enclencher les démarches à tous les niveaux de pouvoirs pour obtenir la création de « Conseils consultatifs d’immigrés ». Afin de favoriser l’aboutissement de ce programme ainsi que pour mener toute action suggérée par les travailleurs et travailleuses immigré.e.s eux-mêmes, proposition est faite de créer, « dans les fédérations qui comptent un grand nombre de travailleurs migrants, une commission fédérale d’Immigrés ».

La JOC, ces informations le démontrent, évolue tant sur le fond que sur la forme. À partir de la fin des années 1960, elle traverse toutefois une période d’instabilité qui accentue et accélère sa mutation, influençant ses méthodes et modes d’action.

    • La mutation de la JOC

Depuis le décès de son fondateur Joseph Cardijn en 1967, la JOC connait des bouleversements. Après mai 1968, la jeunesse se politise, elle revendique plus de libertés, à tous les niveaux. En 1969, des militant.e.s et des permanent.e.s jocistes sont réprimés, emprisonnés et torturés au Brésil par la dictature militaire, qui se revendique pourtant « chrétienne ».[6] Une manifestation est organisée en juin devant l’ambassade du Brésil à Bruxelles. Elle est interdite et sévèrement réprimée par la police. Pour nombre de militant.e.s, il s’agit là d’un baptême politique.[7]

Quelques mois plus tard s’ouvre à Beyrouth le quatrième Conseil mondial de la JOC internationale (JOCI), au cours duquel la prise de conscience de l’importance des enjeux politiques se précise. Sous l’impulsion des responsables d’Amérique latine et d’Asie, un approfondissement de l’analyse socio-économique de la JOC est mobilisé dans le but d’expliquer le sort de la jeunesse travailleuse.[8] Certains responsables de la JOC wallonne œuvrent alors afin de faire pénétrer les préoccupations de la JOCI sur le territoire belge. C’est à cette période que la branche immigrée de la JOC acquiert une plus grande autonomie par rapport au Bureau national du mouvement, notamment suite à l’influence de deux permanents d’origine italienne. « C’est en effet parmi les immigrés, italiens mais aussi espagnols, que le langage radical de la JOC internationale trouve le plus d’écho. Le caractère ouvrier de la JOC est mis en avant et les compromissions de l’Église sont dénoncées »[9], elle dont les dirigeants à Rome étaient restés muets devant la situation au Brésil, malgré l’intervention d’une délégation de la JOC au Vatican. Les responsables du mouvement en Belgique estiment en conséquence qu’ils ne peuvent pas se reposer sur les dirigeants ecclésiastiques, puisque l’Église ne soutient pas la lutte d’émancipation des jeunes travailleurs. Le but assigné au mouvement se transforme également. Il ne s’agit plus dorénavant de conquérir le cœur de la jeunesse travailleuse pour le compte du Christ, mais il importe avant tout, selon le permanent jociste Mario Gotto de « développer la lutte des classes en vue de la prise de pouvoir, pour construire une société sans classes ».[10]

Les conclusions du conseil de Beyrouth percolent dans les mouvements nationaux au début des années 1970 et, en Belgique, cela se cristallise lors du Conseil de la JOC-JOCF à Namur, aux mois de juillet-août 1973. Lors de ce Conseil commun aux filles (JOCF) et garçons (JOC), ce qui n’est pas une habitude du mouvement, la décision est prise de travailler dorénavant par catégories : militant.e.s en entreprises, travailleurs et travailleuses immigré.e.s, apprenti.e.s et étudiant.e.s. Suite à cette décision, en lieu et place des commissions nationales, on retrouve des commissions par catégories.

Ce changement induit une certaine acuité dans l’analyse, car celle-ci s’en trouve précisée et plus directe, puisque issue des questions posées principalement par les jeunes immigré.e.s sur leur situation propre. La JOC est alors composée de fédérations belges et immigrées, mais le mouvement national est impulsé par les actions et réflexions des fédérations immigrées, qui sont à cette époque plus fortes, plus dynamiques que les fédérations belges. Par ailleurs, l’immigration espagnole ayant été composée, pour partie, d’opposant.e.s au franquisme, de communistes, d’anarchistes, de socialistes, de trotskystes, de chrétiens progressistes, elle possède parfois une tradition de lutte et un anti-franquisme ancré.[11] La fédération de JOC espagnole détient par ailleurs la particularité d’avoir été fondée par des membres envoyé.e.s directement par la JOC d’Espagne explique Alfonso, afin d’accompagner la première vague d’émigration vers l’Europe, principalement « de jeunes filles qui allaient travailler comme employées domestiques. Et donc, la JOC d’Espagne avait envoyé des gens qui étaient déjà formés, pour organiser les employées domestiques en Belgique, en France, dans d’autres pays ». Ce phénomène s’explique également par la volonté de l’Église espagnole d’encadrer les émigrant.e.s. Vers le milieu des années 1950, une Commission épiscopale des migrations est mise sur pieds et chargée de leur apporter une assistance spirituelle, rendant obligatoire la présence de « prêtres des émigrants ».[12]

    • La JOC immigrée, le « Voir-Juger-Agir » et la question du racisme 

Pour beaucoup de jeunes immigré.e.s de la deuxième génération, la prise de contact avec la JOC s’effectue au travail ou à l’école. Elle leur permet, grâce aux enquêtes et aux groupes de base, d’analyser leur situation personnelle tout en la reliant au destin de milliers d’autres jeunes comme eux. L’injustice qui transparait des résultats des enquêtes résonne avec leur vécu, celui de leur famille. Les groupes de JOC espagnole qu’Alfonso fréquente, ainsi que d’autres, s’interrogent sur la place des immigré.e.s en Belgique et dans leurs pays d’origine, sur les discriminations qu’ils constatent.

Enquête deuxième génération, brochure éditée par la JOC espagnole, s.l., s.d. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Avec comme guide de conduite la méthode jociste du « Voir-Juger-Agir », les groupes partent des enquêtes pour développer ensuite leur analyse et leurs actions, du plus petit au plus grand échelon : « on ne concevait pas une action nationale sans une action locale, ou une action européenne sans une action nationale et locale  ». Ces jeunes remontent le fil de leur histoire et questionnent les raisons qu’y ont poussé leurs parents à émigrer. Ils éditent des brochures comme support de réflexion pour les groupes de base, qui réunissent des jeunes espagnols de la deuxième génération. « ¿ Quiennes Somos. Por qué estamos en Bélgica » (Qui sommes-nous. Pourquoi sommes-nous en Belgique ?). « Quand nous retournons en Espagne, nous sommes les étrangers », « En Belgique, nous sommes les espagnols ». [13]

¿ Quiennes Somos. Por que estamos en Belgica, flyer édité par la JOC-JOCF, Bruxelles, s.d. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Les JOC invitent des intervenant.e.s qui sollicitent des approches sociologiques afin de les aider à comprendre leur situation de migrant.e.s. Les jeunes se rendent compte que leur pays, l’Espagne, a facilité leur émigration, puisqu’un accord bilatéral est signé avec la Belgique en novembre 1956 et qu’un Institut de l’émigration espagnole (IEE) est fondé la même année, par le régime franquiste, dans le but d’encourager les départs vers l’Amérique latine et l’Europe.

La dictature de Franco, explique Alfonso, « avait conduit à une économie qui était assez fermée sur elle-même. À un certain moment, il n’y avait pas de travail pour tout le monde, car le marché stagnait. Donc l’émigration était intéressante pour l’Espagne en tant que pays, car ça permettait de soulager la pression sociale, il y avait moins de chômage, etc. Et en même temps, on envoyait les devises en Espagne, on envoyait des francs belges, ce qui était très intéressant pour l’économie espagnole ». Du côté belge, l’immigration représente une main-d’œuvre nécessaire afin d’effectuer les métiers que les travailleurs et travailleuses belges désertent, comme celui de mineur, de domestique, etc. « L’immigration était une main-d’œuvre bon marché, c’est ça aussi qu’on a compris », continue Alfonso, « Pourquoi nos mères font des ménages dans les maisons des quartiers riches de Bruxelles ? Pourquoi nos parents travaillent dans des usines où la plupart des travailleurs non-qualifiés sont des immigrés ? Ou dans la construction, dans les mines, etc. C’est parce qu’en fait, ça arrange bien les entreprises belges, parce que comme cela, on [les travailleurs et travailleuses étrangers] est moins informés, on ne connait pas nos droits, on est moins revendicatifs, etc. ».

À travers leurs brochures et publications, on comprend que les différentes JOC immigrées, qu’elles soient espagnoles ou italiennes par exemple, perçoivent la migration comme une nécessité fondamentale pour la viabilité du système économique capitaliste. Et, suivant cette analyse, c’est ce système capitaliste qui est responsable du racisme : « pour nous, le racisme était une conséquence d’un système qui finalement favorise les intérêts des puissants, des classes sociales les plus puissantes, des pays les plus développés ». Ce qui transparait des brochures de la JOC espagnole des années 1970, c’est l’idée que l’immigration arrange surtout le patronat, qui y voit une opportunité précieuse de casser la solidarité entre travailleurs et travailleuses et donc de déforcer les mouvements syndicaux, tout en tirant les salaires vers le bas . Les JOC constatent que l’immigration est un phénomène structurel, qui arrange d’une certaine manière l’immigré.e, qui n’a cependant pas le choix, mais qui arrange surtout le pays d’origine et le pays d’accueil. Donc poursuit Alfonso, « le racisme, pour nous, c’est une conséquence de ce système, qui à la base est injuste. (…) car personne ne devrait immigrer dans une société idéale. C’est une expérience très traumatisante, dure, difficile, qui ne devrait pas exister ».

Cette couverture illustre bien le message de la JOC : Le fascisme, l’émigration et la répression à l’usine sont autant d’armes aux mains du patronat. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Gioventu Operaia, n°2, avril 1973).

Cette analyse qui conclut à la particularité de leur situation par rapport au reste du mouvement ouvrier amène les travailleurs et travailleuses immigré.e.s de la JOC à prendre conscience au début des années 1970 qu’ils doivent agir différemment, ainsi que semble le prouver cet extrait de la brochure Gioventu Operaia, destinée aux immigré.e.s d’origine italienne : « nous croyons qu’il faut que les immigrés s’organisent entre eux pour défendre leurs droits. Jusqu’à maintenant, on nous a toujours fait participer aux luttes ouvrières sans tenir compte de nos situations spécifiques. Notre lutte doit être solidaire de celle de notre pays d’origine et il faut qu’elle réponde à la situation de sous-développement de celui-ci ».[14] Les JOC immigrées se concentrent dorénavant principalement sur des luttes déclenchées par ou pour des immigré.e.s en Belgique. C’est le cas dès 1974 avec le combat pour la régularisation des travailleurs et travailleuses « clandestins », comme ils sont appelés alors .

Gioventu Operaia, n° 1, février 1973 (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).
    • La circulaire Califice, mobilisation pour la régularisation des clandestin.es

La situation des personnes issues de l’immigration ne s’améliore pas en Belgique dans la deuxième moitié des années 1970 et durant la décennie 1980. La crise économique et de l’emploi modifie la position sociale des migrant.e.s, « les plus jeunes se retrouvant parfois même dans une position sociale inférieure à celle des parents ».[15] En 1974, en raison de cette crise économique naissante, le nombre de chômeurs et de chômeuses dépasse le nombre symbolique des 100 000 personnes. Le gouvernement belge de Leo Tindemans II (chrétien-libéral)[16], décide l’arrêt total de l’immigration de la main-d’œuvre non-qualifiée en provenance des États non membres de la Communauté économique européenne (CEE).[17] Cette décision provoque l’arrêt officiel de l’immigration dans le pays. Dès lors, « si la présence de l’immigration n’est pas clairement contestée, sa stabilisation n’est toutefois pas immédiatement admise ».[18] La circulaire connue sous l’appellation de « circulaire Califice », du nom du ministre de l’Emploi et du travail de l’époque, Alfred Califice (démocrate-chrétien), qui prend effet le 1er août 1974, doit pourtant permettre la régularisation des travailleurs et travailleuses « clandestins ». Possibilité est laissée jusqu’au 19 août pour introduire un dossier de régularisation.[19]

Mais pour la JOC, il s’agit là d’une fausse campagne de régularisation, et ce pour diverses raisons. La première d’entre elles est symbolisée par la période au cours de laquelle cette circulaire est promulguée, car ce sont les vacances, en plein mois d’août. Le pays tourne encore au ralenti, et des travailleurs et travailleuses clandestins peuvent ne pas être présents dans le pays. Ensuite, le délai pour remettre un dossier de régularisation est extrêmement court, du 1er au 19 août. Enfin, les critères sont jugés impossibles à remplir, car les dossiers doivent contenir : la preuve que les personnes concernées vivent dans le pays depuis le 1er avril 1974 ; celles et ceux qui possèdent déjà un travail doivent fournir un contrat de travail et un certificat médical ; celles et ceux qui n’en possèdent pas doivent trouver un employeur et signer un contrat grâce au concours de l’Office national de l’emploi (ONEm).[20]

La JOC, et ses groupes de jeunes d’origine immigrée particulièrement, se mobilise immédiatement contre cette décision. Elle revendique quelques éléments principaux : la régularisation des travailleurs et travailleuses clandestins sans conditions, le permis « A » pour tous les immigrés[21], la dissolution de la police spéciale des étrangers et la fin des contingentements, qui régulent les entrées sur le territoire et les limitent à des profils bien spécifiques. Les militant.e.s de la JOC impriment et diffusent des dossiers spéciaux sur l’immigration, tentant d’informer le plus grand nombre, et participent activement à la mobilisation qui inclut également les syndicats, à savoir la FGTB et la CSC. Ils s’engagent dans la plateforme de lutte pour la régularisation de tous les clandestins, qui organise une pétition, et récoltent des milliers de signatures. Des numéros spéciaux de Juventud Obrera et de Gioventu Operaia, les revues de la JOC à destination des hispanophones et italophones, expliquent la situation, réalisent un récapitulatif sur l’immigration en Belgique et posent les revendications principales du mouvement sur cette question.

Juventud Obrera, n°8, octobre 1974 (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Grâce à cette mobilisation et à la pression constante exercée sur le ministère de l’Emploi et du travail tout au long de la procédure, notamment des manifestations devant les sièges de l’ONEm de Bruxelles, Hasselt et Anvers, trois prolongations successives d’un mois du délai pour la recherche d’un emploi sont obtenues et les critères sont également assouplis.[22] Des groupes JOC se forment un peu partout en Wallonie, et vers la mi-novembre, plus de 100 jeunes travailleurs et travailleuses déclenchent une grève de la faim pendant deux jours. Dans sa brochure à destination des immigré.e.s d’origine italienne, la JOC écrit que, « sous la pression des grèves de la faim et de toutes les actions menées auprès des ministres, des organisations syndicales et des personnes influentes, nous avons obtenu la prolongation jusqu’au 31 janvier pour les 800 inscrits à l’ONEm qui n’avaient pas trouvé de travail au 31 novembre ».[23] En tout, « 7.470 clandestins (dont 3.447 en province de Brabant, 2.720 en Flandre et 1.303 en Wallonie) seront finalement régularisés » [24] durant ce que la mémoire collective retient sous le nom « d’opération Bidaka », qui signifie « Une minute s’il vous plait » en turc, et qui consiste en un accompagnement des clandestin.e.s pour présenter leur dossier de régularisation.

Les jeunes JOC jugent finalement dans Gioventu Operaia que la plus grande victoire de cette mobilisation, « c’est d’abord la solidarité ouvrière qui s’est créée et la prise de conscience qui s’est faite sur le problème immigré. Ceci pour ceux qui ont participé à l’action, mais aussi pour les milliers de visiteurs qui sont venus nous apporter leur soutien ».[25]

    • En guise de conclusion

Le changement de cap qui s’opère au niveau mondial lors des différents Conseils internationaux de la JOC, influencés par les luttes et revendications sud-américaines et asiatiques, percole et impacte la JOC en Belgique, particulièrement à partir de 1969. Au tournant de la fin des années 1960 et du début des années 1970, les jeunes d’origine immigrée s’organisent dans la JOC. Ils prennent conscience de la spécificité de leur situation, de la double domination, capitaliste et raciste, qui s’applique à leur parcours, même s’ils ne la nomment alors pas encore comme cela. Cette discrimination les incite à s’organiser entre eux et à affirmer leurs revendications spécifiques, tout en inscrivant leurs luttes dans celles du mouvement ouvrier. Pour la JOC, c’est le système capitaliste qui est responsable du racisme dont sont victimes les travailleurs et travailleuses immigré.e.s, et ce racisme sert les intérêts du patronat. En se mobilisant sur des objectifs tels que la régularisation de tous les clandestins lors de « l’opération Bidaka » en 1974, la JOC démontre qu’elle prend conscience de l’importance de lutter contre les discriminations dont sont victimes les immigré.e.s en Belgique. Le mouvement inscrit progressivement son combat dans une perspective d’égalité des droits politiques entre immigré.e.s et belges, afin de contrer le racisme et d’unifier les luttes des travailleurs et travailleuses, quelles que soient leurs origines. Ce sera la revendication de la plateforme « Objectif 82 », qui milite pour le droit de vote de tous et toutes aux élections communales de 1982.

Notes

[1] CARHOP, interview d’Alfonso Álvarez Lafuente, réalisée par Julien Tondeur, 14 octobre 2022. Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de cette interview.
[2] Ces enquêtes sur la question de la « Deuxième génération » continuent tout au long des années 1970. CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC espagnole, Résultats des enquêtes : 2ème génération, Bruxelles, mars 1977.
[3] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, « Synthèse nationale et résolutions de l’enquête sur la formation professionnelle et le travail », sd, sl.
[4] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, dos Résultats enquête travail et suite pour les immigrés, « Synthèse nationale et résolutions de l’enquête sur la formation professionnelle et le travail », sd, sl.
[5] Pour cette citation ainsi que toutes celles de ce paragraphe, CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, dos Résultats enquête travail et suite pour les immigrés, « Action avec les immigrés », 11 juillet 1964.
[6] COENEN M.T., notice biographique d’Epis Fabrizio, Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier en Belgique, https://maitron.fr/spip.php?article220595, page consultée le 14 octobre 2022.
[7] DENIS P., « La JOC depuis 1970, histoire d’une mutation », La Revue Nouvelle, Bruxelles, n° 84, 1986, p.516.
[8] Les informations de ce chapitre proviennent, sauf mention contraire, de : Interview de Luc ROUSSEL, La JOC et son identité, CARHOP asbl, 2013, https://www.youtube.com/watch?v=MlQKjEb-rCc.
[9] DENIS P., « La JOC…”, p. 516-517.
[10] WYNANTS P., « De l’Action catholique spécialisée à l’utopie politique. Le changement de cap de la JOC francophone (1969-1974) », Cahiers d’histoire du temps présent, n° 11, 2003, p. 102.
[11] SANCHEZ M.J., « Les Espagnols en Belgique au XXe siècle », MORELLI A., (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique, de la préhistoire à nos jours, Couleur livres, Bruxelles, 2004, p. 279-296.
[12] FERNÁNDEZ VICENTE M.J., « Émigrer sous Franco. Politiques publiques et stratégies individuelles dans l’émigration espagnole vers la France (1945-1965), » Exils et migrations ibériques au XXe siècle, n°2, Espagnols et Portugais en France au XXe siècle. Travail et politiques migratoires, 2006.  p. 160, https://doi.org/10.3406/emixx.2006.1084, page consultée le 10 octobre 2022.
[13] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Quiennes Somos. Por que estamos en Belgica ?, brochure éditée par la JOC-JOCF, Bruxelles, sd.
[14] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Gioventu Operaia (Foglio di collegamento dei gruppi J.O.C immigrati e universita operaia), n° 1, février 1973, p. 12.
[15] OUALI N., « Emploi : de la discrimination à l’égalité de traitement ? », La Belgique et ses immigrés. Les politiques manquées, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1997, p. 147-148.
[16] Gouvernement en place du 11 juin 1974 au 4 mars 1977.
[17] KHOOJINIAN M., « Du travailleur au clandestin. La politique de l’emploi et l’immigration de travail dans la Belgique de la fin des Trente Glorieuses (1965-1974) », Revue belge de philologie et d’histoire, t.  97, fasc. 2, 2019. p. 522.
[18] OUALI N., « Emploi…”, p. 148.
[19] KHOOJINIAN M., « Du travailleur…”, p. 569.
[20] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, « Gioventu Operaia », octobre 1974.
[21] Contrairement au permis « B », le permis de travail « A » donne accès à tous les secteurs non protégés.
[22] CARHOP, fonds JOC Nationale, Juventud Obrera et Gioventu Operaia, octobre 1974.
[23] KHOOJINIAN M., Le rôle des organisations syndicales dans la régularisation des clandestins de 1974-1975, CFS-EP, http://ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/en_ligne_analyse2014_le_role_des_organisations_syndicales_dans_regularisation_clandestins.pdf, 2014, p. 8.
[24] CARHOP, fonds JOC Nationale, Gioventu Operaia, février 1975, n° 9, p. 3.
[25] KHOOJINIAN M., « Du travailleur…”, p. 569-570.
[26] CARHOP, fonds JOC Nationale, Gioventu Operaia, février 1975, n° 9, p. 3.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

TONDEUR J., « La JOC et la question des discriminations et du racisme dans les années 1970 en Belgique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop