Les écoles de devoirs : regard d’un sociologue

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Au point de départ de notre demande de contribution à Georges Liénard, il y a la découverte d’un questionnement récurrent qui traverse toute l’histoire du mouvement des écoles de devoirs, très présent à ses débuts, mais qui persiste jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit du rôle des écoles de devoirs dans la promotion sociale des enfants et des jeunes des milieux populaires alors qu’elles sont relativement très nombreuses, qu’elles touchent un petit nombre d’écoliers et écolières et qu’elles n’ont ni les moyens financiers, ni l’outillage pédagogique pour combler les difficultés d’apprentissage de ces mêmes enfants au sein du système scolaire. La deuxième observation porte sur leur légitimité : servent-elles d’alibi quand elles compensent, par un accompagnement personnalisé et proche de l’enfant, le manque de temps et de moyens que l’école obligatoire mobilise pour accompagner chacun et chacune avec son propre cheminement, à son rythme, pour passer le cap de la réussite scolaire ? La troisième interrogation porte sur les relations avec l’institution scolaire. Elles n’ont jamais été faciles. Ces deux mondes se sont-ils finalement accordés ou sont-ils restés des mondes évoluant de manière parallèle, chacun poursuivant ses propres objectifs ?

Respectant nos échanges, Georges Liénard s’est plié à l’exercice. Sa contribution tente d’y répondre. L’auteur met donc le lecteur et la lectrice en garde : cette analyse des écoles de devoirs n’est pas exhaustive, elle tente d’approfondir quelques aspects de leur travail et de les situer dans l’action constructive contre les effets des inégalités socio-culturelles.

Marie-Thérèse Coenen (historienne au CARHOP asbl)

Les écoles de devoirs : actions et défis

Georges Liénard (sociologue FOPES-CIRTES (UCL))[1]

QUESTION 1 : Les écoles de devoirs sont-elles une nécessité, vu le système de sélection sociale et la panne de l’ascenseur social ?

Page de couverture du Journal de classe, n° 3, janvier-février 1977 (CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 54).

Dans le système scolaire actuel tel qu’il est et tel qu’il fonctionne malgré les efforts et le dévouement de la grande majorité des enseignant.e.s, les écoles de devoirs[2] sont une nécessité afin de pallier et de faire face – autant que faire se peut – d’une part, aux inégalités de départ des enfants et d’autre part aux inégalités socio-économiques des élèves qui séparent les établissements scolaires entre eux.

Les écoles de devoirs et les inégalités scolaires

Comme des études[3] l’ont montré, les inégalités de départ des enfants dès la maternelle et les années d’école primaire sont corrélées aux niveaux des diplômes des parents, en premier lieu celui de la mère (vu la division actuelle des tâches éducatives), puis celui du père et des grands-parents.

Quant à la répartition des élèves selon les établissements, répartition qui conduit à un renforcement de la ségrégation scolaire, elle est corrélée aux inégalités de trajectoire scolaire des enfants. En effet, il existe une concentration effective des élèves les plus faibles ou les plus forts selon les établissements scolaires. Ce fait est mesuré par l’indice socio-économique des établissements en fonction des caractéristiques socio-économiques des élèves (voir encadré 1).

Comme les conclusions des Indicateurs de l’enseignement 2019[4] le précisent : « la répartition différenciée des élèves en fonction de l’indice socio-économique apparait très tôt dans le parcours scolaire et s’accentue tout au long de la scolarité obligatoire. Cette disparité se marque selon les formes et les degrés d’enseignement lorsqu’ils sont mis en relation avec le niveau socio-économique du secteur (statistique) dans lequel réside l’élève »[5]. Ce type d’analyse a permis de définir les écoles à « discrimination positive » qui reçoivent des moyens humains (sous forme de capital-périodes ou périodes-professeur) et budgétaires (dotations/subventions) supplémentaires.

L’indice socio-économique des élèves

Les écoles sont classées en fonction de l’indice socio-économique des élèves, attribué en fonction du secteur statistique géographique où ils sont domiciliés. En application de l’arrêté du 19 juin 2017 du Gouvernement de la Communauté française établissant le choix des variables et la formule de calcul de l’indice socio-économique de chaque secteur statistique, l’indice socio-économique est calculé sur la base des 7 variables socio-économiques suivantes :

 

 

 

 

 

1. revenu médian par unité de consommation ;
2. part des ménages dont le plus haut diplôme appartient à la CITE 5 ou la CITE 6 ;
3. part des ménages dont le plus haut diplôme appartient à la CITE 1 ou à la CITE 2 ;
4. part des personnes de plus de 18 ans ayant un travail dans les ménages ;
5. part des ménages qui ont obtenu une aide sociale ;
6. part des ouvriers parmi les personnes des ménages qui ont un travail ;
7. part des personnes travaillant dans le secteur tertiaire bas parmi les personnes des ménages qui ont un travail.

Le diplôme dit CITE 5 ou 6 est équivalent à Baccalauréat (hautes écoles ou universités) et à Master ;
Le diplôme dit CITE 1 ou 2 est équivalent à diplôme d’école primaire ou d’enseignement secondaire 2ème cycle inclus.
Le fait de souligner le lien avec les diplômes n’exclut pas l’influence structurelle d’autres inégalités liées à l’économique (qualité du logement, équipement familial, financement des activités extra-scolaires…) ou aux relations sociales (aide scolaire, séjour linguistique chez des amis d’une autre langue…).

Cependant cette logique de discrimination positive, reconnue par décret en 1998 par la Communauté française de Belgique[6], est venue après la création militante des écoles de devoirs et a été suscitée par les travaux et revendications portées, pendant de longues années, par les écoles de devoirs et leurs alliés sociaux à savoir : mouvements syndicaux et associatifs, nouveaux mouvements pour l’égalité dans l’enseignement, la culture, l’éducation permanente et enfin par des parlementaires de divers partis souvent issus de mouvements sociaux.
En effet, le premier décret sur les écoles de devoirs date seulement du 28 avril 2004[7] alors que les premières écoles de devoirs, créées et animées notamment par des militants, existent depuis le début des années 1970 en lien notamment avec les écoles d’alphabétisation. Les EDD seront subsidiées de façon « artisanale » par des arrêtés ministériels et soutenues par des mouvements sociaux. Il ne faut pas oublier qu’elles furent d’abord mises sur pied par des bénévoles, gérées par des actions militantes de divers mouvements en lien, par exemple, avec un mouvement comme Hypothèse d’école[8] ou encore lié à la réflexion pédagogique et politique propagée par des livres tels que « Lettre à une maîtresse d’école[9] » par les enfants de Barbiana (voir encadré) mais aussi « Les Héritiers[10] » de P. Bourdieu et J.-C. Passeron ainsi que « L’École conservatrice » de P. Bourdieu[11]. Dans le contexte social du mouvement de Mai 1968, de façon très forte en France, et nettement moins large en Belgique francophone – préoccupée par le « Walen buiten » des mouvements flamands contre l’UCL francophone à Leuven –, les travaux de Bourdieu et Passeron deviennent, pour les militants étudiants de gauche, la référence pour la critique du système d’enseignement en tant que producteur et reproducteur des inégalités culturelles et sociales en fonction de la logique des classes sociales. Ce sera le fondement idéologique et analytique de plusieurs types d’engagement dans des mouvements d’étudiants mais aussi pour construire et alimenter la création de certaines écoles de devoirs.

Il est donc exact d’acter que dans le mouvement d’action contre les inégalités scolaires et culturelles, les écoles de devoirs à base de militants et de bénévoles ont été et sont un facteur de création et de soutien du principe de discrimination positive notamment appliqué dans la gestion du système scolaire francophone.

Scuola di Barbiana, Lettera a una professoressa, : un ouvrage clé

 

 

 

 

 

 

Au point de départ, il y a l’école expérimentale de Don Lorenzo Milani qui enseigne de 1954 à 1967 à Barbiana, un hameau de montagne de la commune de Vicchio, à 45 kilomètres de Florence. Un collectif de huit jeunes, sous la supervision de Don Milani, relate leurs expériences pédagogiques dans un ouvrage, qui fait sensation lors de sa parution en 1967 et qui débouche sur une réforme de l’enseignement en Italie, publié en français sous le titre : Les enfants de Barbiana, Lettre à une maîtresse d’école. Dans les années 1968, j’ai utilisé ce livre comme document de soutien d’un cours de sociologie des inégalités culturelles et sociales que je donnais à l’Institut supérieur de culture ouvrière du MOC (ISCO). Ce livre servait aussi de discussion dans certains séminaires d’étudiants en sciences sociales à l’Université catholique de Louvain (UCL). Il constituait une source d’inspiration et de stimulation pour l’action militante culturelle et sur les capacités des milieux populaires à agir et à affronter les inégalités.

Firenze, 1967, en français : Les enfants de Barbiana, Lettre à une maîtresse d’école, Paris, Mercure de France, 1968. Compte-rendu par R. Gloto dans Revue française de pédagogie, vol. 8, 1969. p. 46- 48 URL : https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1969_num_8_1_1979_t1_0046_0000_2

Domaines d’action des EDD

Les écoles de devoirs par leur action éducative visent à agir sur les processus cognitifs, psychosociaux, dispositionnels nécessaires à une participation active aux exigences de la culture scolaire et des apprentissages ainsi que pour l’acquisition des prérequis de cette culture et de ces processus, car ceux-ci sont souvent supposés acquis par l’école. Or, en ne réalisant pas une action explicite sur l’acquisition de ces « prérequis », l’école crée la fondation des processus d’inégalités scolaires et culturelles, vu la différence de départ entre les exigences de la culture scolaire et la culture des milieux sociaux et culturels qui sont en décalage avec les exigences de départ de la culture scolaire et de son cursus.

Si on observe attentivement le travail effectif dans les écoles de devoirs, on peut repérer de façon non exhaustive des actions dans divers domaines où la culture de socialisation d’enfance dans les milieux populaires est distante des exigences de la culture scolaire.

Sur le plan cognitif, il s’agit d’apprendre à analyser les erreurs de raisonnement et élémentariser les étapes du raisonnement et de l’analyse, c’est-à-dire travailler sur les « blocages » de compréhension afin de stimuler une « pédagogie » d’apprentissage en décodant ce que l’on ne comprend pas. Selon cette logique, « l’erreur » n’est pas ou plus une « faute personnelle » qui ferait baisser l’estime de soi, mais un matériau à décoder – de façon pédagogique et cognitive – pour en comprendre le fonctionnement et pour acquérir le raisonnement exact[12]. Il s’agit également de bien maîtriser la lecture syllabique, d’apprendre une large compétence d’expression par un vocabulaire large et des phrases bien construites grammaticalement afin de pouvoir s’exprimer avec nuance et comprendre les autres (voir encadré les 250 mots) ; d’apprendre l’utilité de la mémoire et de la répétition des exercices de façon régulière et d’apprendre les méthodes d’organisation de son travail et de l’utilisation du temps.

Sur le plan psycho-social, on observe l’articulation de deux atouts psychosociaux : d’une part, une augmentation de l’estime et de la confiance et de l’estime de soi, grâce à la relation avec les accompagnants et les pairs, et d’autre part, une faculté d’évaluation de soi par soi-même et par (au moins) quelques autres en qui on a confiance et qui peuvent devenir une référence ; une capacité de résilience, au sens de « force morale; qualité de quelqu’un qui ne se décourage pas, ne se laisse pas abattre »[13]. Face aux difficultés de la vie scolaire notamment, mais pas seulement. Il y a aussi l’acquisition de la capacité de créer, d’entretenir et de gérer les relations sociales avec les autres, enseignants, accompagnants, pairs.

 250 mots de vocabulaire pour dire le monde !

Dans un article grand public, A. Bentolila soulignait : « La question du vocabulaire est effectivement centrale. Je vous donne un exemple. Les dernières recherches que nous avons menées dans mon laboratoire étudiaient le nombre de mots qu’un enfant de six ans maîtrise et peut utiliser de façon pertinente dans une phrase. Entre les 20 % des enfants les plus démunis en vocabulaire et les 20 % les plus nantis, nous avons constaté un rapport allant de 1 à 8. Les premiers ne maîtrisaient pas 250 mots, les seconds plus de 1 900. Il y a trois conséquences à cela. La première est que, quand on a 250 mots pour dire le monde, on n’est pas efficace, on vit dans une espèce de brouillard. La deuxième est que l’on n’est pas capable d’être vigilant face aux discours de ceux qui maîtrisent 1 900 mots. On est donc crédule et vulnérable. Enfin, un enfant qui ne bénéficie que de 250 mots à six ans n’apprendra jamais à lire et écrire. Vous voyez comment se noue à un moment donné cette inégalité absolue ».

Bentolila A, « c’est parce qu’on ne lui a pas transmis de vocabulaire qu’un jeune s’enferme dans la violence »,
La Libre Belgique, 25 octobre 2020.

Enfin, sur le plan des dispositions (scolaires) et du rapport aux normes de l’espace scolaire et social, il devient possible de se socialiser au contrôle de soi dans des situations avec des supérieurs et des pairs de culture différente ; apprendre à persévérer, à recommencer des tâches scolaires ; apprendre à se situer dans des lieux où les normes socio-culturelles sont différentes : la classe, l’étude, la cour de récréation, le réfectoire, les vestiaires avant la gymnastique, la salle de gymnastique.

Le concept de « Disposition » selon Bernard Lahire

Le concept de « Disposition » doit être entendu au sens de la capacité à acquérir et à maintenir une aptitude particulière à faire telle et telle action. Bernard Lahire définit l’analyse dispositionnelle comme suit : « Il s’agit fondamentalement d’une sociologie de la socialisation qui étudie les traces dispositionnelles laissées par les expériences sociales et la manière dont ces dispositions à sentir, à croire et à agir sont déclenchées (ou mises en veille) dans des contextes d’action variés ». En note de bas de page, il fait aussi remarquer que « la sociologie dispositionnaliste a parfois eu trop tendance à négliger les effets (facilitateurs ou inhibiteurs) des contextes sur les dispositions incorporées, et, du même coup, à négliger l’étude des contextes et de leurs propriétés » [14].

Selon la synthèse de Daniel Meier[15], Bernard Lahire distingue trois formes de socialisation dans l’acquisition des dispositions : une socialisation par entraînement ou pratique directe ; une socialisation dite « silencieuse », constituée par l’univers social, ses règles, normes et classements et enfin, une socialisation par inculcation « idéologique-symbolique » de croyances (valeurs, modèles).

On peut affirmer, en se basant sur B. Lahire, que le travail effectué dans les écoles de devoirs par les accompagnants[16], par les élèves participants – chacun pris individuellement et collectivement –, grâce aux relations avec les parents et aussi les enseignants, agit par la médiation de trois formes de socialisation : socialisation par pratique directe et entraînement ; socialisation silencieuse ; socialisation par inculcation douce vu le type de relation volontaire et confiante entre les participants et que, dans les écoles de devoirs grâce aux interactions positives entre élèves et formateurs[17], ces trois formes de socialisation[18] peuvent agir en profondeur sur les trois dimensions – cognitive, psychosociale, dispositionnelle – et qui sont essentielles pour pouvoir s’approprier les savoirs scolaires et développer un esprit d’autonomie, de participation collaborative et de critique constructive[19].

Agir par ce type d’action de proximité sur les inégalités liées aux position et situation sociale marquées par des inégalités culturelles par rapport aux exigences de la culture et des savoirs scolaires[20] est important. En effet, le modèle actuel de l’école maternelle est centré sur une logique sociale de « performance » qui est assez distante des acquis d’origine des familles défavorisées. Il en va de même pour l’école primaire car l’école estime souvent que les pré-acquis nécessaires aux exigences d’entrée de la culture scolaire ne sont pas de sa responsabilité mais de celle des parents et de l’élève lui-même. D’où le décalage de départ qui sert de fondation à la construction de stéréotypes et de préjugés à connotation négative et, par la suite, à des inégalités scolaires et à leur légitimation. C’est même doublement essentiel :

  • Premièrement : de nombreuses études démontrent que l’action sur ce type d’inégalités dès la maternelle et les premières années de l’école primaire est centrale pour établir les compétences de base et orienter le trajet scolaire de façon positive et réussie. C’est ce à quoi les écoles de devoir s’attachent dès le départ et ensuite tout au long de la carrière scolaire pour les enfants qui y participent volontairement.
  • Deuxièmement : comme il s’agit de participation volontaire, il est nécessaire que l’action des écoles de devoirs soit une action de proximité, située dans des locaux connus des quartiers et que les accompagnants structurent une relation positive et contractuelle avec les enfants, les jeunes mais aussi avec leurs parents. Et ce, dans le but de contribuer à la construction d’une relation de confiance non seulement avec enfants et parents (relation de confiance qui produit souvent un effet positif sur l’acquisition des savoirs et des méthodes) mais aussi avec l’école et les enseignant.e.s afin qu’ils construisent avec ceux-ci les attitudes de participation collaborative mais aussi de critique constructive et de respect réciproque et compréhensif. Ce travail de construction des relations est long, coûteux en temps et difficile, et les responsables et formateurs ne sont jamais assurés qu’il s’inscrira dans le temps long.

Peut-on formuler le souhait suivant pour compléter la réflexion à partir de la synthèse des rapports d’activités[21] ? Que des moyens de recherche soient mobilisés afin de conduire une recherche longitudinale (au moins 6 ans) sur un échantillon des enfants et des adolescents participants aux écoles de devoirs afin de comparer leur trajectoire avec celle des enfants et des adolescents de même milieu social, culturel, économique qui ne fréquentent pas les écoles de devoirs. Cela permettrait de mieux apercevoir et de démontrer (autant que faire se peut) les effets multidimensionnels de l’action des écoles de devoirs. La question des effets multidimensionnels déjà ici traitée par l’analyse des trois plans (cognitif, psychosocial et dispositionnel) sera développée dans les divers thèmes abordés lors des points suivants.

QUESTION 2 : Les écoles de devoirs sont-elles un emplâtre sur une jambe de bois ?

Page de couverture du Journal de classe, n° 28-29, octobre-novembre-décembre 1983 (CARHOP, fonds Jos Pallange, non inventorié).

Cette question appellerait spontanément une réponse dichotomique en noir ou blanc, donc par un oui ou par un non. Mais un essai de réponse analytique a plus d’exigences que le langage par slogans. Il est utile de situer l’action des écoles de devoirs par rapport à trois dimensions du fonctionnement de la société et à leur articulation : la dimension macro-sociale (notamment institutionnelle et la structure sociale des classes sociales objectives), la dimension méso-sociale (notamment les organisations, les groupes), la dimension micro-sociale (notamment les interactions et les relations entre les individus entre eux et dans les groupes, par exemple, les groupes scolaires et des écoles de devoirs et sur la dimension psycho-sociale des individus comme tels). Comme ces dimensions sont articulées entre elles, il est utile aussi d’examiner les relations entre ces diverses dimensions. Cela étant posé, il est possible de travailler (de façon limitée dans le cadre de cet article) sur la question posée.

Effets « micro-sociaux et culturels ».

Par rapport à la dimension micro-sociale, les écoles de devoirs ne sont en rien « un emplâtre sur une jambe de bois » pour rester dans la métaphore proposée. Et je ne prendrai qu’un exemple central, les écoles de devoirs agissent profondément contre les préjugés et les stéréotypes négatifs des élèves en travaillant contre le processus de stigmatisation des élèves. Ce processus de stigmatisation présent dans la société et aussi dans certains lieux scolaires et parascolaires est composé de trois étapes : catégorisation avec un vocable à connotation sémantique négative (on mobilise tel ou tel terme pour caractériser ou surnommer tel élève, tel jeune : « pas ou peu capable, peu adaptable »), hiérarchisation vers le « bas » (le terme choisi désigne explicitement ou implicitement la personne ainsi caractérisée vers la position inférieure de la hiérarchie des valeurs en cours dans l’espace scolaire (« cas difficile, on ne voit pas que faire, peu récupérable ») , essentialisation (c’est un trait indélébile qui résume toute la personne).[22] Or, en école de devoirs, c’est un processus de reconnaissance positive de soi et par les autres qui s’enclenche dans les interactions avec les autres et le rapport à soi. C’est un apport essentiel des écoles de devoirs sur les enfants et les élèves et sans doute sur leurs familles. Il est pertinent de développer cet apport.

Le concept de stigmatisation

La notion de stigmatisation est fournie par le Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS[23]. Il s’agit au sens historique du mot, d’une « opération consistant à marquer d’une façon indélébile le corps d’une personne pour lui imprimer un signe distinctif, une marque d’infamie. La stigmatisation au fer rouge des esclaves fugitifs ; la stigmatisation des recrues de l’armée romaine (Larousse, Langue française.). Au figuré, il s’agit d’une accusation sévère et publique, flétrissure morale portée à l’encontre d’une personne, de ses actes, de sa conduite. La stigmatisation d’une attitude, d’une politique, d’un régime (Robert. 1985).

En psychologie sociale et en sociologie, le concept de stigmate et le processus de stigmatisation ont été mis en œuvre notamment par E. Goffman dont la définition peut être : « terme utilisé par le courant interactionniste. Marquage d’un individu par des institutions ou des groupes à partir de pratiques interprétées comme des symptômes de maladie ou de déviance. La stigmatisation intervient au terme d’un processus d’ostracisme, d’abandon, de rejet (d’où l’imposition d’un statut de marginalité). L’intériorisation de la répression et le sentiment de frustration s’accompagnent d’un retranchement hors du monde social » (1). En résumé « le stigmate est ce qui, lors d’une interaction, affecte, en le discréditant, l’identité sociale d’un individu » (2).

  1. Ferréol G.et alii, Dictionnaire de sociologie, Paris, A. Colin, 1991, p. 256 (collection Cursus).
  2. Plumauzille C., Rossigneux-Méheust M., « Le stigmate ou la différence comme catégorie utile d’analyse historique », Hypothèses, 2014/1 (17), p. 215-228.

En effet, la stigmatisation produit d’une part, aux yeux des autres, une baisse de la valeur anthropologique culturelle de l’individu considéré souvent dans sa totalité et non pas dans un domaine cloisonné de son existence. Celle-ci produit également d’autre part, dans l’individu lui-même, un processus significatif soit de baisse de l’estime de soi, soit des stratégies de préservation de l’estime de soi. Les conséquences en sont la possibilité d’un processus de disqualification culturelle, sociale et économique… qui, paradoxalement, provient de stratégies de protection mal adaptées à la situation objective que l’individu devra affronter. D. Martinot[24] décrit de façon croissante les stratégies de protection de soi qui risquent d’avoir des conséquences graves sur la scolarité et l’apprentissage. Citons-les en synthétisant D. Martinot :

  • « Ne pas juger pertinent de se comparer à bien meilleur que soi et ce, afin d’éviter des comparaisons ascendantes douloureuses pour l’estime de soi.
  • Se comparer plutôt à des personnes qui ont moins bien réussi que soi, en parvenant par des comparaisons descendantes, à se protéger et à juger qu’il ne faut pas ou plus faire des efforts.
  • Rejeter, sur d’autres ou sur le système, la responsabilité de son échec et de ses difficultés, c’est-à-dire effectuer un biais d’autocomplaisance contraire à la norme d’attribution interne de la société actuelle.
  • S’auto-handicaper en diminuant ses propres efforts : l’individu anticipe ses difficultés et son échec en se décourageant de continuer ses efforts. Ainsi, l’individu échoue, car il n’a pas fait d’efforts et non pas par un manque d’intelligence ce qui le diminuerait à ses propres yeux. Être paresseux peut éventuellement être mieux perçu que de se percevoir comme n’étant pas intelligent.
  • Ne plus accorder d’importance à certaines matières ou à l’école dans son ensemble : l’individu déconsidère à long terme tous les domaines qui sont menaçants pour son estime positive de soi ».

Par ces différentes attitudes, la personne renonce à faire des efforts et à affronter progressivement, y compris par appel à l’aide, la situation donnée. Cela va la conduire dans une spirale de l’échec. Cela peut et se produit assez fréquemment dans le cursus scolaire et notamment assez tôt dans la trajectoire scolaire pour les enfants des familles défavorisées.

Or, que fait-on dans les écoles de devoirs ? Celles-ci, par leurs animateurs (formés), établissent des stratégies permettant de faire face aux interactions et au système produisant la stigmatisation. En effet, la mise en œuvre active de ces stratégies de défense et de surpassement de la stigmatisation ne sait pas être pour des familles et des individus confrontés à cette situation, des stratégies de source purement individuelle. Ces stratégies nécessitent un transfert durable de moyens sociaux et culturels pour briser la honte, reprendre confiance et regagner de l’estime de soi dans un processus progressif.

Bref, pour fabriquer et acquérir des stratégies pertinentes, cela nécessite que les familles défavorisées et menacées par la stigmatisation ainsi que leurs enfants soient supportées et/ou participent à une action qui construit (malgré les brisures) avec l’individu et les familles, et de façon exigeante (c’est-à-dire en affrontant les difficultés individuelles de l’apprentissage), une estime, une confiance lucide mais créant une espérance raisonnée pour le développement futur de leurs propres capacités.       
Les écoles de devoirs visent donc à construire, grâce à une action soutenante et exigeante, une prise en charge de soi par soi, par l’intermédiaire de la coopération avec les autres et en s’appuyant sur l’appui lucide des écoles de devoirs. Les écoles de devoirs constituent une action collective et participative à portée aussi individuelle qui remplit ces diverses fonctions. Le processus progressif d’apprentissage, d’estime de soi et de confiance en soi (auto-efficacité) nécessite un travail social, culturel et pédagogique complexe. La personne engagée dans ce processus doit élaborer dans cette relation d’apprentissage individuel et de soutien collectif, un équilibre entre des attributions internes des efforts à effectuer face aux difficultés afin, dans le soutien social continu venant des autres et de l’organisation (en l’occurrence les écoles de devoirs), d’augmenter ses motivations. Dans le même temps, les attributions externes doivent davantage et prioritairement servir à ne pas se culpabiliser du passé et non pas pour justifier les difficultés actuelles de l’apprentissage.

Le concept d’attribution

En psychologie sociale, selon plusieurs auteurs, l’attribution interne (internalité) signifie qu’on attribue à des facteurs internes propres à l’acteur du comportement, les causes de l’échec ou de la réussite du comportement par rapport aux buts poursuivis. L’attribution externe (externalité) signifie qu’on attribue à des facteurs externes à l’acteur du comportement, les causes de l’échec ou de la réussite du comportement par rapport aux buts poursuivis et aux moyens utilisés.

Consulter notamment : Dubois N., Doise W., La psychologie du contrôle : les croyances internes et externes. Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1987.

Comme le montre D. Martinot[25], « augmenter l’estime de soi des élèves en difficulté indépendamment de leurs résultats, et ce, pour leur donner confiance en eux (donc en voulant bien faire), reviendrait à supprimer leur motivation (à travailler et à faire des efforts). Dès lors, ces élèves réduiront leurs efforts, handicapant leurs apprentissages, et, par conséquent, diminuant leurs performances scolaires »[26].

Dans le même temps, les écoles de devoirs travaillent afin de préserver et de promouvoir la valeur anthropologique de la personne afin que, comme le soulignent Toczek et Martinot[27], la personne elle-même et les autres individus ainsi que les accompagnants ne lient pas la performance actuelle de l’individu à une définition intrinsèque et définitive de la mesure de l’intelligence de l’individu concerné. C’est ainsi que les EDD, en reconnaissant la personne-élève comme elle est et en développant avec elle un chemin exigeant, évitent une autre stigmatisation centrale dans les stéréotypes scolaires, le classement en « précoce ou surdoué » versus « retardé, handicapé »[28] afin d’augmenter en l’élève qui fréquente assidûment l’EDD, la confiance en soi et la reconnaissance d’une intelligence dotée de capacités multiples dont chacune a une valeur équivalente à une autre et qu’il ne faut pas hiérarchiser. Cela permet sans doute des choix positifs et exigeants dans l’orientation future des élèves des EDD.

Effets « méso-sociaux et culturels »

Ce processus d’action contre les effets de la stigmatisation est typique du travail des écoles de devoirs et produit non seulement des effets micro-sociaux sur les enfants et les jeunes concernés puisque cela leur permet de mieux se situer dans le système scolaire, dans son groupe, et de mieux réussir dans sa trajectoire mais aussi sur son environnement scolaire et familial. Par ce travail, l’action des EDD vise aussi certains effets méso-sociaux. En effet, il est possible de montrer, à partir des rapports d’activité des écoles de devoirs, des programmes de formation et des outils de la Fédération francophone des écoles de devoirs et des cinq coordinations régionales[29], la possibilité d’effets méso-sociaux grâce aux conséquences de leurs actions dans d’autres domaines des inégalités culturelles, symboliques et sociales. En effet, de par leurs activités, les écoles de devoirs agissent sur le terrain des inégalités culturelles et sociales de la vie quotidienne scolaire et de leur prolongement. En se connectant avec divers lieux qui peuvent être aptes à agir sur les inégalités culturelles en créant et renforçant des dispositions et compétences en divers domaines.

Dominique Rossion et François Moors[30] ont fait une synthèse descriptive du travail, des publics, des activités et des relations avec l’extérieur des écoles de devoirs, basée sur l’ensemble des rapports d’activités des écoles de devoirs. Ils décrivent les diverses activités des 310 EDD, à savoir les activités en lien avec la sphère scolaire telles que 1° l’accompagnement aux devoirs, remédiation, méthodologie, maitrise de la langue française ; 2  les activités de type citoyen et soutien socio-éducatif large telles que soutien à la parentalité, activités citoyennes et accompagnement social, organisation des camps, plaines ou séjours ; 3  les activités transversales telles que activités ludiques, culturelles, sportives, créatives, culinaires, sensibilisation à la nature et à l’environnement et ce, en fonction des divers découpage du temps de vie : temps scolaire, temps extra-scolaire ou temps libre après école et le mercredi, temps des divers congés (congés de détente, vacances et grandes vacances).

Comme le montrent ces auteurs, les types de missions, visées par les activités planifiées et réalisées par les 310 EDD entre 2016 et 2017 (voir figures 28 et 29[31] du rapport Rossion et Moors, 2019), et la fréquence des activités dans les divers domaines des missions indiquent clairement que les écoles de devoirs englobent un champ essentiel des inégalités culturelles et symboliques : un degré réel d’autonomie culturelle et civique et une reconnaissance de la dignité de chaque personne et du groupe dans la solidarité et l’apprentissage de l’entraide. Donc les EDD ont des effets méso-sociaux par le cumul collectif de leurs actions à la fois individuelle et de création de groupes.

Missions visées par les types d’activités planifiés par les EDD (en % des 310 EDD ayant indiqué « viser telle ou telle mission selon le type d’activité »), dans ROSSION D., MOORS F., État des lieux des réalisations, besoins et enjeux des écoles de devoirs en Fédération Wallonie-Bruxelles 2014-2017, Bruxelles, Observatoire de l’Enfance, de la Jeunesse et de l’Aide à la Jeunesse, Secrétariat général du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles, octobre 2019, fig. 28, p. 48. URL : https://www.one.be/fileadmin/user_upload/siteone/PRO/ATL/EDD/OEJAJ-Etat-des-lieux-EDD-2014-2017.pdf

Conditions d’efficacité d’obtention des effets méso-sociaux

Ces effets méso-sociaux peuvent être renforcés par plusieurs conditions qui sont souvent remplies mais qui nécessitent un travail relationnel difficile et prenant qui de plus, doit souvent être remis sur le métier et recommencé. Sans vouloir être exhaustif, je cite quatre conditions qui augmentent les effets méso-sociaux des EDD en Fédération Wallonie-Bruxelles.

La première condition est de démarcher, rencontrer et établir un lien de confiance avec les parents des élèves et notamment les mamans qui, vu la division du travail, sont souvent en première ligne, mais aussi (si possible) les pères, sauf dans le cas fréquent des familles monoparentales. Ce lien de confiance permet d’établir une sorte d’école implicite, familière des parents sur les questions scolaires, sur la relation des parents avec l’école et de suggérer des conseils sur la gestion culturelle et scolaire des élèves qui fréquentent les écoles de devoirs.

La seconde nécessite de rencontrer, discuter et façonner aussi un lien de confiance avec les écoles et les institutrices, instituteurs, professeurs des deux premiers cycles du secondaire. Cela permet de mieux cerner les problèmes des enfants et d’éviter autant qu’il est possible un trop grand hiatus entre les conseils et travaux scolaires des enseignants et ceux des responsables et formateurs dans les EDD, et, à tout le moins, d’être au courant des méthodes et contenus que l’école promeut auprès des élèves.

La troisième condition est d’établir des contacts avec les responsables communaux et les responsables de divers pouvoirs organisateurs dans le but d’accroître leur reconnaissance et d’assurer le suivi des élèves dans d’autres activités scolaires et parascolaires, et enfin la quatrième condition : adhérer, renforcer et coopérer activement avec les coordinations régionales et la Fédération des EDD afin de renforcer non seulement la formation et la reconnaissance sociale mais aussi l’influence sur l’octroi de moyens budgétaires. Le plus essentiel est de faire connaître à l’opinion publique, aux enseignants, aux politiques, la nécessité de renforcer la lutte contre les inégalités culturelles dès la petite enfance et de pouvoir faire reconnaître les EDD comme un des acteurs nécessaires à la mise en œuvre et au dynamisme du Pacte d’excellence de l’enseignement de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

QUESTION 3 : Quels liens entre les réformes de l’enseignement et le travail des écoles de devoirs ?

Brochure Société, école, école de devoirs, éditée par Hypothèse d’école, 15 mai 1977 (CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 56).

Jusqu’ici les différentes réformes de l’enseignement ont été pensées du haut vers le bas. Toutes ont affiché comme intentions principales la réduction des inégalités scolaires des élèves les moins pourvus, lors de leur entrée à l’école, des prérequis des exigences de la culture scolaire, c’est-à-dire surtout les enfants des classes populaires et, en conséquence, l’action contre les échecs scolaires et les difficultés d’apprentissage. Mais comme ces réformes n’ont pas convaincu la base des enseignants, qu’elles n’ont pas été évaluées rigoureusement et corrigées au fur et à mesure des évaluations, les études, notamment celles de H. Draelants[32], et les études Pisa montrent que ces inégalités n’ont pas été réduites et que les écarts entre élèves se sont maintenus. Comme l’affirme, en connaissance de cause, la ministre de l’Enseignement, Caroline Désir[33] , « globalement, le problème de notre enseignement, ce n’est pas qu’on forme de mauvais élèves, c’est l’écart entre “l’élite” parmi les élèves et ceux qui sont complètement largués par le système. L’écart est beaucoup trop important. Il faut le réduire non pas en freinant l’élite, en pratiquant le nivellement par le bas, mais en améliorant le résultat des autres… 28 % des élèves qui sortent de l’enseignement obligatoire sans avoir les compétences minimales pour s’insérer dans la société ». Ce constat conduit à réaffirmer quelques principes centraux pour la réussite d’une réforme visant à ce double but, à savoir viser à l’acquisition des compétences essentielles dès la fin de la 3ème primaire et un niveau bon/ou très bon de tous les élèves surtout pour les 28 % de « largués » cités en 2020 en fin d’enseignement obligatoire, et, atteindre une réelle réduction des écarts tout en ne pratiquant pas le nivellement par le bas.

Les principes d’action pour tenter de réussir une telle réforme sont à tout le moins les suivants :

  • Méfiance vis-à-vis du « Grand Soir » de la grande Réforme pensée uniquement d’en haut et devant se réaliser selon le rythme d’une seule législature. L’expérience montre qu’une réforme dotée de bonnes intentions mais qui n’est pas évaluée en permanence et adaptée conduit à des effets non voulus qui ont souvent des conséquences négatives pour celles et ceux les plus marqués par les inégalités de départ.
  • Une réforme doit se penser et se mettre en œuvre dans un double mouvement « du bas vers le haut » (élèves et professeurs, directions et parents, pouvoirs organisateurs, parlementaires, exécutif) puis « du haut vers le bas » et s’étendre sur plusieurs législatures (au moins 12 ans). Et cette réforme doit s’accompagner d’évaluations permanentes issues du « bas » et coordonnées pour être ajustées afin de convaincre et d’entraîner. Espérons que le Pacte d’excellence suivra cette logique de travail dans la durée.

Pour parvenir à ce type de réforme, les écoles de devoirs montrent un exemple typique et peuvent fournir des apports significatifs. Les EDD se sont construites à partir de la base militante et bénévole en alliance avec divers partenaires et elles se sont institutionnalisées progressivement dans un mouvement « du bas » vers « le haut » mais ce « haut » est facteur de coordination et de renforcement. Il est utile dans toute réforme de l’enseignement en adaptant ce qui doit l’être (l’enseignement est obligatoire et est structuré fortement) de s’inspirer de la logique des EDD dans la mise en œuvre et dans les ajustements de la réforme en cours. Leurs apports sont également significatifs tels que, par exemple, la relation et les liens avec les parents de milieu modeste et les élèves en difficulté ; le lien avec plusieurs partenaires actifs et mobilisés sur le projet ; l’interaction et l’intégration entre des bénévoles formés à l’action éducative et aux difficultés d’apprentissage avec les formateurs permanents des EDD dans le cadre des ateliers de devoirs mais aussi extra-scolaires ; l’établissement et l’entretien de liens de confiance entre les écoles et les EDD.

Ainsi par leurs actions, les EDD peuvent avoir une influence limitée mais probablement réelle sur le macro-social c’est-à-dire sur l’institution scolaire et la destinée des enfants et des élèves aujourd’hui marqués par les échecs et la relégation puisqu’aujourd’hui encore « 28 % des élèves (qui) sortent de l’enseignement obligatoire sans avoir les compétences minimales pour s’insérer dans la société »[34].

CONCLUSION

Alors que les EDD travaillent depuis cinquante années, elles sont devenues un acteur collectif (construction du réseau) composé de militants bénévoles et aussi professionnels prenant toute leur part dans le grand mouvement des associations de promotion culturelle contrecarrant les inégalités culturelles. Elles sont aussi de façon progressive et parfois complexe et difficile un acteur constructif en lien avec l’école en tant que partie constitutive de la politique de l’enfance et de la jeunesse et plus largement du temps libre et de l’accueil extrascolaire.

Comme actrices de changement de construction d’une société de démocratie culturelle par le travail de surpassement des inégalités socio-culturelles de départ et dans la trajectoire scolaire, les EDD deviennent un partenaire indispensable de toute action de réforme réelle du système scolaire quand celle-ci, comme prévue par le Pacte d’excellence, vise à réduire les inégalités culturelles et scolaires et à procurer à chacun et chacune des capacités effectives de compétences à la fois professionnelles, citoyennes et de critiques constructives pour obtenir une société juste.

De plus l’histoire et l’action des EDD imposent que toute réforme du système scolaire et des écoles se construise aussi en partant et en tenant compte de sa base culturelle et sociale, à savoir les élèves, les enseignants. Et que chacun et chacune de la base jusqu’aux plus hauts responsables donnent le meilleur de lui-même pour les autres et pour lui-même vu l’interdépendance profonde entre les êtres humains.

Notes

[1] Georges Liénard est docteur en sociologie, professeur ordinaire émérite à l’Université catholique de Louvain (UCL). Il a été enseignant dans le secondaire, a travaillé comme animateur à l’ISCO (Institut supérieur de culture ouvrière, service formation du Mouvement ouvrier chrétien – MOC) et comme secrétaire politique du MOC ; a été directeur de la FOPES-UCL et du centre de recherche interdisciplinaire CERISIS de l’UCL et aujourd’hui chercheur associé au CIRTES-UCL.
[2] Dans ce texte, parfois le nom « écoles de devoirs » sera remplacé par l’acronyme « EDD ».
[3] Voir par exemple les travaux de Vincent Dupriez et Vincent Vandenberghe.
Dupriez V., Vandenberghe V., « L’école en Communauté française de Belgique : de quelle inégalité parlons-nous ? », Les Cahiers de Recherche en Éducation et Formation ou Les Cahiers de recherche du GIRSE, n° 27, mai 2004. Voir aussi Hindriks J., « La ségrégation et les inégalités sociales à l’école », dans De Witte K, Hindriks J. (eds), L’école de la réussite, Gent, Itinera-Skribis, 2017.
[4] Fédération Wallonie-Bruxelles, Les indicateurs de l’enseignement 2019, Bruxelles, octobre 2019, p. 26-27.
[5] Ibid.
[6] « Décret visant à assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale, notamment par la mise en œuvre de discriminations positives », 30 juin 1998, Moniteur belge, 22 août 1998. Ce décret a été modifié de nombreuses fois.
[7] « Décret relatif à la reconnaissance et au soutien des écoles de devoirs », 28 avril 2004, Moniteur belge, 29 juin 2004. Il a été modifié depuis en 2007, 2008, 2013, 2015, 2017.
[8] Voir un résumé du contexte d’évolution sur le site Changements pour l’égalité : https://www.changement-egalite.be/Hypothese-d-ecole
[9] Les élèves de Barbiana, Lettre à une maîtresse d’école, trad. de l’italien. Paris, Mercure de France, 1968.  Compte-rendu par R. Gloton dans Revue française de pédagogie, vol. 8, 1969. p. 46- 48 URL : https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1969_num_8_1_1979_t1_0046_0000_2
[10] Bourdieu P., Passeron J.-C., Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit, 1964 (collection Le sens commun).
[11] Bourdieu P., « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture », Revue française de sociologie, 1966, 7-3, p. 325-347 URL : https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1966_num_7_3_2934
[12] Voir de Vanssay S. et Lozac’h, A. (coord.), « L’erreur pour apprendre », Cahiers pédagogiques, Paris, Le Cercle de recherche et d’action pédagogiques (CRAP), n° 494, janvier 2012.
[13] Définition reprise au Centre national de ressources textuelles et lexicales. URL : https://www.cnrtl.fr/definition/r%C3%A9silience
[14] Lahire B., « Dispositions et contextes d’action : le sport en questions », dans L’Esprit sociologique, Paris, Éditions la Découverte, 2004, p. 308-321, et dans Movimento, Porto Alegre, v, 16, n° 4, p. 11-29, outubro/dezembro, 2010, p. 18-19. Lahire B., L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 2004.
[15] Meier D., « Compte-rendu de l’ouvrage de B. Lahire, Portraits sociologiques, 2002 », dans ethnographiques.org, Revue en ligne des sciences humaines et sociales, 2003 URL : https://www.ethnographiques.org/LAHIRE-Bernard-2002-Portraits-sociologiques
[16] Les activités des EDD sont évoquées plus loin, p. 15-16. Rossion D., Moors F., État des lieux des réalisations, besoins et enjeux des écoles de devoirs en Fédération Wallonie-Bruxelles 2014-2017, Bruxelles, Observatoire de l’Enfance, de la Jeunesse et de l’Aide à la Jeunesse, Secrétariat général du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles, octobre 2019. Ce document est consultable à partir de l’URL :  https://www.one.be/fileadmin/user_upload/siteone/PRO/ATL/EDD/OEJAJ-Etat-des-lieux-EDD-2014-2017.pdf
[17] À ce propos, consulter l’analyse qualitative (sur un nombre limité d’enfants) des effets des interactions entre instituteurs et institutrices qui a été réalisée en Belgique par Gilsoul M, Des infimes aux ultimes différences. Mécanismes et effets de discrimination dans les interactions maître-élèves, mémoire de licence en pédagogie expérimentale sous la direction du professeur Marcel Crahay, Liège, Université de Liège, 1998, 78 p. Ce mémoire est basé aussi sur son expérience (3 ans) d’institutrice de première année primaire dans la zone d’éducation prioritaire de Schaerbeek (Bruxelles). Sur cette problématique, on consultera aussi Karsenti Th., Étude de l’interaction entre les pratiques pédagogiques d’enseignants du primaire et la motivation de leurs élèves, thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec, 1998.
[18] Consulter par exemple à ce propos : Liénard G. et Servais É., Capital culturel et inégalités sociales. Morales de classe et destinées sociales, Bruxelles, Vie Ouvrière, 1978 et Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 1978, et plus spécifiquement, le chapitre VIII, « Le métier de parent en milieu populaire : stratégies d’identité et effets éducatifs », p. 407-447.
[19] Une approche des formes de relation entre les familles défavorisées et les exigences de l’école maternelle est réalisée par Mangez E., Joseph M., Delvaux B., Les familles défavorisées à l’épreuve de l’école maternelle. Collaboration, lutte, repli, distanciation. Charleroi-Louvain-la-Neuve, CERISIS-UCL, 2002.
[20] Voir l’analyse de Leroy G., L’école maternelle de la performance enfantine, Berne, Peter Lang, 2020, 162 p.
[21] Voir Rossion D. et Moors F., État des lieux des réalisations, besoins et enjeux des écoles de devoirs...
[22] Bourguignon D., Herman G., « Au cœur des groupes de bas statut : la stigmatisation », dans Herman G. (ed.), Travail, chômage et stigmatisation. Une analyse psychosociale, Bruxelles, De Boeck, p. 99-144. On peut citer aussi à ce propos l’excellent blog d’Olivier Klein : « Nous et les autres » (http://nous-et-les-autres.blogspot.com) dont certains textes explicitent bien le processus de stigmatisation. L’historienne Carole Reynaud-Paligot montre que le même processus de stigmatisation est à l’œuvre dans le racisme. Reynaud-Paligot C., « Plutôt que d’essayer de définir le racisme, il faut regarder comment il se construit », Le Monde, mis en ligne le 26 juin 2020 URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/26/plutot-que-d-essayer-de-definir-le-racisme-il-faut-regarder-comment-il-se-construit_6044314_3224.html
Pour bien comprendre la stigmatisation, il est pertinent de réfléchir sur cette remarque de A. Kaplan à propos de L’Étranger de Albert Camus : « Quand », note Alice Kaplan, « il (A. Camus- ajout G.L.) observe l’effet qu’obtient Cain en utilisant l’appellation “le Grec” (dans le livre Le facteur sonne toujours deux fois – ajout G.L.) au lieu d’un véritable nom propre, Camus comprend que lui-même peut produire un effet similaire en appelant son propre personnage de victime “l’Arabe”. Réduire un homme à un simple qualificatif ethnique lui permet de signifier le racisme sans avoir à l’expliquer ». « En quête de « L’Étranger » dans Kaplan A., Looking for « The Stranger ». Albert Camus and the Life of a Literary Classic, traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Hersant, Gallimard, 2016, 336 p. L’essentialisation (stigma inscrit dans l’identité) se marque par la réduction d’un individu, d’un.e élève à un surnom et/ou un qualificatif.
[23] https://www.cnrtl.fr/definition/stigmatisation
[24] Martinot D., « L’estime de soi », dans Van Zanten A. (dir.), Dictionnaire de l’Éducation, Paris, PUF, 2008, p. 284-288 et 274-278.
[25] Martinot D., « Connaître le soi de l’élève et ses stratégies de protection face à l’échec », dans Toczek M.- C., Martinot D. (dir.), Le défi éducatif. Des situations pour réussir, Paris, A. Colin, 2005, p. 83-116.
[26] Martinot D., « L’estime de soi »…, p. 285-286 et 288.
[27] Toczek M.-C., Martinot D. (dir.), Le défi éducatif…
[28] Voir à ce propos : Lignier W. Une noblesse psychologique. Enquête sur les appropriations sociales du diagnostic de « précocité intellectuelle » en France, Thèse de doctorat, Paris, Université Paris 7 Diderot, 2010, 567 p.
[29] Consulter les sites :  http://www.ecolesdedevoirs.be// et les sites des cinq coordinations régionales, ainsi que le site de l’ONE : https://www.one.be/professionnel/accueil-temps-libre/ecoles-de-devoirs/adresses-utiles/
[30] Rossion D., Moors F., État des lieux des réalisations, besoins et enjeux des écoles de devoirs...
[31] Rossion D., Moors F., État des lieux des réalisations, besoins et enjeux des écoles de devoirs…, p. 48-50. 
[32] Draelants H., Comment l’école reste inégalitaire. Comprendre pour mieux réformer, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2018.
[33] Caroline Désir, La Libre Belgique, 11 et 12 juillet 2020, p. 44- 45.
[34] Caroline Désir, La Libre Belgique, 11 et 12 juillet 2020, p. 44- 45.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Liénard G., « Les écoles de devoirs : regard d’un sociologue », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°13, décembre 2020, mis en ligne le 07 janvier 2021, URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/