Défendre la santé et l’égalité : une dimension spécifique importante des luttes des travailleuses

PDF

Laurent Vogel (Chercheur, Institut syndical européen-ETUI)

Je vais tenter de relier synthétiquement deux dimensions de l’histoire. La longue durée de deux siècles de luttes de travailleuses pour leur santé au travail et l’histoire plus circonscrite dans le temps et dans l’espace d’un de ses maillons : le combat des ouvrières de la Fabrique nationale d’armes de Herstal (FN) entre 1966 et 1977.

La lutte des travailleuses pour leur santé au travail est une constante depuis le début de la révolution industrielle. Elle a été négligée dans la production historiographique. Cette lutte est d’une radicalité particulière parce que sa dynamique fait converger des objectifs immédiats de défense de la santé avec la remise en cause des inégalités hommes-femmes. On peut résumer l’enjeu politique d’une manière simple : « aucune lutte pour l’égalité n’est efficace si elle n’aborde pas la santé au travail »; « aucune lutte pour la santé au travail n’est efficace si elle ne conteste pas les inégalités entre hommes et femmes ». Ces deux exigences restituent aux luttes du passé une actualité. Leur transmission est un enjeu stratégique pour la transformation des conditions de travail et de la société.

Quelques repères

Je commencerai avec quatre repères.

  • 1888. Grève des ouvrières de l’usine d’allumettes Bryant and May à Londres[1]. Leur mouvement a un impact international. Des grèves ont lieu notamment en France en 1895[2]. Dans ces luttes, la santé au travail n’apparaît jamais comme une question isolée. On se bat aussi pour de meilleurs salaires, contre le despotisme des chefs, contre le système des amendes. Dans la grève de Londres, la féministe socialiste Annie Besant joue un rôle important. Les ouvrières exigent qu’on élimine le phosphore blanc et qu’on le remplace par le phosphore rouge, un procédé connu depuis 1844 mais que les industriels écartent pour augmenter leurs profits. Des ouvrières qui entendent imposer leur point de vue sur l’organisation de la production !
  • 1909-1910. Le soulèvement des 20 000 secoue New York. Des grèves d’une radicalité exceptionnelle dans le secteur de la confection. Une lutte qui transforme de fond en comble l’organisation syndicale. The international ladies garment workers union (ILGWU) deviendra une forteresse de la combativité ouvrière à New York[3].
  • 1909. Grande grève des PTT en France. Pour la première fois, les « dames du téléphone » se mobilisent. Un secteur qui restera d’une grande combativité. Dans l’entre-deux-guerres, ce sont ces militantes qui publient Le Journal des dames. Un titre assez inoffensif, mais le journal devient le vecteur d’un syndicalisme féministe[4].
  • 1988. Vague de grèves des infirmières en France. Elles créent une coordination pour faire entendre leur voix[5].

Dans ces quatre cas, il y a la combinaison de plusieurs éléments. Il faut faire sortir de l’invisibilité des problèmes de santé au travail : les nécroses de la mâchoire chez les allumettières, l’insécurité des ateliers notamment en cas d’incendie, l’extrême fatigue liée aux rythmes et à la monotonie du travail à la pièce dans la confection, les troubles nerveux et les atteintes à la fonction auditive chez les téléphonistes, l’usure physique et émotionnelle du travail infirmier. Souvent, on se heurte au savoir médical qui attribue les maladies à la nature imparfaite du corps des femmes ou qui voit dans leurs plaintes, des phénomènes d’hystérie collective. En libérant leur parole sur le travail, les travailleuses remettent en cause la division sexuelle du travail qui légitime des bas salaires et prétend que leur travail est léger. La lutte implique presque toujours une contestation interne dans le mouvement syndical où se dessine le contour imprécis d’un féminisme ouvrier. Très radical dans la lutte, souvent moins explicite dans les mots par lesquels il s’attaque à la domination patriarcale. La radicalisation naît de l’expérience directe du travail. C’est ce qui fait sa force : elle surgit comme la négation de tout ce qui nie à l’humanité son caractère humain et de tout ce qui relègue les femmes salariées dans un rôle d’appoint, de salariée incomplète par rapport à la référence implicite ou explicite à l’homme comme seul salarié dans toute la plénitude du terme.

Ce qui est spécifique aux luttes des travailleuses pour leur santé au travail pourrait se résumer ainsi. Un combat contre une invisibilité renforcée des risques qui les concernent. Un combat contre le chantage permanent : dès que vous revendiquez un droit à la santé au travail, on menace de vous exclure du travail. C’est ce qui s’est effectivement produit dans les mines. C’est ce qui continue à se produire aujourd’hui dans les pratiques sociales même si les normes juridiques ont changé. En Europe occidentale, vous trouverez peu de femmes sur les chantiers de la construction ou aux hauts fourneaux. Un combat, enfin, qui implique une transformation du syndicat, un renouveau en termes de combativité et de démocratie interne ; des formes de luttes impertinentes, souvent festives.

Je franchirai le pont entre la longue durée de l’histoire des travailleuses et l’expérience des ouvrières de la FN à l’aide de cette citation d’un patron anglais de l’industrie métallurgique qui écrit en 1934 : « Les connaissances pour l’ensemble de ces travaux d’assemblage n’excèdent pas celles que mobilisaient la grande majorité des femmes au foyer lorsqu’elles assemblent le hachoir dans leur cuisine le mardi matin, pour accommoder le dernier morceau du rôti du dimanche pour le plus grand plaisir de leur famille »[6].

Ce langage condescendant exprime une constante dans la sous-valorisation du travail féminin. Il décrit une activité complexe, l’assemblage de machines destinées à l’industrie textile et il entend la banaliser à l’extrême de manière à l’inscrire dans la continuité des tâches domestiques. Cela lui permet à la fois de justifier des bas salaires et de nier la charge de travail inhérente à un travail industriel.

La vision patronale, mais aussi celle des conventions collectives de 1962 et 1965 pour les fabrications métalliques, se condensent dans l’expression femmes-machines. Des femmes, c’est-à-dire une définition élémentaire, biologique, à partir du sexe, plutôt que des ouvrières. Ce sont des femmes-machines parce que leur activité ne relèverait pas d’un travail au sens plein qui transforme de façon créative la matière. Elles exerceraient plutôt un rôle auxiliaire et servile. Elles se limiteraient à déplacer des objets dans un processus de production conçu par d’autres, les ingénieurs, rendu efficace par d’autres, les régleurs, et poussée à son terme par d’autres, les ouvriers qualifiés qui s’occupent de la finition des pièces et de leur montage. Leur rôle serait comparable à celui du tapis roulant dans une chaîne de montage : offrir la pièce à la machine qui, elle, effectue bien le travail.

Un travail prescrit faiblement qualifié contre un travail réel exigeant et nocif

Il importe donc de partir du processus matériel de travail pour démontrer la fausseté de cette représentation. L’activité de la femme-machine se limite apparemment à placer des pièces d’un poids variable dans différentes machines de manière à ce que ces pièces soient usinées. Chaque femme se tient debout, elle a la responsabilité de plusieurs machines, généralement entre deux et six. Chacune des machines a été réglée de manière à réaliser une opération différente sur les pièces. Entre chaque machine, une petite table métallique  permet de déposer les pièces. En apparence, ce que fait la femme-machine pourrait être comparé à quelque chose comme introduire un plat dans un four. Tel est le travail prescrit pris en compte pour décréter qu’il s’agit d’activités élémentaires, non qualifiées et légères. Le travail réel est complètement différent. Les marges de variation pour l’usinage sont réduites à l’extrême. Tout est calibré au millimètre près. Si la pièce ne correspond pas au calibre, la suite des opérations de montage est impossible.

Il faut donc en permanence coordonner un contrôle visuel, une habilité manuelle et l’exercice de la force musculaire pour que les pièces soient placées avec précision dans la machine. Il s’agit de bien serrer les mors pour que la pièce reste immobile. L’attention auditive permet de détecter d’éventuels problèmes. Attention difficile car le bruit est assourdissant à cause de la concentration d’un grand nombre de machines dans les ateliers. Simultanément, il faut vérifier que l’huile soit suffisante. Lorsque l’opération d’une machine est terminée, il faut desserrer les mors et placer la pièce sur la table métallique pour pouvoir en disposer en vue de l’opération suivante, éliminer les copeaux métalliques.

Chaque femme-machine gère différentes machines et répète ces opérations tout au long de la journée. Les pièces terminées sont placées dans un panier métallique. Elles sont ensuite transportées vers un énorme chaudron pour les laver.

Équipe de travail dans un atelier de la FN (collection privée Eugène Galère).
Équipe de travail dans un atelier de la FN (collection privée Eugène Galère).

Les facteurs de nocivité de ce travail sont importants. Les huiles d’usinage varient en fonction du métal des pièces. Les huiles minérales provoquent des affections de la peau, des maladies respiratoires et des cancers.

Témoignage de Jenny Magnée, femme-machine à la FN en 1966 et déléguée syndicale CSC, mars 2016.

Certains métaux utilisés sont également toxiques et parfois cancérogènes. Les risques d’accidents sont importants : on glisse sur des sols où se répand l’huile. Le contact avec les courroies qui transportent la force motrice aux machines est à l’origine d’autres accidents. La manutention manuelle de charge peut être également très importante. Une ouvrière raconte : « Nous fabriquions des pièces pour des canons. Les pièces brutes, quand on commençait, pesaient 7 kg chacune. Nous en avions 385 par jour, de 7 kg chacune, à mettre sur la machine, à retirer, à passer vers une autre machine. Quand les pièces étaient finies, elles pesaient 5 kg, mais il fallait les passer sur 5 machines, 385 fois, quand tu arrivais à la fin, tu tombais par terre[7]». Cela signifie qu’elle soulevait entre 12 et 14 tonnes par jour. Au bout de dix années de travail, cette ouvrière a eu des problèmes de santé importants, notamment à la colonne vertébrale. Son médecin traitant lui a recommandé de demander un poste de travail adapté. Le bureau du personnel le lui a refusé et elle s’est retrouvée en incapacité de travail avec une allocation qui représentait environ la moitié de son salaire.

L’ensemble de ces risques est aggravé par l’organisation collective du travail et l’agencement des lieux. Ateliers immenses conçus pour pouvoir plus facilement surveiller les femmes-machines où s’accumulent les expositions aux substances toxiques, le bruit, la chaleur en été. Aucune information sur les risques et les mesures de prévention qu’il faudrait adopter.

Rentabilité et surexploitation des ouvrières

Une particularité de la FN est qu’il s’agit, dans les années 1960, d’une usine très rentable[8]. Entre 1945 et 1969, les profits réalisés s’élèvent à 2.780 milliards de francs. 80 % de ses profits sont redistribués sous forme de dividendes aux actionnaires. Les 20 % restants constituent la portion congrue permettant des investissements dans l’usine. Ce choix a deux conséquences. D’une part, les machines sont désuètes. En 1966, la grande majorité des machines date d’avant la Deuxième Guerre mondiale. Elles ne sont pas électrifiées et la force motrice est transmise par une sorte de jungle de poulies et de courroies qui sont elles-mêmes des causes d’accidents et de pénibilité. Les lieux de travail sont laissés dans un état de délabrement inouï. Il y a là à la fois une dimension économique : les actionnaires attendent des dividendes abondants et pas un sou ne semble disponible pour installer des douches, entretenir correctement les WC, permettre aux femmes de manger dans une cantine décente. Il y a également une dimension politique : c’est un rappel permanent, par le bruit, par les mauvaises odeurs, par le brouillard des huiles et la chaleur des ateliers, que les femmes-machines sont privées des attributs les plus élémentaires de la dignité humaine pendant tout le temps qu’elles passent au service du patron. La violence symbolique atteint des niveaux inhabituels dans une grande entreprise industrielle qui est par ailleurs considérée comme l’expression du génie créateur des ingénieurs liégeois. Jusqu’à la grève de 1974, les femmes-machines n’ont même pas le droit à des vêtements de travail. Elles devront se battre pour obtenir des chaussures de sécurité. Pas de douche non plus alors que leur corps est couvert par l’huile des machines. Pour la direction, un travail aussi peu qualifié ne mérite que des sabots et cela à une époque où, dans la vie quotidienne en dehors de l’usine, les sabots ont pratiquement disparu.

Pas de renouvellement du parc machines pour les opérations d’usinage confiées aux femmes et pourtant une rentabilité sans faille. Quelle est la clé de ce mystère ? L’explication tient en deux points. Le premier est externe au processus de production. Il concerne l’alliance avec l’État belge depuis la création de la FN à la fin du 19e siècle en vue de la commande de 15 0000 fusils Mauser. Les armes constituent un marché juteux grâce à la multiplication des guerres tout au long du 20e siècle.

Femmes-machines au travail (Centre d'Histoire des Sciences et des Techniques).
Femmes-machines au travail (Centre d’Histoire des Sciences et des Techniques).

L’autre explication de la rentabilité en dépit de la désuétude des machines est interne à l’entreprise. Ce sont précisément les femmes-machines, par les qualifications réelles qu’elles doivent déployer dans le travail quotidien qui suppléent les ratés de la technologie. L’ampleur de leur savoir-faire pratique est directement proportionnelle au refus des ingénieurs d’innover sur ce segment-là du cycle de production. Par ailleurs, le système salarial mis en place et le contrôle tatillon d’une hiérarchie exclusivement masculine représentent des facteurs de pression permanents en vue de maintenir une très haute productivité. Dans ce domaine, la rupture introduite par l’accord de 1966 après la grève n’est que partielle. On abandonne la formule du salaire aux pièces pour établir ce qu’on appelle la taxation. Il s’agit de fixer des normes de production. Si elles sont atteintes, le salaire est payé entièrement. Sinon, il est réduit. La taxation passe par une procédure particulière. C’est une femme-étalon qui doit produire la pièce. Son activité est chronométrée. La femme-étalon ne travaille pas en accélérant le rythme de façon artificielle. Mais elle travaille dans des conditions idéales : le régleur a bien vérifié les machines. La production s’étend sur une période de temps qui est très brève. L’injustice du système est qu’il ignore délibérément les aléas. Tout se passe comme s’il n’y avait jamais la moindre panne, comme si du début à la fin de la journée de travail, il n’y avait pas des moments de fatigue, d’inattention, comme si les besoins physiologiques disparaissaient face aux exigences de la production. Tant le salaire aux pièces que la taxation sont aussi des techniques de pouvoir. Pour réaliser les normes, les femmes-machines dépendent entièrement du bon vouloir des régleurs. Ils peuvent arbitrairement décider d’intervenir sur une machine avant une autre, de réparer vite ou de laisser traîner les choses.

Travailleuses de la FN sur une machine (CARHOP, fonds La Cité).
Travailleuses de la FN sur une machine (CARHOP, fonds La Cité).

La grève de 1966 agit comme un catalyseur qui libère la parole des femmes. Ce n’est pas un hasard si la chanson emblématique de la grève, la chanson d’Henri Salvador dont les femmes ont détourné les paroles s’ouvre sur une phrase tonitruante et ironique : « Le travail c’est la santé ».

La radicalité du conflit s’explique par la violence immense infligée au corps et à la dignité des femmes qui finit par se transformer en conscience collective et qui va leur donner une force, une cohésion et une autonomie d’un niveau exceptionnel.

Qu’en est-il des relations collectives dans l’entreprise ? En 1966, elle occupe environ 30 % de femmes. Celles-ci sont concentrées dans les catégories professionnelles les moins bien payées. Il existe également des gamins-machines qui sont des jeunes hommes mais ces derniers ont la possibilité d’accéder à des postes plus qualifiés et les très dures conditions de travail qu’ils subissent au même titre que les femmes-machines ne représentent qu’une étape dans leur vie professionnelle. Pour la grande majorité des femmes, c’est l’inverse. Il faut rester femme-machine jusqu’à l’âge de la retraite ou se résigner à quitter l’usine.

Le conseil d’entreprise était exclusivement composé d’hommes en 1966. Dans le comité d’usine qui coordonne l’ensemble du travail syndical, il y a trois femmes sur 150 personnes. 2 % donc alors qu’il y a 30 % de travailleuses. Les délégués appartenaient à des catégories mieux payées et moins exposées aux pénibilités et à la nocivité du travail. En règle générale, dans les ateliers de femmes-machines, les délégués sont des régleurs. L’affiliation syndicale est de l’ordre de 90 % parmi les femmes, un pourcentage comparable à celui des hommes.

Dans le secteur des fabrications métalliques, les conventions collectives comprennent des clauses de paix sociale qui organisent un financement patronal des syndicats moyennant l’engagement du syndicat à ne pas déclencher des conflits en dehors de procédures établies et à ne pas présenter un certain nombre de revendications qui troubleraient la paix sociale pendant la durée pour laquelle la convention collective a été conclue[9]. Les délégués doivent affronter un conflit de rôles qui a été analysé dans une étude de Valmy Féaux[10] publiée un peu avant la grève de 1966. En tant que représentants des travailleurs, ce sont des hommes de combat qui doivent organiser l’action et créer un rapport de force contre le capital, mais l’institutionnalisation de leur  rôle et les clauses de paix sociale dans les conventions collectives leur confèrent une responsabilité différente. Ils doivent contribuer à maintenir l’ordre dans les rangs ouvriers. La plupart des témoignages indiquent que beaucoup de délégués comprenaient les raisons de la révolte des ouvrières, qu’ils sympathisaient souvent avec elles mais qu’ils hésitaient à se mettre en avant. Cette réalité a été exprimée avec force et humour dans la chanson inventée par les femmes pour la grève de 1966. Détournant la chanson d’Henri Salvador,  les femmes concluent qu’elles « doivent faire trotter leurs délégués ». Cette formule savoureuse disparaît des pages du journal Combat qui la remplace par  «il faut aider nos délégués ». La différence est de taille. La chanson des femmes revendique un contrôle de la base sur le fonctionnement de l’organisation. La version revue et corrigée se limite au rôle traditionnel d’une base qui soutient ce que propose la délégation.

Après 1966 : une communauté de lutte s’est formée et reste mobilisée

La grève de 1966 fourmille d’éléments qui expriment l’importance des questions de santé au travail dans le conflit, mais elle ne se traduit pas par un ensemble développé de revendications dans ce domaine. L’égalité salariale concentre l’expression du ras-le-bol. Elle permet aussi d’engager la négociation sur quelques éléments concrets. On peut lire ces événements en opérant une distinction entre le caractère fonctionnel qu’a la grève pour forcer une négociation immédiate et sa signification plus profonde qui tient à la fois à l’explosion et à la fête. Toutes les ouvrières qui y ont pris part témoignent avec force du bouleversement de leur existence, du plaisir qu’elles ont connu à forger leur communauté. Il y a un avant et un après 1966. Cette dimension existentielle est fondamentale si l’on veut comprendre ce qui s’est passé au cours de la dizaine d’années qui suivent la grève de 1966. Elle permet également d’expliquer le bonheur, la dignité et le plaisir trouvés par les ouvrières en dépit de l’inhumanité des conditions de travail. Elles adoptent des formes de lutte impertinentes, souvent festives, qui créent une cohésion en tant que communauté. Le débrayage initial de février 1966 se fait avec un cortège brillant, une sorte de charivari. On arrête les machines et leur bruit insupportable. On sort des sifflets. On se sert des bidons métalliques pour en faire des tambours. C’est la joie de mettre le monde à l’envers. Un ingénieur qui essaie de s’opposer au mouvement se fait bousculer et quelques coups de poing le ramènent à la raison. Cette atmosphère irrévérencieuse s’étend aux assemblées syndicales. Les ouvrières interrompent volontiers les permanents syndicaux avec leurs chants.

Dans les années qui suivent 1966, la conflictualité à la FN sera constante. Elle se déploie dans la vie quotidienne de l’usine à travers une multiplication de micro-conflits. L’arrogance des chefs est rabattue. L’espace le plus puant et apparemment le plus humiliant de l’usine que sont les WC devient un lieu permanent d’échanges, de discussions, de dérision et cela parce qu’il est le seul lieu de l’usine totalement à l’abri du regard et du contrôle des hommes. Les arrêts de travail limités à une unité et à un court laps de temps sont multiples. Il ne s’agit pas forcément de grève au sens propre du terme. Parfois c’est la chaleur excessive qui fait qu’un groupe de femmes annonce aux chefs qu’il est impossible de porter les pièces tant elles sont chaudes. Un été, ce sont les femmes-machines qui imposent de sortir dix minutes toutes les heures pour s’installer sur les pelouses placées devant les bureaux des ingénieurs et personne n’ose insister sur le respect des normes de production et sur cette invasion d’un espace qui ne leur était pas destinée.

L’accumulation de micro-conflits autour des conditions de travail débouche sur la deuxième grande grève déclenchée spontanément par les femmes en août 1974. Le mouvement démarre comme un feu de prairie. Ce sont les femmes de l’atelier Mauser qui partent en cortège et déclenchent la grève dans les autres départements. Dans un premier temps, il n’y a aucun cahier de revendications. Le sentiment général, c’est que la coupe est pleine et c’est amplement suffisant pour justifier la grève. Les conditions de travail ne se sont pratiquement pas améliorées depuis 1966. La revendication qui jaillit de manière immédiate est un cri égalitaire. 10 francs pour toutes. C’est une manière de resserrer l’éventail des salaires et de s’opposer à des augmentations par pourcentage qui maintiennent les écarts importants entre différentes catégories ouvrières. Écarts en partie basés sur des discriminations sexistes. Comme en 1966, il n’y a pas de piquet au sens propre du terme. Aucune « jaune », c’est-à-dire une non-gréviste, ne se présente aux portes de l’usine. La cohésion du collectif des femmes-machines suffit. Ce qui tient lieu de piquets, ce sont plutôt des groupes de discussion et de partage devant la porte de l’usine. Ils fonctionnent comme des lieux autonomes pour que les ouvrières échangent entre elles et ils donnent une visibilité à la grève pour l’ensemble de la population de Herstal.

La grève de 1974 débouche sur un ensemble d’améliorations dans le domaine de la santé au travail. Impossible de les énumérer toutes dans les limites de cet exposé : électrification du processus de production, vêtements de travail, souliers de sécurité, enfin des douches, accès à un certain nombre de possibilités de promotion professionnelle à l’intérieur d’usine, etc. De nombreux facteurs de risque ne sont cependant pas éliminés. Je pense en particulier aux cancers professionnels qui, jusqu’aujourd’hui, font l’objet d’une invisibilité sociale surprenante.

Dernier élément : la médecine de contrôle. Il faut la situer dans le contexte de l’accord intervenu à la fin de la grève de 1966. L’absentéisme féminin était un élément central de l’argumentaire patronal en faveur des discriminations salariales. En 1966, d’après le patronat, le coût du salaire garanti en cas d’incapacité du travail se serait élevé à 1,61 % des salaires pour les hommes et 3,80 % pour les femmes. Ces chiffres sont biaisés parce qu’ils comptabilisent aussi comme maladie les périodes d’écartement préventif des travailleuses enceintes. De façon cynique, le patronat reprochait aux femmes de tomber malade, mais les atteintes à la santé causées par le travail étaient complètement passées sous silence. La médecine du travail dans l’usine se limitait à des activités formelles et bureaucratiques et n’intervenait pas pour éliminer les facteurs de risque. D’autre part, l’absentéisme constitue également une forme de résistance individuelle indéniable. Il permet, pendant quelques jours ou quelques semaines, de se mettre à l’abri de conditions de travail insupportables.

L’accord de 1966 a mis en place un Centre de contrôle médical de la métallurgie à Herstal. Il était cogéré par le patronat et les syndicats. L’objectif déclaré du service était de réduire le nombre et la durée de l’incapacité de travail. La mise sur pied de ce service s’est faite pendant l’année 1967. Au sein même de la délégation syndicale, elle avait été contestée. Si le service fonctionnait aussi bien à l’égard des hommes qu’à l’égard des femmes, sa création et sa fonction étaient incontestablement sexuées.

Toute femme malade était a priori suspecte. Dans les témoignages que j’ai pu recueillir, l’humiliation apparaît comme un élément du pouvoir exercé par la médecine de contrôle. Une ouvrière raconte qu’il fallait se dénuder le torse lors des convocations au local de la médecine de contrôle quelle que soit la maladie, même pour une entorse ou un rhume. Elle explique qu’une telle violence la laissait sans défense. En septembre 1977, les excès de la médecine de contrôle ont débouché sur une révolte massive. Marie-Jeanne Bodson, une ouvrière de trente ans, a été forcée de reprendre le travail alors qu’elle était encore malade. Elle est morte le lendemain. Dès que la nouvelle s’est répandue, les femmes-machines ont débrayé. Elles sont parties en cortège. Elles sont sorties dans la rue et ont saccagé le siège de la médecine de contrôle. Les machines à écrire IBM et les dossiers médicaux ont volé par les fenêtres.

Conclusions

Je commencerais par un souhait pour les recherches futures. Les ouvrières de la FN étaient wallonnes, flamandes et immigrées (parmi ces dernières, avec une majorité d’italiennes). Cette dimension a été souvent négligée dans la production historiographique récente, centrée sur des histoires ouvrières relues à travers le prisme de la fédéralisation de la Belgique.

Je ne saurais conclure autrement qu’en faisant référence à  l’exposition splendide et émouvante Femmes en colère. Nous y retrouvons les visages, les paroles, les chants des ouvrières de la FN en 1966 qui ont imposé leur point de vue à tous ceux qui ne les voyaient que comme des femmes-machines réduites à des fonctions élémentaires et subordonnées. Elles ont repris la main sur l’usine comme sur l’organisation syndicale.

Leur grève ne moisit pas dans les annales de l’histoire. Elle s’offre à qui sait l’accueillir comme une étincelle précieuse, indispensable pour nous-mêmes aujourd’hui. Les ouvrières de la FN ont montré une fois encore cette capacité exceptionnelle des opprimés de briser le temps ordinaire de l’histoire, de donner à un jour la force de 10 ans. Leur intelligence collective, ce savoir qui s’apprend ensemble par la lutte, finit par resurgir sous des formes nouvelles et inopinées ici ou ailleurs, aujourd’hui ou demain. Il nous arrache des terribles pesanteurs du monde tel qu’il est et il nous propulse vers un monde tel que nous voudrions qu’il soit. C’est en voyant les visages des femmes de la FN comme des regards que nous adresse l’avenir plutôt que comme des spectres d’un passé nostalgique que nous pouvons partager avec elles cet intense bonheur que procure toute lutte qui fait basculer le monde sens dessus dessous.

[1] Beer, R., The matchgirls strike 1888: the struggle against sweated labour in London’s East End, Londres, National Museum of Labour History, 1981.
[2] Gordon, B., « Ouvrières et maladies professionnelles sous la IIIe République : la victoire des allumés qui est Français sur la nécroses phosphorées de la mâchoire », Le Mouvement Social, 1993, n° 164, p. 77-93.
[3] Green, N., Du Sentier à la 7e Avenue. La confection et les immigrés Paris-New York 1880-1980, Paris, Seuil, 1998.
[4] Vignes, M., Le Journal des dames : féminisme, syndicalisme dans les PTT de 1924 à 1937, Paris, Vignes, 1992.
[5] Kergoat, D. (dir.), Les infirmières et leur coordination, Paris, Lamarre, 1992.
[6] Downs, L., L’inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre, Paris, Albin Michel, 2002, p.407.
[7] Schiavo, M., Italiane in Belgio. Le emigrate raccontano, Naples, Tullio Pironti, 1984.
[8] Gramme, D., Deux grèves de femmes à la Fabrique Nationale : 66,74 ou le long cheminement d’une revendication, mémoire de licence en sociologie, Louvain, UCL, 1976.
[9] Anonyme, « La première grève féminine d’Europe. Les leçons de la grève à la FN », Lutte de classe. Revue de la section abelge de la Quatrième Internationale, octobre 1966, n° 9, p. 1-36 ; Gubbels, R., La grève au féminin, Bruxelles, Édition du CERSE, 1966.
[10] Féaux, V., « Le délégué syndical de la métallurgie », Revue de l’Institut de sociologie, 1965, n°4, p. 685-716.