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La revue du Carhop

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Étiquette : soins médicaux

Soigner pour évangéliser ? L‘Entr’aide des travailleuses (1925-années 1960)

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Claudine Marissal (historienne, CARHOP asbl)

Introduction

Dans les années 1970, et dans le vivifiant sillage des mouvements contestataires des années 1960, des médecins se mobilisent pour améliorer l’accès aux soins médicaux. Ils interrogent les hiérarchies du passé et entendent fonder un nouveau modèle de soins, plus accessible et plus démocratique. S’inspirant d’initiatives d’autres pays, ils fondent des maisons médicales qui offrent une médecine de première ligne en phase avec l’environnement social de leur patientèle. Pour éviter l’éclatement des soins, ces maisons rassemblent des professionnel.le.s de différentes disciplines (médecins, infirmiers, travailleurs sociaux…) qui se concertent pour mieux soigner. En plus de consultations médicales, elles proposent aussi à leurs patient.e.s des actions de médecine préventive et des activités socio-culturelles pour renforcer leurs capacités d’autonomie. Ce faisant, ces médecins réfléchissent et innovent sans se référer aux centres médico-sociaux plus anciens qui, dans un contexte très différent, il est vrai, en étaient venus à développer des activités similaires.

Affiche présentant les services du centre médico-social de l’Entr’aide des travailleuses, 1994 (Entr’aide des Marolles).

C’est l’une de ces initiatives plus anciennes que nous mettons en lumière dans cette présente contribution, à travers l’histoire de l’Entr’aide des travailleuses (Entr’aide des Marolles depuis 2004). Fondée en 1925 dans un quartier paupérisé du centre de Bruxelles, cette association a mis sur pied un centre de santé qui a rapidement fourni des soins médicaux gratuits à des milliers de familles précarisées. Initiée dans le contexte politique, social et religieux de l’entre-deux-guerres, l’Entr’aide diffère par son origine, son essence et ses réseaux des maisons médicales créées dans les années 1970. Et pourtant, des points communs se dessinent. Les histoires finissent d’ailleurs par se rencontrer puisqu’en 2011, les services médicaux de l’Entr’aide sont reconnus en tant que « maison médicale ». Cette association offre donc la belle opportunité d’ancrer la philosophie des maisons médicales dans un passé plus ancien.

Les archives conservées au siège de l’association, qui nourrissent cet article[1], permettent différentes approches. Pour favoriser les comparaisons avec la « nouvelle vague » de maisons médicales, nous avons choisi d’investiguer les relations que l’Entr’aide a tissées avec ses bénéficiaires. Pourquoi s’est-elle s’implanter dans un quartier précarisé ? Quelles représentations avait-elle de ses patient.e.s ? Quels services leur a-t-elle offerts et pour quelles finalités ? Quel personnel soignant a-t-elle mobilisé et comment s’est-il organisé pour mieux soigner ? Mais avant de plonger dans l’histoire de cette association, il convient de revenir brièvement sur le contexte socio-politique de l’entre-deux-guerres, un contexte évidemment très différent de celui des années 1970, et qui a assurément façonné son organisation et ses priorités.

La foi dans la charité chrétienne

Au tournant du 19e siècle, les profondes inégalités sociales avaient provoqué de violents conflits sociaux et de nombreux débats sur leur résolution. Alors que les socialistes dénonçaient avec véhémence l’exploitation capitaliste et exigeaient l’intervention de l’État et l’adoption de législations sociales pour protéger les travailleurs et travailleuses (notamment pour ce qui concerne les soins de santé), les catholiques et les libéraux restaient divisés : beaucoup comptaient encore sur la moralisation de la classe ouvrière et sur la charité pour traiter la misère et pacifier les relations sociales[2]. Souvent d’obédience chrétienne, de multiples œuvres couvraient alors le pays, qui distribuaient des aides ponctuelles tout en exerçant un contrôle moral et religieux sur les populations précarisées et potentiellement dangereuses[3].

Le vote des premières lois sociales à la fin du 19e siècle et leur multiplication durant l’entre-deux-guerres, ne modifient pas fondamentalement l’engouement pour les œuvres charitables. Traversés par d’influents courants progressistes, les catholiques appuient à présent les législations protectrices, mais comme ils continuent à redouter l’emprise de l’État sur les politiques sociales, ils adoptent des réformes qui prennent appui sur des organismes privés et confessionnels. Les œuvres catholiques trouvent d’ailleurs une nouvelle vitalité dans le vaste mouvement d’Action catholique initié en 1922 par le Pape Pie XI, qui appelle les laïcs à se mobiliser sous la supervision du clergé pour (re)christianiser une société jugée en perte de repères religieux. En 1928 à Bâle, la Conférence internationale des œuvres catholiques de bienfaisance invite à stimuler dans chaque pays le développement et le regroupement des œuvres médico-sociales catholiques pour faire barrage aux organisations socialistes et non confessionnelles. Pour y répondre, l’Office catholique d’hygiène, d’assistance et de service social (Caritas Catholica) est alors fondé en Belgique et placé sous l’autorité de l’Archevêché de Malines[4]. C’est dans ce contexte que l’Entr’aide des travailleuses voit le jour.

Soigner pour rapprocher du Bon Dieu

En 1925, une jeune noble âgée de 24 ans, Marie-Thérèse Robyns de Schneidauer, réunit autour d’elle quelques jeunes femmes qu’elle a rencontrées à l’Œuvre des retraites fermées pour travailleuses, une initiative bruxelloise qui émane de la Jeunesse ouvrière chrétienne féminine (JOCF). Fondée en 1924 par l’abbé Joseph Cardijn, la Fédération bruxelloise de la JOCF encourage ses membres à visiter les familles ouvrières pour s’enquérir de leurs problèmes, de leurs besoins et de leurs inquiétudes[5]. C’est dans cette voie que Marie-Thérèse Robyns de Schneidauer et ses amies s’engagent, quand elles décident de visiter « des pauvres, des malades, des vieux particulièrement (…) pour leur porter un sourire d’amitié, leur porter surtout quelque chose du Bon Dieu »[6]. Elles se dénomment d’ailleurs « Association des Âmes Apôtres », avant d’adopter l’appellation jugée plus consensuelle d’Entr’aide des travailleuses. L’objectif est clairement apostolique, car les visites qu’elles projettent doivent servir à propager la foi chrétienne dans le quartier des Marolles, un quartier miséreux situé dans le centre de Bruxelles, en contrebas du Palais de Justice, et dont les ruelles surpeuplées abritent une population ouvrière revendicative et encline aux rébellions sociales.

La couverture de ce livre publié en 1936 sur l’Entraide des travailleuses, rappelle l’objectif apostolique de l’association. L’auteur est le baron Emmanuel Van der Elst (qui écrit sous le pseudonyme de Jean de Vincennes) (Carhop).

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Auteur Carhop asblPublié le Catégories 24) Revue n°25, décembre 2024 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes !, PériodiqueÉtiquettes Action catholique, soins médicaux, travail social

Table des matières

  • Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes ! Panorama d’initiatives inspirantes
  • Edito
  • Introduction au dossier
  • « S’englaiser » à Marchienne-Docherie : d’une boutique populaire à une Maison médicale
  • Soigner dans un quartier majoritairement immigré : la Maison médicale du Nord à Schaerbeek
  • La Maison médicale Bautista Van Schowen à Seraing : témoignage du docteur Pierre Drielsma 
  • Soigner les femmes violentées : la Maison médicale du Maelbeek collabore avec le Collectif pour femmes battues
  • Agir pour le bien-être mental d’hommes précarisés : un projet de l’Entr’aide des Marolles à Bruxelles
  • Les Arsouilles, une maison médicale de quartier
  • Soigner et défendre les droits de la patientèle : la Maison médicale de Médecine pour le Peuple à La Louvière
  • La Fédération des maisons médicales (FMM) : le collectif pour la santé pour tous et toutes !

Les numéros parus

  • Périodique
    • 01) Revue n°0, décembre 2016 : Les ouvrières de la FN changent l’histoire 1966-2016
    • 02) Revue n°1, mars 2017 : Travail et maternité
    • 03) Revue n°2, juin 2017 : Les mouvements sociaux dans l'espace public : occupation et gestions
    • 04) Revue n°3, septembre 2017 : « Immigration et émancipation féminines : 50 ans de combats associatifs à Bruxelles»
    • 05) Revue n°4, décembre 2017 : Les initiatives d'éducation ouvrière au 19e siècle : de la démarche intellectuelle à la formation militante
    • 06) Revue n°5-6, mars-juin 2018 : Les universités ouvrières : un enjeu contemporain
    • 07) Revue n°7, septembre 2018 : Questionner le sens du travail social, hier et aujourd’hui
    • 08) Revue n°8, décembre 2018 : Le travail social face aux mutations sociales, politiques et économiques
    • 09) Revue n°9, mars 2019 : SeP c'est parti, c'est par terre !
    • 10) Revue n°10, septembre 2019 : Education permanente et Histoire. Un retour d’expériences.
    • 11) Revue n°11, décembre 2019 : Le nucléaire atomise-t-il la démocratie ? Retours sur une lutte de 45 ans.
    • 12) Revue n°12, septembre 2020 : COVID-19 et confinement. Regard de l'histoire sur des mobilisations actuelles
    • 13) Revue n°13, décembre 2020 : Les écoles de devoirs (partie I) : Regard de l’histoire sur des mobilisations actuelles
    • 14) Revue n°14, mars-juin 2021: Les écoles de devoirs (partie II) – Des expériences militantes
    • 15) Revue n°15-16, octobre 2021 : Travail et conditions de travail en RD Congo hier et aujourd'hui
    • 16) Revue n°17, décembre 2021 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !
    • 17) Revue n°18, juin 2022 : Militer en entreprise, une réalité polymorphe : l'exemple des ACEC
    • 18) Dynamiques n°19, septembre 2022 : Histoire des mobilisations antiracistes
    • 19) Dynamiques n°20, décembre 2022 : L'économie sociale, de l'Économie populaire de Ciney à Médor
    • 20) Revue n°21, septembre 2023 : Les jardins collectifs : un terreau fertile pour la culture du social et de la démocratie
    • 21) Revue n°22, décembre 2023 : L’économie sociale en Mouvement(s)
    • 22) Revue n°23, juin 2024 : De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits
    • 23) Revue n°24, octobre 2024 : Lire pour lier!
    • 24) Revue n°25, décembre 2024 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes !
    • 25) Revue n°26, mai 2025 : Les maisons médicales. Le droit à la santé pour tous et toutes! Panorama d'initiatives inspirantes.

Présentation de la revue

Depuis sa création, le Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (CARHOP asbl) est animé par deux objectifs : donner un éclairage historique aux questions débattues aujourd’hui au sein du mouvement ouvrier, dans une dynamique d’éducation permanente ; collecter, conserver et valoriser un patrimoine culturel inédit : la mémoire ouvrière.

Aujourd’hui, en vue d’intensifier ses actions, le CARHOP asbl lance sa revue en ligne « Dynamiques ». Celle-ci répond à un besoin de prolonger une dynamique de rencontres sur l’histoire sociale entre les milieux universitaires, les institutions socioculturelles, les milieux associatifs et militants, ainsi que leurs publics. Allier durablement les publics du CARHOP asbl dans un projet collectif sur l’histoire sociale, en affirmant une posture de chercheur, en étroite connexion avec d’autres disciplines, mais aussi d’acteur de changement, avec nos partenaires militants et/ou associatifs : tel est le défi que se lance le CARHOP asbl en créant une revue trimestrielle électronique dont l’approche sociohistorique inédite se situe aux confins des deux approches : la recherche et l’éducation permanente.

La revue « Dynamiques » se déclinera en numéros à thèmes, qui s’affilient aux chantiers thématiques que le CARHOP asbl déploie en analyses de manière régulière depuis quelques années, mais aussi dans le cadre de recherches thématiques nouvelles ou renouvelées. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement l’histoire de la « condition ouvrière » qui interpelle, mais plutôt l’approche socio-historique des exclusions sociales (populations précarisées, chômage, fermetures d’usine, inégalités, etc.), qui incite à interroger les rapports de force/rapports sociaux dans le contexte de mutations que nous vivons.

Dans un même numéro, cohabiteront des savoirs de terrain, issus des milieux syndicaux et associatifs, des expertises universitaires/scientifiques, suivant un dialogue interdisciplinaire, et des témoignages, qui constituent les sources de cette histoire sociale. L’espoir est de faire émerger de cette cohabitation une démarche réflexive, critique et constructive, mais également des pistes d’action.

Comité de rédaction

Emilie Arcq
Marie-Thérèse Coenen
Anne-Lise Delvaux
Renée Dresse
Pierre Georis
Claudine Lienard
Claudine Marissal
Catherine Pinon
Amélie Roucloux
Julien Tondeur
Camille Vanbersy
François Welter

Comité de lecture

Anne-Lise Delvaux
Claudine Liénard
Claudine Marissal
Amélie Roucloux
Camille Vanbersy
François Welter

Contactez-nous

CARHOP asbl :
secretariat(at)carhop.be

Éditeur responsable :
François Welter
francois.welter(at)carhop.be

Rédacteur en chef :
François Welter
francois.welter(at)carhop.be

Support Technique :
Neil Bouchat (WEB)
neil.bouchat(at)carhop.be

Claudio Koch (PDF)
claudio.koch(at)carhop.be

 

Coordination du numéro n°26

Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes! 

  • Claudine Marissal

Mots-clés

  • ACEC (3)
  • Action sociale (4)
  • associations (9)
  • autogestion (6)
  • Bruxelles (4)
  • colloque (12)
  • conditions de travail (2)
  • Confinement (5)
  • coopérative (3)
  • Crise sociale (3)
  • culture (4)
  • droit à la santé (4)
  • Démocratie (7)
  • Ecole de devoirs (5)
  • femmes (18)
  • FGTB (3)
  • formation (3)
  • féminisme (4)
  • grève (7)
  • histoire (8)
  • immigration (5)
  • JOC (4)
  • maison médicale (10)
  • maternité (3)
  • migrations (8)
  • MOC (3)
  • mouvement ouvrier (2)
  • mouvement ouvrier chrétien (5)
  • mouvement social (3)
  • mouvements sociaux (3)
  • presse (3)
  • Périodiques (5)
  • Racisme (3)
  • santé (2)
  • SeP (3)
  • soins de santé (3)
  • syndicalisme (5)
  • travail (4)
  • travail social (12)
  • université populaire (6)
  • Écoles de devoirs (5)
  • économie sociale (8)
  • éducation permanente (6)
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  • égalité (2)
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