Agir pour le bien-être mental d’hommes précarisés : un projet de l’Entr’aide des Marolles à Bruxelles

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Claudine Marissal (historienne, CARHOP asbl)

Introduction

Dans le dernier numéro de Dynamiques consacré aux maisons médicales, nous avons relaté la création et les premières années de vie de l’Entraide des travailleuses, un centre médico-social fondé en 1925 dans le quartier populaire des Marolles à Bruxelles. Dès 1931, cette association commence à prodiguer des soins médicaux pluridisciplinaires, à la fois préventifs et curatifs, à des milliers de familles précarisées, tandis que son service social travaille à l’amélioration de leurs conditions de vie[1]. Dans ce premier récit, nous avons montré l’ancrage ancien de la médecine sociale. Nous l’avons arrêté au seuil des années 1970, quand une nouvelle génération de maisons médicales s’apprête à reformuler les conceptions sociales de la médecine. L’histoire de l’Entr’aide ne s’arrête pas pour autant, mais elle s’adapte à un contexte renouvelé. En 2004, elle opte même pour un nouveau nom, Entr’aide des Marolles, qui efface son origine féminine.

L’Entr’aide des Marolles est située rue des Tanneurs, en plein cœur de Bruxelles (coll. Entr’aide des Marolles).

Dans cet article, nous revenons brièvement sur l’évolution de l’Entr’aide des années 1970 à nos jours. Ensuite, parmi toutes les possibilités qui s’offrent à nous – car l’histoire de cette association est riche –, nous choisissons de mettre en exergue un projet initié en 2005, les Hommes des Marolles, qui vise l’amélioration du bien-être mental d’hommes isolés et précarisés. Ce projet est intéressant à plus d’un titre. Il correspond aux actions de santé communautaire développées en maisons médicales qui, conformément à la Déclaration d’Alma-Ata de l’Organisation mondiale de la santé (URSS, 1978), visent à la fois le bien-être physique, mental et social, car la santé est « un état de complet bien-être et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité »[2]. Le projet Hommes des Marolles montre aussi, au seuil du 21e siècle, l’émergence d’une nouvelle attention au genre dans les pratiques médico-sociales, auquel les théoricien.ne.s et les pédagogues du travail social commencent seulement à s’intéresser[3]. Enfin, ce projet est aussi original parce qu’il vise spécifiquement des hommes éloignés des dispositifs sociaux. Il indique également la réactivité précoce du monde associatif à une nouvelle préoccupation du secteur social, et son aptitude à imaginer des pratiques en phase avec les besoins des bénéficiaires.

L’évolution organisationnelle de l’Entr’aide en quelques mots

En 1974, la fondatrice et cheville ouvrière de l’Entr’aide des travailleuses, Thérèse Robyns de Schnedauer, décède. Si sa mémoire reste longtemps très présente dans l’association, son décès mène au changement. Dans ses nouveaux statuts publiés en 1974, l’Entr’aide redéfinit ses objectifs. Elle vise désormais « un travail psycho-médicosocial par la création de consultations spécialisées (…) et une action individualisée en vue d’informer et d’éduquer les membres des familles, aussi bien les parents que les enfants, tant au niveau conjugal que parental »[4]. La dimension moralisatrice n’est plus énoncée et, dans un contexte de dépilarisation de la société qui atténue fortement les sentiments d’appartenance à un pilier philosophique[5], les références à l’apostolat chrétien s’effacent également.

L’Entr’aide des Marolles, une maison qui offre différents services médico-sociaux (coll. Entr’aide des Marolles).

L’Entr’aide s’adapte aussi à l’évolution des sources de financement. À l’origine, elle reposait surtout sur les investissements bénévoles et les dons privés. Même si l’éclatement des subsides complique la cohésion de ses activités pluridisciplinaires[6], l’association ne cesse ensuite de saisir les opportunités de financement des autorités publiques pour consolider son assise, une tactique pragmatique toujours d’actualité. Aujourd’hui, elle abrite des consultations pour femmes enceintes et jeunes enfants de l’Office de la naissance et de l’enfance, son service social est l’un des neuf Centres d’action sociale globale bruxellois agréés par la Commission communautaire française (CASG, depuis 1997), ses services médicaux sont devenus Maison médicale (depuis 2011) et son Service d’aide psychologique, Service de santé mentale (depuis 2024). Elle organise aussi des cours d’alphabétisation pour les adultes, notamment pour les personnes primo-arrivantes. En 2025, ce sont près de 90 personnes – médecins, infirmières, kinésithérapeutes, travailleuses et travailleurs sociaux, psychologues, formateurs et formatrices, personnel administratif et d’entretien, accueillant.es, etc., femmes et hommes, rémunérés ou bénévoles – qui s’y activent[7].

Soigner des femmes et des hommes précarisés, belges et immigrés

Dans les années 1970, le Groupe d’étude pour la réforme de la médecine (GERM), qui conteste la médecine traditionnelle et nourrit la nouvelle génération des maisons médicales, souligne l’impact de la condition sociale sur la santé et l’accès aux soins médicaux. Il s’intéresse aux personnes du quart-monde[8] et aux personnes migrantes[9] qui souffrent de privations multiples. Réactif à la nouvelle vague féministe qui dénonce les inégalités basées sur le sexe, il s’intéresse aussi à l’impact du genre sur l’accès des femmes aux soins médicaux[10]. Dès les années 1980, ces points d’attention sont repris par la nouvelle Fédération des maisons médicales. L’Entr’aide des travailleuses, qui dispense depuis des décennies des soins à des populations précarisées, s’inscrit dans cette évolution. Des personnes immigrées sont en effet nombreuses à venir s’établir dans le quartier des Marolles et dès les années 1980, l’Entr’aide constate que ses bénéficiaires sont pour moitié des personnes du quart-monde belge, et pour l’autre moitié des personnes immigrées principalement originaires du Maghreb[11]. Belges et immigré.e.s cumulent des difficultés similaires (problèmes administratifs, financiers ou de logement), mais les immigré.e.s souffrent en outre de problèmes spécifiques liés à l’exil.

L’Entr’aide s’adapte aux nouveaux profils de ses bénéficiaires. Ses travailleuses sociales se forment à la multiculturalité et de nouvelles activités d’autonomisation et d’intégration sociale sont organisées (cours d’alphabétisation, de calcul, de gymnastique ou de cuisine). Au tournant des années 1990, l’association commence à organiser des activités pour le bien-être des femmes, en particulier celui des femmes immigrées. Elle constate en effet que les confusions d’identité qui résultent de l’exil, les conflits de génération, les mariages arrangés, la violence conjugale ou les désirs d’émancipation, provoquent de graves souffrances qui altèrent leur santé mentale[12]. En 2002, un groupe Bien-être est mis sur pied à l’initiative de l’équipe médicale. Une infirmière, des travailleuses sociales et des kinés proposent aux femmes d’une quinzaine de nationalités, diverses activités pour briser leur solitude, échanger, connaître et activer leur corps et améliorer leur santé physique, sociale et mentale[13]. Ce groupe existe toujours aujourd’hui.

Extrait du Rapport du Service d’aide psychologique de l’Entraide, 2011[14].

« Nous observons un nombre accru de personnes en souffrance qui vivent dans une précarité multiple (sociale, financière, professionnelle, logement, droit de séjour, …). Ces personnes, ces familles, qu’elles soient belges ou étrangères, n’arrivent plus à vivre de façon décente et se retrouvent progressivement dans un processus d’exclusion. Le nombre de personnes qui souffrent de troubles psychiatriques lourds est également en augmentation, souvent en relation avec un phénomène d’exclusion sociale, une rupture de liens ou une insécurité administrative ».

L’Entr’aide ne porte pas seulement attention à la souffrance des femmes. Dans les années 2000, elle constate une précarisation croissante de ses bénéficiaires masculins, certains vivant même dans l’errance. Elle souligne « devoir gérer des situations de plus en plus complexes, liées au contexte de précarité rencontré par les sans-abris, les migrants, les clandestins, les primo-arrivants, etc. »[15]. C’est dans ce contexte que le groupe Hommes des Marolles est créé.

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