Introduction au dossier

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Claudine Marissal (historienne, CARHOP asbl)

Aujourd’hui, dans un contexte de poussée du néolibéralisme, de défiance croissante envers les institutions, de montée en puissance de l’extrême droite et de la stigmatisation des migrant.e.s et des allocataires sociaux, les initiatives se multiplient pour défendre la solidarité et les droits humains. Mais comment agir efficacement ? Dans un texte mobilisateur publié en 2025 par la Fondation Ceci n’est pas une crise, le militant et communicant politique Jérôme Van Ruychevelt Ebstein constate en effet une « déconnexion croissante entre les organisations de gauche et les classes populaires qu’elles veulent représenter »[1], une déconnexion qu’il attribue notamment à la disparition progressive selon lui, durant le dernier quart du 20e siècle, d’une série d’organisations ouvrières de terrain qui, depuis le 19e siècle, avaient inlassablement agi pour rassembler, échanger sur les dures conditions d’existence, conscientiser politiquement et mobiliser pour une société plus juste et solidaire. Ce « maillage social », qui allait du café au syndicat, en passant par la coopérative, la mutualité, le club sportif, la fanfare ou la troupe de théâtre, « nourrissait les combats des organisations qui devaient traduire politiquement les problématiques des gens » ; elles « façonnaient un rapport au monde (…) notre manière d’interpréter la société »[2]. Outre une refonte des narratifs de gauche, ce militant plaide dès lors pour la (re)multiplication des espaces de rencontre et de mobilisation des milieux populaires, et il présente les maisons médicales comme « un excellent point d’entrée pour ce genre de démarche »[3].

Les maisons médicales, des centres de soins qui visent l’émancipation des patient.e.s. Dessin paru dans Tant qu’on a la santé…, revue de la Coopérative des patients de la Maison médicale Bautista Van Schowen, été 1994 (coll. CARHOP).

Dans une période qualifiée de « critique », marquée par la marchandisation des services publics, la destruction de l’État social et la dissolution des liens sociaux et des cultures du vivre-ensemble, le Mouvement ouvrier chrétien s’interroge aussi, durant sa Semaine sociale en 2024, sur les « formes plurielles de résistance qui, si elles ne permettent pas de faire dérailler ce train fou, ont la capacité de poser de nouveaux rails »[4]. Là aussi, les maisons médicales, parce qu’elles développent une médecine de proximité à vocation sociale, figurent parmi les quelques initiatives mises à l’honneur[5]. Fortes de leurs 300 000 patient.e.s, les 140 maisons médicales de Wallonie et de Bruxelles représentent en effet un véritable potentiel de transformation sociale.

Nées au début des années 1970, dans la foulée des mouvements contestataires des années 1960 et en réaction à la médecine marchande et hospitalière, les maisons médicales développent en effet depuis plus cinquante ans une médecine sociale de première ligne qui vise à l’émancipation de leurs patient.e.s, avec une attention particulière pour les personnes précarisées et marginalisées. C’est cette facette de leur histoire que ce présent numéro de Dynamiques entend mettre en exergue.

Soigner les personnes précarisées et marginalisées

Les pionniers et pionnières des maisons médicales se nourrissent notamment des théories du Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM) qui, fondé en 1964, entend défaire les relations hiérarchiques et marchandes dans le monde médical. Dès la fin des années 1960, dans le dessein d’offrir une médecine de première ligne efficace et accessible, quelle que soit la condition sociale de la patientèle, le GERM promeut le modèle théorique du Centre de santé intégré (CSI) bientôt repris par les maisons médicales[6]. Il porte aussi une attention particulière aux populations précarisées et marginalisées qui suscitaient jusqu’alors peu d’intérêt dans les milieux médicaux. En 1975, il publie un dossier sur les personnes du quart-monde, annonçant d’emblée dans son introduction :

« Il s’agit, dans l’immédiat, d’approcher un des milieux les plus délaissés et ignorés, en tout cas le plus aliéné et « étranger » de notre société de surabondance médicale, pharmaceutique, hospitalière, scolaire, universitaire, etc. : celui des exclus »[7].

Un an plus tard en 1976, il se penche sur la situation sanitaire des personnes migrantes qui, en plus de la pauvreté, subissent les épreuves de l’exil[8]. Au-delà des différences, comme « la santé des migrants est plus l’affaire de classe que de culture »[9], le GERM établit des convergences dans les vécus des personnes migrantes et du quart-monde : les privations multiples qui affectent leur santé physique et mentale, et les contrastes culturels qui influencent la perception du corps, la capacité à sentir et à accepter la maladie, à décrire les symptômes et à comprendre le langage des professionnels de la santé. Il s’ensuit que :

« les travailleurs les plus démunis, mal logés, mal nourris, employés dans les conditions les plus malsaines et en prise avec des problèmes d’usure physique et mentale d’une époque pour nous révolue, demeurent en marge des institutions médicales modernes »[10].

Sensible à la deuxième vague féministe qui réclame haut et fort l’égalité et la levée des tabous sur le corps des femmes, le GERM cherche aussi à identifier, durant les années 1970, l’impact du corps et des rôles sociaux féminins sur la santé physique et mentale des femmes, leur accès aux soins médicaux et leurs relations avec le corps médical. Car :

« Le manque d’intérêt, quand il s’agit des maladies, pour ce que vit la femme, et plus généralement le manque d’intérêt pour les problèmes spécifiquement féminins, nous a frappé. Il est temps que cela change »[11].

Des maisons médicales pour soigner et transformer le monde

Au tournant des années 1970, des étudiant.e.s et des travailleurs et travailleuses de la santé s’intéressent aux théories du GERM. Souvent reliés par l’amitié, très engagés socialement, situés à gauche voire à l’extrême gauche politiquement, et bien convaincus de leur capacité à transformer le monde, ils décident de passer à l’action. Ils choisissent un quartier où s’établir et fondent les premières maisons médicales : d’abord à Tournai (Le Vieux Chemin d’Ère, 1972), à Molenbeek (Norman Béthune, 1972), à Seraing (Bautista Van Schowen, 1974). Au fil des ans, une mosaïque d’initiatives riches et très variées se construit, « au point qu’on peut se dire qu’il n’y a pas deux maisons médicales semblables dans leurs apparences extérieures, même si leurs objectifs généraux concordent »[12]. Cette variété montre la grande souplesse des maisons médicales, leur capacité à construire de multiples synergies et à s’adapter aux nécessités locales et aux réalités de terrain.

Même si elles agissent de manière spontanée et autonome, les maisons médicales partagent d’évidentes convergences avec le GERM. Chacune à leur manière, elles adoptent le modèle du CSI. Pluridisciplinaires, agissant en autogestion, prodiguant des soins globaux, continus et intégrés, elles montrent une sensibilité forte aux besoins des quartiers et de leurs habitant.e.s et se préoccupent d’emblée des personnes du quart-monde, des personnes issues de l’immigration, des femmes et d’autres personnes vulnérables. Pour défendre collectivement leur philosophie de soins auprès des autorités publiques, une trentaine de maisons médicales décident en 1979 de s’assembler en une Fédération des maisons médicales. Souvent en collaboration avec le GERM, c’est ensemble qu’elles défendent à présent le modèle du CSI et, fortes de leurs pratiques de terrain, elles enrichissent la connaissance sur la santé et l’accès aux soins des populations précarisées et marginalisés[13].

Les maisons médicales se construisent donc en opposition avec la médecine libérale et marchande et s’érigent en espaces de revendications et de transformation politique. En 1997, Pierre Drielsma, qui s’implique à la fois à la Maison Bautista Van Schowen à Seraing et à la Fédération des maisons médicales, écrit avec fougue dans un article intitulé « Pour la guerre sociale ! » :

« Le Modèle marchand vise non seulement à l’hégémonie, mais plus encore au monopole de la pensée. C’est la fameuse pensée unique, en ce qu’elle prétend à l’impossibilité de penser une autre vie, un autre mode de fonctionnement social. (…) Historiquement, les maisons médicales se sont toujours trouvées du côté des petits. Il y a urgence à fournir des armes contre le Moloch’ Marchand »[14].

Trente ans plus tard, les maisons médicales restent des lieux de résistance qui entendent à présent servir de point d’appui pour lutter contre les extrémismes. C’est le message que la secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales, Fanny Dubois, vient d’adresser aux patient.e.s et aux travailleurs et travailleuses des maisons médicales, aux autorités politiques et aux citoyen.ne.s :

« Osons le dialogue mutuel, car la division est notre pire ennemie. Ouvrons nos maisons médicales vers l’extérieur, à la découverte de l’autre, de celui ou de celle qui va bousculer les « entre soi » pour faire vivre la démocratie. Ouvrons nos cœurs aux liens de soins pour les protéger de la culture comptable qui transforme l’humain en un chiffre dénué de sa subjectivité. Résistons aux logiques qui poussent à l’individualisme, à rompre nos collectifs, à rendre nos rapports sociaux marchands. Ces autres histoires de rencontre avec l’altérité que nous tissons au quotidien fabriquent l’avenir de l’histoire de l’humanité, indispensable pour l’avenir de nos enfants et du vivant »[15].

Au menu de ce Dynamique

Sans occulter l’ancrage ancien de la médecine sociale, un premier numéro de Dynamiques, paru en décembre 2024, était revenu sur la création du mouvement des maisons médicales, leur projet politique et leur constitution en organisation fédérative, la Fédération des maisons médicales[16]. Cette fois, l’objectif est de mettre en exergue des initiatives inspirantes de terrain, jeunes et moins jeunes, situées en Wallonie et à Bruxelles, toutes singulières, mais partageant des caractéristiques communes qui les démarquent radicalement de la médecine libérale et privée: le terreau de l’engagement, l’ancrage dans un quartier, la volonté d’assurer une médecine de première ligne globale, continue et intégrée, accessible à tous et toutes, mais aussi celle de défaire les hiérarchies par l’autogestion et de travailler, via l’émancipation de leur patientèle, à une refonte beaucoup plus profonde de la société.

Dans un premier article, Julien Tondeur nous mène à Marchienne-Docherie dans l’entité de Charleroi, un quartier populaire et ouvrier en proie à la désindustrialisation. En 1974, des jeunes médecins épris de justice sociale s’y installent, bien décidés à y pratiquer une médecine sociale et émancipatrice. Ils fondent une Boutique de droit, un lieu d’expérimentation sociale qui offre différents services et qui mobilise les techniques du Mouvement d’animation de base pour conscientiser et émanciper les habitant.e.s du quartier. Ils y dispensent aussi des soins médicaux, à l’origine de la Maison médicale La Glaise. Outre l’ancrage militant, Julien Tondeur raconte les interactions fortes entre l’équipe médicale et les habitant.e.s du quartier, ainsi que les défis de l’institutionnalisation et du renouvellement des équipes pour la continuité du projet politique.

Avec la Maison médicale du Nord, c’est dans un autre quartier précarisé que nous convie Marie-Thérèse Coenen, un quartier situé aux alentours de la Gare du Nord à Bruxelles, qui concentre une forte proportion de populations immigrées vivant dans des conditions très difficiles. C’est dans ce contexte que des soignant.e.s impliqués dans d’autres projets socio-médicaux, décident de fonder une maison médicale. Pour répondre aux multiples problèmes sociaux de la patientèle, ils s’organisent en collaboration étroite avec l’association Services sociaux des quartiers, tandis que dans un contexte multiculturel, ils pensent et adaptent leurs pratiques médicales à la sensibilité et aux besoins de santé de patient.e.s confrontés à l’exil et au déracinement culturel.

Dawinka Laureys nous rapporte le témoignage du docteur Pierre Drielsma qui s’investit pendant plus de quarante ans à la Maison médicale Bautista Van Schowen à Seraing, et à la Fédération des maisons médicales où il défend le paiement au forfait. Outre ses racines post-soixante-huitardes, il raconte la volonté émancipatrice d’une Maison médicale installée au cœur d’une localité industrielle et ouvrière, qui a l’originalité de mettre sur pied une coopérative de patient.e.s. Son témoignage montre aussi l’envers du décor, comme les revers de l’implication de la patientèle, de l’autogestion et de l’égalité salariale.

Avec la Maison médicale du Maelbeek fondée à Ettebeek (Bruxelles) en 1976, c’est au genre que nous convie Claudine Marissal. Dans une période où les violences contre les femmes sont encore largement minimisées, y compris dans le monde médical, la Maison médicale du Maelbeek construit une collaboration étroite avec le Collectif pour femmes battues, une association féministe qui gère le premier refuge dédié aux femmes victimes de violences familiales. L’équipe est socialement très engagée, et prendre soin des personnes les plus exclues, avec toute la prudence et la délicatesse que leur fragilité réclame, s’inscrit pleinement dans ses conceptions de la médecine.

Quelques décennies plus tard, au tournant du 21e siècle, c’est aussi le genre qui pousse l’Entr’aide des Marolles à Bruxelles à initier un projet de santé communautaire pour améliorer le bien-être mental d’hommes isolés et précarisés, parfois dans l’errance, qui restent à l’écart des services médico-sociaux. C’est en favorisant le lien social et l’estime de soi et en les associant progressivement à des activités collectives du quartier, que le projet Hommes des Marolles entend agir sur leur santé mentale. Avec l’Entr’aide des Marolles, Claudine Marissal montre aussi la capacité d’adaptation d’une association médico-sociale fondée dans l’entre-deux-guerres[17], aux nouvelles conceptions de la médecine et de l’action sociale, jusqu’à s’intégrer dans le mouvement des maisons médicales.

Avec la Maison médicale Les Arsouilles fondée en 2000 dans le quartier populaire Saint-Nicolas à Namur, Édith Lepage pointe aussi l’importance des activités de santé communautaire pour améliorer l’état sanitaire. Après avoir rappelé les textes des organisations internationales promouvant ces pratiques, elle explique leur mise en œuvre aux Arsouilles, dans un quartier populaire délaissé souffrant de l’absence d’infrastructures et de logements dégradés, à l’origine d’un état dépressif collectif contre lequel la Maison médicale entend agir. C’est pourquoi, dès le début des années 2000, l’équipe initie un vaste projet citoyen de réhabilitation du quartier, en interaction étroite avec les habitant.e.s et les associations de terrain. De diverses manières, elle veille aussi à impliquer la patientèle dans l’organisation de la Maison médicale, pour en faire des acteurs et actrices à part entière de leur santé.

Avec la Maison médicale de Médecine pour le Peuple fondée en 1999 à La Louvière, Camille Vanbersy nous plonge dans une médecine contestataire à vocation révolutionnaire. Elle montre en effet comment le projet politique communiste de Médecine pour le Peuple, présenté dans le précédent numéro de Dynamiques[18], prend forme dans une localité post-industrielle. Pour Médecine pour le Peuple, le droit à la santé implique une réforme en profondeur de la société. C’est pourquoi, avec le soutien de sa patientèle, la Maison médicale se confronte à l’Ordre des médecins. Elle documente aussi les problèmes sanitaires et sociaux et se mobilise pour défendre collectivement les droits sociaux ou le pouvoir d’achat de la patientèle.

Enfin, pour conclure sur une vision politique, François Welter a recueilli les propos de Fanny Dubois, la secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales, sur les enjeux et des maisons médicales. Elle évoque notamment leur implantation territoriale, la mixité sociale de leur patientèle et le financement au forfait pour soutenir la solidarité. Elle n’élude pas les menaces des politiques néolibérales pour les soins de santé, insistant sur l’importance primordiale d’une protection sociale forte et de la concertation sociale pour assurer la sécurité collective. En conclusion, François Welter rappelle qu’en travaillant à la transformation sociale, les maisons médicales font partie intégrante du processus d’éducation permanente.

Au terme de ces deux numéros de Dynamiques consacrés aux maisons médicales, constatons humblement que nous n’avons dévoilé que quelques facettes d’une riche histoire d’engagements. Souvent partis de presque rien, les pionniers et pionnières ont réussi à lancer un mouvement qui réunit d’aujourd’hui 140 maisons médicales et une Fédération qui défend leur projet politique. Cette histoire montre la force du oser agir, espérons qu’elle serve de levier pour de nouveaux engagements.

Notes

[1] VAN RUYCHEVELT EBSTEIN J., Pourquoi les narratifs de gauche ne touchent plus les classes populaires ? Le cas de la Belgique francophone : comprendre les échecs et reconstruire des récits qui gagnent la bataille culturelle, Fondation Ceci n’est pas une crise, 2025, https://cecinestpasunecrise.org/wp-content/uploads/2025/03/Pourquoi-les-narratifs-de-gauche-ne-touchent-plus-les-classes-populaires_VdefWeb.pdf.
[2] Ibidem, p. 12.
[3] Ibidem, p. 38.
[4] 101e Semaine sociale du MOC. Quels services publics et associatifs depuis nos lieux de vie, demain ?, revue Politique, collection Politique, n° 6, 2025, p. 8.
[5] THIÉMARD C., NAVEAU, B., « Diagnostic et territoire », 101e Semaine sociale du MOC…, p. 58-62.
[6] Sur l’histoire du GERM et son influence sur les maisons médicales : POUCET T., VAN DORMAEL M., « 1964-1990 : le GERM pour un système de santé solidaire, » et MORMONT M. et ROLAND M., « Maisons médicales, semailles et germinations », Politiques, n° 101, septembre 2017, p. 28-37, https://www.revuepolitique.be/wp-content/uploads/2017/11/Pour-une-gauche-me%CC%81dicale.pdf; HENDRICK A. & MOREAU J.L., « Esquisse historique de la Fédération des maisons médicales », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 25, décembre 2024, www.carhop.be.
[7] MOERMAN F., « Présentation : les exclus… », GERM : lettre d’information, n° 87, avril 1975, p. 3.
[8] « La santé des migrants », GERM : lettre d’information, n° 94, janvier 1976.
[9] MEESTERS J., « Santé des migrants ou santé des ouvriers ? », GERM : lettre d’information, n° 94, janvier 1976, p. 25.
[10] Extrait de : de VOS van STEENWIJK A.A., La provocation sous-prolétarienne, Sciences et services, 1972. Cité dans GALAND P. (Dr), « Santé et Quart-monde », GERM : lettre d’information, n° 87, avril 1975, p. 33.
[11] « La femme, objet de santé publique », GERM : lettre d’information, n° 99, juin 1976, p. 3.
[12] « Ces maisons médicales qui ont 10 ans et plus…, Actualité Santé, une publication du GERM, n° 56, novembre 1983, p. 3.
[13] À partir des années 1980, des articles paraissent régulièrement sur les personnes précarisées, les personnes immigrées et les femmes dans les revues du GERM et de la Fédération des maisons médicales.
[14] DRIELSMA P., « Pour la guerre sociale ! (éléments pour une stratégie politique) », Courrier, périodique de la Fédération des Maisons médicales et Collectifs de santé francophone, n° 7, février 1997, p. 5-6.
[15] Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophones, Rapport d’activités 2024, p. 7, mis en ligne en 2025, https://www.maisonmedicale.org/wp-content/uploads/2025/05/rapport-annuel-2024.pdf.
[16] Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 25 : Les maisons médicales. Le droit à la santé pour tous et toutes !, mis en ligne le 18 décembre 2024, www.carhop.be.
[17] Sur la création de l’Entr’aide en 1925 et son évolution jusqu’aux années 1970 : MARISSAL C. « Soigner pour évangéliser ? L’Entr’aide des travailleuses (1925-années 1960) », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 25, décembre 2024, www.carhop.be.
[18] Sur la création et le projet politique de Médecine pour le Peuple : COENEN M.-Th. « Médecine pour le Peuple : des maisons médicales luttent pour le droit à la santé », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 25, décembre 2024, www.carhop.be.

Pour citer cet article

Marrisal C., « Introduction au dossier  », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 26 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes ! Panorama d’initiatives inspirantes, mai 2025, mis en ligne le 28 mai 2025, https://www.carhop.be/revuecarhop/

Soigner dans un quartier majoritairement immigré : la Maison médicale du Nord à Schaerbeek

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

La Maison médicale du Nord (MMN) est le fruit d’une interaction entre un territoire, le quartier Nord à Bruxelles, le groupe de réflexion Culture et développement et des jeunes, un médecin et des paramédicaux qui s’interrogent sur le sens de leur engagement professionnel.

Au début des années 1970, le quartier Nord, situé entre le canal, les alentours de la gare du Nord jusqu’à Saint-Josse-ten-Noode et Schaerbeek, fait l’objet d’un projet immobilier pharaonique qui va entraîner la destruction de plusieurs quartiers et le déplacement d’une grande partie de la population. En 1970, les habitants sont majoritairement des familles immigrées vivant dans des conditions précaires. Elles y côtoient une population belge vieillissante qui n’a pas les moyens de partir. Quelques intellectuels s’y installent, animés d’un « vouloir vivre ensemble » plus juste.

C’est dans ce contexte social instable que des soignant.e.s décident de créer une maison médicale. Cette analyse revient sur la création et l’organisation de ce projet innovant, les liens qui se tissent et la mise en œuvre de la pluridisciplinarité et de l’autogestion. Elle met aussi en exergue la manière dont l’équipe répond aux besoins d’une patientèle multiculturelle et immigrée[1].

La Maison médicale s’installe dans un quartier en pleins bouleversements. Dessin paru dans le Courrier de la Fédération des maisons médicales, 1993[2] (coll. CARHOP).

Les prémisses : la section schaerbeekoise de Culture et développement

Sœur hospitalière et infirmière à La Croix jaune et blanche (CJ&B), Nadine Schelstraete se forme à la pédagogie de libération de Paulo Freire[3], introduite en Belgique par Jef Ulburghs[4]. Elle vit dans le Groupe communautaire au numéro 168, rue Verte à Schaerbeek[5]. Participant aux nombreuses initiatives émergentes dans cette localité bruxelloise, elle lance en 1974 le groupe Communauté et développement, section du mouvement Culture et développement lancé par Jef Ulburghs. Ce groupe se divise selon trois thématiques : le troisième âge, la scolarité des immigré.e.s et les besoins de santé.

Colette Scheenaert participe à la réflexion sur les soins de santé. Kinésithérapeute, en attente de partir à Goma (Congo), elle est animatrice au Service de santé mentale La Gerbe à Schaerbeek : « Nous souhaitions aborder l’accès aux soins dans le quartier. Nous avons invité Jef Ulburghs qui nous a fait travailler sur la connaissance des entités du quartier et sur les besoins de santé, sur ce qu’il fallait faire. C’est là que j’ai croisé Bernard »[6]. Jeunes diplômés en médecine en 1974, Bernard Vercruysse et son épouse, Myriam Provost, réfléchissent à leur orientation professionnelle. Myriam travaille dans un hôpital à Namur et Bernard assure bénévolement une consultation à la Free clinic d’Ixelles, où il croise Brigitte Dohmen, psychologue, membre du groupe Santé, qui l’invite à rejoindre l’initiative schaerbeekoise. « Ce groupe », écrit-il, « rêve d’une autre approche de la santé. Le travail se ferait en équipe, sorte de mini-clinique intégrant préventif, curatif, éducation à la santé, autoformation entre les patients et création de réseaux de solidarité entre les habitants. Le principe de base est l’autogestion. »[7] Bernard, Colette, Nadine décident d’ouvrir une maison médicale qui s’adresse à tous et à toutes, dans le quartier.

1975, la Maison médicale ouvre ses portes dans un quartier majoritairement immigré

En septembre 1975, Bernard commence ses consultations au numéro 93 de la rue Dupont. « Nadine et Colette travaillaient déjà dans le quartier », précise-t-il, « moi, j’étais le nouveau. »[8]  Il prend contact, via le groupe Santé, avec deux « leaders » de la communauté turque qui apprécient l’installation d’un médecin « social » dans le quartier : « Cela a certainement joué pour mon image dans cette communauté »[9]. Colette s’installe comme kinésithérapeute dans le sous-sol et Nadine aménage, avec le soutien financier de la CJ&B, un dispensaire. « Dès le départ, on a fonctionné en trilogie et en autogestion. »[10] L’initiative est innovante ; il s’agit d’une des premières maisons médicales en Belgique et dans la capitale.

Médecins indépendants de première ligne, Bernard Vercruysse consulte beaucoup et tard le soir, Myriam Provost prend en charge deux demi-journées de consultations par semaine. Jean Fontaine les rejoint en 1977, remplacé par Paul De Munck en 1982. Leur patientèle s’étend rapidement. Les trois infirmières, Brigitte Installé, Nadine Schelstraete et Maggy Payen[11], sont employées par La CJ&B qui assure leurs prestations, fixe leur agenda, verse une subvention pour le dispensaire et prend en charge le temps des réunions. Également indépendants, les kinésithérapeutes s’adaptent aux spécificités de la patientèle. « Au début », se souvient Colette, « nous avons fait beaucoup de soins à domicile. Cela n’a pas duré longtemps, car rapidement, je ne pouvais soigner que les femmes turques ou marocaines. Les hommes ne voulaient pas que je les soigne. Ils voulaient bien des massages, ce que je ne voulais pas faire. Loin d’être anodine, cette situation a posé beaucoup de questions. »[12] Clément Loix, kinésithérapeute, s’occupera désormais des hommes. En 1979, Luc Lenel le remplace. Colette, observant le mal-être des femmes du quartier, se forme à la méthode Mézières[13] et adapte sa pratique aux soins de groupe. Comme la MMN maintient les soins de kiné individuels, elle rejoint en 1981 le planning familial Josaphat où elle travaille avec des groupes de femmes migrantes, sans toutefois couper les ponts avec la MMN.

L’équipe de la MMN s’agrandit, quand les moyens le permettent, avec l’arrivée d’une secrétaire et d’un diététicien en 1982 et d’une dentiste en 1986. La MMN est également un lieu de stage pour des étudiant.e.s (médecins, infirmières, assistant sociaux), des médecins en recyclage ou des visiteurs étrangers.

L’équipe de la Maison médicale lors d’un voyage en Turquie en 2004 (coll. Maison médicale du Nord).

Le 9 février 1978, l’équipe réunie en assemblée générale[14] adopte les statuts de l’association sans but lucratif (ASBL) Maison médicale du Nord. L’article 3 en fixe les objectifs : « Améliorer les conditions de santé et de bien-être au niveau d’un quartier, en se basant sur les besoins et désirs spécifiques des habitants, tout en respectant le contexte socioculturel de chacun. Pour atteindre ce but, elle emploie entre autres les moyens suivants : 1. un travail d’équipe médico-social au niveau des soins préventifs et curatifs ; 2. une collaboration avec des groupes formels et/ou informels travaillant dans le quartier ou tout autre moyen qu’elle jugera utile pour atteindre ce but. »[15] Sont nommés administrateurs, Clément Loix, président, Myriam Provost, secrétaire, et Maryrose [sic] Warichet[16]. Le siège social, d’abord situé à la rue Dupont, se déplace le 13 juillet 1993 dans une maison rénovée, au numéro 10, rue des Palais à Schaerbeek.

En 1985, la MMN s’affilie à la Fédération des maisons médicales. En 1995, elle est reconnue dans le cadre du Décret du 29 mars 1993 de la Communauté française relatif à l’agrément et au subventionnement des associations de santé intégrée. Elle bénéficie d’une subvention de 400 000 francs belges de la Commission communautaire francophone (COCOF), soit 20 % de son budget, pour assurer une mission de prévention, l’accueil et l’organisation d’un secrétariat. Elle s’équipe de l’outil informatique nécessaire pour répondre aux critères d’évaluation de la COCOF, avec une base de données qui permet une approche quantitative et objective de la patientèle et qui sera très utile lors du passage au forfait.

L’indispensable volet social

Confrontée aux multiples problèmes sociaux de sa patientèle, l’équipe sollicite très vite l’appui de l’ASBL Services sociaux des quartiers 1030 (SSQ 1030) et une collaboration étroite s’engage entre les deux projets[17]. Marie-Rose Warichet-Misson, assistante sociale à l’ASBL, évoque cet épisode. « En 1978, Bernard m’a téléphoné. Il avait créé une maison médicale avec une équipe pluridisciplinaire et souhaitait une assistante sociale déjà « présente » dans le quartier (…) J’ai trouvé cela intéressant, j’ai dit oui et ai rejoint cette équipe… à temps partiel. »[18] Les SSQ 1030 acceptent de détacher du temps de travail d’une, voire de plusieurs de leurs assistantes sociales, et cela pendant plus de 20 ans. Leur philosophie du travail social est en adéquation avec celle de la MMN : « Viser l’autonomie du patient, à savoir écouter et entendre la demande, aider à trouver les solutions, accompagner et expliquer comment se débrouiller… »[19] Les patient.e.s de la MMN s’adressent à la permanence sociale des SSQ 1030, et les assistantes sociales participent aux réunions de l’équipe médicale, y amenant notamment la préoccupation des personnes âgées[20]. Bernard Vercruysse devient en 1977, membre de l’ASBL SSQ 1030.

Pour améliorer les problèmes de communication entre l’équipe médicale et les personnes immigrées maîtrisant mal le français, une autre assistante sociale est sollicitée, Marie Bezerdjan, libanaise, employée au centre d’aide aux personnes Brabantia créé en 1974 et situé au numéro 43, rue de la Charité à Saint-Josse-ten-Noode. Plus tard, les médecins feront appel à un service externe pour préserver la confidentialité de la consultation.

Dans les années 1980, des interprètes sont formées pour assurer de meilleurs soins aux personnes immigrées. Dessin paru dans le Courrier de la Fédération des maisons médicales, 1986[21] (coll. CARHOP).

Lors des visites à domicile, l’équipe rencontre des situations extrêmement difficiles tant au niveau de l’hygiène des patient.e.s que du contexte de vie. Une aide familiale s’avère indispensable. Au départ, elle est la seule à intervenir auprès des patient.e.s de la MMN, mais comme ses tâches sont particulièrement lourdes, la MMN signe une convention avec un service d’aide, ce qui permet de mobiliser plusieurs travailleuses en fonction des besoins.

Depuis 1993, la MMN dispose à la rue des Palais d’une belle salle d’attente où les assistantes sociales proposent un accueil individualisé, l’information et des animations en santé communautaire.

Construire du sens : analyser des cas et réfléchir en équipe

Le rôle du conseil d’administration (CA) et de l’assemblée générale (AG) de la MMN est relativement limité. L’AG entérine les orientations, le CA gère le volet administratif et les relations avec les autorités ; le cœur stratégique de l’association, c’est l’équipe et le mode d’organisation, l’autogestion.

La cohérence de l’équipe se construit lors des temps collectifs. La réunion hebdomadaire du jeudi midi réunit l’équipe interne (indépendants) et externe (assistantes sociales, infirmières, aides familiales). C’est un moment d’échange d’informations, de concertation et d’ajustement de l’agenda. Deux fois par mois, l’équipe se retrouve en soirée : l’une, dédiée à l’étude de cas de patient.e.s qui réclament un éclairage pluridisciplinaire ; l’autre, consacrée au projet Maison médicale. À cela s’ajoutent, si nécessaire, des week-ends de réflexions et d’ajustement. « Cette implication était exigeante », souligne Marie-Rose, travailleuse sociale à la MMN, « mais j’ai apprécié d’être dans une équipe pluridisciplinaire pour analyser les situations et partager chaque semaine, les questions autour d’une table. C’était un plus pour tous (…) On avait un pôle de médecins très dominant, un pôle kiné qui avait aussi son mot à dire, et nous, les extérieurs, on essayait d’influencer, de faire contrepoids. Je défendais l’idée de travailler en cogestion. J’étais attentive que la parole de chacun soit entendue de la même façon. »[22]

La MMN publie un périodique, L’Écho du Nord (coll. Maison médicale du Nord).

L’équipe noue aussi de nombreux liens : les médecins s’investissent dans les associations professionnelles tandis que l’équipe est présente dans les associations locales, avec un programme de prévention à la santé. Ainsi, elle anime en 1980 une émission hebdomadaire à Radio Panik sur la santé[23].

S’adapter à la multiculturalité de la patientèle

Toon Gailly lors d’un voyage en Turquie avec l’équipe de la MMN, 2004 (coll. Maison médicale du Nord).

Confrontée à des plaintes récurrentes d’une patientèle, notamment immigrée, que la thérapie curative semble impossible à apaiser, l’équipe fait appel dès 1980 à Antoine (Toon) Gailly, spécialiste des liens entre culture et migration. Il est psychologue au Centrum voor Welzijnswerk de Laeken (CW Laeken) et propose une approche anthropologique des plaintes atypiques. Bernard Vercruysse en souligne l’intérêt : « L’approche anthropologique mobilisée décode comment des souffrances existentielles ou sociales peuvent s’exprimer par des signes extérieurs ou des symptomatologies physiques parfois très codifiées : femme « ouverte » ou « fermée », voilée ou non, bon ou mauvais mariage (…) Cela nous a permis d’être plus à l’aise avec ces plaintes parfois bizarres. [Toon] nous a appris la modestie et la tolérance. La part de l’être en face de nous qui nous échappe complètement est immense chez tous nos patients. »[24]

L’équipe de la MMN, lors d’un voyage avec Toon Gailly à Emirdağ (Turquie), 2004 (coll. Maison médicale du Nord).

Constatant une surreprésentation des femmes diabétiques dans leur patientèle et une certaine indifférence à adopter de bonnes pratiques, l’équipe lance, avec l’aide d’un diététicien, Hassan Katib, un groupe de parole de femmes diabétiques. Elles connaissent leur pathologie, mais sont plutôt dans la non-acceptation de la maladie. La balle est donc dans le camp des soignant.e.s[25]. Le diabète occulte aussi un autre problème, l’obésité. Intéressée par le sujet, Karin De Vriendt[26], chercheuse en anthropologie et collaboratrice au CW Laeken, mène, en étroite collaboration avec la MMN, une enquête sur la signification culturelle de l’obésité chez les femmes turques et présente les résultats à l’assemblée générale de mars 1986[27]. « La lecture de ce travail », signale Bernard, « m’a définitivement guéri de la priorité absolue de faire maigrir les obèses, tant les signifiances multiples de cette obésité sont d’une importance majeure pour la personne (sociologique, familiale, communautaire, sexuelle…). La patiente elle-même n’en est souvent pas consciente, la stigmatiser sur son poids, peut, dans ce contexte, être lourd de conséquences. »[28]

Couverture du livre de Karin De Vriendt, 1989. Traduction du titre : Ma tête ne peut plus tenir mon corps. L’obésité chez les femmes turques.

Constatant une situation de mal-être dans les familles immigrées, l’équipe décide en 1995 de mener une recherche-action sur le lien parental avec une focale spécifique sur les pères dans la communauté musulmane. Pascale Degryse[29] pilote l’enquête par questionnaire, mène des entretiens semi-directifs et programme des rencontres entre l’équipe et une institutrice, une assistante sociale, un juge de paix, une ilotière, un imam. Ce qui peut apparaître comme une démission parentale n’est pas propre aux seuls parents immigrés, mais est une conséquence de leur situation de précarité sociale et de déracinement culturel. L’État, la Justice, l’avocat, l’école peuvent rappeler la norme, mais ne peuvent suppléer à tous les manques. Davantage d’écoute et de dialogue entre les différents acteurs serait sans doute une piste de solution pour atteindre un mieux-être[30].

La pratique réflexive régulière amène aussi l’équipe à aborder la tension psychologique qui peut se poser entre les patient.e.s et les soignant.e.s sur le terrain. Lina Balestière, psychothérapeute et psychanalyste au Centre de guidance et de formation de l’Université catholique de Louvain à Woluwe-Saint-Lambert, entame une fois par mois une supervision/formation consacrée aux situations apportées par l’équipe, mais, constate Bernard Vercruysse, « c’est aussi le bien-être et les motivations de l’équipe soignante qui sont interrogés »[31].

L’expertise des membres de la MMN est reconnue. Paul De Munck participe au groupe de réflexion sur les problèmes psychiatriques des patients immigrés au CW Laeken[32]. Bernard Vercruysse intervient sur la question de santé des immigré.e.s et sur la gestion de la plainte dans la consultation transculturelle à l’Université catholique de Louvain. Il participe, avec Maggy Payen, à la Commission de la culture portant sur les personnes âgées, une commission installée au sein de l’administration du Ministère de la Culture française (aujourd’hui Fédération Wallonie-Bruxelles)[33].

Le forfait, pour mieux atteindre les objectifs de la MMN

Au départ, le budget de la MMN se limite aux frais encourus par l’ASBL. Les indépendants versent une participation au prorata de leurs honoraires : 20 % pour le kiné, 23 % (Paul) et 57 % (Bernard et Myriam)[34]. Ces entrées couvrent 90 % des frais de la MMN. Le solde est couvert par des cotisations versées par chaque membre de l’équipe comme contribution aux coûts de formation et aux diverses affiliations de la MMN, comme par exemple la cotisation à la Fédération des maisons médicales.

L’autonomie du patient, un défi pour les maisons médicales. Dessin paru dans News, périodique de la Fédération des maisons médicales, 1997[35] (coll. CARHOP).

Un des fils rouges de la Maison médicale est le respect de l’autonomie du patient qui peut choisir son propre réseau de soignants (infirmièr.e, kiné, médecin traitant, …) ou l’offre de soins de la MMN. L’assemblée générale de 1985 se penche sur cette question et distingue les patients externes qui n’usent que d’un seul service, des internes qui font appel à au moins deux services de la MMN. Trois quarts des patients qui fréquentent le dispensaire ou les permanences sociales sont attachés à la Maison médicale, un quart sont externes. En kinésithérapie, c’est l’inverse. Luc Lenel, kinésithérapeute, s’inquiète du déséquilibre qu’il constate dans sa patientèle : est-ce sa pratique qui n’est pas suffisamment adaptée au public ou l’effet dissuasif du ticket modérateur qui éloigne la patientèle trop précaire ?[36] Cette question reste pendante et joue dans le choix d’adopter le système de maison médicale au forfait.

À la MMN, le patient paie chaque acte au prestataire de soins et l’accès au service social ne lui coûte rien[37]. Une partie importante des consultations et visites se font au tiers payant avec ou sans perception du ticket modérateur. Cette liberté laissée au soignant questionne : pourquoi certaines consultations et pas d’autres ? Quels sont les critères retenus ? Le système au forfait ne serait-il pas une solution d’équité ? À partir de 1997, l’équipe consacre beaucoup d’énergie à examiner ses avantages et ses limites[38]. D’un côté, il y a la gratuité des soins de base pour les patients, la sécurité budgétaire, la sortie d’une sorte de productivisme. Le forfait remet le patient au centre des préoccupations de l’équipe pour coordonner les soins et les besoins sociaux. Le forfait, c’est aussi une forme de solidarité entre les bien-portants et ceux qui nécessitent davantage de soins, l’intervention mutuelliste étant calculée par affilié.e. De l’autre côté, le forfait signe la perte du libre choix du patient et une limitation de son autonomie, ce qui peut être un frein d’ordre socioculturel : la MMN remarque que sa patientèle migrante consulte couramment, en même temps, un ou deux autres médecins et le service d’urgence d’un hôpital, en fonction de ses attentes et de ses besoins propres. Comment la convaincre de se limiter à la seule MMN ?

En réalité, le risque de voir la population du quartier se détourner de la MMN semble minime. Un sondage réalisé en 1993-1994 démontre que 60 % des patients sont favorables au forfait tandis que 9 % ne le sont pas et que 31 % s’interrogent. En 1997, la MMN a quelque 3 600 dossiers ouverts. Même si un tiers de la patientèle s’en détourne, il restera 3 093 patients, ce qui fait une estimation budgétaire de 32 645 596 francs belges[39], nettement mieux que les recettes via la médecine à l’acte. Le passage au forfait interroge le projet de maison médicale. Réservés, les médecins veulent que leurs revenus soient garantis et que la liberté du patient soit préservée. Après réflexion, ils finissent par donner leur accord. La MMN passe au forfait le 1er avril 2000, ouvrant la voie à une dynamique nouvelle autour d’un noyau de base et d’une équipe fortement renouvelée[40].

Une expérience réussie

Entre l’utopie telle que débattue dans le groupe Santé de Schaerbeek en 1974 et le tournant de l’an 2000, la MMN reste fidèle à ses options de base : une implantation dans un quartier populaire, auprès d’une population majoritairement migrante, qui évolue au fil des vagues migratoires mais dont les caractéristiques sont les mêmes : précarité, difficultés d’adaptation, déracinement et multiples fidélités, ce qui reste lourd à porter au quotidien. L’équipe met le patient au centre de ses préoccupations, en respectant sa liberté comme acteur de sa propre guérison, en l’invitant par une coéducation à sauvegarder sa santé, voire à accepter son état si c’est son souhait. La MMN prend sa place dans le tissu associatif schaerbeekois et elle reste partenaire dans de nombreuses initiatives qui émergent après 2000.

Notes

[1] Pour retracer la genèse de la Maison médicale du Nord, nous nous sommes appuyées principalement sur un mémoire rédigé par Bernard Vercruysse au moment de son départ à la retraite en 2015. VERCRUYSSE B., La Maison médicale du Nord, tapuscrit, s.l., [2015], n.p., ainsi que sur les dossiers se rapportant à la MMN et couvrant la période de 1978 à 2000 environ, présents dans le fonds d’archives des Services sociaux de quartiers-1030 (SSQ 1030), lequel a fait l’objet d’un relevé par le CARHOP : Relevé du fonds SSQ 1030 et UL, Bruxelles, septembre 2024.
[2] « Équipe d’animation communautaire du quartier Nord », Courrier : périodique de la FMM et collectifs de santé, n°82, juin 1993, p. 3.
[3] FREIRE P. (1921-1997), La pédagogie des opprimés, s.l., Édition portugaise en 1968, traduction française : Éditions Maspero, 1974.
[4] Jozeph (dit Jef) Ulburghs (1922-2010), prêtre de l’Évêché de Liège puis au Limbourg, lance en 1969 un mouvement d’éducation populaire, les Wereldscholen, ainsi que le mouvement Culture et développement.
[5] BEDO J. et alii, Aventures fraternelles… ou Chronique de la vie des quartiers dans les années 70-80 à Schaerbeek, s.l., octobre 2016, p. 47.
[6] Entretien de Colette Scheenaert par Marie-Thérèse Coenen, Woluwe-Saint-Lambert, 4 février 2025.
[7] VERCRUYSSE B., La Maison médicale du Nord, chapitre 2.
[8] Ibidem, chapitre 1.
[9] Idem.
[10] Entretien de Colette Scheenaert.
[11] Elle est infirmière à la CJ&B, membre du Groupe communautaire de la rue Verte, voir BEDO J., Aventures fraternelles…, p. 47-52.
[12] Entretien de Colette Scheenaert.
[13] Méthode mise au point par la kinésithérapeute Françoise Mézières : en 1947, elle introduit la notion de chaînes musculaires et propose une rééducation globale qui considère l’être humain dans son ensemble. Au-delà de son action curative, cette méthode a vocation éducative et préventive. Elle restaure l’équilibre du système neurovégétatif, réharmonise le schéma corporel et favorise la prise de conscience des somatisations. Voir Association méziériste internationale de kinésithérapie (AMIK), https://methode-mezieres.fr/méthode-mezieres, page consultée le 24 mars 2025.
[14] Marie Bezerdjan, Brigitte Installé, Clément Loix, Myriam Provost, Nadine Schelstraete, Colette Scheenaert, Maggy Uytenbroeck-Payen, Bernard Vercruysse, Maryrose [sic] Warichet-Misson. Annexes au Moniteur belge, 20 avril 1978, p. 1479.
[15] Annexes du Moniteur belge, 20 avril 1978, p. 1479-1480.
[16] L’AG du 23 février 1984 révise certains articles. Sont nommés administrateurs Maryrose Warichet (présidente), Myriam Provost (secrétaire) et Luc Lenel. Annexes au Moniteur belge, 18 avril 1985, p. 2057.
[17] L’ASBL SSQ 1030 est lancée en 1973 par Paul Lauwers, à partir des secrétariats sociaux des paroisses. Elle est reconnue comme centre de service social par l’arrêté royal du 13 juin 1974. Elle dispose d’une permanence sociale, au numéro 45, rue Van Schoor. Elle développe des actions spécialisées : travail de quartier, logement, scolarité… Elle est à la base de réseaux : le Développement social de quartier, la Coordination sociale avec la commune et le CPAS, etc. Les archives de l’ASBL ont fait l’objet d’un relevé par le CARHOP. Voir aussi MACHIELS C., L’évolution du sens du travail social. Une rencontre avec Marie-Christine Renson, assistante sociale aux Services sociaux des quartiers 1030, CARHOP, Bruxelles, 2019.
[18] Entretien de Marie-Rose Warichet-Misson par Marie-Thérèse Coenen, Woluwe-Saint-Lambert, 4 février 2025.
[19] Fonds SSQ 1030 et UL, n°31, rapport d’activités 1979, p. 6.
[20] Équipe de la Maison médicale du Nord, « Projet « personnes âgées » », Santé conjuguée, n°10, octobre 1999, p. 63-65.
[21] « Formation d’interprètes immigrées en milieu médico-social », Courrier de la Fédération des maisons médicales, n°32, juin 1986.
[22] Entretien Marie-Rose Warichet-Misson.
[23] Dr. DE KEUSER, Dr VERCRUYSSE B., « La Fédération des associations des médecins généralistes de Bruxelles en action », Bruxelles Santé, n°3, septembre 1996, p. 11.
[24] VERCRUYSSE B., La Maison médicale du Nord, chapitre 4 ; VERCRUYSSE B., « Des plaintes extrêmement atypiques… L’expérience d’une Maison médicale immergée dans un quartier à forte densité de patients turcs », Santé conjuguée, n°7, janvier 1999, p. 35-38.
[25] L’équipe de la Maison médicale du Nord, « Groupe de parole de femmes diabétiques », Santé conjuguée, n°10, octobre 1999, p. 68.
[26] Voir DE VRIENDT K., Mijn hoofd kan mijn lichaam niet meer dragen. Een onderzoek naar de betekenis van de zwaarlijkvigheid binnen het klachtenpatroon van Turkse vrouwen, Leuven-Amerfoort, ACCO-Amersfoort, 1989, 121 p.
[27] Fonds SSQ 1030 et UL, n°17, rapport d’activité de la MMN présenté à l’assemblée générale du 27 février 1986.
[28] VERCRUYSSE B., La Maison médicale du Nord, chapitre 4.
[29] Pascale Degryse est assistante sociale stagiaire entre 1992 et 1993. Son rapport de stage a pour sujet : Coordination des soins à domicile. Expérience d’une année de collaboration entre la Maison médicale du Nord et les Services sociaux des quartiers 1030, octobre 1992-octobre 1993.
[30] Fonds SSQ 1030 et UL, n°19-1, note de Pascale Degryse présentée à la réunion de la MMN, 5 janvier 1995.
[31] VERCRUYSSE B., La Maison médicale du Nord, chapitre 4.
[32] LEMAN J., GAILLY A., Thérapies interculturelles : l’interaction soignant-soigné dans un contexte multiculturel et interdisciplinaire, Bruxelles, De Boeck Université, 1991.
[33] Fonds SSQ 1930 et UL, n°19-3, procès-verbal de l’assemblée générale de la MMN du 28 février 1985.
[34] Fonds SSQ 1030 et UL, n°17, procès-verbal du conseil d’administration de la MMN du 24 octobre 1985.
[35] News : périodique de la Fédération des maisons médicales et collectifs de santé francophones, n°9, octobre 1997.
[36] Fonds SSQ 1030 et UL, n°17, procès-verbal de l’assemblée générale de la MMN du 28 février 1985.
[37] « Une médecine à la dimension du quartier : la Maison médicale présentée par un de ses membres », Le Courrier de Schaerbeek-Saint-Josse, n°2, avril 1981, p. 2.
[38] Fonds SSQ 1030 et UL, n°17, compte-rendu de la journée de la MMN consacrée entièrement à la redéfinition du projet MMN, état des lieux, changement attendu et apport du passage au forfait ou non, du dimanche 14 septembre 1997.
[39] Fonds SSQ 1030 et UL, n°19-2, réunion de la MMN sur le forfait, juillet 1997.
[40] VERCRUYSSE B., La Maison médicale du Nord, chapitre 8.

Pour citer cet article

Coenen M.-Th., « Soigner dans un quartier majoritairement immigré : la Maison médicale du Nord à Schaerbeek », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 26 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes ! Panorama d’initiatives inspirantes, mai 2025, mis en ligne le 28 mai 2025, https://www.carhop.be/revuecarhop/

Introduction au dossier : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes !

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Claudine Marissal (historienne, CARHOP asbl)

En Belgique, l’assurance maladie-invalidité obligatoire introduite en décembre 1944 pour les travailleurs et travailleuses salarié.e.s, et étendue par la suite à d’autres catégories de la population, a nettement démocratisé l’accès aux soins de santé. Pourtant, aujourd’hui encore, cet accès reste inégalitaire. Alors que les personnes les plus riches n’ont aucune difficulté à se faire soigner, les personnes aux revenus les plus faibles sont obligées de renoncer à des soins médicaux en raison de leur coût. D’après une étude récemment commanditée par l’Institut national d’assurance maladie-invalidité, « cet écart entre les individus avec les revenus les plus bas et les plus élevés est parmi les plus marqués de l’Union européenne »[1], une situation qui se détériore depuis une dizaine d’années en raison de la paupérisation de la population. Il en résulte que « la population vulnérable, qui a le plus besoin de soins de santé, est aussi la plus exposée aux risques de renoncement ou de report des soins de santé et de dégradation de l’état de santé. »[2] Parmi les obstacles à l’accès aux soins, l’étude pointe les frais médicaux qui, pour différentes raisons (conditions d’assurance, rémunération à l’acte des prestataires de soins, suppléments d’honoraires…), ne sont pas couverts par l’assurance maladie-invalidité et que les patients doivent donc débourser pour se faire soigner. Elle recommande dès lors des mesures pour garantir « l’égalité d’accès aux soins et protéger les patients contre les frais excessifs »[3]. Aujourd’hui, une nouvelle enquête de l’Institut Solidaris (le centre d’études et de sondages de la mutualité socialiste Solidaris) confirme une nouvelle fois les inégalités : 41% des Belges francophones déclarent avoir renoncé à un soin médical en 2024[4].

Le droit à la santé, un droit humain fondamental !

Le droit à la santé est pourtant un droit humain fondamental pour vivre dans la dignité, qui est inscrit dans la Déclaration universelle des droits humains de 1948, puis repris dans d’autres traités internationaux et dans la Constitution belge (art. 23). L’Organisation mondiale de la santé souligne d’ailleurs que « les pays ont l’obligation légale d’élaborer et de mettre en œuvre des lois et des politiques qui garantissent un accès universel à des services de santé qui soient de qualité et s’attaquent aux causes profondes des disparités en matière de santé, notamment la pauvreté, la stigmatisation et la discrimination »[5]. Cependant, dans une période de restrictions des financements publics, l’investissement dans les soins de santé est l’objet de tensions récurrentes qui font craindre une nouvelle dégradation des droits à la santé des patients.e.s les plus précarisés. C’est pourquoi la société civile monte aux créneaux pour dénoncer le désinvestissement de l’État, la marchandisation croissante des soins médicaux et le développement d’une médecine à deux vitesses. Elle réclame au contraire une sécurité sociale forte et des soins de qualité, centrés sur les besoins et les droits des patient.e.s, quels que soient leur condition sociale[6].

Les maisons médicales : des expériences innovantes et inspirantes

Cette situation tendue invite à s’interroger sur l’organisation des soins de santé et sur les améliorations possibles. Elle invite aussi à porter le regard sur des initiatives innovantes et inspirantes du passé. Les maisons médicales en font partie. Nées à partir des années 1970, elles s’intègrent dans un mouvement contestataire en réaction à des grèves de médecins qui défendaient leurs intérêts professionnels, mais aussi dans la foulée des idées de Mai 68. Des médecins, des infirmièr.e.s et d’autres prestataires de soins, dénoncent le corporatisme des médecins et les relations de pouvoir qui imprègnent l’exercice de la médecine. Ils rêvent d’une autre médecine, centrée sur les besoins des patient.e.s, avec une attention particulière pour les populations précarisées et vulnérables. Pour soigner efficacement, ils réclament aussi une prise en charge intégrée des malades et la prise en compte de leurs conditions de vie (cadre de vie, situation professionnelle et familiale, (non)accès aux droits). Il s’agit aussi d’associer étroitement les patient.e.s, en tant que sujets, à la construction de soins de santé efficaces, et de renforcer la médecine de première ligne pour en faire à la fois un outil de prévention et de soins, et un lieu d’intégration sociale.

Ces nouvelles orientations mènent à la création de centres de soins dénommés « maisons médicales » qui, chacun à leur manière, essaient de mettre en pratique une médecine de proximité à vocation sociale. À la fin des années 1970, des maisons médicales unissent leurs efforts pour défendre plus efficacement leurs revendications et leur modèle de soins et, en 1980, elles fondent la Fédération des maisons médicales qui luttera sans relâche pour une médecine accessible à tous et à toutes, dans le respect des besoins et des droits des patients. Aujourd’hui, cette Fédération regroupe 133 maisons médicales qui dispensent des soins à environ 300 000 patient.e.s wallons et bruxellois. Toujours agissante, la Fédération défend une médecine alternative à contre-courant de la gestion néo-libérale des soins médicaux.

Le défi de la transmission

Le projet militant des maisons médicales sera au cœur de deux numéros de Dynamiques. Encore trop largement inexploré, le sujet est riche et, comme le dévoilent les archives de la Fédération des maisons médicales confiées au Carhop en 2022, il permet d’envisager des thématiques aussi variées que l’interdisciplinarité des soins, les difficultés particulières de la patientèle (personnes à faibles revenus, femmes, migrant.e.s), l’humanisation des relations entre soignant.e.s et patient.e.s, l’expérience de l’autogestion, la co-construction de projets avec la patientèle, mais aussi les conflits avec les syndicats de médecins, les revendications auprès des autorités publiques et les acquis pour une médecine alternative[7].

Sortir de l’ombre ces initiatives inspirantes répond aussi au souhait de la Fédération des maisons médicales. À l’occasion de la commémoration de ses 40 ans en 2022, Sophie Bodarwé, chargée de projets à la Fédération, soulignait en effet l’importance pour les nouveaux travailleurs et travailleuses des maisons médicales, de connaître l’histoire de ce mouvement. L’histoire sert en effet de « levier de formation »[8] pour faire prendre conscience aux nouveaux travailleurs et travailleuses qu’ils s’inscrivent dans un projet collectif, politique et militant. Elle contribue au « défi de transmission, d’appropriation, défi pour trouver sa place. (…) Se souvenir de ce que les anciens ont mis au cœur de leurs luttes permet une vision à la fois large (le temps dans sa durée) et ciblée (l’objet de la lutte). (…) Gageons que les luttes et les succès actuels seront les normes de demain. »[9]

Au menu de Dynamiques

L’histoire des maisons médicales est riche, et deux numéros de Dynamiques permettront seulement d’en esquisser quelques facettes. Dans ce premier numéro, nous revenons sur la genèse du projet politique des maisons médicales et de leur Fédération, et sur l’importance accordée à la valorisation de leurs archives (car sans archives, pas d’histoire !). Mais comme une histoire gagne toujours à être contextualisée, nous nous attachons aussi à ancrer l’histoire des maisons médicales dans un passé plus ancien, en mettant en exergue le développement depuis le 19e siècle, d’autres initiatives médicales destinées aux populations vulnérables. Le prochain numéro, à paraître en 2025, mettra quant à lui en exergue quelques expériences novatrices des maisons médicales nées à partir des années 1970.

Commençons par les archives. Dans ce présent numéro, Marie-Laurence Dubois et Annette Hendrick nous expliquent la motivation des acteurs et actrices de la Fédération des maisons médicales à sauvegarder l’histoire de leur organisation. Il s’agit en effet de transmettre aux nouvelles générations de travailleurs et travailleuses, la mémoire d’un projet militant et politique. Une transmission qui passe nécessairement par le classement et la préservation des archives disséminées dans les armoires, mais aussi par la collecte des témoignages des acteurs et actrices de terrain. Cet article, qui montre un bel exemple de collaboration entre une association et des historien.ne.s-archivistes, pointe aussi le défi de la conservation des archives pour des associations privées de moyens humains et financiers en suffisance.

Pour ancrer l’accès aux soins médicaux dans la longue histoire, Renée Dresse revient sur le long cheminement qui, du 19e siècle aux années 1960, a mené à une lente (et incomplète) démocratisation des soins de première ligne. Au 19e siècle, dans une société rongée par les mauvaises conditions de travail, la précarité et l’absence de protection sociale, des initiatives existent pour offrir des soins de santé aux plus démunis. Mais, la plupart du temps laissées aux bons soins de l’initiative privée, elles manquent de cohérence et de moyens et elles ne peuvent répondre aux immenses besoins sanitaires. Cependant, à la fin du 19e siècle et durant la première moitié du 20e siècle, le soutien de l’État aux mutualités et à l’assurance maladie-invalidité provoque l’essor inédit de structures médicales professionnalisées qui élargissent incontestablement l’accès aux soins préventifs et curatifs.

Malgré ces améliorations, une large partie de la population peine toujours à se faire soigner, et la philanthropie déploie toujours des efforts pour leur venir en aide. C’est ce que montre Claudine Marissal dans  l’Entr’aide des travailleuses, une association catholique fondée en 1925 dans un quartier paupérisé bruxellois. Durant l’entre-deux-guerres, elle met déjà en œuvre différents aspects de la médecine sociale de première ligne qui sera (re)valorisée par les maisons médicales des années 1970. Mais, nés dans un contexte politique et religieux très différent, les deux projets diffèrent profondément sur le plan politique. Pour cette association catholique, les soins de santé répondent en effet à un devoir de charité chrétienne, mais aussi à l’espérance de ramener des masses ouvrières dans le giron de l’Église.

Rien à voir avec le projet médical de Médecine pour le Peuple présenté par Marie-Thérèse Coenen. Cette fois, la motivation est clairement contestataire, voire révolutionnaire. C’est en effet dans la foulée des événements contestataires des années 1960 et de grèves ouvrières, que des médecins communistes décident de fonder des consultations médicales dans des quartiers populaires et ouvriers. Bientôt affiliées au Parti du travail de Belgique (PTB), ces nouvelles maisons médicales « Médecine pour le Peuple » entendent défendre le droit à la santé pour tous et toutes. Telle que pratiquée dans ces maisons médicales, la médecine donne aussi l’occasion de défendre collectivement des travailleurs et travailleuses frappés de maladies professionnelles, de remettre en cause les pratiques de la médecine privée, celles de l’Ordre des médecins et celles des firmes pharmaceutiques. C’est donc une réforme complète du système de soins qui est exigée, une posture qui causera de graves sanctions aux médecins de Médecine pour le Peuple, infligées par l’Ordre des médecins et les tribunaux.

Enfin, pour clore ce numéro consacré aux maisons médicales, Annette Hendrick et Jean-Louis Moreau reviennent sur l’émergence d’une nouvelle vague des maisons médicales à partir des années 1970, et sur la création de la Fédération des maisons médicales en 1980 pour mutualiser leurs efforts et défendre collectivement leur nouveau modèle de soins auprès des autorités politiques. Ils expliquent les priorités de la Fédération pour renforcer la médecine de première ligne, ses revendications pour le droit à la santé, ses succès (comme le financement au forfait) et les menaces qui guettent. À travers leurs propos, on perçoit aussi la pugnacité d’une initiative qui repose à l’origine sur des investissements bénévoles : il a fallu beaucoup d’efforts pour assurer la reconnaissance et la pérennité de ce modèle alternatif de soins, une lutte rendue encore plus ardue du fait des nombreuses reconfigurations institutionnelles.

Pour en savoir plus

    • DUBOIS M.-L. et HENDRICK A., Inventaire des archives de la Fédération des maisons médicales et collectives de santé francophone (1966-2022), FMM, 2022.
    • MORMONT M. et ROLAND M., « Maisons médicales, semailles et germinations », Politiques, n° 101, septembre 2017, p. 28-37.

Notes

[1] BAETEN R., CÉS S., Les inégalités d’accès aux soins de santé en Belgique. Rapport de synthèse, Bruxelles, Observatoire social européen, 2020, p. 4, https://www.ose.be/sites/default/files/publications/2020_SC_RB_NIHDI-Report_Synthese_FR_0.pdf
[2] Ibidem, p. 26.
[3] Ibidem, p. 27.
[4] Institut Solidaris, « Renoncement aux soins pour des raisons financières, Solidaris, édition 2024 », 2024, https://www.institut-solidaris.be/wp-content/uploads/2024/12/Report-de-soins-2024-VF.pdf, page consultée le 17 décembre 2024.
[5] « Droits humains », site web de l’Organisation mondiale de la Santé, 1er décembre 2023, https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/human-rights-and-health, page consultée le 12 décembre 2024.
[6] Ces revendications ont fait l’objet de différents plaidoyers pour les élections de 2024. Parmi eux, citons celui de la Ligue des usagers des soins de santé (LUSS), qui fédère des dizaines d’associations de patient.e.s : « Mémorandum 2024 », https://www.luss.be/memorandum2024/ et « Accès à des soins de qualité en péril : la LUSS est inquiète ! », mars 2023, https://www.luss.be/wp-content/uploads/2023/03/202303-lacces-a-des-soins-de-qualite-en-peril.pdf, et celui de la Fédération des maisons médicales, Mémorandum 2023. Enjeux locaux, régionaux, fédéraux, européens, 2023, https://www.maisonmedicale.org/wp-content/uploads/2023/10/memorandum-elections-2024-Federation-des-maisons-medicales.pdf, consultés le 16 décembre 2024.
[7] DUBOIS M.-L. et HENDRICK A., Inventaire des archives de la Fédération des maisons médicales et collectives de santé francophone (1966-2022), FMM, 2022.
[8] Sophie Bodarwé, « L’Histoire, un levier de formation », Santé conjuguée, n° 98, mars 2022, p. 19-20.
[9] Ibidem, p. 20.

Pour citer cet article

MARISSAL C. « Introduction au dossier : Les maisons médicales : le droit à la santé pour tous et toutes ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 25 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes !, décembre 2024, mis en ligne le 18 décembre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/.

Médecine pour le Peuple : des maisons médicales luttent pour le droit à la santé

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

« Patients et soignants, même combat » : Médecine pour le Peuple à la manifestation du secteur non-marchand à Bruxelles, 7 novembre 2024 (CARHOP).

Dans le paysage de la médecine de première ligne, les maisons médicales de Médecine pour le Peuple occupent une place particulière. Pionnier dans la création des centres de santé de proximité, ce réseau coordonne aujourd’hui 11 maisons médicales multidisciplinaires, toutes affiliées au Parti du travail de Belgique (PTB-PvdA). Une appartenance politique qui ne ferme cependant la porte à aucun.e patient.e : comme le soulignent deux militantes interviewées pour cet article[1], « nous ne cachons pas nos engagements politiques, ni nos combats, mais nos maisons sont ouvertes et chacun.e reste libre d’adhérer ou non »[2]. Les 11 maisons médicales se situent en Flandre (Hoboken, Zelzate, Genk, Deurne, Lommel), en Wallonie (Marcinelle, Herstal, La Louvière, Seraing) et dans la Région de Bruxelles-Capitale (Schaerbeek et Molenbeek). Des médecins, des infirmier.e.s et du personnel d’accueil forment l’équipe de base, rejoints en fonction des besoins locaux par des kinésithérapeutes, psychologues, diététicien.ne.s et assistant.e.s  social.e.s. Médecine pour le Peuple regroupe aujourd’hui quelque 220 salariés, des bénévoles et environ 25 000 patient.e.s. Tous et toutes constituent la force de Médecine pour le Peuple et se sont mobilisé.e.s à de nombreuses reprises pour défendre ses médecins et son modèle de santé pour tous et toutes.

Hoboken en 1971 : ici on soigne « gratis »

L’origine de Médecine pour le Peuple remonte au 7 février 1971, lorsque Kris Merckx et Michel Leyers ouvrent leur premier cabinet médical à Hoboken, une commune ouvrière située près d’Anvers (aujourd’hui un district d’Anvers)[3]. Kris Merckx est un militant communiste. Pendant ses études de médecine à l’Université catholique de Louvain (1962-1968), il a milité pour la scission de l’université : une université pour les Flamands à Leuven, une pour les Francophones en Wallonie. Délégué des étudiants en médecine, puis pour l’ensemble des facultés, il a rejoint le syndicat étudiant marxiste, le Studentenvakbeweging (SVB) créé au printemps 1967. Ce syndicat fait évoluer politiquement la contestation étudiante vers une réforme fondamentale de l’université (participation, démocratisation, réforme des programmes) et milite pour l’ouverture de l’université à toutes les classes sociales, car il s’agit aussi de rapprocher l’université du peuple. En 1968, le SVB décide de sortir des auditoires pour aller vers la classe ouvrière.

Kris Merckx est diplômé en juin 1968, mais il poursuit une spécialisation en médecine interne et reste mobilisé sur différents fronts des luttes ouvrières : les grèves des mineurs du Limbourg (1968 et 1970), celles de Ford-Genk (1968) et Michelin (1969) ainsi que les longues grèves du textile à Gand et des chantiers navals de Cockerill Yards à Hoboken (4 mois en 1970). Présent sur les piquets dans le Limbourg et à Hoboken, Kris Merckx soigne gratuitement des mineurs grévistes et leurs familles. Quand en septembre 1970, le SVB se mue en parti politique d’extrême-gauche « Alle macht aan de arbeiders – Tout le pouvoir aux ouvriers » (AMADA-TPO), Kris Merckx fait partie des fondateurs[4].

De médecins à vocation sociale à Médecine pour le Peuple

C’est à Hoboken que quelques mois plus tard en octobre 1971, Kris Merckx choisit d’ouvrir un cabinet médical avec Michel Leyers (qui vient d’être diplômé médecin). Ce lieu n’est pas fortuit. C’est en effet à Hoboken que le délégué syndical des chantiers navals, Jean Saeys, avait attiré l’attention de Kris Merckx sur la maladie des brûleurs qui frappait ces ouvriers exposés aux vapeurs toxiques d’oxyde de zinc. Kris Merckx constate lui aussi les maladies des ouvriers, auxquelles il donne une dimension politique : à l’évidence, « le capitalisme rend malade. Sa loi est celle du profit maximal, la sécurité et la santé des travailleurs est seconde »[5]. L’observation des problèmes sanitaires amorce un travail de recherche pour en définir les causes. L’action politique suit : la dénonciation des conditions de travail, la reconnaissance comme maladie professionnelle et l’obligation pour l’entreprise de prendre en charge les victimes et d’installer des équipements de prévention.

Le délégué syndical Jean Saeys propose alors de rendre pérenne cette « médecine pour le Peuple » et, forts de ce soutien, Kris Merckx et Michel Leyers ouvrent leur cabinet médical « Médecins pour le Peuple ». Les familles ouvrières affluent : le tarif de la consultation correspond au montant INAMI qui est remboursé par la mutuelle, et le patient fait l’économie du ticket modérateur (supplément à charge du patient, que le médecin doit en principe lui réclamer)[6]. Ce n’est pas une médecine « gratuite », mais un acte médical au tarif INAMI, suivant le principe que les travailleurs cotisent à la sécurité sociale et que rien ne justifie de les faire contribuer davantage à leur santé. Ce n’est pas non plus une médecine « au rabais » : chaque consultation dure 20 minutes et plus si nécessaire. Innovante à plus d’un titre, l’approche du patient est aussi globale et politique. Bien avant le dossier médical global[7], les deux médecins établissent des fiches médicales par patient, ce qui leur permet de faire sur le temps long le suivi des pathologies et des protocoles de soin, mais aussi de repérer les récurrences. Parmi leur patientèle, ils observent sur des femmes migrantes, une ablation systématique de la vésicule, sans qu’elles puissent en expliquer les raisons. Ils dénoncent cette pratique d’interventions « inutiles » remboursés par l’INAMI et ils en tirent une conclusion mobilisatrice : « les soins de santé sont malades du capitalisme et de l’appât du gain »[8]. Au sein de leur patientèle ouvrière, ils constatent certaines pathologies surreprésentées et font le lien avec les conditions de vie, l’environnement et les effets de la pollution sur le développement des maladies, ce qu’ils dénoncent : vivre en bonne santé dans un environnement sain est un droit qui réclame une action politique.

L’initiative est un succès et, avec le soutien de syndicalistes et de patients, l’équipe s’étoffe et le cabinet devient maison médicale. Elle devient aussi un modèle à suivre : dans les années qui suivent, d’autres médecins d’AMADA-TPO décident à leur tour d’ouvrir des maisons médicale Médecine pour le Peuple.

Le Parti prend le relais

Au congrès d’octobre 1979, AMADA-TPO devient le Parti du travail de Belgique– Partij van de arbeid van België (PTB-PvdA). Le Congrès adopte ses lignes fondamentales et définit sa stratégie d’action. Un réseau de maisons médicales Médecine pour le Peuple est désormais coordonné par le Parti qui en assure le développement et porte ses revendications : la gratuité des soins de santé et des médicaments, la création d’un service national de santé avec des médecins salariés, la nationalisation de l’industrie pharmaceutique[9]. Le Parti met aussi à l’agenda politique des problématiques qui émergent des soins de première ligne, une pratique qui reste d’ailleurs toujours d’actualité : en 2024, Médecine pour le Peuple mène une enquête sur les troubles musculosquelettiques dans le secteur des titres-services, tandis que les député.e.s PTB dans les différents parlements appellent à l’élargissement de la reconnaissance de maladies professionnelles.

Dépliants de Médecine pour le Peuple, ca. 2024. L’association mène une action collective pour aider les travailleurs et travailleuses à obtenir la reconnaissance de leurs maladies professionnelles (CARHOP).

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