Camille Vanbersy (historienne, CARHOP asbl)
Dans la mosaïque des maisons médicales fondées dans les années 1970, Médecine pour le Peuple occupe une place particulière. Comme l’a montré un premier article publié dans Dynamiques en décembre 2024[1], ces maisons médicales s’implantent dans des localités industrielles où, initiées par des médecins communistes, elles dispensent des soins gratuits à des populations précarisées et défendent collectivement des travailleurs et travailleuses frappés de maladies professionnelles. Bientôt ralliées au Parti du travail de Belgique (PTB-PvdA), elles remettent profondément en cause la médecine privée et subissent de graves sanctions de la part de l’Ordre des médecins. Initiée en Flandre, Médecine pour le Peuple s’est étendue en Wallonie et à Bruxelles, avec les maisons médicales de Schaerbeek (1992), Marcinelle (1996), Molenbeek (1998) et enfin La Louvière en 1999.
C’est sur cette « jeune » Maison médicale logée au cœur de la cité des Loups que porte cet article, qui montre comment le projet politique de Médecine pour le Peuple prend forme sur le terrain, y compris dans son opposition à l’Ordre des médecins. Pour identifier ses spécificités et ses enjeux, nous avons rencontré les médecins Jan Harm Keijzer et Elisa Munoz Gomez[2]. Jan Harm Keijzer est le fondateur de la Maison médicale. Avant d’emménager dans la région du Centre, il a travaillé plusieurs années à Haïti puis a exercé pendant huit ans à la Maison médicale de Médecine pour le Peuple de Lommel. Originaire de Bruxelles, Elisa Munoz Gomez a débuté sa carrière à la Maison médicale de Médecine pour le Peuple de Marcinelle. Depuis quatre ans, elle est responsable de la Maison médicale de La Louvière.
La création de la Maison médicale de La Louvière
En 1999, pour répondre aux besoins des ouvriers et ouvrières des industries louviéroises et leur proposer une médecine gratuite, le PTB demande à Jan Harm Keijzer d’ouvrir une nouvelle maison médicale à La Louvière. Il l’établit dans l’ancienne salle de boxe du café Le Ring situé à la rue de Bouvy, à deux pas du centre-ville, dans un bâtiment vétuste et trop étroit qui sera rénové à plusieurs reprises pour répondre à ses nouvelles fonctions. À l’origine, la consultation comptait un seul médecin mais aujourd’hui, la Maison médicale comprend trois cabinets de consultation pour la médecine générale, les soins infirmiers et les consultations psychologiques, ainsi qu’une salle des fêtes pour des activités communautaires. Cinq médecins, deux infirmières, un psychologue, trois accueillantes et une technicienne de surface s’y activent, et des patient.e.s bénévoles viennent aussi en appui, s’occupant du courrier, de la mise en ordre hebdomadaire des stocks de médicaments, de réparations au bâtiment, etc. Bien que la Maison médicale dépende du PTB, les membres de l’équipe n’y sont pas tous affiliés mais, comme l’explique Jan Harm Keijzer, tous et toutes ont :
« en eux, cette fibre sociale et solidaire (…), le refus de l’injustice [et la volonté] de s’engager pour améliorer la situation et apporter une autre manière de soigner »[3].

Les conflits avec l’Ordre des médecins
Dès l’ouverture de la Maison médicale, les problèmes débutent avec l’Ordre des médecins qui accuse depuis les années 1970 les maisons médicales de concurrence déloyale envers les praticiens privés. La fête d’inauguration de la Maison louviéroise est ainsi assimilée à de la publicité illégale et l’Ordre des médecins, selon une tactique éprouvée depuis de longues années contre d’autres praticiens, assigne devant sa chambre disciplinaire, puis devant les tribunaux, les médecins louviérois accusés de pratiquer une médecine gratuite.
Les médecins sont condamnés, mais reçoivent un beau soutien de leur patientèle. Des pétitions sont lancées et des autobus sont affrétés pour les soutenir en nombre lors de leurs convocations devant l’Ordre des médecins et les tribunaux. La patientèle se mobilise aussi pour faire barrage aux saisies de biens. Jan Harm Keijzer se souvient :
« il y avait ici, à l’accueil, une accueillante bénévole âgée de 76 ans à ce moment-là, et sur ses deux béquilles, elle a dit « il faudra me passer sur le corps pour entrer » »[4].
Des barricades d’objets et de meubles sont dressées pour s’opposer aux saisies des huissiers de justice. La Maison médicale peut également compter sur le soutien des syndicats louviérois :
« On a été reçu à la réunion du SETCA ici à La Louvière, et ils nous ont promis qu’au moindre problème, on pouvait faire appel à eux et qu’ils étaient prêts à se mobiliser immédiatement pour empêcher toute prise de meubles et cela, c’est très impressionnant, car on sent toute la force des syndicats »[5].
Aujourd’hui les relations avec l’Ordre des médecins se sont apaisées et la Maison médicale peut se concentrer sur ses missions premières : soigner la patientèle.
Au cœur de la Maison… soigner les patient.e.s
Une des particularités des maisons médicales est leur volonté de dresser des bilans des pathologies dont souffre leur patientèle, afin d’en déceler les origines et de pouvoir agir sur l’environnement social. Lorsqu’on interroge Jan Harm Keijzer et Elisa Munoz Gomez sur les spécificités de la Maison médicale de La Louvière, ils avancent deux éléments centraux : l’âge des patient.e.s et l’impact de la vie professionnelle sur leur santé. En moyenne, les patients de la Maison médicale sont plus jeunes que les publics des autres maisons médicales de Médecine pour le Peuple, beaucoup ont moins de 30 ans et des pathologies particulières en résultent, comme des problèmes liés à la scolarité, des problèmes de dépression et des troubles anxieux. L’environnement professionnel génère aussi des pathologies liées au stress, à l’épuisement et aux troubles musculosquelettiques. Le stress, qui induit des douleurs neuromusculaires, psychosomatiques et la dépression, se trouve renforcé par l’angoisse d’être malade et de devoir s’arrêter de travailler, au risque de perdre son emploi. Les médecins constatent aussi l’effet des longs trajets sur la santé des travailleurs et travailleuses. À La Louvière, ils sont ainsi nombreux à se rendre chaque jour au travail à Bruxelles en train. Des patient.e.s ont l’impression de « ne plus avoir de vie de famille » et ces trajets participent fréquemment aux burnouts dépistés à la Maison médicale.
Le travail provoque aussi un autre type de pathologies auxquelles la Maison médicale porte une attention particulière : les troubles musculosquelettiques tels les tendinites et les épicondylites dont souffrent bon nombre de travailleurs et travailleuses du domaine de l’entretien[6]. Face à ces pathologies et aux difficultés pour les patients de les faire reconnaître comme maladie professionnelle, Elisa Munoz Gomez témoigne avoir ressenti un certain sentiment d’impuissance : « à part donner de l’ibuprofène et des certificats, on ne peut pas faire grand-chose » d’autant plus que ces travailleurs et travailleuses « tirent jusqu’à ce que ce ne soit plus possible »[7] par peur de perdre leur emploi, leurs clients ou de devoir vivre d’indemnités de maladie-invalidité. Pourtant, l’équipe rebondit et arrime les recommandations de Médecine pour le Peuple à la situation locale. Une action collective est ainsi lancée pour défendre collectivement leurs intérêts : les médecins et les assistantes administratives se forment à la constitution de « bons dossiers » recevables par l’Agence fédérale des risques professionnels (Fedris). Des partenariats se développent également avec les syndicats pour qu’ils envoient leur affilié.e.s souffrant de ces troubles à la Maison médicale, pour qu’elle les aide à constituer leur dossier. Au total, plus de 150 dossiers sont ainsi déposés auprès de Fedris avec l’appui des syndicats CSC et FGTB.
Soigner le patient, son environnement et … changer la société !
Conformément à la philosophie des maisons médicales, qui embrasse aussi l’environnement de vie des patients, l’action de la Maison médicale de La Louvière dépasse le cadre purement médical et s’attaque à d’autres aspects de leur vie qui impactent leur santé. En effet, les problèmes sociaux renforcent les pathologies et compliquent le suivi médical et la prise en charge structurée de patients « qui vivent au jour le jour et qui ne savent pas comment nouer les deux bouts (…) et sont toujours confrontés à des surprises et des aléas dans leur vie.[8] » Comme l’explique Jan Harm Keijzer, après la consultation, il n’est pas rare que le patient ajoute : « Docteur, j’ai encore quelque chose à vous dire… » et c’est alors que se dévoile un problème de logement, de paiement des factures d’énergie… autant de facteurs qui impactent la santé physique et mentale et sur lesquels la Maison médicale entend agir, notamment en rendant aux problèmes de pauvreté leur dimension collective.
Parmi les actions menées par la Maison médicale, citons, à la fin des années 1990, une visite au château Boël et la rencontre avec le majordome de cette riche famille industrielle, dont le but était de sensibiliser les décideurs louviérois à la problématique des logements sociaux insalubres mais aussi de demander symboliquement à cette riche famille « de participer un peu ». D’autres actions de sensibilisation sont menées, comme un micro-trottoir sur le marché hebdomadaire contre la redevance tv (supprimée en 2018) ou, plus récemment en 2022, en pleine crise du Covid, une campagne pour faire baisser la TVA sur l’énergie de 21 % à 6 %. Outre les campagnes de sensibilisation, des actions pratiques sont mises en place sur le terrain, comme des permanences « énergie » pour aider au décodage des factures, aux demandes d’étalement de paiement ou de réductions de celles-ci, etc.

Quand des crises éclatent en Belgique (Covid, inondations) ou à l’étranger (guerre en Palestine, tremblement de terre au Maroc), la Maison médicale s’investit également en organisant des collectes de fonds, de vivres ou de vêtements. Durant la pandémie, les médecins viennent renforcer les équipes des maisons de repos de la région pour réaliser des prélèvements, et en profitent pour offrir des dessins réalisés par les enfants et des patient.e.s de la Maison médicale afin d’alléger l’isolement des personnes âgées confinées.

Les enjeux actuels
L’enjeu majeur actuel, et qui a marqué la Maison médicale depuis sa création, est le maintien d’une équipe stable. En effet, elle peine à recruter des médecins et à les garder dans la région. Selon Elisa Munoz Gomez, cela peut s’expliquer d’une part par le manque de médecins sortant des études, mais également par le manque d’attrait d’une ville comme La Louvière au regard des grandes agglomérations. Jan Harm Keijzer ajoute également la difficulté pour certain.e.s de rester longtemps dans un type de médecine exigeant, au contact de patient.e.s parfois en grande difficulté, le tout pour un salaire moins élevé que celui d’un médecin traditionnel.
Dès lors, l’objectif est de stabiliser l’équipe, mais aussi de renforcer sur le long terme les liens avec la patientèle, le quartier et les associations. Moins de la moitié de l’équipe est issue de la ville et certains, venant de loin, n’en connaissent ni l’histoire ni le tissu associatif. Des collaborations existent déjà avec les centres de planning familial Soralia et La Bulle autour des problématiques des violences conjugales ou de l’avortement. La Maison médicale souhaite aller plus loin, se faire davantage connaître et créer plus de synergies avec le secteur associatif.
Un dernier enjeu, et non des moindres, est d’augmenter le nombre de patient.e.s. Actuellement, la Maison médicale en compte 1 500. Or, selon Elisa Munoz Gomez, en-dessous de 2 000 patients, la viabilité financière d’une maison médicale est compliquée. Pour augmenter sa patientèle et établir un équilibre entre les patients chroniques ou demandant des soins nombreux, et les patients en bonne santé, la Maison multiplie les actions et communique afin de déconstruire les a priori et de se défaire de son image de « médecine pour les pauvres ». Des fêtes sont organisées, comme la visite de Saint-Nicolas. Des blocus encadrés sont aussi proposés dans l’enceinte de la Maison en partenariat avec Redfox, le mouvement de jeunes du PTB.

Aujourd’hui, la Maison médicale de Médecine pour le Peuple agit donc de différentes manières pour défendre le droit à la santé. Créée à l’origine pour dispenser une médecine gratuite à la population précarisée d’une ville (post)industrielle, elle s’est adaptée à l’évolution des besoins de sa patientèle. Outre les soins médicaux, elle documente les problèmes sanitaires et sociaux qui se posent et développe des actions sur le plan collectif pour défendre les droits sociaux et le pouvoir d’achat de sa patientèle. Son champ d’action dépasse d’ailleurs le niveau local et quand des crises éclatent en d’autres lieux, en Belgique ou à l’étranger, elle organise avec sa patientèle des actions de solidarité avec les victimes. Les défis restent cependant de taille, comme la stabilisation de son équipe, le renforcement des synergies avec les associations de terrain mais aussi le détachement de son image de « médecine pour les pauvres », une condition nécessaire pour renforcer son ancrage dans son quartier.
Notes
[1] COENEN M.-Th., « Médecine pour le Peuple : des maisons médicales luttent pour le droit à la santé », Dynamiques : histoire sociale en revue, n° 25, décembre 2024, https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2024/12/04/medecine-pour-le-peuple-sante-pour-tous-politique-de-sante/
[2] Les interviews de Jan Harm Keijzer et Elisa Munoz Gomez se sont déroulées à La Louvière, respectivement le 20 décembre et le 18 décembre 2024.
[3] Jan Harm Keijzer, interview du 20 décembre 2024.
[4] Idem.
[5] Idem.
[6] « Travailler dans le nettoyage rend malade : une étude de Médecine pour le Peuple avec un focus sur les troubles musculosquelettiques », avril 2023, https://medecine-pour-le-peuple.be/storage/media/etude-mplp-sur-les-troubles-musculosquelettiques.pdf , consulté le 14 mars 2025.
[7] Elisa Munoz Gomez, interview du 18 décembre 2024.
[8] Jan Harm Keijzer, interview du 20 décembre 2024.
Pour citer cet article
Vanbersy C., « Soigner et défendre les droits de la patientèle : la Maison médicale de Médecine pour le Peuple à La Louvière », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 26 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes !, mai 2025, mis en ligne le 28 mai 2025, https://www.carhop.be/revuecarhop/