« S’englaiser » à Marchienne-Docherie : d’une boutique populaire à une Maison médicale

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

Introduction

En 1975, de jeunes étudiant.e.s en médecine imprégné.e.s de l’idéal post-1968 et de ses luttes sociales, s’installent au cœur du quartier populaire et industriel de Marchienne-Docherie dans la région de Charleroi. Ils y ouvrent la Boutique populaire La Glaise, bientôt un point névralgique du quartier, aux activités sociales aussi diverses que foisonnantes : consultations médicales bien sûr, mais aussi consultations psychologiques, boutique de droit, animations de jeunes, point d’information de quartier, soutien aux populations immigrées, etc. S’appuyant sur les références théoriques et pratiques que sont le Mouvement d’animation de base (MAB) et la pédagogie de Paulo Freire, cette Boutique populaire donne naissance quelques années plus tard à la Maison médicale La Glaise, toujours active aujourd’hui.

Cet article revient sur cette histoire riche, variée et engagée, qui souffle bientôt ses 50 bougies, en mettant l’accent sur l’ancrage militant des jeunes médecins à l’origine de la Maison médicale, leur projet politique, leurs références théoriques et leurs méthodes pour soigner, conscientiser et émanciper des habitant.e.s d’un quartier ouvrier en proie à la désindustrialisation. Outre des articles de revue et quelques documents d’archives de la Fédération des maisons médicales (FMM), trois témoignages ont servi à sa rédaction : Jacques Charles, Monique Boulad et Thérèse Delattre ont accepté de se prêter au jeu de l’interview[1]. Leurs souvenirs forment l’ossature de ce texte.

Des pionnier.e.s ancré.e.s dans l’idéal post-1968

L’histoire de la Maison médicale La Glaise s’inscrit dans une dynamique de transformation sociale initiée à la suite des années 1960 et des événements de Mai 1968 en particulier. La médecine, comme de nombreux secteurs professionnels, est alors traversée par une remise en question profonde des modèles établis[2]. L’univers de la santé des années 1960 est dominé par un puissant courant de médecins conservateurs. En 1964, prenant le contrepied de ce dernier, un groupe de médecins hospitaliers progressistes met sur pied le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM), un collectif qui porte une conception radicalement différente des soins de santé[3]. Inspiré.e.s par les critiques formulées par des collectifs tels que le GERM, de jeunes médecins et militant.e.s réfléchissent à une pratique médicale alternative, en rupture avec l’exercice libéral traditionnel de la médecine et plus proche des réalités des populations marginalisées​​.

C’est dans ce contexte que Xavier Rousseaux et Jacques Charles, jeunes étudiants carolorégiens à la faculté de médecine de Louvain, affinent, lors de leurs contacts avec le GERM, leur réflexion sur les pratiques de santé en médecine générale et développent un intérêt pour les maisons médicales. Après avoir étudié les initiatives existantes à Tournai, Molenbeek et Seraing, ils ressortent convaincus de l’importance de tenter l’expérience à Charleroi, dans le quartier de Marchienne-Docherie qui cumule les facteurs d’exclusion et de pauvreté et dans lequel la densité médicale est très faible. En 1974, ils s’installent dans le quartier afin d’en analyser plus précisément les besoins.

La Docherie, une colline entourée de terrils

Marchienne-Docherie, souvent abrégé en La Docherie ou plus familièrement « La Doche », est un quartier de Marchienne-au-Pont, une des 15 sections de la ville de Charleroi. Situé en périphérie, il s’inscrit dans la longue tradition industrielle de la région, marquée par l’exploitation du charbon, de la sidérurgie et du verre. Le hameau se peuple à partir de 1840, en parallèle au développement industriel et des puits d’extraction miniers qui s’ouvrent sur son espace. En 1853, 721 habitant.e.s y sont recensé.e.s alors qu’en 1893 il y en a plus de 6 000, démontrant la grande attractivité de la région[4]. À partir des années 1950, la crise industrielle s’installe. La fermeture des charbonnages et la restructuration des industries métallurgiques entraînent un effondrement de l’emploi et une paupérisation croissante de la population. Dans les années 1970 et 1980, ce phénomène s’accélère, laissant place à un paysage urbain marqué par la désindustrialisation, le chômage massif et l’exode des familles les plus aisées. Le quartier se transforme en un territoire fragilisé, où l’accès aux services de base se complique, notamment en matière de santé et de protection sociale.

Terrils et usines désaffectées à Marchienne-Docherie (Maison médicale La Glaise).

Aujourd’hui, La Docherie est un des quartiers les plus pauvres de l’entité de Charleroi, où le revenu par habitant est faible et où le chômage est important[5]. Situé sur la colline du Bayemont, il offre dans sa partie supérieure un panorama inégalé sur un paysage rythmé par des terrils et des usines, désaffectées ou encore en activité. L’identité du quartier est inscrite dans la toponymie des nombreuses rues, ruelles et impasses qui le composent. Les rues du Terril Brulé, des Volutes, des Châssis à Molette, de la Houillerie[6], de la Veine Chauwe, du Bougnou[7], des Chiffonniers, du Pays Noir, de la Colline, du Chemin de Fer, du Jeu de Balle[8], des Dochards[9] représentent autant de facettes d’un même quartier où se mêlent histoire industrielle, topographie et loisirs ouvriers.

La Boutique populaire La Glaise

Installés dans le quartier depuis 1974, Jacques Charles et Xavier Rousseaux décident d’y créer une maison médicale et d’y associer les secteurs paramédicaux et d’assistance sociale. Ils rencontrent dans cette optique des travailleurs et travailleuses de terrain de La Docherie, ce qui les amène à modifier leur projet initial. Jacques Charles nous l’explique : « il y avait un groupe d’infirmières présentes, c’étaient les Sœurs de la Charité, très ancrées dans le quartier et très en lien avec le milieu immigré et avec qui on pouvait avoir de bonnes accointances et un kiné qui était très demandeur de collaboration ». Face à ce constat, plutôt que de développer une équipe pluridisciplinaire, l’idée de collaborer avec les professionnel.le.s actifs dans le quartier et dotés d’une expérience de terrain s’impose naturellement. Les deux jeunes médecins réfectionnent les locaux qu’ils louent rue Léon Dubois, en plein cœur de La Docherie, et y commencent en novembre 1975 des activités de deux types, médicales et d’animation pour les enfants du quartier. Ils sont rejoints dans leur aventure par des ancien.ne.s camarades étudiant.e.s, des militant.e.s de gauche, des ami.e.s de passage, etc. Le groupe est constitué d’une quinzaine de personnes, explique Jacques Charles, « avec comme proposition (pour le quartier) toute une série de services, de lieux d’échange avec la population. C’est à ce moment-là qu’on a choisi un nom à notre équipe : Boutique populaire La Glaise ».

À côté des soins apportés par l’équipe médicale et des animations pour les enfants du quartier, le groupe organise une boutique de droit, une aide aux familles dont s’occupe la psychologue Anne De Reuck (qui était la compagne de Xavier Rousseaux), des activités sociales et culturelles pour la population migrante, une école de devoirs et une antenne d’information sur le quartier. Tout ce petit monde vit en habitat communautaire dans les bâtiments de la Boutique populaire ou dans les environs.

C’est à ce moment que Thérèse Delattre et Monique Boulad rejoignent l’aventure. La première, médecin et pédiatre qui effectue son stage dans la région, entre en contact avec Jacques Charles et s’installe dans le quartier en 1976. Également influencée par le GERM, elle s’implique en parallèle dans le Comité d’action-santé (CAS) à Louvain, un groupe d’étudiant.e.s de gauche qui articule une réflexion sur des questions sociales et politiques en lien avec la santé[10]. À Bruxelles, Monique Boulad fait quant à elle la connaissance du curé Jacques Van Der Biest lors de la « bataille des Marolles » durant l’été 1969, et participe à la naissance de l’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU)[11]. Elle emménage en 1977 avec Thérèse, qu’elle a rencontrée à l’université, dans le quartier de La Docherie et fait la rencontre du microcosme glaisien. C’est alors que Jacques Charles et Xavier Rousseaux, qui sont à la recherche d’un troisième médecin afin de renforcer l’équipe médicale, l’engagent.

La Boutique populaire La Glaise se veut un lieu d’expérimentation sociale, où se mêlent soins de santé, aide juridique, éducation populaire et vie communautaire. Les membres de l’équipe adhèrent à une vision pluridisciplinaire et autogestionnaire, où chaque participant.e, quel que soit son statut, joue un rôle actif dans les décisions et l’organisation des activités​. Dans un quartier structuré par le monde ouvrier et ses solidarités, qui doit faire face à de nouveaux défis liés à la précarisation du logement, à l’isolement social et à la dégradation du cadre de vie, la Boutique devient un point de repère, un espace de services et un lieu de vie communautaire. En plus des soins médicaux, les habitant.e.s y trouvent écoute, soutien et accompagnement​.

L’animation de base comme projet politique

En s’installant à Marchienne-Docherie, l’équipe ne se contente pas de dispenser des services, elle inscrit son action dans une démarche militante et sociale. Outre les influences propres au monde médical que sont le GERM et le CAS, elle appuie son approche sur des références théoriques et pratiques précises, dont la principale est le Mouvement d’animation de base (MAB). Issu de la mouvance post-68, le MAB prône l’implication directe des habitant.e.s dans la résolution de leurs problèmes, supposant une prise de conscience ainsi qu’une éducation et une formation permanente[12]. S’inspirant de la pensée de Paulo Freire, qui vise à l’éducation des adultes défavorisés et marginalisés à partir de leur vécu, le MAB estime que de l’analyse de ce dernier doit découler la critique du capitalisme. Par l’action, la réflexion et l’organisation démocratique en autogestion, il entend développer un processus d’animation politique et soutient à cet effet la constitution de groupes d’animation de base, dont les membres sont actifs et actives dans les quartiers, les usines, les collectifs[13].

Ces groupes autogérés doivent ensuite découvrir la nécessité d’une transformation radicale, tant dans les structures de la société que dans les mentalités, comme l’explique Monique Boulad : « avec le MAB, on disait que la société changerait par le bas et qu’on allait changer les rapports sociaux en habitant et en infiltrant partout, en créant des initiatives locales ». Pour l’équipe, les activités professionnelles sont un moyen pour tisser des liens avec la population du quartier, de la conscientiser et de créer avec elle une dynamique socio-politique[14]. En tant que groupe de base reconnu, l’équipe fait partie d’une structure qui regroupe des collectifs MAB de plusieurs localités de Belgique, ainsi que le détaille Jacques Charles : « nous étions même dans une structure reconnue d’éducation permanente qui s’appelle Culture et développement et qui était présente, entre autres, à Bruxelles, telle que le Gaffi »[15].

Un bouillonnement d’idées traverse l’équipe.  Les lectures variées de chacun, issues de courants progressistes, ainsi que les contributions des membres proches des partis d’extrême gauche ou des chrétiens progressistes, se mélangent. Une culture Glaise disparate, en mouvement se développe, loin de tout dogmatisme. La communauté accueille également des personnes de passage. Plusieurs immigrés marocains opposants au régime autoritaire d’Hassan II, membres de l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM) ou du Regroupement démocratique marocain (RDM), des mouvements situés à l’extrême gauche de l’échiquier politique marocain[16], se retrouvent aspirés par la vie communautaire en ébullition de la Boutique populaire.

Vivre et s’impliquer dans le quartier

L’un des aspects marquants de cette période est la vie communautaire adoptée par l’équipe, dont les membres s’installent dans le quartier de Marchienne-Docherie, vivant au plus près des habitant.e.s et partageant leur quotidien. Dès 1979, Xavier Rousseaux souligne les deux avantages principaux qu’offre cette décision : « dès l’abord, nous avons été frappés par l’importance de l’éducation et de l’information sanitaire. Mais, surtout, nous nous sommes rendus compte que la lutte pour une meilleure santé ne pouvait s’isoler de la lutte pour des logements plus salubres, pour des égouts, pour de meilleures conditions d’hygiène et de sécurité dans les entreprises… Il est, en effet, indispensable de déceler les vraies causes des maladies »[17]. Perçue comme un phénomène global, la santé dépend ainsi d’un ensemble de déterminants que sont les conditions sociales, de travail, de logement, de l’accès aux services, du cadre de vie​, etc.

Les conditions sociales impactent la santé. Dessin paru dans les Cahiers du GERM, n°152, décembre 1981 (CARHOP).

Monique Boulad précise les éléments qui expliquent ce choix : « je crois que c’était une très grande force, parce qu’on ne réfléchissait pas les choses, on les voyait, on les sentait parce qu’on était là tous les jours. Nos enfants allaient dans les mêmes écoles, nous allions dans les mêmes magasins et on côtoyait la population, on la connaissait sur toutes sortes d’autres aspects. On faisait vraiment partie de cette vie-là et donc nous étions comme des espèces d’éclaireurs qui sentions les besoins avant qu’ils n’apparaissent. On a senti le besoin de faire de l’éducation sanitaire avant que cela ne se développe de façon beaucoup plus importante, on a senti la nécessité de rassembler les médecins et d’avoir enfin des pratiques coordonnées ».

Dessin d’un tract sur la médecine du travail, réalisé par le Groupe promotion santé de Charleroi. La Maison médicale La Docherie y participe (CARHOP, Lettre d’information du GERM, n°132, novembre 1979, p. 42).

La présence de l’équipe dans le quartier vise également à réduire la distance sociale et symbolique entre soignant.e.s et soigné.e.s. Une rupture forte avec la médecine traditionnelle où le médecin, souvent extérieur au milieu de ses patient.e.s, incarne une figure d’autorité distante​, développe une attitude paternaliste et ne partage pas son diagnostic avec ses patient.e.s, se remémorent Monique Boulad et Thérèse Delattre. L’insertion dans le quartier et sa vie sociale passe également par la participation aux mouvements sociaux tels que des grèves ou des meetings. L’équipe participe à, et parfois organise, des discussions politiques ouvertes aux habitant.e.s du quartier au sujet de la sécurité sociale. Elle milite aussi activement pour la dépénalisation de l’avortement et nourrit des contacts avec les comités de sécurité et d’hygiène dans les usines, en collaboration avec Jacques Vandamme, médecin du travail et mari de Thérèse, et avec les syndicats, afin d’agir de concert avec les travailleurs et travailleuses sur leurs conditions de travail.

De la Boutique populaire à la Maison médicale

En 1980-1981, l’équipe croise la route de Robert Franck, un philosophe de l’UCL, avec qui plusieurs réunions de réflexion sont organisées, et qui interpelle l’équipe. « Il a pointé le fait qu’on était dans un quartier qui avait des difficultés d’accès à un certain nombre de services de santé, de droit, de services sociaux, etc. » se remémore Jacques Charles « et que notre façon de procéder, nous qui étions des gens qualifiés dans ces domaines-là, faisait qu’on galvaudait un peu notre qualification en se dispersant dans tout cela ». Après un moment de maturation, les paroles de Robert Franck font écho au sein de l’équipe, qui estime nécessaire que chacun.e se recentre sur ses qualifications particulières, que cela soit le droit, la psychologie, la médecine ou l’animation de quartier. À partir de cette époque, les activités se restructurent en deux pôles principaux. D’une part, les services de santé qui deviennent la Maison médicale La Glaise et d’autre part, les services psycho-sociaux, d’éducation et d’animation, qui donneront plus tard naissance au Centre de santé mentale La Pioche.

Le passage au forfait et ses conséquences

En 1989, après mûres réflexions, l’équipe décide d’abandonner le paiement à l’acte pour passer au forfait, un système de remboursement des soins développé par la FMM, qui paraît plus en adéquation avec l’idée d’un service médical accessible et solidaire axé sur la prévention. Monique Boulad en explique les raisons : « on voulait faire de la prévention et donc, en fait, on sciait la branche sur laquelle nous étions assis. Si tu apprends aux gens à se soigner, (…) ils ne t’appelleront plus. Donc, il y avait toujours une sorte d’ambiguïté, un truc ridicule, où nous, on avait intérêt à ce que le patient soit malade et en même temps, on voulait le guérir. C’est toujours l’ambiguïté de la médecine à l’acte. Donc, à un moment donné, on voulait un système où nous aurions tous les deux le même intérêt. Et le forfait permettait cela ». Un autre avantage est que le forfait finance les activités préventives et l’éducation sanitaire. Or, la prévention reste aux yeux de l’équipe le meilleur outil pour amener les gens à prendre en charge leur santé.

Cette transition implique néanmoins des changements importants. Avec le forfait, trois fonctions doivent être réunies au sein d’une maison médicale : médecin, infirmier ou infirmière et accueil, ce qui remet en question le partenariat jusqu’alors en vigueur avec les infirmières du quartier[18]. Pour autant, plusieurs d’entre elles sont à cette époque parties à la retraite, ce qui facilite le choix de l’équipe pour le forfait. Ensuite, la redéfinition du travail de première ligne au niveau de la FMM implique qu’une maison médicale ne peut plus proposer des soins spécialisés, compromettant la place de la pédiatrie au sein de La Glaise. Au vu de l’implication de Thérèse Delattre depuis l’origine, il est inenvisageable aux yeux de l’équipe qu’elle quitte l’aventure. Elle conserve alors une consultation de pédiatrie dans la Maison médicale et une implication dans les réflexions de santé et dans la gestion.

La Maison médicale La Glaise en 1992 (CARHOP, Fonds FMM, n°1080).

Ce que l’équipe n’a pas anticipé avec le passage au forfait, c’est la disparition d’une de ses spécificités. Jusque-là, l’engagement se faisait sur base de l’adhésion au projet global de La Glaise, qui impliquait de vivre dans le quartier. En 1987, quand Patrick Jadoulle remplace Xavier Rousseaux, qui avait quitté l’équipe deux ans plus tôt, il accepte de s’installer à La Docherie avec sa famille, comme il accepte le projet de société défendu par la Maison médicale. Le passage au forfait modifie cette règle, malgré les tentatives de l’équipe de la conserver : « Tout à coup, nous avions besoin d’une infirmière avec un diplôme. Mais cette fille, elle n’avait aucune envie d’habiter le quartier » explique Monique Boulad, « nous avons essayé, mais elle ne voulait pas. Donc, nous avons engagé des gens qui étaient hors quartier et on a fait la même chose pour les accueillantes ».

Lérosion du projet politique

Du projet initial de 1975, c’est l’abandon du volet politique qui marque l’évolution principale avec La Glaise d’aujourd’hui[19]. L’animation de base pratiquée durant les premières années comporte deux éléments prépondérants : la réflexion et l’action avec les habitant.e.s en vue d’un changement de société. Si la réflexion continue de colorer la pratique médicale, l’action en vue d’un changement de société disparait progressivement. « L’engagement politique », précise Monique Boulad, « nous y avons renoncé tout doucement à partir du moment où on s’est aperçu Jacques et moi que les nouveaux collaborateurs n’avaient pas du tout envie de cela. Nos références théoriques et nos lieux de réflexion deviennent alors la Fédération des maisons médicales, orientée sur la politique de santé ». Les activités menées par La Glaise pour lutter contre un problème lié à l’environnement par exemple, ou en soutien à un mouvement social, deviennent sporadiques et ne font plus partie intégrante d’une vision à long terme.

Les relations avec les pouvoirs publics connaissent des changements elles aussi. De la contestation, elles passent à la collaboration, afin d’obtenir des subsides, pour mener à bien certains projets de quartier, pour influencer les mesures au niveau des soins de santé au sein des cabinets ministériels[20]. Aux yeux de l’équipe, cette collaboration présente une série d’avantages : elle donne des moyens, offre de la reconnaissance, permet de diffuser les modèles sur lesquels se base la Maison médicale. Elle l’estime néanmoins interpellante quand, par exemple, la structure basée sur le triptyque médecin – kiné – infirmier devient un objectif au lieu d’être un moyen. Les pouvoirs publics en deviennent les garants et obligent les maisons médicales à s’y conformer. Il n’est plus question d’adapter le modèle au terrain ou de créer son propre modèle. Dans le quartier de La Docherie, le Centre public d’action sociale (CPAS) prend le relais des activités initiées puis abandonnées par la Boutique populaire, lorsque la Maison médicale la remplace et se professionnalise, en ouvrant une maison de quartier, un restaurant social, des activités culturelles, etc. Si, à l’époque, l’équipe de la Boutique populaire percevait la nécessité de ce genre d’action, elle les utilisait comme levier de changement social et de contestation, alors que le CPAS les conçoit comme des outils d’intégration sociale.

Un esprit et des valeurs qui persistent

Bien que certains éléments évoluent, d’autres continuent de structurer la Maison médicale et ses actions. Dans la forme du travail en équipe en premier lieu. L’autogestion est de mise depuis 1975, les décisions importantes sont prises collectivement et chacun.e organise son travail et en assume la responsabilité. Il n’y a ni responsable ni hiérarchie. L’égalité salariale stricte est pratiquée jusqu’en 2005, quels que soient les postes de travail. Elle finit par être abandonnée parce que les responsabilités sont différentes et que seuls les médecins paient les recyclages obligatoires et les cotisations professionnelles, et enfin par peur de ne pas pouvoir engagé de nouveaux médecins avec un tel salaire [21]. La convivialité est également un élément mis en avant par l’équipe comme un moyen important de rendre la vie professionnelle plus agréable durant toutes ces années, mais aussi de mieux se connaitre et d’améliorer la qualité du travail.

Dans les services rendus ensuite, La Glaise tient à rester accessible géographiquement, culturellement et financièrement. Les personnes sont toujours prises en charge dans leur globalité, l’équipe se montrant à l’écoute des besoins et des aspirations de la patientèle. La collaboration avec d’autres structures actives dans le quartier, telles que l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE), le CPAS ou les comités de quartier, représente une marque de fabrique de La Glaise aujourd’hui encore. Globalité, participation et partenariat, des éléments proches de ceux développés par la jeune équipe qui s’était installée à La Docherie au milieu des années 1970.

Regards rétrospectifs et nouveaux défis

Nos trois interlocuteurs considèrent qu’aujourd’hui, il reste des obstacles au bon développement des maisons médicales. Ils citent par exemple la gestion financière, qui prend beaucoup d’énergie et de temps et qui est souvent déléguée à des gestionnaires externes, ce qui introduit la notion de rentabilité dans les maisons médicales. Certain.e.s patient.e.s sont parfois désabonné.e.s s’ils possèdent des pathologies trop lourdes et couteuses, explique Monique Boulad, ce qui est pour le moins problématique. Pour Thérèse Delattre, le système est également limité par la superposition médecins/infirmiers, qui ne peuvent pas toujours couvrir les mêmes territoires. Un médecin peut soigner un.e patient.e qui habite à une heure de route s’il doit s’y rendre une fois toutes les deux semaines, mais cette distance n’est pas réaliste pour un.e infirmier.e qui doit y passer deux fois par jour pour refaire un pansement.

Malgré ces difficultés, Monique, Thérèse et Jacques estiment que les maisons médicales conservent un bel avenir et que La Glaise est prête à relever les défis. Pour Monique Boulad, l’esprit et l’expérience des premières années constituent à la fois le socle de la Maison médicale d’aujourd’hui et la spécificité de La Glaise : « il y avait là des valeurs profondes, une cohésion… Parce que La Glaise est certainement une des maisons médicales d’où les gens ne partaient pas. Les médecins sont restés ». Jacques, Monique, Patrick et dans une certaine mesure Thérèse, ont terminé leur carrière à La Glaise, quant à l’équipe actuelle, elle est présente depuis 20 ans. Thérèse Delattre abonde en ce sens et place la période de la Boutique populaire comme un momentum central : « c’était le terreau et il y a des choses qui sont restées dans La Glaise, Maison médicale : la convivialité, la notion de plaisir, le côté « partage » avec les autres, le côté autogestion est resté aussi ».

Quand il s’agit d’évoquer la spécificité de La Glaise, Jacques Charles met également en avant cette période de la Boutique populaire : « ce terreau, ce passage… on part avec l’idée de créer une maison médicale pluridisciplinaire pour les étudiants, on passe par certaines phases, de la Boutique populaire à la Maison médicale. C’est ce passage, qui n’est pas innocent, qui est la plus grande spécificité », car il définit encore les grandes lignes du projet aujourd’hui, il en forme le ciment, dit Jacques Charles, qui rappelle que « quand on a les pieds dans La Glaise, on n’en sort plus », on « s’englaise ».

Notes

[1] CARHOP, interview de Monique Boulad, Jacques Charles et Thérèse Delattre par Julien Tondeur, 24 janvier 2025. Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de cette interview.
[2] BAUHERZ G., SZOC E., « Pour une gauche médicale. Médecine réparatrice ou émancipatrice ? » Politiques, n°101, septembre 2017, p. 26-27.
[3] POUCET T., VAN DORMAEL M., « 1964-1990 : le GERM, pour un système de santé solidaire », Politiques, n°101, septembre 2017, p. 29.
[4] VAN AELST E., Gens de La Docherie, auto-édition, 1993, p. 15.
[5] D.A., « Le quartier de La Docherie, retour sur un déclin », L’Avenir, 10 mars 2023, www.lavenir.net, page consultée le 5 février 2024.
[6] La houille est une autre appellation pour désigner le charbon.
[7]  Cavité creusée au fond d’une bure, un puit intérieur de mine, servant à recueillir les eaux provenant des galeries. Émile Zola utilise le terme dans Germinal : « En bas, le bougnou, un puisard de dix mètres (…), exhalait lui aussi son humidité vaseuse ». ZOLA É., Les Rougon-Macquart Germinal, Paris, Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle éditeur, 1906, p. 110, https://beq.ebooksgratuits.com , page consultée le 16 mars 2025.
[8] Le jeu de balle pelote, ou plus simplement le jeu de balle, est un sport collectif opposant deux équipes de 5 joueurs qui se renvoient une petite balle, appelée pelote, en la frappant à la main munie d’un gant en cuir.
[9] Se dit communément des habitant.e.s de La Docherie.
[10] CARHOP, interview de Monique Boulad…
[11] CARHOP, interview de Monique Boulad…. La « bataille des Marolles » oppose les habitant.e.s précarisés de ce quartier bruxellois au ministère public qui les menace d’expropriation afin de réaliser un projet d’extension du Palais de justice.
[12] ROUSSEAUX X., « Un choix de pratique médicale », La Revue nouvelle, n°9, septembre 1978, p. 164-167.
[13] DE BRUYN J., « En Belgique, mouvements d’animation de base », Autogestion et socialisme. Études, débats, documents, n°39, 1977, p. 116-117.
[14] BOULAD M., Point de départ, texte non publié, 2004. Utilisé avec l’autorisation de l’auteure.
[15] Groupe d’animation et de formation pour femmes immigrées (GAFFI), situé à Schaerbeek dans le quartier Nord à Bruxelles. Voir LORIAUX F., Le GAFFI : Un projet de société pour les femmes migrantes (1978-2014), Bruxelles, CARHOP, 2015.
[16] EL BAROUDI Z., « 1974-1992 : l’exemple fondateur du Regroupement démocratique marocain », Politique. Revue belge d’analyse et de débat, n°115, avril 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021, www.revuepolitique.be, page consultée le 16 mars 2025.
[17] ROUSSEAUX X., « Un choix de pratique médicale »…
[18] La fonction de kinésithérapeute peut encore, à cette époque, être pratiquée à l’acte, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui dans les maisons médicales.
[19] CARHOP, interview de Monique Boulad…
[20] BOULAD M., Point de départ
[21] CARHOP, interview de Monique Boulad…

Pour citer cet article

Tondeur J., « « S’englaiser » à Marchienne-Docherie : d’une boutique populaire à une Maison médicale  », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 26 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes !, mai 2025, mis en ligne le 28 mai 2025, https://www.carhop.be/revuecarhop/