Claudine Marissal (historienne, CARHOP asbl)
À partir des années 1960, dans une période de profonde remise en cause des relations d’autorité, les initiatives se multiplient pour défaire les hiérarchies et émanciper les personnes souffrant d’oppression. Parties prenantes de ce mouvement contestataire, les maisons médicales entendent favoriser, par le biais des soins médicaux, l’émancipation des populations précarisées. La Maison médicale du Maelbeek nous en offre un exemple éloquent. Dès sa création en 1976, elle construit de riches collaborations avec des organisations qui défendent les droits fondamentaux des personnes les plus vulnérables. Elle établit notamment une synergie étroite avec l’ASBL Le Pivot, une association qui construit de multiples projets avec les familles frappées de grande pauvreté. Elle tisse aussi une collaboration durable avec le Collectif pour femmes battues, une association féministe qui gère le premier refuge dédié aux femmes violentées[1].
Dans une période où les violences faites aux femmes sont encore largement minimisées, cette collaboration est pionnière et c’est pourquoi nous avons choisi de l’investiguer. Quelles sont ses racines, sa concrétisation et ses avantages pour les femmes en détresse ? Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé Anne-Françoise Dille et Bénédicte Roegiers (deux médecins qui se sont activement impliquées au Refuge durant une quarantaine d’années), Marie-Pascale Minet (infirmière à la Maison médicale, également intervenante au Refuge)[2] et Odette Simon (co-directrice du Collectif pour femmes battues pendant 25 ans)[3]. Complétés par quelques archives conservées à la Maison médicale, leurs substantiels témoignages racontent la dynamique de l’engagement. Ils révèlent aussi la richesse des activités déployées en maisons médicales ; une richesse que notre angle d’approche, les soins aux femmes violentées, ne fera qu’esquisser[4].
La Maison médicale du Maelbeek

La création de la Maison médicale du Maelbeek remonte à 1976, quand quelques ami.e.s fraichement diplômé.e.s en médecine (ou en passe de l’être) décident d’exercer dans le quartier de la place Jourdan à Etterbeek, un quartier bruxellois qui concentre alors une population frappée de grande pauvreté. Dans le sillage de Mai 68, ils s’installent dans une maison communautaire et organisent les consultations médicales au rez-de-chaussée, dans une relation poreuse avec leurs espaces de vie, car ils souhaitent garder leurs portes « toujours ouvertes pour les patients et familles du quartier »[5]. À l’origine, l’équipe médicale se compose de deux médecins généralistes. Elle se renforce et s’interdisciplinarise rapidement avec l’arrivée en 1977 d’une infirmière, d’une kinésithérapeute, de deux nouveaux médecins et, plus tard, d’une assistante sociale.
En 1978, l’initiative s’institutionnalise et l’ASBL Promotion santé est créée. Une charte constitutive de la Maison médicale est alors rédigée, qui indique clairement sa volonté de « lutter contre tout ce qui entretient les inégalités sociales, raciales, sexuelles et culturelles devant la santé » et de travailler pour le « droit à la santé pour les personnes les plus exclues »[6]. Pour l’équipe, qui s’appuie sur les recommandations de la conférence de l’Organisation mondiale de la santé tenue la même année à Alma-Ata (URSS), soigner dépasse largement le cadre d’une consultation médicale individuelle. Pour être en bonne santé, les personnes doivent disposer de leurs droits fondamentaux, avoir une bonne estime d’elles-mêmes et être bien intégrées dans la société. Les patient.e.s doivent donc être appréhendés à la fois dans leur dimension physique, psychique et sociale, avec une large attention pour leur autonomie.


C’est pourquoi, dès l’origine, les consultations médicales se doublent de projets dits « communautaires » qui prendront au fil des ans des formes variées, comme des sorties au parc, des activités sportives, des cours de cuisine, la création d’espaces de paroles et de réseaux d’entraide ou la mise sur pied d’un service Garde d’enfants malades à domicile. En 1982, la Maison médicale du Maelbeek s’affilie à la nouvelle Fédération des maisons médicales.
Le terreau de l’engagement
La jeune équipe est socialement engagée. Le cofondateur de la Maison médicale, Luc Colinet, raconte avoir été marqué par Hélder Câmara, un évêque catholique brésilien qui militait pour les droits de l’homme et la lutte contre la pauvreté. Il fréquentait aussi ATD Quart Monde, une association créée en France par le prêtre catholique Joseph Wrezinski pour combattre la grande pauvreté, et qui s’implante à Bruxelles au début des années 1970[7]. Professeur dans l’enseignement secondaire, Luc Colinet décide d’étudier la médecine pour partir en coopération au développement, avant de choisir de se consacrer aux patients précarisés en Belgique[8]. Anne-Françoise Dille se souvient avoir été bouleversée par les événements de Mai 68 qui la décident à s’« engager pour un autre monde »[9]. Durant ses études de médecine, elle s’active dans les assemblées étudiantes et adhère aux idées de gauche, voire d’extrême gauche. Bénédicte Roegiers raconte avoir grandi dans un « terreau familial avec une attention portée aux personnes qui ont moins de chance que nous »[10]. À l’école secondaire, des professeures lui font découvrir l’ASBL Rasquinet, une association fondée en 1972 à Schaerbeek et qui organise des animations sportives et culturelles, puis une école de devoirs pour les jeunes du quartier populaire Josaphat[11]. Durant ses études de médecine, elle se souvient aussi avoir été marquée par la personnalité de Jean Carpentier, un médecin communiste poursuivi en France pour avoir promu l’éducation sexuelle à l’école, et qui aurait « embarqué des générations de soignants dans sa rébellion à la fois joyeuse, clairvoyante, habile, se méfiant des institutions mais jouant avec elles, à la fois franc-tireur et fédérateur »[12].
Durant leurs études à l’Université de Louvain, ces trois futur.e.s médecins s’intéressent déjà au Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM) qui, fondé en 1964, conteste les hiérarchies dans le monde médical et propose différentes voies pour démocratiser l’accès aux soins médicaux, comme la création de centres de santé intégrés qui préfigurent les maisons médicales. Cette nouvelle manière de concevoir la médecine, pluridisciplinaire, émancipatrice et en phase avec les conditions de vie de la patientèle, correspond pleinement à leurs aspirations. Au terme de leurs études, Luc Colinet et Anne-Françoise Dille s’impliquent immédiatement dans la création de la Maison médicale du Maelbeek. Bénédicte Roegiers les rejoint en 1983, après avoir co-fondé une maison médicale à la rue de l’Enseignement à Bruxelles[13]. Marie-Pascale Mine, qui raconte avoir été baignée dans une culture familiale qui la portait à prendre soin des autres et s’être investie dans des chantiers d’ATD Quart Monde, rejoint l’équipe en 1988. Variés, les chemins de l’engagement, qui se conjuguent à des liens d’amitié, les conduisent donc au même projet.
Le Collectif pour femmes battues

Le Collectif pour femmes battues se construit aussi sur le socle de l’engagement, celui du féminisme de la seconde vague qui, dans les années 1970, conteste bruyamment le patriarcat et les inégalités qui frappent les femmes dans tous les domaines de la société[14]. Les militantes dénoncent aussi les violences physiques et sexuelles et la passivité des autorités publiques qui laissent les victimes sans moyen. En 1976, elles organisent à Bruxelles un Tribunal international des crimes contre les femmes qui réunit près de 2 000 participantes du monde entier[15]. Quelques mois plus tard, s’inspirant d’initiatives d’Erin Pizzey[16] en Angleterre, des militantes décident de créer des refuges où les femmes victimes de violences familiales pourront provisoirement trouver un toit, de l’aide et la sécurité. En 1977, l’ASBL Collectif pour femmes battues est fondée pour assurer « l’apaisement de la souffrance des femmes qui sont sérieusement ou régulièrement menacées ou maltraitées par leur (ex-)mari ou par d’autres hommes avec qui elles vivent ou vivaient, ainsi que l’aide à leurs enfants »[17]. Un premier refuge ouvre ses portes dans le grenier d’un bâtiment vétuste situé rue du Trône à Bruxelles, pas loin de la Maison médicale du Maelbeek.

Durant les premières années, le Refuge survit grâce à des dons privés et à l’investissement de militantes bénévoles. Au tournant des années 1970, au terme de vifs débats, il s’ouvre à la professionnalisation et aux reconnaissances des autorités publiques qui garantissent des subsides plus récurrents. C’est à ce moment qu’Odette Simon arrive au Collectif. Interrogée sur les racines de son engagement, elle raconte un milieu familial porté sur les soins aux autres (son père médecin soignait des patients du CPAS), des professeures qui l’ont éveillée au féminisme et la volonté, en entrant au Collectif, de s’engager pour les droits des femmes[19].
La rencontre
La sensibilité de la Maison médicale aux populations précarisées favorise la rencontre avec le Collectif pour femmes battues. Elle se produit en 1977, quand la sœur d’un médecin qui intervient au Refuge, demande à Anne-Françoise Dille si la Maison médicale pourrait participer aux soins. C’est le départ d’une longue collaboration toujours actuelle. « Cela s’est installé comme ça (…) on répondait de manière ponctuelle à des demandes, essentiellement des visites au Refuge (…) Petit à petit, notre collaboration, qui se passait bien, est devenue une évidence ; quand il y avait une demande médicale au Refuge, on s’adressait à la Maison médicale et, de fil en aiguille, on est devenus les référents du Refuge »[20].

Alors qu’à cette époque, les violences faites aux femmes restent encore largement taboues et que la lutte ne fait que s’amorcer, cet investissement (parfois bénévole) s’inscrit pleinement dans la philosophie de la Maison médicale et il reçoit immédiatement le soutien de l’équipe : « travailler en maison médicale, c’est un état d’esprit, c’est une envie de travailler ensemble, de travailler dans un quartier bien défini, avec une sensibilité à certaines souffrances d’une partie de la population dont faisaient partie les violences faites aux femmes »[21]. Bénédicte Roegiers confirme : « dans l’équipe, en tout cas au niveau des médecins, ce qui m’a toujours émerveillée, c’est que tout le monde y allait avec autant de bienveillance, de patience, d’envie de vraiment prendre soin de la personne »[22]. Pour Marie-Pascale Minet, « Il y avait cette volonté commune d’aborder autrement les populations en souffrance (…) C’est un mouvement qui dépasse largement la médecine générale et les projets mêmes d’une maison médicale, c’est un vrai projet de société »[23].
Une synergie au bénéfice des femmes en détresse
Pour plusieurs raisons, le Collectif pour femmes battues trouve avantage à collaborer avec l’équipe de la Maison médicale. Les médecins acceptent de dresser des certificats constatant les blessures, un acte très appréciable à une époque où la violence familiale n’est pas encore reconnue et où beaucoup de confrères rechignent à ces constats. « Vous étiez vraiment très précieuses aussi pour cela », se souvient Odette Simon[24]. Il y a aussi l’avantage des permanences, car un médecin peut être appelé à tout moment, même la nuit et le week-end, par exemple, quand des femmes font de fortes crises d’angoisse à soulager sans tarder. La confiance qui se construit au fil du temps est aussi très précieuse : le Collectif peut compter sur la qualité et la continuité des soins, mais aussi sur la discrétion de l’équipe qui est consciente que l’adresse du Refuge doit rester secrète et qu’elle doit agir en toute prudence. Au départ, les soins sont donnés au Refuge puis, dans les années 1990, les femmes commencent aussi à être reçues aux consultations de la Maison médicale. Elles y sont directement orientées par le Collectif (sans passer par le Refuge), ou elles y poursuivent leurs soins après leur sortie du Refuge.

Soigner avec délicatesse
Soigner les femmes violentées réclame beaucoup de tact et d’empathie. Comme le rappelle Odette Simon, « non seulement il y avait la violence qui venait de se produire, mais il y avait souvent aussi un long passé de violences, parfois dès l’enfance »[25], un passé traumatique qui peut laisser des traces durables dans la perception des corps. Les médecins doivent dès lors gagner la confiance de la personne « pour qu’elle accepte d’ouvrir son cœur et de se laisser examiner, pour qu’elle se livre un petit peu sur ce qui s’est passé, qu’elle nous autorise à l’examiner, à la toucher parfois. (…) que la personne accepte de se laisser examiner par quelqu’un qui était bienveillant, mais qui pouvait rappeler la personne violente qui avait été à la source de ses blessures »[26]. Une acceptation qui réclame un long travail de réappropriation : « c’est toute la réconciliation, au-delà de la première prise en charge, avec le fait d’accepter que quelqu’un l’aide dans la prise en charge de sa santé, l’aide à aller mieux, l’aide pour son bien-être … » [27]. Les militantes du Collectif et les médecins sont aussi d’accord de ne pas psychologiser et surmédicaliser le problème des violences. Pour les militantes, « une femme opprimée n’est pas une femme à soigner. (…) La vraie raison réside dans le fait que les hommes veulent être supérieurs aux femmes et maintiennent leurs pouvoirs en les traitant avec violence »[28]. Pour les médecins, « Il y a un grand souci de ne pas médicaliser à outrance les situations ; la globalité de la santé n’est pas un vain mot. »[29]

Les avantages d’une équipe pluridisciplinaire
La pluridisciplinarité de l’équipe de la Maison médicale est aussi un avantage, car tous les intervenant.e.s (infirmière, kinésithérapeute, psychothérapeute) apportent leur contribution. Les médecins ne sont pas seul.e.s face à des situations lourdes à gérer, aussi sur le plan émotionnel et, comme pour leurs autres patient.e.s, les cas complexes sont discutés en équipe pour obtenir un éclairage différent. La Maison médicale adapte aussi ses activités de santé communautaire à la situation particulière des femmes violentées. À partir de 2000, des réunions-santé sont organisées au Refuge, durant la soirée, quand les enfants sont au lit et que les femmes sont disponibles pour échanger. Comme les autres patient.e.s de la Maison médicale, ces femmes connaissent mal leur corps, leur cycle menstruel, la contraception, et elles s’interrogent aussi sur la santé et l’éducation de leurs enfants.

Comme « le pouvoir sur soi passe aussi par la connaissance de son corps »[31], Anne-Françoise Dille et Bénédicte Roegiers, qui s’investissent beaucoup au Refuge et qui ont la confiance des femmes, répondent durant ces soirées à leurs questions et favorisent le dialogue : « c’était un échange, cela n’avait rien de haut vers le bas, les femmes nous posaient des questions et on leur répondait, on apportait parfois des petits prospectus qu’elles pouvaient lire. (…) c’était tellement enrichissant, parce que là aussi, elles avaient confiance, elles se dévoilaient un petit peu, elles partageaient entre elles leurs soucis de santé et nous, on essayait d’y répondre (…) C’était vraiment un très beau partage qui a continué pendant plusieurs années »[32]. Les interventions de l’équipe médicale sont très appréciées, tant par les femmes que par l’équipe du Collectif. Pour Odette Simon, « Les échos étaient magnifiques, toujours, et les femmes étaient enchantées »[33]. Pour sceller davantage la collaboration, Anne-Françoise Dille et Bénédicte Roegiers entrent en 2003 dans l’Assemblée générale de l’association, rebaptisée depuis 1993 Centre de prévention des violences conjugales et familiales.
Dépister les violences au sein de la patientèle
Très sensibilisée à la problématique des violences, l’équipe de la Maison médicale s’attèle à déceler les situations préoccupantes au sein de sa propre patientèle, auprès de femmes qui ne se plaignent peut-être de rien, mais dont l’attitude laisse supposer des violences. Ce dépistage réclame aussi du tact et de la délicatesse, dans le choix des mots, la manière de poser les questions, selon la présence éventuelle du partenaire violent, selon la culture de la patiente, en prenant le temps nécessaire au dévoilement. Toujours sans brusquer, une aide est proposée qui peut aller jusqu’à la sécurisation de la personne si elle est en danger. Les femmes sont alors prioritairement orientées vers le Collectif, qui lui aussi agit dans le respect de la volonté de la personne. Comme en témoigne Odette Simon, « c’était accompagner quelle que soit la décision de la personne. Même si elle continuait à se faire frapper, tout ce que moi je pouvais lui dire, c’est « je suis inquiète, j’ai peur pour ta vie, j’ai peur pour ton intégrité, mais je ne peux pas le faire à ta place, à toi de voir, et au cas où, voici les possibilités.» Et puis, à un moment, elles finissaient par partir, mais parfois, ça prenait trois voire quatre ans »[34].
En l’absence de formation durant leurs études et dans une période où, répétons-le, la lutte contre les violences faites aux femmes ne fait que débuter, les médecins de la Maison médicale se forment sur le tas. Anne-Françoise Dille et Bénédicte Roegiers se nourrissent aussi d’échanges avec l’équipe du Collectif et, à partir des années 1990, de formations que celle-ci organise pour les professionnels médico-sociaux. Au fil du temps, elles-mêmes commencent à participer à des activités de sensibilisation à la prévention, l’accueil et les soins aux victimes. En 2013, Bénédicte Roegiers rédige ainsi un article « Violence conjugale, le soignant doit-il s’engager ? » pour la revue Medi-sphère destinée aux médecins généralistes[35].
Autres engagements
Cette sensibilité particulière pousse aussi l’équipe à collaborer avec d’autres organismes d’hébergement de femmes esseulées, précarisées ou violentées. À la demande du CPAS de Bruxelles, Chantal Hoornaert puis Bénédicte Roegiers se rendent chaque semaine au Home Victor Du Pré, un centre d’hébergement d’urgence bruxellois qui, depuis la fin du 19e siècle, accueille des femmes sans abri éventuellement accompagnées de leurs enfants, qui souffrent de misère extrême ou qui fuient des violences familiales[36]. Les médecins de la Maison médicale deviennent aussi les médecins référents de la maison maternelle Trois Pommiers à Etterbeek, qui accueille des femmes enceintes ou des mères esseulées qui font face à des problèmes sociaux, une séparation difficile ou des violences.

La Maison médicale, qui porte une attention particulière aux personnes immigrées, réfugiées ou sans papiers, collabore régulièrement avec des organisations qui défendent leurs droits[37]. En 2020, « une nouvelle aventure humaine a commencé »[38] : en pleine crise du Covid, elle met un bâtiment qu’elle possède rue de Haerne à Etterbeek, où ses activités seront bientôt transférées, à disposition du projet Sister’s House de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. Durant dix mois, et avec le soutien de l’équipe et de bénévoles, près de 150 femmes migrantes y trouveront un toit et la sécurité[39].
« Ce sont des histoires humaines et d’engagements »[40]
Dans cette contribution, nous avons mis l’accent sur l’aide apportée aux femmes victimes de violences, ce qui n’est qu’une des multiples facettes des activités de la Maison médicale du Maelbeek. Cet angle d’approche permet de mettre clairement en perspective une dynamique de l’engagement qui, quoi qu’en disent les initiatrices, n’avait rien d’évident. La collaboration se construit alors que les violences faites aux femmes sont encore largement minimisées et que les lieux d’accueil restent dérisoires. Ni les militantes du Collectif, ni l’équipe médicale n’y sont formées. Engagées et résolues à agir, elles apprennent sur le tas et s’investissent sans compter, avec peu de moyens, sinon la ferme volonté de prendre soin des personnes les plus exclues dont font partie les femmes violentées.
Anne-Françoise Dille évoque « une force de mobilisation assez extraordinaire »[41], Bénédicte Roegiers le « terreau de l’engagement » et une « solidarité fondamentale » entre des associations « qui vivaient de bouts de ficelle ». Elle parle aussi de « la découverte d’un monde différent, tout cela avec d’autres personnes qui étaient dans le même mouvement et qui avaient la même envie de découvrir, d’être utiles ». Elle ajoute aussi la question du sens qui se nourrit de « la relation avec la personne qui est en demande d’aide » ; « je parlais du terreau et je parle du sens et je pense que si j’ai ces deux éléments-là, pour moi cela suffit à nourrir la militance (…) pour garder le sens, je ferais presque n’importe quoi ». Marie-Pascale Minet insiste aussi sur le mot « lutte », des « luttes où chacun s’est approprié sa part, avec des collaborations ». Elle parle de la « création de liens » et de la force de l’« intuitif », de « l’idée que c’est évident que c’est vers ça qu’il faut aller, même s’il n’y a pas de protocole, il n’y a pas de formation, il n’y a rien qui est établi », « cela a été construit collectivement, petit à petit, avec chaque fois, au centre, la personne en souffrance, la personne en besoin d’aide ou d’écoute ».
Aujourd’hui, cette lutte a partiellement abouti. Même si les violences persistent, les politiques de prévention et d’accompagnement des femmes violentées se sont multipliées, avec le soutien des autorités publiques. Ces engagements pionniers y ont forcément contribué, participant d’un mouvement de conscientisation qui a progressivement abouti à un changement sur le plan collectif.
Notes
[1] En 1993, le Collectif pour femmes battues devient le Centre de prévention des violences conjugales et familiales. Ci-après : le Collectif.
[2] En 1976, Anne-Françoise Dille est cofondatrice de la Maison médicale du Maelbeek. Elle y exerce comme médecin généraliste de 1977 à 2019 ; Bénédicte Roegiers est médecin généraliste à la Maison médicale du Maelbeek de 1983 à 2023 ; Marie-Pascale Minet y est infirmière de 1988 à décembre 2024. En 2020, elle a rejoint le Bureau politique de la Fédération des maisons médicales.
[3] Odette Simon entre au Collectif en 1981 et y devient conseillère conjugale et psychothérapeute. En 2025, elle fait toujours partie de l’Assemblée générale.
[4] L’interview d’Anne-Françoise Dille, Bénédicte Roegiers, Marie-Pascale Minet et Odette Simon s’est déroulée le 31 janvier 2025 à la Maison médicale du Maelbeek à Etterbeek. Ci-après : Interview du 31/1/2025. Cet article se nourrit aussi d’une interview de Luc Colinet, médecin fondateur de la Maison médicale du Maelbeek, réalisée par Marie-Pascale Minet et Jérémie Dernier le 4 octobre 2023 et conservée à la Maison médicale du Maelbeek (ci-après : Entretien Luc Colinet, 2023). Il se base en outre sur diverses sources écrites, notamment des rapports d’activités conservés à la Maison médicale du Maelbeek.
[5] Archives Anne-Françoise Dille, document « Promotion Santé asbl. Maison médicale du Maelbeek. Ligne du temps (interne) en vue du Congrès FMM de février 2006 », septembre 2005.
[6] Archives Anne-Françoise Dille. « Promotion santé asbl. Idéologie de base », [1993].
[7] Sur l’histoire de cette association : BRODIEZ-DOLINO A., ATD Quart Monde, une histoire transnationale, PUF, 2025.
[8] Entretien Luc Colinet, 2023.
[9] DILLE A.-F., interview du 31/1/2025.
[10] ROEGIERS B., interview du 31/1/2025.
[11] « Rasquinet ASBL 50 ans », https://www.rasquinet.org/w/historique/, page consultée le 20 février 2025.
[12] VOSSEM D. et PRÉVOST M., « Hommage à Jean Carpentier », Santé conjuguée, n°69, décembre 2014, https://www.maisonmedicale.org/hommage-a-jean-carpentier/, page consultée le 20 février 2025.
[13] « Bref historique des locaux de la maison médicale Enseignement » dans 2024, une année de transition, https://mmenseignement.be/wp-content/uploads/2024/01/JOURNAL-TRANSITION-OK.pdf, page consultée le 20 février 2025.
[14] Sur l’histoire du Collectif pour femmes battues, voir : THIRY M., Violences conjugales : évolutions d’une lutte, Bruxelles, éditions Labor, 2004.
[15] GILLES V., Le Tribunal international des crimes contre les femmes de 1976 : une critique toujours actuelle de notre système juridique, CVFE, 2024, https://www.cvfe.be/images/eduperm/Publications/Le%20Tribunal%20international%201976%20une%20critique%20toujours%20actuelle%20de%20notre%20systeme%20juridique%201.pdf, page consultée le 22 février 2025.
[16] Erin Pizzey est une militante anglaise qui, au début des années 1970, participe à Londres à la création des premiers refuges pour femmes battues. En 1975, des féministes bruxelloises l’invitent à venir présenter ces initiatives pionnières et inspirantes. THIRY M., Violences conjugales…, p. 35-36.
[17] Cité dans THIRY M., Violences conjugales…, p. 41.
[18] « Où en sont les refuges pour femmes battues? », Actualité Santé, une publication du GERM, n°11, mars 1979, p. 8-10.
[19] SIMON O., interview du 31/1/2025.
[20] DILLE A.-F., interview du 31/1/2025.
[21] Idem.
[22] ROEGIERS B., interview du 31/1/2025.
[23] MINET M.-P., interview du 31/1/2025.
[24] SIMON O., interview du 31/1/2025.
[25] Idem.
[26] ROEGIERS B., interview du 31/1/2025.
[27] Idem.
[28] THIRY M., Violences conjugales…, p. 54-55.
[29] Archives Maison médicale du Maelbeek, document « Projet Rapport annuel 2011 », 2012, p. 18.
[30] ROEGIERS B., « Réunion-santé, un pléonasme ? », Santé conjugée, 1999, p. 34.
[31] DILLE A.-F., interview du 31/1/2025.
[32] ROEGIERS B., interview du 31/1/2025.
[33] SIMON O., interview du 31/1/2025.
[34] SIMON O., interview du 31/1/2025.
[35] ROEGIERS B., « Violence conjugale : le médecin doit-il s’engager ? », Médi-sphère, n° 415, 30 mai 2013, p. 30-31.
[36] MARISSAL C., L’Œuvre de l’hospitalité de Bruxelles. Un siècle d’histoire 1886-1986, Université libre de Bruxelles, mémoire inédit en Histoire contemporaine, 1991.
[37] En 2009, Anne-Françoise Dille et Chantal Hoornaert (également médecin généraliste dans l’équipe du Maelbeek) co-signeront un article dénonçant la pénible condition des personnes sans papiers et ses graves conséquences pour leur santé physique et mentale : ALALUF V., WUIDAR M.-J., HOORNAERT C., DILLE A.-F. et al., « Santé des sans-papiers : réaction d’un ensemble de soignants de maisons médicales à Bruxelles », Santé conjuguée, n°48, avril 2009.
[38] Archives Maison médicale du Maelbeek, document « RA 2020 finale », p. 32.
[39] KASSOU M., « La Sister’s House fête ses 5 ans », https://www.bxlrefugees.be/2023/11/03/5ans-sh/, page consultée le 10 février 2025.
[40] ROEGIERS B., interview du 31/1/2025.
[41] Toutes les citations de ce paragraphe sont issues de l’interview du 31/1/2025.
Pour citer cet article
Marrisal C., « Soigner les femmes violentées : la Maison médicale du Maelbeek collabore avec le Collectif pour femmes battues », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 26 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes !, mai 2025, mis en ligne le 28 mai 2025, https://www.carhop.be/revuecarhop/