L’action par la culture au CASI-UO. Dire l’immigration en textes et en chansons

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

Entre 1973 et 1988, le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière (CASI-UO) compose et produit cinq disques destinés à accompagner et commenter des pièces de théâtre mises en scènes et jouées par des jeunes de l’association. Cette démarche résulte du constat posé par le CASI-UO de la nécessité de créer une culture spécifiquement immigrée. Elle s’inscrit en adéquation avec les objectifs poursuivis par l’Université ouvrière et se nourrit des réflexions issues de celle-ci.[1]

Le CASI-UO fait ainsi figure de précurseur en revendiquant une culture immigrée, produite comme une construction identitaire nouvelle et mixte. Puisant ses racines dans l’histoire de l’émigration des parents, mais revue à la lumière de l’expérience des jeunes de la deuxième génération, cette culture mosaïque est véhiculée à travers les ateliers de chant et de théâtre initiés par le CASI-UO, à une époque où il n’existe aucun espace dans la sphère publique belge pour son expression. Dans la volonté de valoriser ce patrimoine créatif culturel issu d’un processus d’éducation populaire, l’analyse de cette démarche se concentre ici sur les trois premiers disques de chants édités par le CASI-UO et conservés au CARHOP.

La culture en fer de lance

C’est à Cureghem, quartier historique de l’est de la commune d’Anderlecht, que s’est constitué en 1970 le CASI-UO. Physiquement coincé entre le canal Bruxelles-Charleroi, qui, à l’époque, est loin d’être vu par les pouvoirs publics comme une zone de développement économique prioritaire, et les cinémas pornographiques qui jouxtent la gare du Midi, Cureghem a alors l’allure d’un ghetto pour Teresa Butera, actuelle directrice du CASI.[2] Si de nombreuses nationalités telles que grecques, turques, espagnoles et marocaines s’y croisent déjà, l’immigration italienne y est largement présente. Dans une analyse publiée à cette époque, le CASI-UO décrit le quartier en ces termes : « Un monde qui pourrait être intéressant, s’il n’était pas le concentré des contradictions et de la rage de tous ces peuples ».[3]

Fondé dans le but de combattre l’exclusion et de favoriser l’insertion socioprofessionnelle des jeunes Italiens résidant à Bruxelles, le CASI-UO mobilise à cet effet une approche culturelle originale. Influencée par la pédagogie des opprimés de Paolo Freire et convaincue de l’importance primordiale de la culture et de la formation pour arriver à une véritable participation citoyenne, l’association met sur pied de multiples activités à destination des jeunes issus de l’immigration. Toutes partagent l’objectif de former les jeunes pour l’exercice d’une autonomie complète. L’Université ouvrière, cycle de formation destiné à préparer les jeunes à devenir formateurs et formatrices, et une école des devoirs, voient le jour. Citant l’exemple de sa petite sœur qui a des difficultés d’apprentissage, Teresa explique que c’est, un peu par hasard, en allant l’y rechercher un soir, qu’elle entre en contact avec le CASI-UO : « j’ai rencontré quelques jeunes qui m’ont dit : « Écoute, pour nous il y a aussi des rencontres, des formations. Pourquoi tu ne viens pas ? » Et je dois avouer que je suis allée à cette fameuse Université ouvrière, et… je n’ai rien compris au début ! Il y avait le fondateur à l’époque, qui parlait de politique, de Socrate, et je me suis dit : « mais où je suis… ? » Mais ce qui me faisait plaisir, c’est que le monsieur en question parlait l’italien. Il parlait un bel italien ». L’envie d’apprendre l’italien ou le français ou celle de briser la monotonie et la solitude sont des raisons qui poussent les jeunes à s’inscrire à l’Université ouvrière.[4] C’est en tout cas dans le cadre de cette dernière qu’émerge l’idée de recourir au théâtre-chant comme forme d’expression culturelle. Issue d’un processus d’éducation populaire, celle-ci se réapproprie les racines des cultures du pays d’origine et du pays d’accueil.

La production de disques militants dans les années 1970 : un phénomène en vogue

En adoptant le théâtre-chant comme moyen d’expression, le CASI-UO ne fait pas, à l’époque, figure d’exception dans le monde ouvrier. Cette pratique connait dans les années 1970 un renouveau remarquable comme forme d’expression de la contestation sociale en Europe de l’Ouest. Bien que la démarche du centre se singularise par le recours au théâtre-chant comme moyen de production d’une culture d’identité immigrée mosaïque, il n’est pas inopportun de rappeler que celle-ci s’inscrit dans un contexte général de production de disques par des groupes militants.

Pionnières en Belgique du chant de lutte, les ouvrières de la FN (Fabrique nationale d’armes) d’Herstal avaient ouvert la voie en 1966 avec leur chanson « Le travail, c’est la santé mais pour cela, il faut être payé».[5] Dès les années 1970, le folklore est identifié comme point de rencontre de plusieurs mouvements citoyens de contestation. Des mouvements comme celui en opposition à la guerre du Vietnam, Mai 68 et sa remise en cause des valeurs bourgeoises, les différentes luttes pour une identité régionale ou nationale et l’apparition de groupes révolutionnaires « ont trouvé dans les caractères propres au folklore l’expression artistique dont ils avaient besoin ».[6] Révolutionnaires portugais, résistants chiliens, afro-américains luttant pour les droits civiques, toutes et tous écrivent des chants de luttes qui vont être diffusés en Belgique.[7]

Dans le monde ouvrier, le Groupe d’action musicale (GAM) va d’usine en usine pour enregistrer et composer des chants avec les grévistes. En 1974, ses membres gravent, avec les travailleurs des Grès de Bouffioulx, le premier chant de grève sur un disque 45 tours.[8] Suivront ensuite dans le désordre des chants de combat mettant en avant la Fonderie Mangé à Embourg près de Liège, les verreries de Glaverbel à Gilly ou encore les Capsuleries de Chaudfontaine. Signe de proximité idéologique, la chorale du CASI-UO, Bella-Ciao, se produit lors d’occupations d’usines, de rassemblements ouvriers ou de manifestations diverses. En diffusant son premier disque en 1973, le CASI-UO fait ainsi partie des pionniers de cette tendance en Belgique.

Une activité culturelle liée au projet social et politique de l’association

Les fondateurs du CASI-UO partent du constat de l’existence d’une deuxième génération d’Italiens en Belgique, terme qu’ils sont parmi les premiers à utiliser.[9] Ces jeunes nés en Belgique sont victimes d’une ségrégation socio-culturelle et du manque de vision à long terme des politiques belges qui n’anticipent pas l’installation définitive de ces travailleurs et de leurs descendants en Belgique. Cette génération, mise de côté par la société belge, souffre d’une sévère déculturation forcée selon les fondateurs du CASI.[10] Ils constatent pourtant que « La culture est une arme »[11], et lui accordent une importance primordiale. Pour Teresa, le constat de base est « que l’immigré possède sa culture, que ce n’est pas une culture italienne, que ce n’est pas une culture belge, et qu’il faut créer cette culture. Elle n’est pas liée à un pays, elle est surtout liée à une condition ».

De l’Université ouvrière au théâtre-chant

Pour faire émerger cette histoire commune et la valoriser, les jeunes de l’Université ouvrière participent aux ateliers de théâtre-chant. Les pièces de théâtre interprétées par le groupe sont accompagnées par des chants qui sont produits sur disques vinyles. Pour les trois premiers disques, continue Teresa, « on a pris des musiques de chansons populaires italiennes. D’abord parce qu’on n’était pas capable de créer des musiques, mais aussi parce que les musiques populaires rappelaient, comme dit le nom, le peuple. Donc, c’étaient aussi des musiques qui parfois racontaient les souffrances du peuple, des paysans, etc. »

Si les musiques sont issues des traditions populaires italiennes, les textes sont en revanche réécrits afin de « donner un exutoire, un espoir, de la confiance à ces jeunes qui grandissaient (et qui continuent à grandir) marginalement et avec une rage sourde dans le cœur. (…) apprenant à transformer la rage en engagement et l’engagement en réussite ».[12] C’est Bruno Ducoli qui écrit la plupart des textes à partir des réflexions amenées par les jeunes.[13] Pour Teresa, ils ont « eu la chance d’avoir des formateurs qui savaient écrire. Parce que nous, on ne savait pas. Nous, on était des ouvriers, on avait nos limites. Et ils avaient l’art de transformer nos revendications en scène de théâtre ». Par cette démarche, le CASI-UO redonne vie à une tradition italienne pourtant longtemps méconnue des chansons populaires, avec pour sujet tous les aspects de la vie des travailleurs et des travailleuses.[14]

CASI-UO, Affiche éditée par le CASI-UO pour faire connaitre la chorale Bella-Ciao, s.d.

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