Les révoltes de 1886 et la grande enquête sur la « question sociale » en Belgique

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DEMOL Nadine (Étudiante, ISCO-CNE)
GERARDI Laurence (Étudiante, ISCO-CNE)

Que se passe-t-il en 1886 en Belgique pour que la colère populaire s’exprime dans la violence ? Quelles en sont les conséquences sur le monde politique ? Qu’est-ce que « la question sociale » ?

Le premier sujet sur le Familistère de Guise décrit une expérimentation du socialisme utopique. Avec les révoltes de 1886 en Belgique, c’est l’occasion d’avoir un aperçu de son meilleur ennemi, le socialisme scientifique. Contrairement au socialisme utopique, ce courant idéologique ne cherche pas à réformer le système capitaliste. Il prône plutôt son renversement par une révolution ouvrière. Ses penseurs sont à l’origine de la Première Internationale qui cherche à unifier la classe ouvrière par-delà les frontières des nations. Au XIXe siècle, les conditions de vie et de travail difficiles pour les ouvriers et leur famille, leur représentation politique insuffisante et insatisfaisante, ainsi que la création de grands centres urbains et industriels encouragent la diffusion de cette idéologie. Une nuance toutefois pour ce sujet car, si de par leur ampleur et leur violence, les révoltes belges de 1886 rencontrent une forme de conflictualité décrite par certains penseurs du socialisme scientifique, il ne s’agit pas d’une révolution. En effet, à aucun moment les grévistes n’ont cherché à se structurer en groupes politiques au sein des usines afin de prendre le pouvoir, ni à récupérer l’outil, à savoir la machine, pour se réapproprier les moyens de production. On assiste plutôt à la destruction spontanée de ce qui constitue, pour eux, les agents de leur misère.

Dans un premier temps, les auteures reviennent sur les conditions de vie de la classe ouvrière en Belgique. Elles détaillent ensuite le déroulement des événements de 1886. Elles en expliquent le point de départ ainsi que la manière dont ils se sont étendus dans les bassins industriels belges. Ensuite, elles présentent les différentes manières dont le monde politique réagit. Voici le fruit de leurs recherches et réflexions.

Amélie Roucloux, formatrice

Historique des révoltes de 1886 et de la grande enquête sur la « question sociale » en Belgique

Le 18 mars 1886, à Liège, un petit groupe d’anarchistes organise une manifestation pour célébrer le quinzième anniversaire de la Commune de Paris. Le Bourgmestre, Julien d’Andrimont, évalue mal l’ampleur possible de l’événement et donne son autorisation. Or, ce ne sont pas quelques dizaines mais plus d’un millier de personnes qui se rassemblent sur la place Saint-Lambert. Semblant anecdotique au préalable, cette manifestation est l’étincelle qui met le feu aux poudres et enflamme, en quelques jours, l’ensemble des bassins industriels belges.

Les enjeux démocratiques

À partir du milieu des années 1860, les penseurs du socialisme scientifique créent des structures pour soutenir la mise en œuvre de leurs idées, notamment via la mise en place de groupements internationaux. Ceux-ci, trouvant un terreau fertile dans la misère sociale, popularisent les idées révolutionnaires dans le monde ouvrier. Des mouvements de contestation et de révolte font progressivement leur apparition et déstabilisent le pouvoir en place. En 1871, la révolte parisienne, connue sous le nom de la Commune de Paris, ébranle la Troisième République naissante. À partir de 1873, l’économie mondiale entre dans une crise profonde ce qui renforce les mouvements de contestation au niveau international. Début des années 1880 aux États-Unis, les ouvriers se mobilisent au sein des syndicats pour réclamer la journée de huit heures. À Chicago, leur action donne naissance à la fête du premier mai. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, des mouvements radicaux et contestataires prennent pied au sein de la misère créée par la révolution industrielle.

En Belgique, la crise économique entraine une forte baisse des salaires et un accroissement du chômage. S’y ajoute une absence de politique sociale et, pour les ouvriers et les ouvrières, des conditions de travail extrêmes et des journées pouvant durer jusqu’à 13 heures. Au niveau politique, en 1886, ce sont les suffrages censitaires et capacitaires qui sont d’application. Seules les personnes payant le cens ou passant un test électoral peuvent voter. Ainsi, la majorité de la population belge, dont les ouvriers, n’est pas représentée dans les instances politiques. Les conditions de vie difficiles et l’absence de relais politique créent un cocktail explosif et attisent les tensions dans le pays. Dès l’appel à la manifestation, le ton est donné. Les anarchistes rédigent des tracts et dénoncent l’inégale répartition des richesses.

Le jour de la manifestation, l’anarchiste Wagener prend la parole et déclare :Suite à ces déclarations, le peuple s’enflamme et la ville s’embrase. Pillages, vitres en éclats, départs de feu. Après une nuit d’affrontements, Wagener et 46 autres personnes sont arrêtées.

19 mars 1886,

Des mouvements de grève s’étendent dans différents bassins industriels liégeois. Pendant plusieurs jours, l’armée et la gendarmerie occupent les points stratégiques (maisons communales, gares, carreaux de charbonnages, passages à niveau) et s’opposent aux ouvriers. Pour calmer la situation, des arrêtés communaux sont promulgués et intiment de fermer les fenêtres ainsi que les portes donnant sur la voie publique ; imposent un permis de circulation délivré par le bourgmestre pour pouvoir se déplacer ; et ferment les bars à partir de 19 heures.

24 mars 1886,

Le tribunal correctionnel de Liège juge « l’affaire des anarchistes de la soirée du 18 mars à Liège » et prononce une trentaine de condamnations pour des délits relatifs aux émeutes.

Du 18 au vendredi 26 mars 1886,

Liège et ses environs vivent les moments les plus importants de l’insurrection. Puis, le mouvement de révolte s’estompe dans les communes populaires liégeoises et apparait du côté de la Sambre.

25 mars 1886,

Une grève éclate au charbonnage du « Bois communal » de Fleurus suite au refus du patron d’augmenter les salaires. Les ouvriers exigent que le trait soit remonté avec sa trentaine de mineurs. Ensemble, ils rejoignent leurs collègues de la société du « Nord de Gilly » pour y faire également remonter le trait. Le nouveau groupe, ainsi constitué, se rend ensuite à la société « d’Appaumée » à Ransart afin d’y enclencher, là aussi, une grève. Rencontrant les réticences des ouvriers, ils menacent de couper le trait s’il n’est pas remonté. Bien que n’étant pas suivi par l’ensemble des ouvriers, le mouvement de grève prend de l’ampleur et ferme un à un les différents charbonnages des environs. Le bourgmestre de Charleroi, Jules Audent, envoie les forces de l’ordre aux entrées Nord et Est de la ville afin de bloquer l’accès au centre-ville. Des arrêtés de police sont promulgués pour limiter les rassemblements en rue.

26 mars 1886,

Faute de main d’œuvre, les houillères de Charleroi cessent leurs activités. Un millier de grévistes, armés, se rassemblent sur la place de Gilly. La foule se dirige vers les « Usines Robert » et la « Verrerie Brasseur ». Les grévistes détruisent les machines des usines. Dans l’après-midi, la « Verrerie Jonet » est détruite, les entreprises verrières de Dampremy sont ravagées. À Jumet, 6000 personnes se rendent à la « Verrerie Baudoux » et la détruise par les flammes. Les grévistes se rendent ensuite au domicile privé des Baudoux. Choqués par l’opulence du lieu, ils s’emparent de l’habitation et dérobent le champagne, le vin, les soieries, les tenues de cérémonie, tout ce qui représente une valeur à leurs yeux et dont ils se sentent privés malgré un travail acharné.

Certains se dirigent vers la demeure des Mondron où toute la famille est réunie. Le propriétaire des lieux calme les grévistes en leur distribuant du pain et de l’argent.

Le pays noir s’enflamme. La brasserie Binard, détenue par le bourgmestre de Châtelineau, les verreries de l’étoile, les hauts fourneaux de Monceau-sur-Sambre, le puits n°4 du Ruau et le Martinet sont pris d’assaut. Dans la soirée, des grévistes incendient la Glacerie de Roux. Dépassé par les évènements, le gouvernement rappelle des milliers de réservistes de l’armée et charge le général Vander Smissen de rétablir l’ordre.

Nuit du 26 au 27 mars 1886,

Le général Vander Smissen arrive sur place et ordonne à ses troupes de rétablir l’ordre et de mettre fin aux émeutes. Il autorise les habitants à prendre les armes pour se défendre eux-mêmes. On voit apparaitre des milices bourgeoises armées de fusils de chasse et de révolvers. Les troupes patrouillent dans les environs de la ville afin de prévenir toutes révoltes. À Roux, des grévistes rencontrent une patrouille qui ouvre le feu. Plus d’une dizaine de personnes y laissent la vie.

Lithographie, Le Monde illustré, 10 avril 1886

28 mars 1886,

La situation est toujours incontrôlable. L’ensemble du bassin industriel de Charleroi est traversé par des émeutes et il est impossible de protéger autant de lieux simultanément. Une grande partie des charbonnages, verreries, brasseries, demeures patronales et abbayes sont pillées et détruites. Au petit matin, les habitants de Charleroi peuvent lire des affiches apposées la veille et émanant du bourgmestre Jules Audent. Elles somment les gens de rester chez eux.

Ailleurs, dans les communes de la région, des arrêtés d’interdiction de rassemblement sont instaurés.

29 mars 1886,

Une cérémonie pour l’inhumation des victimes se déroule à Roux sous haute surveillance. Une stèle leur est dédiée et, aujourd’hui encore, on commémore leur mémoire. Le 30 mars, la grève continue, mais perd de sa vigueur. Progressivement, le calme revient dans le pays noir et le travail reprend le 5 avril 1886.

15 avril 1886,

Un arrêté royal institue la Commission du travail. Elle est chargée d’ouvrir une enquête sur les conditions socio-économiques des travailleurs. En effet, en raison de l’ampleur, la rapidité et la violence des émeutes, le gouvernement prend la décision de s’intéresser à la question sociale. Jusque-là, en Belgique, aucune législation sociale n’existe permettant de protéger les travailleurs et d’améliorer leurs conditions de vie. L’enquête dévoile alors des conditions de vie et de travail difficiles pour les travailleurs.

La Commission s’arrête notamment sur les conditions de travail des femmes et des enfants. Le terme « enfant » est employé pour toute personne en dessous de 16 ans. Dès l’âge de 16 ans, ils sont considérés comme « femme » ou « homme ». Le travail des femmes et des enfants n’est jamais lié à la production. Il est plutôt lié à des charges moins lourdes, c’est-à-dire le nettoyage des sols, des fours, emballer des marchandises, etc. Ce travail soi-disant « léger » reste, à la longue, lourd pour des enfants. Le tout pour un salaire au tiers d’un salaire normal. Malgré leur plus petite capacité à développer une force musculaire, les femmes et les enfants travaillaient autant d’heures sur la journée que les hommes. Dans les industries métallurgiques, la production ne peut être interrompue, elle doit continuer 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. La durée du travail est en moyenne de 11 à 13 heures par jour ou par nuit.

Les travaux de la Commission d’enquête s’étendent entre avril 1886 et juin 1887. La Commission emploie deux techniques pour mener son enquête dans le milieu ouvrier : l’oral et l’écrit. Mais la tâche est gigantesque et les méthodes de récolte de données sont variées.

Conclusion

Avec les émeutes de 1886, le monde politique belge prend conscience du profond malaise social et politique qui existe dans le pays. Il prend également conscience du danger à laisser la situation en l’état et cherche alors à se connecter à une réalité qu’il connait peu et comprend mal. C’est sur base des résultats de la Commission du travail (et du conflit social qui reste latent pendant quelques années encore) que des réformes et des lois de protection ouvrière sont promulguées à partir de 1887. Les lois se succèdent et portent tant sur les rémunérations que sur les conditions de travail. Ainsi, en 1889, le travail industriel est interdit aux enfants de moins de 12 ans et leur journée de travail est limitée à 12 heures. En 1905, le repos du dimanche est instauré dans les entreprises industrielles et commerciales. En 1911, le travail de nuit est interdit pour les femmes.

Il existe, aujourd’hui en Belgique, une législation sociale qui protège les travailleurs. Qu’il s’agisse de la durée hebdomadaire du temps de travail ou de la limitation du travail des femmes et des enfants, tous ces conquis sociaux trouvent leurs origines dans les révoltes de 1886 et dans la grande enquête sur la « question sociale » mise en place par le monde politique.

Durant près d’un siècle, socialisme utopique et scientifique se livrent une lutte acharnée au niveau intellectuel, mais ne connaissent pas une popularité simultanée. À partir des années 1870, la notion de lutte des classes prend pied dans le monde ouvrier, qui délaisse alors la possibilité d’une collaboration constructive entre patrons et employés. L’idée s’ancre dans les esprits que la lutte des classes est intrinsèque à un système économique qui ne répartit pas équitablement les moyens de production, et donc les richesses. Violences et destructions ne sont pas le mode d’expression prioritaire des mouvements sociaux, mais les réflexions sur les inégalités accompagnent le développement du système capitaliste et restent mobilisatrice de mouvements contestataires.

Pour en savoir plus

Jean PUISSANT, « 1886, La contre-réforme sociale », dans Cent ans de droit social belge, dans À l’enseigne du droit social belge. Revue de l’Université de Bruxelles, 1978, n° 1-3, 3e éd., pp. 11-85.

Éliane GUBIN, « Les enquêtes sur le travail en Belgique et au Canada à la fin du 19e s », dans La question sociale en Belgique et au Canada XIXe-XXe siècle, éd. Université libre de Bruxelles, 1988, pp.93-121. URL : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2008/DL2378317_000_f.pdf

Jean-Pierre NANDRIN, « La Genèse du droit social Belge », dans La Question sociale en Belgique et au Canada XIXe-XXe siècle, éd. Université libre de Bruxelles, 1988, pp. 23-134.

Anne MORELLI, José GOTOVITCH, Contester dans un pays prospère : l’extrême gauche en Belgique et au Canada, P.I.E. Peter Lang, 2007.

Marie DECELLE, « Les troubles de 1886 : un aperçu des ressources documentaires du Carhop », CARHOP, 2006, URL : https://www.carhop.be/images/Troubles_1886_M.DECELLE_2006.pdf.

« Les émeutes ouvrières de mars 1886 », dans Histoire(s) & patrimoine de Charleroi, s.d., URL : https://www.charleroi-decouverte.be/pages/index.php?id=425, Copyright © http://www.charleroi-decouverte.be / F. Dierick.

Luc DENYS, « L’enquête de 1886 en Belgique : un système capitaliste dépourvu de restrictions légales », dans Revue du Nord, France, 1974, URL : https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1974_num_56_222_3266 – consulté le 29/04/2019.

« 1er mai 1886 ; Une grève tragique à Chicago inspire la Fête du Travail », net Le média de l’histoire, France, URL : https://www.herodote.net/almanach-ID-834.php.

« Le règne de Léopold II (1865-1909) », vivreenbelgique.be, Belgique, URL : https://www.vivreenbelgique.be/12-a-la-decouverte-de-la-belgique/le-regne-de-leopold-ii-1865-1909.

Jonathan LEFEVRE, 1886, première grande révolte ouvrière en Belgique, Solidaire (en ligne), URL : https://www.solidaire.org/articles/1886-premiere-grande-revolte-ouvriere-en-belgique.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Demol, N., Gerardi, L., « Les révoltes de 1886 et ka grande enquête sur la “question sociale” en Belgique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10, septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/