Introduction au dossier. Histoire, citoyenneté et émancipation

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Amélie Roucloux (historienne, CARHOP asbl)

Dans ce numéro de Dynamiques, je vous propose de plonger dans l’envers du décor. Car donner un cours ou une formation n’est pas neutre. En histoire pas moins qu’ailleurs. Si cette discipline est, dans l’ensemble, parvenue à se débarrasser de l’image de vieux grimoire qui lui colle à la peau, elle n’est pas sans susciter toute une série d’appréhensions chez les étudiants et les étudiantes. Pour beaucoup, l’histoire, c’est scolaire. Ça reste des dates en série et un évaluateur de capital culturel. Or, l’histoire peut proposer d’autres choses. Au-delà des dates et des grands événements, on peut décider de rentrer en résistance et proposer une approche de la discipline qui permette aux apprenants et apprenantes de s’émanciper en s’appropriant une partie de leur histoire.

Créé en 1962 par le Centre d’Information et d’Éducation Populaire (CIEP), l’Institut Supérieur de Culture Ouvrière (ISCO) donne l’opportunité, à l’origine, après quatre années de formation, d’obtenir un graduat en science du travail cosigné par les Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur. En 1988, une collaboration se met en place avec la Centrale Nationale des Employés (CNE). L’objectif est de proposer un programme qui accorde une plus grande place à l’analyse et aux pratiques de l’action syndicale. En 2000, le projet évolue et renforce la collaboration entre la CNE, le CIEP, l’ISCO et la Formation Éducation Culture (FEC) afin de développer l’offre de formations auprès des nouvelles et nouveaux militants syndicaux. Deux éléments sont au centre de ce nouveau partenariat. Il y a, d’une part, la volonté de former les déléguées et délégués syndicaux de la CNE afin de les rendre plus efficaces dans l’animation de leurs structures et, d’autre part, une volonté d’émancipation par l’acquisition de connaissances nouvelles.

Emmanuel Bonami, coordinateur au sein de la CNE pour le projet global de formation, rappelle les enjeux pour la CNE au début des années 2000 :

Mario Bucci, directeur du CIEP communautaire et coordinateur d’un groupe de formation, détaille l’historique et les enjeux du projet de formation :

Janvier 2019, je fais mes premiers pas à l’ISCO-CNE pour donner une formation en troisième année. À ce moment-là, mes ambitions croisent mes questions. Pour moi, si l’histoire est un outil d’émancipation, il ne peut être utilisé sans l’apport des personnes concernées par son récit. Jeune historienne (l’âge passe encore mais surtout je n’ai que quelques mois d’ancienneté au CARHOP), je m’attends à rencontrer des hommes et des femmes, militants syndicaux de terrain, qui ont une expérience de luttes et des enjeux professionnels qui leur sont propres. Ces parcours sont, pour moi, autant de possibilités d’interroger l’histoire sous des angles nouveaux. Pourtant, cette richesse est aussi source de complexité. Car, dans ce dialogue constant, il faut veiller à ne pas laisser les enjeux du présent dénaturer l’analyse du passé. Autrement dit, il faut éviter de coller des réalités actuelles sur des enjeux passés alors qu’ils ne connaissent pas les mêmes dynamiques. Pédagogie d’endurance, écoute et rigueur historique doivent pouvoir passer leurs noces d’or.

C’est aussi un rapport à la pédagogie en général qui anime mes réflexions. Pour moi, une des manières de s’approprier son histoire est d’aller à sa rencontre. Il est alors nécessaire de se familiariser avec quelques outils méthodologiques de la recherche en histoire. À l’université, on nous apprend que l’étude de l’histoire est faite de temps, de rigueur dans la collecte des savoirs et informations, de constants questionnements ainsi que d’une maîtrise dans la construction de la réflexion et de l’analyse. À l’ISCO-CNE, sans viser l’exhaustivité dans la maîtrise de ces outils, il est possible d’accompagner les étudiants et les étudiantes dans leur utilisation ainsi que dans la construction de leurs réflexions.

Un sujet de formation, la démocratie

La formation en histoire ne se construit pas isolément des autres matières. Pour chaque année, une équipe pédagogique est présente afin de réfléchir collectivement aux enjeux que les formateurs et formatrices désirent présenter aux étudiants et étudiantes. Ensemble, nous organisons des Conseils Élargis de Classe (CEC). Ceux-ci créent un espace d’échanges et de réflexions sur la formation entre l’équipe pédagogique et les apprenants et apprenantes. C’est également à cette occasion que les formateurs et les formatrices présentent le contrat pédagogique de leur cours. Ils et elles expliquent alors les thématiques abordées, les enjeux questionnés et les attentes en vue de l’évaluation finale. Cette présentation permet alors aux étudiants et étudiantes de s’exprimer sur le déroulé du cours.

L’équipe pédagogique qui suit le groupe XIV en troisième année choisit une thématique transversale à tous les modules de formation pour 2018 – 2019. Il s’agit de la démocratie. Au premier cours, afin de connaître leur regard sur la thématique, je questionne les étudiants et les étudiantes sur ce qui constituent, selon elles et eux, les éléments essentiels de la démocratie.

Mind mapping réalisé en cours :

Pour elles et eux, la démocratie est un système de valeurs et de droits. Ces derniers sont fondamentaux car ils constituent les garanties d’une société juste, protégeant les libertés individuelles et valorisant le vivre ensemble tout en étant un rempart contre les dangers de l’autoritarisme et de la dictature. Pourtant, si la démocratie est fondée sur des valeurs et des droits fondamentaux, ils et elles estiment que ce système a aussi ses points faibles. Ils et elles se posent la question de sa représentativité effective de l’ensemble de la population et de sa solidité. Ce manquement crée, pour elles et eux, une certaine fragilité au sein de la démocratie représentative.

Je commence par aborder l’un des aspects de la démocratie belge, à savoir l’histoire du droit de vote en Belgique. Durant ces deux premiers cours, ils et elles découvrent les enjeux et les dynamiques qui accompagnent l’élargissement du corps électoral. Si le droit de vote est une composante essentielle du fonctionnement du régime représentatif, les débats qui accompagnent son obtention au plus grand nombre ne sont pas exempts de rapports de force. Ceux-ci peuvent parfois être violents. La démocratie belge est alors présentée comme un mécanisme en perpétuel mouvement, dont les rouages sont animés par les besoins de représentativité qui s’expriment dans une constante recherche d’équilibre.

Début 2019, au moment de présenter ce cours, la représentativité est une thématique d’une brûlante actualité en France et, par effet de ricochet, en Belgique avec le mouvement des « gilets jaunes ». Des citoyennes et citoyens se mobilisent spontanément plusieurs jours de suite, puis tous les samedis, pour dénoncer les politiques d’un gouvernement pourtant élu. Dès lors, les étudiants et les étudiantes de l’ISCO questionnent beaucoup les dynamiques actuelles de la démocratie représentative. Le vote est-il un indicateur d’expression citoyenne suffisant pour valider l’action politique ? L’expression citoyenne se déroule-t-elle uniquement au moment des élections ?

Pour élargir la compréhension de la notion de représentativité, je propose, au troisième cours, un moment de réflexion sur la société civile, en général d’abord, puis en Belgique. Dans Démocratie et citoyenneté, le philosophe John Pitseys considère que la vie démocratique ne se cantonne pas au fonctionnement des institutions représentatives. Il identifie un lieu, l’espace public, et un acteur, la société civile, indispensables au fonctionnement de la démocratie. La société civile y est définie comme une sphère médiatrice entre l’Etat et les citoyens. Elle est présente dans toutes les sphères du social, qu’il s’agisse de la sphère économique, médiatique ou encore religieuse. Elle permet l’expression de l’opinion publique et le dialogue constant avec les institutions étatiques.

En Belgique, la société civile s’organise d’une manière qui lui est propre. Elle prend forme sur le plan historique, de manière fortement institutionnalisée ou non, dans tous les pans du social. D’initiatives socioculturelles en associations agréées, de groupes d’intérêts en syndicats, de groupes idéologiques en partis politiques, la Belgique est riche d’une société civile pluraliste et diversifiée. En raison de son histoire particulière, une part importante des composantes de la société civile se regroupent et se structurent au sein de piliers idéologiques et philosophiques spécifiques. Chacun contribue, à sa manière et à géométrie variable en fonction des circonstances, à faire entendre les voix des citoyens et des citoyennes dans le système démocratique belge.

Un outil de formation, l’étude d’un sujet historique

Après ce rapide tour d’horizon des moyens d’actions de la société civile, je propose aux étudiants et étudiantes de se plonger dans un sujet historique où un collectif s’est organisé et exprimé par rapport à des enjeux communs. J’interroge mes collègues historiens et historiennes pour trouver cinq sujets. Ils ont pour caractéristique d’être diversifiés tout en étant bien documentés. La plupart se situent en Belgique car l’intérêt est de voir comment ces initiatives s’articulent avec les réalités de la société civile belge. L’un d’entre eux fait presque exception, il s’agit des Familistères créés par Jean-Baptiste Godin. Si l’un d’entre eux est présent à Laeken, c’est celui de Guise, plus abouti et mieux documenté, qui est proposé à l’étude. Je propose aux étudiants et étudiantes de réaliser, à terme, une présentation orale afin de partager le fruit de leurs recherches et réflexions. Ils et elles peuvent ensuite en questionner collectivement les enjeux.

Pour préparer leur travail, j’invite les étudiants et étudiantes à passer une journée au centre d’archives du CARHOP à Braine-le-Comte. Là, ils et elles découvrent des dossiers documentaires constitués avec l’aide de l’archiviste du centre, François Welter. Ils et elles ont également l’occasion de faire une visite des fonds. La bibliothécaire-documentaliste, Louise Di Senzo, leur présente les différentes collections du centre et leur parle des enjeux de la conservation. Les étudiants et les étudiantes découvrent une partie des actions menées par des militants et des militantes en Belgique. Puis, ils et elles se plongent dans leur dossier de recherche. Les sources historiques y sont variées et permettent de découvrir leur sujet d’étude sous différents angles. Des articles côtoient des monographies, des diaporamas côtoient des affiches, puis il y a des dossiers pédagogiques qui reprennent de nombreuses sources de l’époque ou encore les sources elles-mêmes. Ce temps au CARHOP est un temps de découverte et de réflexion en sous-groupe sur la manière de structurer le récit. Voici une rapide présentation des sujets.

Au XIXe siècle dans le village français de Guise, Jean-Baptiste Godin expérimente une utopie sociale, tant dans son usine qu’au sein de son Familistère. Ce projet, il le réalise également en Belgique, à Laeken, mais sans la même ampleur. Sous l’impulsion d’un homme, une société close s’organise dans le vivre ensemble. Ce sont Barbara Chatelle, Christophe De Wandelaer et Samuel Willot qui se lancent dans l’exploration de ce sujet.

En 1886, de violentes émeutes éclatent dans les bassins industriels belges. Aussi fulgurantes qu’inattendues, elles amènent le monde politique à s’intéresser au monde ouvrier, mettant sur le devant de la scène la question sociale et celle de l’obtention de droits pour les travailleurs et les travailleuses. Ce sont Laurence Gerardi et Nadine Demol qui se lancent dans l’exploration de ce sujet.

Les trois derniers sujets nous font passer au siècle suivant. En 1962, l’Institut Supérieur de Culture Ouvrière (ISCO) est créé dans le contexte favorable des Golden Sixties. Cette époque permet d’envisager toutes les utopies et toutes les possibilités. Pour le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC), c’est l’occasion d’affermir une revendication de longue date, à savoir l’accès des travailleurs et des travailleuses à la culture et au savoir, qui sont considérés comme des outils du changement social. Ce sont Abdelkarim Balkich, Arnaud Lechanteur et Samira Ouahabi qui se lancent dans l’exploration de ce sujet.

Puis, la crise des années 1970 crée une période de difficultés économiques et sociales. Le chômage de masse apparait. Instabilité économique et fermetures d’usines amènent les travailleurs et les travailleuses à tenter de nouvelles formes d’organisation du travail. Avec l’appui d’organisations syndicales, des travailleuses expérimentent l’autogestion en s’appropriant leurs outils de travail et leur entreprise. C’est là une expérimentation radicale de leurs droits économiques. Ce sont Elodie Ghaye et Wendy Chanoine qui se lancent dans l’exploration de ce sujet.

Enfin, les années 1970 sont aussi une période d’augmentation des tensions politiques en Belgique. À Schaerbeek, un pouvoir communal autoritaire et raciste amène des associations progressistes et antiracistes à se mobiliser et à se rassembler en réaction à ses mesures. Elles dénoncent la stigmatisation des étrangers, alors accusés d’être responsables des difficultés de l’époque. Les groupes démocratiques revendiquent également l’élargissement du droit de vote aux étrangers résidant en Belgique depuis plus de cinq ans. Pour les élections communales de 1982, il s’agit de la plateforme Objectif 82. Ce sont Anna Fanni et Mohamed Ben Fredj qui se lancent dans l’exploration de ce sujet.

La réalisation d’une présentation orale ne répondant pas aux mêmes critères que ceux d’une publication, un travail d’harmonisation entre les cinq sujets est effectué pour ce numéro. À noter que cette démarche est réalisée sans perdre de vue les objectifs de co-construction de la réflexion. Tous les textes sont mis au présent et synthétisés. Des liants sont ajoutés entre les points clefs afin de pouvoir passer de l’oralité à l’écrit. Lors de ce passage toutefois, j’ai veillé à conserver les réflexions et orientations des rédacteurs et rédactrices. La version finale leur a ensuite été envoyée pour pouvoir bénéficier de leurs avis et commentaires.

La structuration du récit suit un certain canevas, à savoir une présentation des acteurs et des enjeux, une ligne du temps reprenant les étapes historiques du sujet, et la réflexion des étudiants et des étudiantes sur les enjeux démocratiques du sujet étudié. Pour introduire chaque article, vous trouverez un petit encart. Il s’agit du teaser envoyé aux étudiants et étudiantes lors du choix des sujets. Celui-ci est suivi d’une courte introduction de l’article où je situe le sujet dans un contexte plus global et introduit le propos des auteurs et auteures. Quelques addendum sont ajoutés dans le texte lorsque des propos méritent d’être mieux situés ou explicités. Enfin, des tablettes, reprenant des informations clefs, ont été rajoutées dans les différents articles car les étudiants et étudiantes, en plus des archives consultées au CARHOP, se sont beaucoup renseignés sur internet.

Ce sont les résultats de ces recherches et réflexions que le CARHOP publie ici. L’objectif de ce numéro de Dynamiques n’est pas de rendre compte de l’exhaustivité de sujets déjà bien connus mais plutôt de s’arrêter sur le lien entre éducation permanente et histoire. Quels outils d’analyse et de réflexion les étudiants et les étudiantes retirent-ils et elles de leurs recherches ? Quels échos font-ils et elles avec leurs enjeux contemporains ?

 

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Roucloux, A. « Introduction au dossier. Histoire, citoyenneté et émancipation», Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10 , septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/