L’Université populaire de Marcinelle (1904-1914) et Jules Destrée : Pour l’émancipation culturelle des travailleurs

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Renée Dresse (historienne, CARHOP asbl)

L’Université populaire de Marcinelle, inaugurée en 1904, est une initiative de Jules Destrée, échevin de l’Instruction publique de cette commune. Comme les universités populaires de Schaerbeek, de Saint-Gilles ou de Mons, elle s’appuie sur ces devancières et sur le modèle français et va développer de multiples activités de tout ordre.

Jules Destrée, un homme aux engagements multiples

Jules Destrée naît à Marcinelle, le 21 août 1863 et décède à Bruxelles le 3 janvier 1936. Il fait des études de droit à l’Université libre de Bruxelles dont il est diplômé en 1883. Il est alors actif dans le Cercle des étudiants progressistes qui lutte en faveur du suffrage universel. Comme avocat, il est amené à côtoyer le monde ouvrier dont il découvre la précarité d’existence. En 1886, il défend Oscar Falleur, dirigeant de l’Union verrière qui est, avec d’autres, inculpé au titre de meneur lors des grèves violentes de mars 1886 dans le bassin de Charleroi et pour lesquelles il sera condamné à vingt années de travaux forcés avant d’être amnistié. En 1889, il assure, avec d’autres confrères, lors du procès dit « procès du Grand Complot », la défense des 27 membres du Parti socialiste républicain qui se terminera par un acquittement général.

Un social-démocrate

Militant politique, Jules Destrée est, en 1893, un des fondateurs de la Fédération démocratique de Charleroi qui opère un rapprochement idéologique avec le Parti ouvrier belge. En 1894, une liste commune aux deux organisations est déposée à l’occasion des premières élections organisées au suffrage universel tempéré par le vote plural. Sur les vingt-huit députés socialistes élus en 1894, huit sont de la région de Charleroi : Jules Destrée est l’un d’eux. Il siégera au Parlement jusqu’à sa mort.

Jules Destrée opte pour le parti qui lui semble le plus capable de contribuer à l’émancipation sociale et politique de la classe ouvrière. Il plaide pour un socialisme combatif tempéré dans ses moyens d’actions : « Nous désirons opérer une modification fondamentale de la société. (…) Pour arriver à cette révolution que nous espérons, nous avons, en entrant dans cette Chambre, suivi les voies légales et parlementaires. Nous avons accepté de nous soumettre aux lois et nous avons prêté serment à la Constitution. »[1] Pour Jules Destrée, l’amélioration de la condition ouvrière passe par le vote de lois sociales. Il revendique le suffrage universel, continue à défendre la cause des ouvriers inculpés lors de grèves de décembre 1904. Il intervient en 1909 sur la question de la réduction du temps de travail dans les mines lors des discussions parlementaires, se prononce pour l’égalité juridique et sociale de la femme.[2]

Pendant la Première Guerre mondiale, Jules Destrée est nommé ministre de Belgique à Saint-Pétersbourg d’octobre 1917 à avril 1918 où il assiste à la Révolution bolchévique. L’Armistice signée, de retour en Belgique, Jules Destrée est nommé ministre des Arts et des Sciences en charge de l’instruction publique dans les gouvernements d’union nationale dirigés de 1919 à 1920 par le catholique Léon Delacroix et de 1920 à 1921, par le catholique Henry Carton de Wiart.

Une action culturelle

Pour ce passionné d’art et de littérature – il a voyagé notamment en Italie et rencontré de nombreux écrivains −, la classe ouvrière doit pouvoir découvrir le patrimoine légué par les générations précédentes. En 1899, il propose de créer des bibliothèques dans chaque maison du peuple : elles doivent rassembler des publications, nécessaires au « développement intellectuel, moral et esthétique de la classe ouvrière »[3]. En 1900, il ouvre la première bibliothèque à Marcinelle.

En 1889, Jules Destrée épouse Marie Danse (1866-1942), artiste peintre et aquafortiste. Elle devient sa plus proche collaboratrice au sein de l’UP de Marcinelle. Un hommage lui sera rendu par les responsables de l’UP en 1914. Portrait (huile sur toile) de Jules et Marie Destrée, réalisée par Marie Howet, s.d. (Collection Musée Jules Destrée, Charleroi).

Écrivain, Jules Destrée l’est incontestablement : il publie nombre de brochures et collabore à des revues comme La Jeune Belgique ou La Revue artistique. Ces écrits sont le reflet de ses préoccupations politiques, sociales et culturelles. Il publie des brochures Art et socialisme en 1896, Le droit au loisir : le repos hebdomadaire en 1905, ou des monographies sur Odilon Redon, peintre et graveur de la fin du 19e siècle ou Rogier de la Pasture (primitif flamand du 15e siècle), etc. Professeur très demandé que ce soit à l’Extension universitaire de l’université libre de Bruxelles, à l’Université nouvelle, à l’École industrielle de Charleroi et à la Section d’art de la Maison du peuple de Bruxelles, etc. La plupart de ses conférences sont publiées sous la forme de syllabus ou de brochure de vulgarisation. Militant wallon, Jules Destrée publie en 1912, la fameuse « Lettre au Roi sur la séparation administrative de la Wallonie et de la Flandre », déclaration de référence du mouvement wallon.

L’émancipation ouvrière passe aussi par l’accès à la formation, à l’éducation. C’est avec cet objectif qu’il développe son action éducative à Marcinelle, la commune qui l’a vu naître et dont il est l’échevin de l’Instruction publique de 1903 jusqu’en 1911.

Jules Destrée développe ainsi une action locale importante. Il installe la première bibliothèque communale. Comme échevin de l’Instruction publique, il poursuit la rénovation du réseau scolaire entamée par ses prédécesseurs : il ouvre de nouvelles écoles gardiennes et primaires, une école industrielle, des cours ménagers pour jeunes filles. Mais c’est la mise en œuvre d’une organisation postscolaire pour adultes, qui lui tient particulièrement à cœur : « Si nous voulons faire une œuvre durable, dans le domaine de l’instruction et de l’éducation, nous devons veiller à maintenir, chez l’adulte qui vient d’abandonner l’école primaire, l’activité cérébrale dont il est faiblement pourvu, de façon à rendre, chez lui, de plus en plus vivace, le besoin intellectuel. Nous devons créer des œuvres s’adressant à la jeunesse sortant de nos écoles, pour entretenir et développer en elle le sens de l’intellectualité, le désir de connaître et de se développer toujours davantage. »[4] Militant pour l’instruction primaire obligatoire et gratuit, il est affilié à la Ligue de l’enseignement et présidera la Fédération des œuvres postscolaires.

L’Université populaire de Marcinelle

Jules Destrée constate que les expériences menées à l’étranger et même en Belgique ont des faiblesses : « Certaines disparaissent faute de ressources, faute de professeurs, faute d’auditeurs. Presque toutes se plaignent d’un malaise. »[5] Mais ce constat fait, il ne faut pas pour autant y renoncer. Trop de facteurs ont contribué à ces échecs, notamment des conférenciers à la recherche d’une reconnaissance qu’ils ne trouvent pas à l’UP, l’effet de mode souvent bref, et les travailleurs, public-cible de ces UP, effrayés « de voir combien il était compliqué de sortir de l’ignorance ».[6] L’enseignement à l’UP doit s’adresser non pas à la masse ouvrière qui ne pourra pas s’impliquer dans une activité, après un travail fort éprouvant, mais bien à une minorité, avec un but : « susciter les éveilleurs, stimuler leurs courages, accroître leur force ».[7] Pour lui, la réussite d’une UP se repose sur le mouvement ouvrier qui est à l’avant-plan du combat pour l’émancipation sociale et économique des travailleurs. C’est dans les succès des organisations ouvrières que l’UP va trouver les hommes et les femmes prêts à suivre la formation d’une UP. Jules Destrée insiste sur l’importance du public venant de tous les horizons mais la priorité reste les ouvriers, « car c’est surtout pour leur émancipation que je travaille. »[8]

Destrée, Jules, Les universités populaires, Gand, 1905, 32 p. (Germinal, 18). (Collection CARHOP, Braine-le-Comte).

En octobre 1904, l’Université populaire de Marcinelle est lancée. C’est une « association libre, qui, avec l’aide des groupes ouvriers organisés, se propose de travailler à l’instruction et à l’éducation du peuple, complémentairement aux institutions officielles, par des cours et conférences de culture générale, des fêtes éducatives, des discussions, des bibliothèques et des œuvres d’assistance et de solidarité intellectuelle diverses ».[9] C’est aux participants de fixer le cadre de l’enseignement à proposer et de garantir la neutralité de la formation qui y est dispensée. L’UP n’est pas encadrée par le POB. Les conférenciers de toute opinion politique, religieuse ou autre y sont les bienvenus. C’est pour leurs connaissances qu’ils sont invités et non pour leurs opinions. Certes ils peuvent les exprimer mais avec réserve, dans le respect des différentes philosophies en restant hors des conflits politiques. L’UP n’est pas un lieu de propagande. Il n’est pas question d’élaborer des revendications mais bien d’apprendre, de s’approprier des connaissances absentes des programmes de l’école primaire. L’émancipation intellectuelle des travailleurs ne se limite pas à des connaissances comme les mathématiques, la langue française, mais doit permettre de s’initier à des matières jusqu’alors réservées à des élites comme la musique, l’art, la littérature, le théâtre mais aussi le droit du travail, les questions liées à la santé, la géographie, etc., autrement dit à la culture.

Affiche annonçant la séance artistique mensuelle “Séance Wagner” donnée par Jules Destrée le 2 février 1905, Marcinelle, 1905 (Collection Musée Jules Destrée, Charleroi).

Comme dans d’autres UP, les activités proposées à Marcinelle, sont multiples : des conférences scientifiques, des séances musicales avec des compositeurs classiques ou contemporains (Borodine, Mozart, Beethoven, Debussy, etc.), des récitals de chansons wallonnes, des séances théâtrales, des conférences consacrées à l’art flamand, à la danse, à la littérature notamment wallonne, etc. Des soirées sont consacrées à la lecture d’œuvre littéraire comme Macbeth. La question sociale y est étudiée : la journée légale des huit heures, les pensions de vieillesse, les accidents de travail, etc. Un médecin donne des cours sur les premiers soins à donner aux malades et aux blessés. L’UP sera subventionnée dès 1905 par le Conseil provincial du Hainaut.

L’UP de Marcinelle n’est pas qu’un lieu d’enseignement : la bibliothèque fondée antérieurement par Jules Destrée y est installée comme « complément indispensable à ses cours et à ses conférences ».[10] Elle développe de multiples services : une consultation pour nourrissons, une chorale, une section dramatique, une section symphonique, un cercle d’excursions. Comme le laisse supposer le titre du rapport décanal d’Armand Dubuisson, derrière Jules Destrée se trouve aussi son épouse, Marie Danse. Il serait d’ailleurs intéressant de comprendre comment fonctionne l’université populaire et quels sont les bénévoles qu’elle mobilise, sur qui repose concrètement son fonctionnement.

Jules Destrée crée un bulletin L’Université populaire dont le premier numéro paraît le 15 mars 1905 et le dernier numéro, le 1er janvier 1908. Ce bulletin ne concerne pas uniquement l’UP de Marcinelle mais l’ensemble des organisations postscolaires du Hainaut comme l’indique son sous-titre : Bulletin des Universités et Conférences populaires, des Extensions universitaires, des Associations d’anciens élèves, des Amicales et en général des œuvres postscolaires d’enseignement et d’éducation sociale de la province de Hainaut.

Pour Destrée, « toutes poursuivent le même but, avec des nuances légères qu’on pourrait d’ailleurs respecter en laissant à chaque groupe une entière autonomie, mais le lien aurait l’avantage de faire profiter tous les adhérents des expériences et des travaux de chacun. »[11]

Le bilan

En 1919, Jules Destrée, ministre des Arts et des Sciences ayant en charge l’instruction publique, dresse un bilan négatif de l’UP de Marcinelle. Il a, selon lui, trop anticipé sur la capacité des ouvriers à suivre cet enseignement : « on ne pouvait demander à des ouvriers épuisés par de longues journées de travail de s’imposer, pendant le peu de loisirs dont ils disposaient, un effort intellectuel quelconque. »[12] Il pointe plusieurs freins : la loi sur les 8 heures votée seulement en 1921, les souvenirs que les ouvriers adultes gardent de l’école primaire : les matières apprises sont loin et participer à une formation à l’âge adulte demeure  difficile. Pour autant, Jules Destrée continue à œuvrer en faveur de l’émancipation intellectuelle de la classe ouvrière. Il ne renie pas l’action éducative de ces initiatives créées avant 1914 mais pour lui, « l’activité universitaire ne doit point se limiter aux portes de l’Université. C’est une sorte de devoir auguste de fraternité nationale qui doit vous pousser vers le peuple. »[13]

Jean-Luc Degée, dans ses études sur le mouvement d’éducation au sein du monde socialiste, met en cause le cadre même des UP qui, bien que fondées ou soutenues par des socialistes, dispensent un enseignement qui s’inscrit en dehors du mouvement et ne permet pas l’amélioration de la condition ouvrière par la lutte sociale.[14]

Après la Première Guerre mondiale, Jules Destrée, devenu ministre, attend beaucoup des réformes sociales qui se dessinent : « mais ne nous décourageons pas, et constatons que les circonstances sociales sont plus favorables aujourd’hui à ces entreprises généreuses. L’obligation scolaire va porter ses fruits. La réduction légale des heures de travail va libérer de l’usine et de l’atelier, des ouvriers qui ne demanderont pas tous à aller au cabaret, comme on le dit facilement. (…) Tout ce qui a été fait jusqu’à présent n’est que l’ébauche informe de ce que réclament de nous les temps nouveaux. L’État a pour devoir de subsidier l’organisation et la multiplication de ces extensions nécessaires. »[15] Ses réformes visent à assurer notamment un enseignement de qualité dans les écoles primaires : comme l’éducation ne s’arrête pas à la sortie de l’école primaire, il est l’auteur de la loi sur les bibliothèques publiques promulguée en octobre 1921 et la loi assurant des subsides aux œuvres complémentaires de l’école (1921). Cette politique originale et audacieuse de Jules Destrée permet le développement de l’éducation populaire.

Notes
[1] Extrait du discours de Jules Destrée à la Chambre, le 20 juin 1899, cité dans Schaeffer, P.-J., « Jules Destrée : l’humanisme à la conquête du cœur », dans Autour de Jules Destrée. Exposition organisée à l’initiative de l’Institut Jules Destrée à l’occasion du 50e anniversaire de la mort de Jules Destrée, s.l., 1986, p. 11.
[2] Pour plus de détails, voir Puissant, J., « Jules Destrée, du prétoire à la Chambre, de l’avocat au socialiste », dans Musée Jules Destrée, Charleroi, 2000, p. 95.
[3] Schaeffer, P.-J., op. cit., p. 16.
[4] Cité dans Dubuisson, A., L’œuvre de M. et Mme Jules Destrée à l’université populaire de Marcinelle 1904-1915. Rapport décanal présenté à la Députation permanente du Hainaut et au conseil communal de Marcinelle, s.l., 1914, p. 6.
[5] Destrée, J., Les universités populaires, Gand, 1905, p. 13 (Germinal, 18).
[6] Ibid.
[7] Destrée, J., op. cit., p. 15.
[8] Extrait d’une interview de Jules Destrée, Journal de Charleroi, janvier 1905. Cité dans Schaeffer, Pierre-Jean, Jules Destrée. Essai biographique, Bruxelles, 1962, p. 266.
[9] Destrée, J., op. cit., p. 1.
[10] Dubuisson, A., L’œuvre de M. et Mme Jules Destrée à l’université populaire de Marcinelle 1904-1915. Rapport décanal présenté à la Députation permanente du Hainaut et au conseil communal de Marcinelle, s.l., 1914, p. 95.
[11] Cité dans Dubuisson, A., op.cit., p. 20.
[12] Extrait de l’exposé de Jules Destrée le 19 mai 1919, cité dans Schaeffer, P.-J., Jules Destrée. Essai biographique, Bruxelles, 1962, p. 267.
[13] Cité dans Cambier, E., Jules Destrée, Ministre des Sciences et des Arts (9 décembre 1919-20 octobre 1921), Bruxelles, 1921, p. 115.
[14] Degée, J.-L., Le mouvement d’éducation ouvrière. Évolution de l’action éducative et culturelle du mouvement ouvrier socialiste en Belgique (Des origines à 1940), Bruxelles, 1986, p. 38-39 (Histoire du mouvement ouvrier en Belgique, 9)

[15] Cité dans Cambier, E., op.cit., p. 115-116.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Dresse, Renée, « L’université populaire de Marcinelle (1904-1914) et Jules Destrée : Pour l’émancipation culturelle des travailleurs », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 4, décembre 2017 [En ligne], mis en ligne le 17 décembre 2017. URL : http:// www.carhop.be/revuescarhop/