L’occupation et la gestion négociée de l’espace public : ou comment concilier revendications sociales et maintien de l’ordre

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François Welter (historien, Carhop asbl)

Dans leur configuration spatiale, les manifestations sont certes des espaces de revendications, d’expression de messages politiques ; elles sont aussi des lieux de confrontations entre militant-es et les forces de l’ordre. Sous ce derniers aspect, les relations entre organisateurs et forces de l’ordre sont plus ou moins tumultueuses selon le contexte et la dynamique du mouvement social ; cependant, la possibilité laissée au citoyen par la Constitution de s’exprimer aboutit à la construction de pratiques militantes et policières évolutives permettant une occupation réglementée/contrôlée et, à terme, négociée de l’espace public.

INTRODUCTION

Le 6 novembre 2014, près de 100 000 manifestant-es se mobilisent à Bruxelles contre les politiques d’austérité du gouvernement Michel : les troubles en marge de la mobilisation provoquent 120 blessés du côté des forces de police et d’importants dégâts matériels (véhicules incendiés ou dégradés, panneaux et feux de signalisation détruits) ; le 24 mai 2016, dans la même ville, une manifestation nationale des trois principaux syndicats du pays réunit 60 000 personnes : l’affrontement entre une dizaine de casseurs et la police cause une vingtaine de blessés, 21 arrestations administratives et deux arrestations judiciaires. Ces dernières années, les médias se font surtout l’écho des violences en marge des mouvements sociaux et placent au second plan la dénonciation des politiques gouvernementales actuelles, marquées par l’austérité et les injustices sociales de plus en plus prégnantes. Bien qu’existants, ces dérapages doivent toutefois être étudiés à l’aune de leurs proportions réelles et des stratégies mises en œuvre pour, justement, les éviter. En effet, si l’histoire des mouvements sociaux en Belgique montre des débordements et des confrontations entre forces de l’ordre, voire l’armée, et manifestant-es, des regards croisés sur les trente dernières années tendent à revoir un jugement trop hâtif sur l’ampleur des troubles de l’ordre public dont la presse fait sa « Une ».[1]

Interroger des acteurs et les actrices de terrain et questionner leur vision paraissent un moyen adéquat pour définir ce qui est mis en oeuvre, tant par les organisateurs que par les forces de l’ordre, lors de la préparation et la tenue d’une manifestation, ainsi que l’évolution des pratiques et, in fine, l’efficacité de celles-ci. Les témoignages de Roland Dewulf, secrétaire politique du secrétaire général de la CSC de 1979 à 2008, et Vincent Gilles, président du SLFP Police depuis 2010, constituent de ce point de vue un matériau de base intéressant pour une approche sociohistorique de la gestion de l’espace public.

L’ORGANISATION DES MANIFESTATIONS : UNE GESTION INTANGIBLE

En tant qu’organisation structurante des institutions belges, la CSC dispose de moyens humains et logistiques, d’une part, et d’une ligne de conduite claire, d’autre part, pour mener des manifestations dans les rues.[2] D’après Roland Dewulf, le processus de ces trente dernières années est presqu’intangible au sein du syndicat chrétien. Une mobilisation telle qu’il s’en déroule régulièrement est d’abord le résultat d’une décision politique prise par les instances de la CSC. Elle a pour objectif de créer un rapport de force dans le cadre de négociations avec le gouvernement et/ou les interlocuteurs sociaux. [►] Et, lorsqu’une lutte en front commun est décidée, des quotas et un nombre de manifestants à mobiliser sont fixés, en concertation avec les autres syndicats et les fédérations. La suite de l’organisation est surtout le fruit d’une concertation avec le bourgmestre et les services de police. [►] Ceux-ci se montrent d’ailleurs proactifs dans la prévention de tout trouble à l’ordre public. Les sections « Renseignements généraux »[3] des zones de police s’informent préalablement des revendications portées par les manifestant-es, des militant-es présent-es et des personnes de contact parmi les organisateurs. Au cours de la manifestation, le dialogue est constant entre organisateurs et les services de police, en fonction des évènements qui surviennent à proximité ou au sein des cortèges. Les négociations préalables entre organisateurs et représentants de l’ordre ne sont toutefois pas un gage de manifestation pacifique. Le déroulement des évènements et la capacité des acteurs et actrices à réagir proportionnellement aux troubles influent sur la gestion de l’espace public. Au sein des cortèges qu’elle organise, la CSC dispose d’un service d’ordre, parfois des métallurgistes à la réputation pourtant sulfureuse dans la conscience collective, chargé d’encadrer les manifestant-es, de les prémunir de fauteurs de troubles extérieurs et, le cas échéant, de neutraliser ceux-ci en concertation avec les services de police. Mais, dans de telles circonstances, les choix de réaction sont encore décidés en collaboration avec les services de police.

UNE GESTION POLICIÈRE ÉVOLUTIVE

« Force doit rester à la Loi » : le dogme gendarmique

L’appareil policier, réputé calme aujourd’hui, ne garde pas la même placidité face aux manifestations tout au long de son histoire. Jusqu’en 1991-1992, la gestion d’un service d’ordre exige une soumission absolue des citoyen-nes aux ordres de la gendarmerie, selon le principe « Force doit rester à la Loi ». Vincent Gilles en témoigne. [►]

Dans un contexte de crise tel que celui des années 1980, le dogme gendarmique et la pression exercée sur les travailleurs causent des débordements. La manifestation des travailleurs et des travailleuses de Cockerill-Sambre le 16 mars 1982 à Bruxelles en est un exemple emblématique, que Vincent Gilles souligne lui-même lors de son interview.

En 1982, la loi du 2 février sur les pouvoirs spéciaux permet au gouvernement chrétien-libéral Martens-Gol de légiférer par voie d’arrêtés royaux. Dans un contexte d’inflation, de hausse du chômage et de déficit des finances publiques, les principales mesures gouvernementales visent à une réduction des coûts des entreprises, à la limitation des dépenses publiques, à l’équilibre financier de la sécurité sociale, à la promotion des exportations et des commandes publiques et à la diminution de 3 % de la masse salariale globale. Les conséquences pour les travailleurs et travailleuses sont lourdes : la liaison des salaires à l’indice des prix à la consommation est suspendue[4] ; les allocations sociales sont réduites ; les mesures fiscales bénéficient seulement à une frange de la population bénéficiant déjà de moyens et hauts revenus[5]. La concertation sociale entre patrons et syndicats est en berne, y compris dans les entreprises[6]. Jusqu’alors protégé par les gouvernements successifs et soutenu au moyen d’allocations, le géant de l’acier wallon Cockerill-Sambre est particulièrement touché par les pertes financières liées à des coûts de production trop importants. Le cabinet Martens V ambitionne des mesures d’assainissement qui, selon Wilfried Martens lui-même, se heurtent aux forces syndicales et politiques, dans une affaire par ailleurs aux relents communautaires. Le mécontentement des travailleurs face aux décisions incertaines du gouvernement et au contexte général de crise cherche à s’exprimer publiquement.[7] Le 16 mars, la CSC et la FGTB réunissent 13 000 sidérurgistes, venus de Liège et Charleroi, et montent à Bruxelles avec des slogans tels que « La dévaluation comme la TVA, le consommateur trinquera », « Bas les pattes de l’index » ou « Pas de rentabilité économique avec des sabots, investir pour garantir l’avenir », etc. Quelques figures politiques sont également présentes (Guy Spitaels, Yves De Wasseige, Philippe Busquin, etc.).

La « Une » du journal La Cité au lendemain de la manifestation des métallurgistes du 16 mars 1982,
Place Rogier. Carhop, fonds La Cité, série journaux, « La colère déborde », La Cité, 17 mars 1982, p. 1.

Les forces de l’ordre mobilisent, pour leur part, 1 500 gendarmes, venus de Bruxelles et de province, 500 policiers communaux de Bruxelles et de Saint-Josse, une vingtaine d’autopompes, 60 chevaux, des véhicules blindés et un hélicoptère. Formé au boulevard Lemonnier, le cortège arrive en une demi-heure sur la place Rogier, le lieu prévu de la dislocation de la manifestation. Aucun meeting n’est prévu ; les leaders politiques et syndicaux s’arrêtent, hésitent. La tension monte. Car, comme le rapporte le journal La Cité, « beaucoup de manifestants ne l’entendent pas de cette oreille : « Est-on venu ici pour se promener dans la rue ? » L’indécision des organisateurs du rassemblement offre une opportunité à quelques individus de mener les manifestant-es vers d’autres objectifs : « La nouvelle « tête » du cortège, auquel des groupes bruxellois semblaient s’être mêlés en cours de route, prend la direction du boulevard Botanique, qui remonte vers la zone neutre de la ville.[8] D’impressionnants cordons de gendarmerie font leur apparition en haut du boulevard. Un hélicoptère survole le quartier depuis le début. (…) Des groupes de manifestants de plus en plus nombreux remontent le boulevard Botanique et, très rapidement, font face aux forces de l’ordre. Plusieurs cordons de gendarmes en tenue de combat, casqués et armés de boucliers entourent autant de sections d’autopompes. En renfort : des pelotons de police de Bruxelles. (…) Le face-à-face dégénère rapidement. » Aux jets de pierres, de bouteilles, de billes de plomb et de boulons, répondent les autopompes et les gaz lacrymogènes des forces de l’ordre.

Refoulé-es et regroupé-es à la place Rogier, les manifestant-es y commettent de nombreuses déprédations ; à proximité, la rue Saint-Lazare est le théâtre de scènes d’émeute : le mobilier d’un café est utilisé pour construire une barricade que les journalistes de La Cité évaluent à plus de deux mètres de hauteur ; le feu est bouté à l’hôtel Albert Ier, désaffecté. Il faut plusieurs charges des forces de police, dont la cavalerie, pour évacuer la place Rogier et ses alentours : « durant cette opération « nettoyage », des coups de matraques sont distribués. Des manifestants retranchés à l’hôtel Sheraton sont assiégés et malmenés. Des scènes atroces. Plusieurs gendarmes s’acharnent sur un homme à terre. On relève encore des blessés. Plusieurs arrestations aussi. » Au soir de la journée, un premier bilan fait état d’une place Rogier et des rues avoisinantes dévastées (vitrines de commerces et d’hôtels brisées, entrées de métro saccagées, abris de bus démolis, bornes arrachées, véhicules retournés…), de plus de 300 blessés, dont deux et quatorze graves respectivement parmi les manifestant-es et la gendarmerie et de neuf arrestations judiciaires.[9]

Les retours des différents acteurs sur les évènements du 16 mars 1982 correspondent au regard que portent Roland Dewulf et Vincent Gilles sur l’organisation générale des manifestations et les causes de débordements. Du côté des manifestant-es, un syndicaliste liégeois explique : « Sans que l’on soit heureux de la casse, on n’a pas été surpris par ce qui s’est passé, car on savait bien que les gens étaient excédés et qu’il fallait peu de choses pour que cela déborde. » Et, dans son article, André Méan poursuit : « Autre élément dont il faut tenir compte : les sidérurgistes sont en grève depuis trois semaines – ce qui est long – et puis, c’est la deuxième fois, toujours en trois semaines, qu’ils manifestent à Bruxelles sans qu’il y ait de meeting. Dans le chef de certains, il est bien évident qu’on ne va pas à Bruxelles « rien que pour se promener ». Il faut qu’il y ait un meeting ou autre chose. »[10] Avec un recul de 35 ans, Roland Dewulf confirme l’attitude des métallurgistes par rapport au choc que constituent la restructuration de leur secteur et leurs réactions. [►]

Carhop, fonds La Cité, série journaux, Vie sociale, La Cité, 17 mars 1982, p. 3.

Un autre élément concerne la présence de fauteurs de troubles qui, bien que réduits à la portion congrue, peuvent influencer le cours des évènements. La Cité du 17 mars 1982 mentionne la présence d’individus qui prennent les commandes du cortège pour le mener en dehors de l’itinéraire négocié par les syndicats auprès des autorités locales.[11] Le lendemain, dans les pages du même journal, les délégations syndicales FGTB, CSC, SETCa, CNE de Cockerill-Sambre « dénoncent les provocateurs qui, avec ou sans uniforme et de façon systématique, tentent de dénaturer l’objectif poursuivi par les sidérurgistes wallons luttant pour le maintien de la seule activité

permettant à la Wallonie d’assurer sa pérennité industrielle et sa diversification. »[12] La dénonciation des provocations n’est pas un phénomène neuf. Dès le 19e siècle, les milieux de gauche dénoncent la présence d’agitateurs de la Sûreté de l’État au sein de rassemblements ouvriers ; ceux-ci visent alors à décrédibiliser les revendications sociales des travailleurs et des travailleuses.[13] Roland Dewulf, pour sa part, souligne les effets dévastateurs du lien entre des actes de perturbateurs et perturbatrices, la réaction des forces de l’ordre et le sentiment de solidarité des manifestant-es avec leurs pairs ou prétendus tels. [►]

Du point de vue policier, le regard contemporain de Vincent Gilles trouve quelques explications aux dérapages du 16 mars 1982. L’absence de meeting et l’inaction du cortège, rapidement arrivé à sa destination en sont une première cause, que quelque observateur de l’époque déplore déjà. [►]

Le second élément majeur est l’esprit gendarmique qui, au contraire de ce qu’affirmera le ministre de l’Intérieur, Charles-Ferdinand Nothomb, en séance publique de la Chambre des représentants l’après-midi du 17 mars, n’est pas à la modération et manque de souplesse au regard des pratiques actuelles du maintien de l’ordre. À l’époque, les syndicats constatent, sans doute excessivement au vu des éléments cités, les provocations policières : « Cet hélicoptère qui, sans arrêt, tournait au-dessus de nous et puis les cordons de gendarmerie, ce sont des éléments qui excitent les gens. »

Une gestion policière négociée et graduelle

À partir de 1993, la perception à l’égard des manifestations tend à évoluer. Progressivement, l’appareil policier admet la légitimité de l’occupation de l’espace public par les citoyen-nes. Le contenu des formations change, le vocabulaire se transforme, etc. Mais, les changements les plus significatifs émergent après la réforme des polices : les zones de police, essentiellement constituées de policiers communaux, contribuent à un rapprochement avec la population ; l’enseignement prônant autrefois la manière forte s’édulcore ; l’intégration des trois principaux services de police en une seule police aboutit à un subtil mélange des pratiques des uns et des autres et replace la fonction policière au coeur et au service de la société.[14] Parallèlement, la ministre de tutelle adopte des dispositions favorisant une réponse négociée et graduelle aux troubles de l’ordre public. La circulaire du Service public fédéral (SFP) Intérieur OOP41 du 31 mars 2014, par exemple, décline les procédés à mettre en oeuvre, en vue d’atteindre un quintuple objectif : démocratique, de désescalade, de capacité, informatif et d’apprentissage. Les moyens à utiliser sont multiformes, au nombre desquels sont mentionnés : « la recherche commune d’un équilibre entre les exigences, les attentes et les intérêts de tous les groupes et parties participant ou confrontés à un événement » ; « la responsabilisation de l’ensemble des acteurs concernés et la contribution de ces derniers, de manière active et coordonnée, à la réalisation des conditions qui feront que l’événement se déroulera sans heurts et en toute sécurité, sous la régie des autorités administratives compétentes » ; déterminer le seuil de tolérance vis-à-vis des troubles ; les réunions d’évaluation à l’issue d’événements importants ou d’événements au cours desquels des incidents se sont produits ; la désignation d’un médiateur, clairement identifié et connu de l’organisateur, qui stimule le dialogue et la concertation sur la base d’un respect mutuel et de la recherche du meilleur compromis ; l’analyse de risque – qu’elle soit policière, relative à la sécurité et au bien-être du personnel ou en cas d’émergence de violence collective par exemple -, en vue d’adopter les mesures nécessaires ; une approche questionnant la légitimité et le caractère juste et adapté de l’intervention policière, en vue de favoriser la désescalade des tensions ; un recours à la force différé le plus longtemps possible ; etc.[15]

Aussi marquantes soient les évolutions affirmées, celles-ci se heurtent pourtant à d’autres conceptions de l’action policière. Le 15 mars 2017, plusieurs organisations militantes se rassemblent à Bruxelles pour dénoncer les violences policières. Les manifestant-es dénoncent « un phénomène réel et systémique, passé sous silence et restant trop souvent impuni. »[16] Dans un contexte de menace terroriste, l’État est accusé de mener une guerre contre sa propre population, de favoriser les exactions policières contre certaines franges de la société (sans-papiers, jeunes de quartiers, musulman-es, etc.) et de criminaliser celles-ci.[17] À ce stade de l’analyse, il serait aventureux de poser un jugement sur la légitimité de cette mobilisation, voire d’esquisser les causes vérifiables de celle-ci (examen critique des statistiques des violences policières, formes de ces dernières, etc.). Les rapports du Comité P, chargé par le Parlement de la surveillance des services de police, sont, certes, suffisamment détaillés pour construire une image très diversifiée de la violence des policiers : l’intimidation, le manque de respect ou de politesse, le refus d’un policier de s’adresser au citoyen dans sa langue maternelle et les brutalités physiques sont autant de dérapages qui, selon les perceptions des acteurs et actrices concerné-es et leur définition, sont autant de formes de violence.[18] À l’inverse, ces mêmes documents restent trop généraux pour permettre de reconstruire les causes de ces dérapages et l’existence d’une politique de brutalité contre des groupes sociaux. Les limites de l’analyse sont ici criantes, d’autant que les violences policières dans le cadre spécifique de la gestion négociée de l’espace public sont peu détaillées. Dans son rapport annuel de 2010, le Comité P déplore la difficulté à quantifier ce phénomène : il « reçoit régulièrement des plaintes relatives à des arrestations illicites. Ces plaintes traitent souvent de la manière dont les personnes arrêtées ont été traitées. (…) L’élément le plus frappant lors du traitement de telles plaintes réside dans la difficulté d’identifier les policiers et/ou unités de police concernés, étant donné que plusieurs services de police ont participé au maintien de l’ordre public et que les plaignants ne peuvent pas fournir des informations précises à ce sujet. »[19]

La gestion négociée de l’espace public : la police au coeur des manifestations !
Carhop, fonds Carhop, Reportage photographique de Julien Tondeur à la grande parade Hart boven hard/Tout autre chose à Bruxelles, 29 mars 2015.

Il reste que le président du SLFP Police rapporte certains éléments sur ce point, qui offrent quelques clefs de compréhension. Primo, il semble que la majorité des violences policières soient commises dans le cadre des missions de gestion de l’espace public.[20] Secundo, si le Comité P déplore la difficulté à identifier systématiquement les auteurs de dérapages, les cas où les faits sont avérés et des poursuites sont engagées aboutissent à des sanctions sévères. [►]

Ces réalités ne doivent pas occulter les violences à l’encontre des policiers lors de mobilisations sociales. Au lendemain de la manifestation nationale du 6 novembre 2014, l’évaluation de la gestion de l’espace publique est loin d’être satisfaisante. Selon la presse et le rapport annuel du Comité P, l’extrême violence envers les forces de l’ordre est pointée du doigt, en même temps que l’inadaptation de leur matériel (équipement des policiers, des autopompes, etc.) et le manque d’instructions aux policiers sur place au moment des évènements.[21]

CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES

L’analyse croisant les regards de deux acteurs de terrain montre que l’occupation de l’espace public est une pratique bien installée et maîtrisée dans le panel de moyens dont dispose les militant-es pour s’exprimer. Mobiliser 80 000 ou 100 000 personnes dans la rue constitue toujours un moyen utilisé et crédible pour créer un rapport de force face aux décisions gouvernementales, bien que le discours libéral soit profondément ancré dans les consciences. La professionnalisation de l’action militante et son ancrage profond dans la société contribuent à la construction d’un espace d’expression pacifié, construit dans un étroit dialogue avec des forces de l’ordre, qui, pour leur part, modifient progressivement leurs regards sur les mouvements sociaux, voire y participent en tant qu’acteurs revendicatifs. Vincent Gilles et Roland Dewulf en arrivent d’ailleurs à une conclusion commune : la plupart des mobilisations se déroulent sans heurt.

Cependant, depuis quelques années, les choix politiques des gouvernements successifs mettent à mal cette harmonie. La réduction drastique des finances publiques prive en effet les services de police de moyens humains, matériels et financiers ; elle les empêche de mener leurs missions d’encadrement des mouvements sociaux et donc la tenue même de ceux-ci. Les possibilités de s’exprimer s’en voient ainsi réduites. Le contexte de la menace terroriste ne fait qu’accentuer ce phénomène. Derrière le discours rassurant et les renforcements ponctuels – et nullement structurels – de moyens annoncés par les ministres de tutelle et le Premier ministre, le malaise de l’appareil policier est de plus en plus profond (surcharge de travail par la multiplication des tâches et les sous-effectifs, poursuite des mesures d’économie, matériel vieillissant) et les restrictions à la liberté d’occuper l’espace public se multiplient.

Notes
[1] Il est remarquable que le journal télévisé de 19h00 de RTL-TVI traite d’abord des violences perpétrées à la fin de la manifestation du 6 novembre 2014 avant de se pencher, seulement dans un second temps, sur les motifs de la mobilisation syndicale. Sans minimiser l’importance de ces méfaits, cette chronologie témoigne de la priorité qui est offerte aux images retentissantes, plutôt qu’à la fonction pédagogique d’un journal télévisé que le public est en droit d’attendre. Voir : RTLTVI.be, Édition spéciale du journal télévisé, 6 novembre 2014, [En ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=7fdXA0gwhwQ
[2] La place structurante qu’occupent les syndicats dans les institutions oriente forcément la focale de l’analyse.
[3] Les sections « RG » sont subdivisées en cellules, spécialisées chacune dans des thématiques différentes (syndicats, ministères, extrémismes, sectes, etc.). Voir : 2007. Rapport d’activités de la police de Bruxelles capitale Ixelles, p. 84 [En ligne]. http://www.lokalepolitie.be/sites/5339/images/pdf/2007fr-rapportdactivites.pdf (Page consultée le 21 juin 2017).
[4] Mabille, X., Histoire politique de la Belgique. Facteurs et acteurs de changement, Bruxelles, CRISP, 1986, p. 361-366.
[5] Savage, R., Un an de gouvernement Martens-Gol. Premier bilan et perspectives, Bruxelles, FTU, 1983, p. 53-54 (Études spéciales, n°4).
[6] Mabille, X., « La législature 1981-1985 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1088, 1985, p. 34.
[7] Martens, W., Mémoires pour mon pays, Bruxelles, Éditions Racine, 2006, p. 97.
[8] Par définition, la zone neutre ne peut être occupée par des manifestations. À ce propos, voir l’article de Leloup, C., « Bruxelles : un épicentre pour les mouvements sociaux », Dynamiques, n° 2, juin 2017, [En ligne].
[9] Carhop, Fonds La Cité, série journaux, Article de Schoonbroodt, J., « La colère déborde », La Cité, 17 mars 1982, p. 1 ; Article de Méan, A., Schöffers, P. et Schoonbroodt, J., « La manifestation des 13 000 avant qu’elle ne dégénère… », La Cité, 17 mars 1982, p. 3.
[10] Carhop, Fonds La Cité, Article de Méan, A. « Les suites de la manifestation. Qui va payer ? », La Cité, 18 mars 1982, p. 3.
[11] Carhop, Fonds La Cité, Article de Méan, A., Schöffers, P. et Schoonbroodt, J., op.cit.
[12] Carhop, Fonds La Cité, Article de Méan, A., « Les suites de la manifestation. Qui va payer ? », La Cité, 18 mars 1982, p. 3.
[13] Campion, J. e.a., « L’appareil policier en Belgique (1830-2010) », dans De Koster, M., Heirbaut, D., Rousseaux, X. (dir.), Tweehonderd Jaar Justitie. Historische Encyclopedie van de Belgische Justitie. Deux siècles de justice. Encyclopédie historique de la justice belge, Bruges, La Charte, 2015, p. 393.
[14] Carhop, fonds Carhop, Interview de Vincent Gilles, président du SLFP Police, par François Welter, 24 avril 2017.
[15] Moniteur Belge du 15 avril 2014. Circulaire ministérielle OOP 41 du 31 mars 2014 concernant l’opérationnalisation du cadre de référence CP 4 relatif à la gestion négociée de l’espace public relativement aux événements touchant à l’ordre public, p. 39542-39561. Nous remercions Monsieur Jonas Campion de nous avoir transmis ce document.
[16] Campagne Stop Répression, Manifestation: tous unis contre la répression!, [En ligne]. https://www.facebook.com/events/1167002530020605/ (Page consultée le 19 mai 2017)
[17] Ibidem.
[18] À ce propos, voir les rapports du Comité P, et plus particulièrement : Chambre des représentants. Comité P, Rapport annuel 2010, p. 38, [En ligne]. http://www.comitep.be/2010/Fr/rapport/2010FR.pdf (Page consultée le 2 juin 2017) ; Chambre des représentants. Comité P, Rapport annuel 2013, p. 27, [En ligne]. http://www.comitep.be/2013/2013FR.pdf (Page consultée le 2 juin 2017) ; Chambre des représentants. Comité P, Rapport annuel 2015, p. 24, [En ligne]. http://www.comitep.be/2015/2015FR.pdf (Page consultée le 2 juin 2017).
[19] Chambre des représentants. Comité P, Rapport annuel 2010, p. 38, [En ligne]. http://www.comitep.be/2010/Fr/rapport/2010FR.pdf (Page consultée le 2 juin 2017).
[20] A contrario, Vincent Gilles relève que les mouvements sociaux sont loin de constituer la principale cause de brutalités envers les policiers ; ce phénomène, en constante augmentation année après année, s’observe généralement lors de la prestation d’autres formes de missions policières (exemple : en intervention). Voir : Carhop, fonds Carhop, Interview de Vincent Gilles, président du SLFP Police, par François Welter, 24 avril 2017.
[21] Chambre des représentants. Comité P, Rapport annuel 2014, p. 105, [En ligne]. http://www.comitep.be/2014/2014FR.pdf (Page consultée le 21 juin 2017) ; RTBF.be, Manifestation : 112 policiers blessés, un homme sous mandat d’arrêt, 7 novembre 2014, [En ligne]. https://www.rtbf.be/info/societe/detail_bilan-des-heurts-lors-de-la-manifestation-112-policiers-blesses?id=8396681 (Page consultée le 21 juin 2017) ; RTBF.be, Les policiers se disent déçus de leur rencontre avec Yvan Mayeur, 11 novembre 2014, [En ligne]. https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_les-policiers-se-disent-decus-de-leur-rencontre-avec-yvan-mayeur?id=8398952(Page consultée le 21 juin 2017).

POUR CITER CET ARTICLE

François Welter, «L’occupation et la gestion négociée de l’espace public : Ou comment concilier revendications sociales et maintien de l’ordre», Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 2, juin 2017 [En ligne], mis en ligne le 28 juin 2017. URL : http:// www.carhop.be/revuescarhop/