Militer en entreprise, uniquement une affaire de syndicat ? Les groupes d’action au travail de la JOC et leurs enquêtes aux ACEC

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Camille Vanbersy (historienne et archiviste au CARHOP)

Mars 1985, un groupe de jocistes parcourt la région de Charleroi à la découverte des entreprises présentant des possibilités d’emploi dans la région. Il détaille les réalisations et réussites de chacune : Cockerill et la Providence, Dupuis, Solvay, Glaverbel, Caterpillar et les Ateliers de Construction Electriques de Charleroi (ACEC), présentés comme suit : « À côté [des câbleries de Charleroi], se trouvent les ACEC. Notre guide nous dit que les ACEC sont spécialisés dans l’électronique. Ils viennent de décrocher un contrat pour le métro de Manille… et, savez-vous que les ACEC font une partie de la fusée Ariane ? Bravo les ACEC ! ». À la lecture de cette visite presque « touristique », on peine à croire qu’à peine vingt ans plus tôt la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) a investi ces usines comme autant de lieux de militance.

En effet, en 1985 comme aujourd’hui, lorsque l’on pense à la militance et aux actions de revendication menées en entreprise, c’est avant tout l’image de délégations syndicales, de représentation en conseil d’entreprise ou de mobilisations et de calicots aux couleurs des syndicats qui nous vient à l’esprit. Cependant, aux détours de quelques archives, il apparait que la défense des droits des travailleurs et travailleuses n’a pas toujours été l’apanage des organisations syndicales. D’autres mouvements, d’autres organisations ont porté des revendications en entreprise. Parmi ceux-ci, la JOC qui, dès son origine, souhaite se positionner en faveur des droits des jeunes travailleurs et travailleuse. Comment cette militance a-t-elle pu trouver sa place dans le monde du travail ? Quelles formes a-t-elle pris ? Voici quelques questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans cet article au départ d’un exemple concret, celui de l’action de la JOC aux ACEC.

Pour retracer cette histoire, nous avons premièrement consulté les archives de la JOC nationale et celles de Charleroi conservées au CARHOP[1]. Au travers de la correspondance de l’équipe fédérale, des procès-verbaux des réunions des sections locales, il est possible de retracer une partie des actions menées par les militant. e. s dans le cadre des groupes d’action au travail (GAT). Les journaux tels que le Bulletin des Dirigeants, l’équipe, et surtout Action au Travail publié de 1944 à 1945 et Notre action, paru entre 1946-1947 et entre 1949-1953, tous deux des bulletins des militant. e. s en milieu de travail, renseignent sur les actions menées au sein des entreprises. Ces publications donnent des directives et rapportent des nouvelles des groupes actifs dans les usines[2].

Notre action, bulletin des dirigeants de la JOC, avril 1948. CARHOP, fonds JOC nationale, boîte « bulletins ».

Les fonds d’archives mentionnés ci-dessus ne sont actuellement pas inventoriés. Dès lors, seules quelques indications présentes sur les boites permettent de retrouver les sources pouvant documenter l’histoire des GAT et plus précisément celui des ACEC. De plus, ces sources sont lacunaires et des pans entiers des actions nous échappent encore. Cet article se veut donc une amorce pour d’autres études plus détaillées. D’autres éléments pourront sans doute à l’avenir être trouvés dans les archives de la CSC et de la FGTB ou auprès d’ancien.ne. s militant. e. s ayant œuvré dans ces groupes. Cet article est donc aussi un appel aux ancien.ne. s militant. e. s à se manifester pour témoigner des actions qu’ils ont menées en entreprise.

Militer en entreprise : Accueillir les jeunes travailleurs et défendre leurs droits — les Groupes d’Action au travail aux ACEC

Quelles sont les spécificités de l’action de la JOC en entreprise, ses méthodes et ses actions ? Pour pénétrer le monde de l’usine, la JOC crée en 1941 les Groupes d’action au travail (GAT). L’activité de ces groupes diminue, voire disparait durant la Seconde Guerre mondiale, pour être ensuite relancée. En 1945, une vingtaine de groupes est en activité ou en formation. Dans les années qui suivent, le nombre de groupes croît de manière importante, ils sont estimés à 200 en 1947 par la JOC et la KAJ. Par la suite, le mouvement s’essouffle et ce nombre descend à 18 dans 17 fédérations sur les 20 que compte la JOC en 1956-1957. Le milieu des années 1950 est marqué par un regain de vitalité pour ces groupes et, en 1956-1957, 13 nouveaux GAT sont créés. Leur objectif est d’accueillir et d’encadrer les jeunes travailleurs et travailleuses dans le monde du travail en menant des actions sur les plans militants, syndicaux, moraux et religieux.

Les ACEC, comme d’autres entreprises de la région[3], voient rapidement la création de GAT. Les premières traces d’actions de la JOC aux ACEC sont ténues et empêchent de saisir exactement la portée de celles-ci. À la fin des années 1940, les archives comportent de rapides descriptions d’actions de militant. e. s ou de sympathisant. e. s. En 1948-1949, un procès-verbal de la section de Gilly-Sart-Culpart explique par exemple : « Aux A.C.E.C. (moteurs moyens) un sympathisant a groupé ses camarades J.T. [jeunes travailleurs] pour désencombrer les alentours de leurs métiers pour travailler plus facilement »[4]. Les sources n’en disent pas plus sur la personnalité de ce militant. L’extrait, et les autres exemples d’actions menées dans d’autres entreprises qui l’entourent, permettent cependant de saisir l’ambition de ces jeunes : ceux-ci veulent améliorer leurs conditions de travail par des initiatives pragmatiques.

Il faut ensuite attendre 1956, période de regain dans l’action de ces groupes comme nous l’avons mentionné plus haut, pour revoir, au travers des archives, un GAT actif aux ACEC. Au sein de la revue Notre Action, le plan d’action du groupe est présenté. Le GAT souhaite mener des études et des actions en lien avec le salaire des jeunes, la semaine de cinq jours et les cours du soir, ainsi que les congés payés jeunes. Il rejoint ainsi les préoccupations de l’époque en général et de la JOC en particulier qui œuvre également en faveur de ces thématiques. Enfin, ménageant un certain suspens, un week-end à destination des militant. e. s est annoncé, la date et le lieu restant encore à définir, l’objectif étant la création d’un GAT aux ACEC et le recrutement de nouveaux militants[5].

Sur le front du travail — bulletin des militants d’Action au travail, novembre 1956. CARHOP, fonds JOC nationale, boite « bulletins ».

Les archives présentent dans les fonds témoignent davantage des démarches de la JOC pour recruter de membres au sein des GAT que des actions de celui-ci. En effet, Le recrutement des militants parait ardu tout au long de l’existence du GAT et la stratégie à adopter fait l’objet de réflexions importantes. En juin 1961, un rapport de la réunion préparatoire de l’équipe fédérale signale qu’il faut repérer des jocistes militants dans différentes usines de la région, dont les ACEC. Le travail de constitution du groupe semble complexe. À cette fin, en 1964, la JOC de Charleroi s’emploie à entrer en contact avec de jeunes travailleurs de cette entreprise. Un premier courrier est envoyé en février par l’équipe fédérale aux sympathisants. Il détaille l’objet de la rencontre proposée aux futurs militants : faire connaissance, échanger sur les difficultés vécues dans le milieu du travail pour « enfin, [voir] ensemble de quelle façon nous allons transformer notre milieu de travail. » La volonté est de s’appuyer sur les jeunes eux-mêmes :

« La réussite de cette rencontre dépend de toi : dans la mesure où tu seras présent, tu n’auras pas peur de parler, de dire ton avis, tu es décidé à faire quelque chose. Au cas où tu hésiterais à participer à cette rencontre, pense aux jeunes de ton atelier, pense que si toi tu as peur de t’engager, la situation dans laquelle se trouvent les jeunes restera inchangée. »[6]

En 1964, la JOC de Charleroi semble vouloir mettre un coup d’accélérateur dans la mobilisation, l’affiliation des jeunes et la défense de leurs intérêts, et ce, principalement au sein des GAT. Pour ce faire, plusieurs lettres sont envoyées aux militants et retracent les autres actions mises en œuvre. Le bureau fédéral explique en juillet dans un courrier adressé aux jeunes des ACEC et des verreries avoir « (…) contacté des jeunes, nous les avons fait participer à la diffusion des enquêtes, nous avons réfléchi sur les proclamations. Ne serait-il pas intéressant de nous retrouver pour mettre en commun les différentes réalisations, pour faire le point et préparer notre plan de travail pour l’année 1964-1965. » La tâche ici encore semble difficile et une autre lettre est envoyée en octobre 1964 pour « pénétrer les milieux suivants : A.C.E.C, Fairey, Glaverbel Roux, Glaverbel Gilly, les employés » en invitant à une rencontre regroupant de jeunes travailleurs[7].

Ces efforts semblent porter leurs fruits, un GAT est actif l’année suivante dans l’entreprise. Lancé par quatre jocistes, il devient un groupe pluraliste composé de jeunes syndiqués de la CSC et de la FGTB. En effet, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, des convergences naissent entre syndicats chrétien et socialiste et les affiliations se basent moins sur des critères philosophiques que sur des positions et des actions. Les combats communs se multiplient[8]. Aux ACEC, des liens étroits se tissent entre les délégations FGTB et CSC, bien que ce dernier reste minoritaire dans l’entreprise. Les ACEC sont d’une certaine manière à l’avant-garde des rapprochements qui naitront ailleurs dans les années suivantes.

G.A.T. A.C.E.C Groupe d’action au travail groupant des jeunes décidés de la FGTB et de la CSC, 13 janvier 1965 (CARHOP, fonds JOC Charleroi, boite IV ).

Pour faire connaitre ses actions et ses revendications, le GAT publie des feuillets et des courriers distribués au sein de l’entreprise. La situation des jeunes est au cœur de leurs revendications. En janvier 1965, une « mise au point » en lien avec un « statut des jeunes » adopté en commission paritaire[9] sort. Les documents consultés ne donnent malheureusement aucune information sur le contenu de ce « statut des jeunes ». La JOC dénonce alors l’attitude de FABRIMETAL qui semble vouloir intervenir au sein de l’entreprise, alors que d’autres négociations sont en cours :

« […] cette manœuvre visant à tromper les jeunes, cette commission paritaire est inutile.

1) Elle risque d’en limiter l’application ;
2) C’est une manœuvre de propagande pour abuser de la confiance des jeunes ;
3) Des négociations intéressantes sont en cours aux ACEC ;
4) Plusieurs entreprises de la région ont déjà appliqué le statut ;
5) Seulement si une difficulté persiste une conciliation doit se tenir au niveau de Fabrimetal.

Les jeunes veulent :
La discussion et l’application du statut au niveau de chaque entreprise.
L’union entre tous les travailleurs jeunes et adultes pour l’aboutissement de ces revendications.
Faire confiance à leurs délégués d’entreprise pour mener à bien les pourparlers entrepris dans notre usine.
JEUNES L’AVENIR NOUS APPARTIENT IL FAUT LE BATIR GRAND ET BEAU.
L’équipe GAT »

À la fin des années 1960, ces groupes semblent s’essouffler comme en témoigne le « Plan de travail et prévisions action au travail Charleroi » qui explique, qu’à Charleroi, deux GAT « vivotent encore » : celui de l’Usine Hanrez, qui compte trois membres et celui des ACEC composé de « quelques types responsables » dont, dans l’état actuel des recherches, nous ne savons rien de leur action militante : Ugo Goossens, Michel Miglionico, J.Paul Jacobeus, J. Claude Lycke.

Face au manque d’efficacité et aux difficultés de recrutement, la JOC va diversifier ses méthodes pour se rapprocher des entreprises. Premièrement, la Fédération de Charleroi procède au recrutement d’un permanent d’action au travail en 1966[10]. Deuxièmement, l’action directe en entreprise peinant à fonctionner, une autre porte d’entrée est envisagée au travers des sections locales[11], organisées bien souvent autour d’une paroisse. L’action se déplace alors en dehors des entreprises.

Dès lors, à la fin des années 1960, c’est donc davantage au sein des sections locales que l’on trouve des traces des actions liées au monde du travail. En 1967, par exemple, la section jociste de Fleurus s’inquiète du chômage partiel croissant aux ACEC comme dans d’autres grandes entreprises de la région : ALLARD, Forges de Gilly…[12]

Par la suite, la JOC quittera de plus en plus le monde de l’entreprise pour celui des écoles professionnelles[13]. Et c’est la CSC qui reprendra davantage l’action et la propagande syndicales auprès des jeunes notamment en créant en 1973, son propre service « Les jeunes CSC ».

Au cœur de la méthode jociste : les enquêtes ou comment connaitre, analyser et revendiquer avec et pour les jeunes

Au cœur de la méthode jociste prend place l’enquête, car, « il est impossible de rendre des services sérieux à la masse des jeunes travailleurs et, par conséquent d’acquérir sur eux une influence appréciable si on n’applique pas convenablement la méthode jociste par excellence : ” la méthode des enquêtes “ »[14]. Le souhait est, au travers de celle-ci, de connaitre les réalités quotidiennes des jeunes, formuler un jugement et transformer celui-ci en revendications. Cette trilogie, que Joseph Cardijn, le fondateur de la JOC, reformule en « voir-juger-agir » parcourt toute l’histoire du mouvement. Le but de ces enquêtes est également de former les militant. e. s et les cadres du mouvement au travers d’une « méthode active ». Ils s’approprient par eux-mêmes et entre eux une connaissance du milieu au sein duquel ils agissent. Les jocistes peuvent ainsi « saisir plus massivement la portée d’une situation, c’est un VOIR à dimension plus large »[15]. De plus, au travers des enquêtes, les jeunes nouent des contacts, des liens et renforcent la cohésion du groupe par une meilleure connaissance des réalités de chacun.

Ces enquêtes peuvent être distinguées en trois types : pastorale, sociale et de recrutement[16]. Au travers du vécu de la JOC au sein des ACEC et du GAT en particulier, ces trois types peuvent être détaillés.

    • L’enquête pastorale

Le premier type d’enquête rencontré dans les sources est une enquête « pastorale » liée à l’éducation morale et religieuse des membres. En 1957, le GAT réalise une « enquête religieuse » et récolte 23 questionnaires complétés. Ce succès sert d’exemple aux autres groupes actifs dans d’autres usines : « Jacques a fait remplir 23 enquêtes religieuses ! Pourtant, on ne peut pas dire qu’aux ACEC, il n’y a que des enfants de chœur ! Comment Jacques s’y est-il pris ? Il suffisait d’y penser… avant, pendant et après l’heure d’étude octroyée à ceux qui suivent des cours du soir, Jacques a remis des formulaires à ses copains de l’étude en leur demandant de la remplir. Presque tous ont accepté ! Je vous assure que les réponses sont sincères et les avis sont nombreux. »[17] Malheureusement, les sources consultées ne mentionnent pas les questions de l’enquête ni les résultats.

    • L’enquête sociale

Le deuxième type d’enquête vise à documenter la situation des jeunes travailleurs et travailleuses au point de vue professionnel, familial, des loisirs… En février 1953, le journal Notre Action, Bulletin des responsables d’action au travail[18], publie les résultats d’une enquête menée par la fédération jociste de Charleroi relative aux cours du soir dans la région. Quatre secteurs sont distingués : la métallurgie, les employés, les charbonnages et les industries diverses. Les résultats des ACEC se basent sur les réponses de 48 travailleurs de l’usine. Ces questionnaires sont traités séparément de ceux des autres industries métallurgiques de la région pour lesquelles 90 autres « jeunes travailleurs » sont interrogés.

Il convient de prendre ces résultats avec précaution, car l’échantillon est réduit tant au niveau du personnel de la « métallurgie » à Charleroi que des ACEC. Que représentent 90 travailleurs à l’échelle de la métallurgie carolorégienne ? De plus, l’article ne dit pas quelles sont les autres entreprises métallurgiques sondées. La personnalité des répondants n’est également pas détaillée. Comment ont-ils été choisis ? Dans quels secteurs travaillent-ils ?… Une fois ces limites posées, les résultats proposés apportent cependant quelques informations intéressantes.

Les questions s’attardent premièrement sur les cours du soir suivis par 65 % des répondants dans la métallurgie en générale et 90 % aux ACEC. Ces cours sont suivis en moyenne durant 3 ou 4 ans à raison d’une moyenne de 9 heures par semaine réparties sur 4 jours. L’enquête nous renseigne également sur les avantages accordés par les directions d’entreprises à leurs travailleurs suivant des cours du soir. Aux ACEC, ceux-ci bénéficient d’une heure d’étude par jour de cours ainsi que de jours de congés pour le passage des examens dans le cadre d’études supérieures, le tout payé par l’employeur. Ailleurs, les « avantages » sont différents : trois répondants peuvent partir plus tôt, trois ont des heures d’études, deux peuvent changer de pause, trois ont les « 0,50 cent réglementaires » et un reçoit une prime de fin d’études. Pour les ACEC, on apprend que neuf suivent des cours en « radio », onze en électricité, sept des cours techniques et seize sont rangés dans la catégorie « divers ».

On retrouve ici une préoccupation de la JOC formulée déjà dans l’entre-deux guerre et qui vise alors à dénoncer le cumul du travail et de la formation professionnelle. Le souhait est de viser le travail à temps réduit sans perte de salaire, afin de dégager du temps pour la formation notamment. On remarque dès lors que la situation aux ACEC est relativement privilégiée. En effet, ce n’est qu’en 1959, soit 3 ans après cette enquête que le plan d’action de la JOC-JOCF-CSC lance son idée de congé culturel. Celui-ci vise à octroyer aux jeunes travailleurs et travailleuses (14 à 25 ans) six jours de congés culturels pour leur permettre de suivre des formations générales. Et c’est seulement en 1973 que le gouvernement vote la loi sur les crédits d’heures[19].

L’enquête s’intéresse également aux rythmes de vie des travailleurs : train de vie du lever au coucher, durée de déplacement domicile-lieu de travail, temps et lieux de repas. On remarque, en comparant la situation aux ACEC à celle de la métallurgie en générale que « le train de vie » à savoir le nombre d’heures entre le levé et le coucher est plus important. Il apparait alors logique que la durée de déplacement pour se rendre au travail soit plus importante également. Les informations relatives au lieu de prise du repas nous renseignent cependant qu’une partie importante des travailleurs de la métallurgie doit habiter à proximité du lieu de travail, car il leur est possible de manger chez eux. Cette proportion n’est que de 37 % aux ACEC. La question qui reste en suspend étant de savoir ce qui attire les travailleurs aux ACEC alors que les journées semblent y être plus longues ?


Graphiques réalisés sur base des réponses à l’enquête réalisée par la JOC de Charleroi en 1953 et publiées dans Notre action Bulletin des responsables de l’Action au Travail, février 1953, p. 2-6 (CARHOP, fonds JOC nationale, boite « bulletins »).
    • L’enquête de recrutement

Les résultats de cette enquête « sociale » peuvent, en partie, être comparés avec ceux d’une autre réalisée sur des thématiques proches auprès des ouvriers et ouvrières des ACEC par le GAT rassemblant selon ses propres termes des « Jeunes décidés de la FGTB et de la CSC ». Cette enquête, bien que donnant des informations sur la réalité des jeunes, apparait davantage comme une méthode de recrutement, un moyen pour aller à la rencontre de potentiels militant. e. s.

Seuls les questionnaires de réponses, non datés, ont été conservés au sein des archives de la JOC de Charleroi. Toutefois, la première question interrogeant les jeunes travailleurs et travailleuses sur leurs connaissances du statut des jeunes de FABRIMETAL nous laisse supposer que cette enquête a dû avoir lieu au milieu des années 1960[20]. Ici, comme pour l’enquête détaillée précédemment, la méfiance s’impose face à l’image renvoyée. En effet, bien que l’échantillon semble plus représentatif, les questions sont stéréotypées (oui/non ; bonne, moyenne, mauvaise) et laissent peu de zones de réponse libre, il est dès lors difficile de se faire une idée précise de la réalité des vécus des jeunes.

Le formulaire porte comme accroche « Jeunes… des ACEC… Unissons-nous ! ». Sa finalité est de « mieux connaitre nos difficultés, pour AGIR ENSEMBLE ! ». À cette fin, les membres du GAT semblent avoir parcouru une grande partie des secteurs de l’usine comme en témoignent les annotations faites au dos des questionnaires : cuisine, appointés, HAU[21], ET [électricité et télécommunication], MX [montage], Fonderie, TE [travaux et entretien], AOC [atelier et outillage central], Beaussart, PC[22], TF [transformateur], CS [construction soudée], UM [usinage mécanique], GM [grosses machines]. Au total, plus de 180 bulletins sont récoltés.

Questionnaire d’enquête « Jeune des ACEC dis-nous », s.d. (CARHOP, fonds de la JOC Charleroi, numéro prov. 15).

L’enquête compte 14 questions portant sur la formation des travailleurs et des travailleuses, leur embauche, leur vécu du travail et leur engagement militant et/ou syndical. Au travers de celle-ci, on peut découvrir quelques traits et préoccupations des jeunes travailleurs des ACEC à cette période.

Selon les résultats observés, 95 % des répondants sont syndiqués et prêts, selon les termes de l’enquête, à « participer à une action organisée pour solutionner les différents problèmes des jeunes ». Cette question témoigne du souci de connaitre l’intérêt des jeunes pour l’action militante et donc pour une éventuelle participation au GAT. Cette affiliation contraste avec la vision portée par les répondants sur les syndicats. À la question « que penses-tu des syndicats ? », les réponses majoritaires sont négatives et utilisent parfois un langage « fleuri »[23] pour qualifier ces « vendus » « archinuls » « prometteurs de bonjours » « trop bien payés pour ce qu’ils font ». Les reproches les plus fréquents se portent sur le manque de prise en considération des jeunes, remarques que viennent renforcer les réponses à la dernière question posée relative à l’action des syndicats en faveur des jeunes. À cette question, 67 % des interrogés répondent de manière négative, voire parfois véhémente.

Viennent ensuite des questions relatives au diplôme du travailleur et son respect par l’employeur, sur le suivi de cours du soir et leur nature. 62 % se disent diplômés, mais parmi eux, plus de 50 % affirment que leur diplôme n’est pas respecté par leur employeur. À ce non-respect, s’ajoute pour 27 % des répondants un travail qui ne correspond pas à celui pour lequel ils ont été engagés.

Comme dans la première enquête mentionnée, les questions s’orientent ensuite vers les cours suivis. 60 % des sondés suivent des cours du soir. Au sein de l’enquête de 1953, ils étaient 90 %. La motivation principale à la poursuite des études est d’améliorer leurs conditions que 61 % considèrent comme « moyennes » et 21 % comme « mauvaises ». C’est également pour cette raison sans doute que pour 67 % des travailleurs, ces cours ne sont pas en lien direct avec leur emploi actuel et visent des professions très différentes de celles occupées : sténodactylo, électriciens, comptable, travaux de bureau… Ceux qui ne suivent pas ces cours expliquent habiter trop loin ou que ceux-ci sont trop longs ou trop difficiles.

Enfin, l’enquête s’intéresse aux relations qu’entretiennent les jeunes entre eux et avec les adultes. Seuls 23 % décrivent les relations entre jeunes comme mauvaises. À l’inverse, les avis sont plus partagés quand il s’agit de qualifier les relations entre jeunes et « adultes » (38 % les considèrent comme bonnes, 34 % comme moyennes et 28 % comme mauvaises).

On voit au travers des enquêtes menées par la JOC les préoccupations relatives au temps de travail et son articulation avec la formation. Il s’agit une revendication majeure du mouvement ouvrier . En cela, la JOC participe à sa manière à un mouvement plus large de revendications de droits culturels.

Conclusion

Au travers de l’histoire du GAT des ACEC, c’est une autre forme de militance en entreprise qui se dessine, bien souvent oubliée, et complémentaire à celle proposée par les syndicats.

Au travers des enquêtes, les jocistes souhaitent être au plus près de la réalité vécue par d’autres jeunes, pour la faire leur et servir de base à la formulation de revendications en vue de changer les entreprises au sein desquelles ils œuvrent. Malheureusement, les sources consultées ne permettent pas de saisir en quoi celles-ci sont vectrices de transformation. Cet outil leur permet également de recruter et de faire connaitre leur action. Dans le cas des GAT, et aux ACEC plus particulièrement, les sources laissent entrapercevoir la difficulté de ce recrutement et l’obligation de passer par d’autres canaux, les sections locales par exemple. Ces manières de faire témoignent de l’obligation pour la JOC de repenser son mode d’action pour investir des publics qui, a priori, n’étaient pas les siens comme aux ACEC ou la dominante est « rouge ».

Malheureusement, le manque de sources et le temps dévolu à cet article n’ont permis que d’entrouvrir une porte sur cette réalité. Nous souhaitons que celui-ci puisse donner l’envie à d’autres d’approfondir cette thématique ou appelle des témoins de ces actions à faire part de leur histoire et de leur militance en entreprise hier et aujourd’hui.

Et aujourd’hui, quelles sont les formes de militance en entreprise ? Existe-t-il une forme de monopole du syndicalisme, dû en partie aussi à la transformation de celui-ci qui dépasse les seuls enjeux liés au travail ? De plus, la militance des jeunes d’aujourd’hui semble revêtir d’autres formes, porter d’autres thèmes et prendre place dans d’autres lieux : lutte contre le réchauffement climatique, le racisme, pour le pacifisme… Cependant, ne devrait-elle pas également réinvestir le monde du travail ? En effet, l’allongement de la scolarité diminue nécessairement le nombre de très jeunes travailleurs en entreprise. Pourtant, surtout dans les structures les plus petites, il subsiste un monde du travail très jeune. Quelle posture un mouvement comme la JOC doit-il avoir ? N’y a-t-il pas des combats à mener pour les jeunes en contrats d’apprentissage ? En stage non rémunéré, ou trop peu payé au regard du travail accompli ?

Notes

[1] CARHOP, fonds de la JOC nationale, non inventorié et fonds de la JOC de Charleroi, non inventorié. Bien que ces fonds d’archives ne soient pas inventoriés, des indications sur les boites permettent cependant de retrouver un certain nombre d’informations sans recourir à un dépouillement exhaustif.
[2] BRAGARD L., FIEVEZ M. et JORET B., La Jeunesse ouvrière chrétienne — Wallonie-Bruxelles 1912 -1957, tome II, Bruxelles, Vie ouvrière, 1990, p. 351-352.
[3] Les archives dépouillées témoignent de l’activité de GAT au sein de biens d’autres entreprises belges. Pour la région de Charleroi on peut citer par exemple, les Charbonnages de Monceau Fontaine, les Aciéries et Minières de la Sambre (AMS), la Société métallurgique de Sambre et Moselle, de Solvay-Couillet, de Dumont de Chassart. Une étude comparative des actions des GAT dans ces différentes usines pourrait également étoffer la connaissance de cette autre forme de militance en entreprise.
[4] CARHOP, fonds de la JOC Charleroi, boite  II, Rapports d’activités par sections années 1948-1949, , 1948-1949.
[5] Notre action — bulletin des responsables de l’Action au travail, janvier 1956 ; juin 1956 ; et septembre 1956, p. 9.
[6] CARHOP, fonds de la JOC Charleroi, boite IV , Lettre de la JOC de Charleroi adressée aux « jeunes des milieux suivants, Fairey-Demanet, ACEC, Glaverbel Roux-Glaverbel Gilly et les employés », , 17 février 1964.
[7] CARHOP, Ffonds de la JOC Charleroi, Rapports d’activités par sections années 1948-1949, boite IV , Lettre du 6 octobre 1964 de l’équipe fédérale adressée aux jeunes travailleurs d’entreprises de la région.
[8] FANIEL J. et REMAN P., « Le paysage syndical : un pluralisme dépilarisé ? », dans BRUYERE L, CROSETTI A. — S. FANIEL J. et SAGESSER, dir., Piliers, dépilarisation et clivage philosophique en Belgique, Bruxelles, CRISP, 2019, p. 164-165.[9] CARHOP, fonds de la JOC Charleroi, boite « IV », GAT ACEC Groupe d’action au travail regroupant des jeunes décidés de la FGTB et de la CSC — Statut des jeunes FABRIMETAL — 13 janvier 1965 — mise au point…, 1965.
[10] CARHOP, fonds de la JOC Charleroi, boite « IV », Secrétariat général de la JOC, Bruxelles, « Engagement d’un permanent d’Action au travail pour la Fédération de Charleroi », Bruxelles, 1er mars 1966
[11] Effet, le mouvement est structuré sur quatre niveaux : le secrétariat fédéral garant de l’unité du mouvement puis viennent ensuite les fédérations régionales qui encadrent les deux niveaux suivants à savoir les sections locales et les blocs d’entreprises.
[12] CARHOP, fonds de la JOC Charleroi, boite IV, Section de Fleurus – Motion du 9 janvier 1967, 1967.
[13] PIRSON E. (dir.), Histoire du mouvement ouvrier chrétien à Charleroi 1886-1990, Bruxelles, CARHOP-MOC Charleroi, 1995, p. 166.
[14] « Nos enquêtes », Bulletin des dirigeants, vol.7 (1er février 1930), n° 4, p. 49, cité par GEERKENS E. et VIGNA X., « Les enquêtes jocistes en Belgique et en France, c. 1925 — c. 1940 », dans GEERKENS E., HATZFELD N., LESPINET-MORET I et VIGNA X, (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe Contemporaine entre pratiques scientifiques et passions politiques, Paris, La Découverte, p. 432.
[15] CARHOP, fonds de la JOC Charleroi, boite IV, « Je suis jeune — les travailleuses Voici mon carnet de bord professionnel. Grandes et moyennes entreprises », s.d.
[16] GEERKENS E. et VIGNA X., « 27. Les enquêtes jocistes en Belgique et en France…, p.431 et 433.
[17] CARHOP, fonds JOC nationale, Notre action Bulletin des responsables de l’Action au Travail, janvier 1957.
[18] Notre action. Bulletin des responsables de l’Action au Travail, n° 4, février 1953, p. 2-6.
[19] COENEN M.T., « Le mouvement ouvrier chrétien : l’éducation et la formation des travailleurs adultes », dans ACTION COMMUNE CULTURELLE SOCIALISTE ET MOUVEMENT OUVRIER CHRÉTIEN, éd., Regards croisés sur l’éducation permanente, Bruxelles, EVO, 1996, p. 60 et 61.
[20] En effet, plusieurs courriers et prises de position font écho à la place des jeunes dans ces conventions de travail et les rapports avec Fabrimetal à cette période. Il ne s’agit cependant que d’une supposition méritant des recherches approfondies. Citons, par exemple, en janvier 1965 à la diffusion de textes relatifs aux droits des jeunes en lien avec la nouvelle commission paritaire FABRIMETAL. CARHOP, fonds de la JOC Charleroi, boite IV.
[21] Cette abréviation n’a pu être solutionnée à l’heure d’écrire ces lignes.
[22] Cette abréviation n’a pu être solutionnée à l’heure d’écrire ces lignes.
[23] La bienséance nous empêche ici de retranscrire l’ensemble des réponses formulées…

Pour citer cet article :

VANBERSY C., « Militer dans une entreprise, uniquement une affaire de syndicat ? Les groupes d’action au travail de la JOC et leurs enquêtes aux ACEC », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 18 : Militer en entreprise – une réalité polymorphe : l’exemple de ACEC, juin 2022, mis en ligne le 2 juin 2022. www.carhop.be/revuescarhop