L’ÉCONOMIE SOCIALE, une définition

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Pierre Georis (Sociologue, ancien secrétaire général du MOC)

Cet article cherche à présenter la notion « économie sociale », en relation avec quelques voisines, en particulier « non-marchand » et à donner un aperçu des tensions qui traversent le domaine. L’approche est principalement sociologique, en ceci qu’on définit un champ et qu’on le présente comme « champ de tensions ».

LE CHAMP DE L’ÉCONOMIE SOCIALE 

Pour “lire” correctement les questions posées à l’économie sociale – son histoire et son actualité, en particulier belge francophone – il faut en passer par une séquence de conceptualisation. Cela impose d’ouvrir deux « portes » successivement : celle de l’économie sociale (le tiers secteur, l’économie solidaire) d’une part ; celle du non-marchand (le non profit, le profit social) d’autre part, avant de proposer une grille de synthèse qui positionne les éléments les uns par rapport aux autres.

Économie sociale

Le vocable « économie sociale » nomme un phénomène qui plonge ses racines dans une histoire longue : il existait déjà des corporations et des fonds de secours dans l’Égypte des pharaons.[1] Au 19e siècle et au début du 20e, de multiples initiatives coopératives et mutuellistes se sont développées relevant des périmètres des mouvements ouvriers socialistes et chrétiens. L’idéologie libérale n’était pas pour autant « contraire » dès lors qu’elle récusait toute ingérence de l’État et insistait sur le principe du « self-help » (l’auto-assistance).[2]

Aujourd’hui, il y a deux approches différentes pour définir le sujet voire une troisième, qui combine les deux précédentes : c’est assez largement celle adoptée par les acteurs belges du domaine.[3]

La première approche consiste à relever les formes juridiques et institutionnelles pertinentes, en l’occurrence :

  • Les coopératives (qui ont d’abord été de production, puis ont investi la distribution et les services) ;
  • Les sociétés mutuellistes (dont le point de départ était la rencontre des enjeux de secours mutuels. En Belgique, on les connaît bien dans le secteur de la santé et comme actrices de la gestion de la sécurité sociale. Ailleurs, la formule peut concerner d’autres domaines – en France par exemple, « mutuelle » est souvent synonyme de « compagnie d’assurances ») ;
  • Les associations et fondations[4] (qui unissent des personnes libres autour de projets sans finalité première de profit).

Notons qu’il existe des synonymes pour nommer la même réalité associative : ONG (organisations non gouvernementales), organisations volontaires, et leur variante anglophone : non profit organisations.

La seconde approche est dite normative, caractérisant les principes que les structures ont en commun :

  • La finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit (une entreprise d’économie sociale n’est pas un outil de maximisation financière de l’apport en capital) ;
  • L’autonomie de gestion (qui distingue l’économie sociale d’une production ou d’un service organisé par l’État) ;
  • Le processus de décision démocratique (« une personne = une voix » plutôt que « une action = une voix ») ; principe de plus en plus fréquemment complété d’une ambition additionnelle : « et participatif » (élargissement de la démocratie aux travailleurs de l’organisme même s’ils sont non membres ou non coopérateurs) ;
  • La primauté donnée aux personnes et au travail sur le capital dans la répartition des revenus (choix d’offrir des ristournes aux usagers ou d’affecter les bénéfices à des fins sociales ; s’il y a rémunération du capital, ce sera de manière limitée).

Le choix des acteurs belges francophones de « mixer » les deux approches, pour en constituer une troisième[5], présente l’avantage de sortir du champ « les fausses ASBL » (ou « les fausses coopératives »), par exemple un café ASBL qui organise le deal de drogues (la vraie finalité est le profit) ou la milice d’extrême-droite qui aurait statut d’association (on sort du champ de la démocratie). Pour autant, la définition laisse de la marge pour des interprétations (par exemple sur la signification du fonctionnement démocratique d’une entreprise)[6].

Quelques chiffres

L’Observatoire de l’économie sociale chiffre l’importance actuelle du secteur en Wallonie (y compris y compris les cantons de l’est et à Bruxelles (chiffres au 31 décembre 2020) : 11 221 entreprises employeuses, qui fournissent 247 472 emplois, soit 12,3 % de l’emploi total (dont 14 744 emplois nets créés depuis 2016, soit une croissance de +6 %).[7] Du point de vue du statut juridique, les ASBL se taillent la part du lion : elles sont 10 621. Trois secteurs représentent à eux seuls près de 70 % des entreprises. Il s’agit tout d’abord du secteur qualifié de « Autres activités de services » (28 %) comprenant un grand nombre de sous-catégories comme les associations de représentation (type syndicats), les associations de jeunesse ou encore les associations religieuses et philosophiques. Suivent alors les secteurs de la « santé humaine et action sociale » (24 %) et des « arts, spectacles et activités récréatives » (16 %).

Une sérieuse difficulté rencontrée par les acteurs wallons et bruxellois depuis les années 1990 est la tendance des pouvoirs publics et d’une partie de l’opinion publique à circonscrire le but de l’économie sociale à la seule insertion professionnelle des publics éloignés de l’emploi : conceptuellement, l’ambition de l’économie sociale est sensiblement plus élevée, dont la finalité utopique est de concerner la société tout entière ! La notion « économie sociale d’insertion » s’est incrustée, globalement soutenue par les gouvernements régionaux, mais il convient de ne pas manipuler la synecdoque (la figure de style qui consiste à prendre la partie pour le tout).[8]

À l’international, on utilise l’expression de « tiers secteur » : pour les non francophones, la notion est plus compréhensible que la traduction littérale de « économie sociale », tout en permettant d’appréhender qu’on réfère à un espace qui n’est ni le marché lucratif, ni l’État.

Enregistrons encore que l’approche présentée ici est occidentalo-centrée : on ne sait pas en faire un « copier – coller » valide sous toutes les latitudes : les principes identifiés existent et sont également mis en pratique dans le « Sud » mais y relèvent généralement du large secteur dit « informel », faute de structure juridique ad hoc institutionnellement organisée.

Et l’économie solidaire ? À vrai dire, la notion n’est pas stabilisée, même dans l’espace simplement francophone. La France a réglé le problème en parlant systématiquement de « l’économie sociale et solidaire », « solidaire » ayant vocation à résumer les 4 principes fondateurs. En Belgique, lorsqu’on parle de « l’économie solidaire », on vise plus largement l’économie sociale étendue à un large informel (car la notion recouvre diverses activités qui ont à voir avec l’économie, mais se jouent en dehors de toute structure juridique : l’aide dans le cadre familial, épauler un voisin dans son déménagement, faire une course pour une personne âgée, organiser un groupe d’achat, cultiver ses légumes dans un potager collectif,…), ou des projets qui ne sont pas particulièrement de production ou de distribution mais qui organisent néanmoins des solidarités (une monnaie locale, un système d’échange local de services entre citoyen·nes).[9]

De manière générale, la définition positionne l’économie sociale pour une part dans le marchand, pour une autre part dans le non-marchand : c’est un facteur de possible confusion à laquelle on n’échappe qu’à la condition de clarifier ce volet spécifique.

Non-marchand

Une notion qui comprend « non » se donne une définition d’abord « en creux » : « est non-marchand tout ce qui n’est pas marchand ».[10]

En effet, « marchand » peut référer à :

  • Une caractéristique technique : toute activité qui passe par le marché pour faire en sorte que le coût de production soit couvert par un prix. En creux : le non-marchand a recours à d’autres types de ressources que la vente (c’est-à-dire : des cotisations, des dons privés, des subventions publiques).
  • La finalité lucrative : il s’agit de maximiser l’excédent en vue de rémunérer le capital. En creux : le non-marchand est non lucratif.
  • Des catégories d’activités. Ici, ce sont les activités non-marchandes qui définissent le marchand en creux ! Sont non-marchands les biens collectifs assumés par l’État (la défense, la sécurité, la recherche fondamentale…) ou conjointement par l’État et le secteur privé associatif (éducation, santé, culture, aide sociale…). Une difficulté de ce type d’approche est que le périmètre du non-marchand ainsi défini bouge tout le temps, en fonction des engagements ou désengagements de l’État dans certains secteurs.

Le fait est qu’il existe énormément de situations hybrides, qui mêlent ressources marchandes et non-marchandes (en particulier des subventions publiques)[11] : comment classe-t-on de telles situations ? Il n’y a pas de consensus sur la réponse à donner, ce qui complique les débats.

  • Les scientifiques[12] s’accordent sur : secteur privé et public chaque fois qu’il y a combinaison
                 – de but non lucratif
                 – de ressources non-marchandes ou mixtes ;
  • La comptabilité nationale quant à elle resserre la condition lorsqu’il y a ressources mixtes : est non-marchande l’activité dont le produit des ventes ne permet pas de couvrir au moins 50% des coûts de production. Ce critère est repris dans les législations régionales wallonne et bruxelloise. C’est à partir de lui qu’on va distinguer des situations assez proches – les entreprises d’insertion sont dans le marchand et ont l’autorisation d’un chiffre d’affaires illimité ; les entreprises de formation par le travail relèvent du non-marchand dans la mesure où 50 % de leurs ressources ne sont pas procurées via leur chiffre d’affaires économiques (si elles franchissent cette frontière, elles basculent dans l’entreprise d’insertion et doivent s’adapter à des conditions sensiblement différentes pour leur fonctionnement, leur agrément et leurs subventions publiques) ;
  • L’UNISOC, la fédération patronale représentative du non-marchand belge (en particulier pour la concertation interprofessionnelle fédérale) ne parle qu’au nom du seul secteur non-marchand privé. Ce faisant, elle est en phase avec l’approche anglo-saxonne des « non profit organisations ». Le risque de synecdoque est à nouveau présent,car le non-marchand comprend aussi un vaste pan étatique ! Ceci écrit, il n’est évidemment pas illogique qu’une fédération circonscrive son expression à celle pour laquelle ses membres la mandatent.

Depuis le tournant du 21e siècle, pour des raisons d’image et de communication, les acteurs du « non-marchand/non profit » tendent à faire évoluer la notion vers « profit social ». Il s’agit principalement de « positiver » le sujet. Ainsi, significativement, la structure représentative des employeurs du non-marchand francophone et germanophone a-t-elle fait évoluer sa dénomination de « Union francophone des entreprises du non-marchand » (UFENM) à « Union des entreprises à profit social » (UNIPSO). L’UNISOC déjà citée réfère elle-aussi à une représentation des « entreprises à profit social » (au niveau fédéral cette fois).

      • Positionnement des champs les uns par rapport aux autres

En définitive, il existe un champ englobant : le non-lucratif (par opposition au lucratif), qui concerne le secteur privé tout autant que l’étatique d’une part, qui peut être marchand autant que non-marchand d’autre part. Cela autorise une représentation en un tableau à double entrée.[13]

 

Secteur privé

État

Marchand

ES

SIG

Non-marchand

ES/NM/SIG

NM/SIG

« Économie sociale » (ES) et « non-marchand » (NM) sont des sous-ensembles du champ non-lucratif, qui à eux deux ne suffisent pas à couvrir l’entièreté du champ et  ne se superposent pas complètement tout en comportant néanmoins un espace d’intersection !

  • L’économie sociale occupe tout l’espace du secteur privé non lucratif (qu’il soit marchand ou non-marchand).
  • Le non-marchand occupe tout l’espace des activités à but non lucratif mobilisant des ressources exclusivement non-marchandes ou des ressources hybridant marchand et non-marchand (que ce soit organisé par l’État ou le secteur privé).
  • L’économie sociale non-marchande constitue l’espace d’intersection entre les deux réalités.
  • Les activités étatiques marchandes non lucratives ne relèvent quant à elles ni de l’économie sociale ni du non-marchand.
  • Dans trois cases, on a ajouté l’acronyme (SIG) comme « service d’intérêt général ». Il s’agit d’un vocabulaire européen pour désigner des services considérés par les autorités publiques des pays membres de l’Union Européenne (UE) comme étant d’intérêt général et faisant par conséquent l’objet d’obligations de services publics spécifiques. Ils peuvent être fournis par l’État ou par le secteur privé. SIG s’applique dès lors aux deux cases « État » et à la case « non-marchand du secteur privé » dans la mesure où celui-ci peut bénéficier de subventions publiques.[14]

UN CHAMP TRAVERSÉ DE TENSIONS

Notre approche conceptuelle permet d’emblée de repérer certaines des tensions qui traversent l’économie sociale : les sorts respectifs à faire aux initiatives marchandes et non-marchandes d’une part ; la gestion du principe démocratique d’autre part. Il en est encore d’autres, qu’on commentera sommairement, et sans intention d’exhaustivité.

Les sorts respectifs à faire aux initiatives marchandes et non-marchandes 

De manière générale, les gouvernements soutiennent le non-marchand autant que le marchand ; la question n’est pas celle de la présence/absence de soutien « en soi » (même si les acteurs de terrain ont toujours à commenter la hauteur et les conditions du soutien).

Lorsqu’il s’agit d’économie sociale cependant, une tension se manifeste autour de la priorité souvent affirmée de soutien à la dimension marchande des activités, compréhensible dans un objectif principal de mise au travail de personnes éloignées de l’emploi. À vrai dire, il n’y a rien d’illégitime là-dedans, mais notons quand même une tension entre acteurs autour de visions différentes d’une part de l’économie, d’autre part de l’organisation concrète du soutien.

  • Certains acteurs évoquent que « le non marchand coûte cher » et ne peut être financé que parce qu’il y a, en amont, une richesse produite par les secteurs marchands ; la relation ne serait qu’à sens unique : le marchand financerait le non marchand par redistribution d’une partie de la richesse que lui seul produirait. Dérivée de ce raisonnement : lorsque la crise atteint le « secteur producteur de richesse », il conviendrait de moins redistribuer vers le non marchand. Tout le monde n’est pas d’accord avec cette approche : dans une conception systémique de la macro-économie, les choses sont plus subtiles, plus imbriquées : sans le non-lucratif, le marchand serait plus pauvre et la société aussi !. Par leurs nombreux achats de fournitures, et par les emplois créés, les entreprises non-marchandes constituent un formidable débouché pour les secteurs marchands. Il est donc possible de retourner l’affirmation : sans le non-lucratif, le marchand serait plus pauvre et la société aussi. A fortiori si on ne limite pas la « richesse » à ses aspects « sonnants et trébuchants » mais qu’on l’élargit au « profit social et culturel ». C’est donc moins le fait que l’économie sociale marchande soit soutenue qui est constitutif de la tension que le sous-jacent théorique qui, dans les esprits d’une partie des interlocuteurs, justifie ce soutien, en ceci qu’il pourrait avoir comme conséquence ultime la délégitimation du soutien au non-marchand.

     

     

  • Les conditions concrètes du soutien sont également constitutives de la tension, relevant d’une sorte de « hors-sol» Il manque d’emplois ? « N’y a qu’à » en créer. On veut en créer pour des personnes « défavorisées » ou « gravement défavorisées » ? Pas de problème : le gouvernement va aider l’entreprise avec une aide unique ne couvrant que partiellement la charge, un peu comme si chaque situation « public cible » était identique, chaque problème étant d’autant plus facilement réglable qu’un emploi de travailleur social dans l’entreprise sera également financé au prorata du nombre de personnes « groupe cible » (ceci écrit, pour bénéficier d’un forfait permettant d’engager un travailleur social temps plein en début de carrière, il faut employer rien de moins que 26 personnes du groupe cible ! C’est déjà une fameuse entreprise !). Une condition « simple » pour bénéficier de tout cela : Il faut qu’au bout de quatre années après l’obtention de l’agrément, 50 % de l’effectif employé soit constitué de personnes issues du « groupe cible ».[15] Qui peut croire que l’économie concrète d’une entreprise permette un résultat aussi automatiquement linéaire ? S’il y a des réussites, il y a aussi des déceptions ![16]
  • L’option préférentielle de la Région pour le marchand s’observe également en matière de soutien aux agences-conseil en économie sociale (qui doivent montrer que leurs activités d’accompagnement concernent à plus de 50% des entreprises marchandes).

Une tension additionnelle à celle qu’on vient de développer possède une grande proximité avec celle-ci : on voit bien que nombre d’entreprises d’économie sociale, en particulier celles d’insertion, sont tiraillées entre l’objectif social qu’elles se fixent et celui d’atteindre au moins l’équilibre économique. L’enjeu, tout simplement de survie, n’autorise pas n’importe quelle tolérance à l’égard de faiblesses individuelles, n’importe quel élargissement de l’accueil de publics difficiles. « Vous êtes obsédés par la rentabilité », accuseront les uns ; « Nous cherchons à préserver l’emploi de tous, et d’abord des vôtres », rétorqueront les autres.

La gestion de la question démocratique

« Une personne = une voix » est une équation sensiblement plus démocratique que « une action = une voix ». Mais, à la lettre, ça ne vise que la décision en assemblée générale des membres ou des coopérateurs. L’ambition démocratique peut déborder ce cercle, également au nom de la primauté donnée au travail. Bien qu’elles ne soient pas « par essence » limitées à l’économie sociale, c’est pourtant logiquement dans ce champ qu’on trouvera préférentiellement les expériences autogestionnaires.

Une certaine confusion peut exister avec la notion d’autoproduction. Celle-ci est parfois le débouché d’un conflit social d’entreprise : une faillite est déclarée, le patron s’en va, un conflit se développe pour la défense de l’emploi, parfois avec une occupation (on contrôle  l’outil, on évite son démantèlement et on l’entretient ; on garde les stocks) et parfois aussi avec continuation de la production dans l’espoir de faciliter l’intérêt d’un repreneur, tout en permettant une continuation au moins temporaire de l’emploi. Si on limite la notion à « produire sans patron », cette phase (l’autoproduction) a à voir avec l’autogestion. Mais dès qu’une solution est trouvée (si elle est trouvée), on peut fort bien en revenir au schéma classique de management. Il est par ailleurs quelques fois arrivé que les conditions institutionnelles, politiques et économiques ont permis au collectif des travailleurs (au vrai, dans des cas très significatifs, surtout des travailleuses  ) de créer une société reprenant l’activité[18]. Rien ne dit qu’alors le destin soit de persévérer dans l’autogestion : on peut imaginer au fil du temps l’engagement de travailleurs et travailleuses non coopérateurs et/ou l’installation d’une ligne hiérarchique classique.[19]

Affiche Balai libéré ” Autogestion” (Coll. CARHOP, Fonds Vandermosten).

En tout état de cause, l’autogestion, si on la comprend en un sens plus ambitieux comme « tout le monde de l’entreprise est associé à toute décision »  nécessite méthode et cadre contraignant pour fonctionner correctement.

Notre sujet est l’entreprise. Mais il existe un courant autogestionnaire aux ambitions plus larges, qui vise l’ensemble des espaces où des décisions collectives doivent être prises. Des collectifs en lutte sur des domaines tout autres, par exemple l’environnement, peuvent avoir la volonté de s’organiser en autogestion ; certaines initiatives de démocratie participative peuvent s’en référer. Lorsqu’il s’agit d’organiser l’État, le schéma des autogestionnaires est celui d’un fédéralisme extrêmement poussé. L’autogestion est mal perçue par de larges pans de la gauche militante, vue comme une forme de légitimation des principes anarchistes, dont elle est une forme de continuation (en tout cas si on réfère aux principes qui en ont été théorisés, plutôt qu’à l’imagerie du chaos à laquelle elle est fréquemment associée). En filiation théorique longue, on est dans le conflit Marx contre Proudhon : les principes communistes de la « centralisation démocratique » (une vraie hiérarchie) et le conflit de classes assumé (y compris dans la violence) ne se marient pas avec ceux  de l’organisation autogestionnaire égalitaire et de l’anarchie apaisée par le retrait de l’espace de la lutte (plus précisément une autre forme de lutte que « frontale » par aménagement de lieux alternatifs réputés, par les effets de la mise en réseaux, conquérir de plus en plus d’espaces au détriment du capitalisme)

Ce n’est pas sans tensions parfois très lourdes, ou prises du pouvoir réel par l’un ou l’autre leader.[21] Une entreprise autogérée n’est pas à l’abri de nécessités de restructuration, ni de licenciements, pas moins d’éventuelles situations de harcèlement : le clivage patron/travailleur étant réputé ne pas y exister, le positionnement des syndicats y est tout au moins paradoxal[22].

Le fait est que l’autogestion n’est pas très bien vue par les partenaires sociaux : la démocratie économique a représenté une réelle avancée dans le sens d’un « plus de démocratie » ; mais celle-ci s’appuie sur la gestion d’une conflictualité entre des employeurs et des travailleurs, par le biais d’informations, de concertations, de négociations entre interlocuteurs ou partenaires sociaux.[23] Que faire avec une structure « sans patron » ou dans laquelle « tout le monde est un peu le patron » ? Qui représente les travailleurs d’une entreprise autogérée ? La Fédération des entreprises de Belgique parce qu’il n’y a que des patrons ? Le syndicat parce qu’il n’y a que des travailleurs ? La réponse est : personne, car personne ne sait que faire avec ces entreprises qui sortent des codes. Il en résulte que leurs spécificités ne sont jamais prises en compte dans les négociations de commissions paritaires sectorielles par exemple. Les entreprises concernées s’en plaignent amèrement… dans le désert.

D’autres tensions encore

Un « paquet » de tensions a à voir avec le classique clivage institué/instituant. Dans un cadre de ressources limitées, qu’il s’agisse de subventions publiques ou de marchés solvables, par définition l’institué les capte déjà, et ça ne laisse pas beaucoup d’opportunités aux nouveautés (l’instituant). Si une enveloppe budgétaire est entièrement consommée et pas améliorée, un nouveau n’y accède qu’à la condition qu’un ancien en sorte ! Qui peut croire que cela se joue dans la pure sérénité ? Identiquement, se trouver un client pour soi, ce sera un client que l’autre n’aura pas. D’autre part, ceux qui sont en scène depuis longtemps ont souvent eu l’occasion de grossir. Même s’il n’y a pas superposition automatique, institué/instituant peut souvent être vu comme un clivage gros/petits. Enfin, se surajoute la question des piliers.

« …ces ensembles d’organisations qui forment un réseau partageant une même tendance idéologique. Les réseaux se structurent et s’opposent sur la base de clivages, en particulier du clivage philosophique. De manière plus ou moins complète selon les cas, un pilier peut se composer d’une fédération de mutualités, d’une confédération syndicale, d’organisations professionnelles patronales, de classes moyenneset/ou d’agriculteurs, de coopératives, de mouvements féminins, de mouvements de jeunesse ou d’éducation permanente, d’écoles ou d’institutions de soins privées, d’associations culturelles, sociales, philosophiques ou religieuses, sportives, récréatives, etc. Chaque pilier aspire ainsi à encadrer les citoyens « du berceau à la tombe ». De plus, les organisations qui le constituent visentla cohésion et l’émancipation de groupes minoritaires (les agriculteurs, les ouvriers…) »[24]. Piliers socialistes et chrétiens sont présents dans le champ de l’économie sociale depuis plus d’un siècle. Même si toutes les initiatives n’ont pas survécu, nombre d’entre elles subsistent, parfois avec bonheur, toujours labellisées de leur pilier. À nouveau, institué/instituant peut prendre la forme d’un clivage piliers/indépendance (ou pluralisme).

Les petits indépendants instituants, bloqués dans leur développement faute de moyens accessibles vont facilement déployer une rhétorique agressive à l’encontre d’un adversaire « gros institué pilarisé », alors que les deux ont à se mobiliser contre l’adversaire commun que, pour faire bref, on nommera « le lucratif capitaliste ». En tout état de cause, on incitera le lecteur à sortir de la caricature : une structure qui survit pendant des décennies est aussi celle qui reste à l’écoute de son environnement, sa base, ses clients ; en quelque sorte, un institué qui est en mesure, aux moments clés de sa trajectoire, de redevenir instituant, pour lui-même autant que pour les autres.

La Belgique a une grande tradition de concertation à tous les étages, y compris sectoriels : les tensions autour du « paquet » institué/instituant, gros/petits, piliers/indépendants trouvent un espace de dialogue et d’échanges intra francophones dans la structure ConcertES[25] qui regroupe une série de fédérations et d’acteurs de toutes provenances. C’est un facteur d’atténuation des tensions – expliquées, nommées, traitées – autant que de meilleure cohésion. Le fait que ConcertES soit reconnu comme interlocuteur sectoriel par les gouvernements fédéral et régionaux est vraisemblablement un incitant à l’adhésion !

On terminera ce panorama certainement non exhaustif des tensions en évoquant celle qui se noue entre les professionnel.le.s d’une part, les bénévoles militant.e.s d’autre part. Par définition, l’économie sociale attire des militant.e.s. Ceux-ci peuvent investir dans un projet à titre strictement bénévole. C’est précieux mais comporte une faiblesse substantielle : au moindre conflit, à la moindre divergence, au moindre désaccord, le bénévole peut quitter sans demander son reste ! Si la fonction exercée est stratégique ou essentielle, les difficultés peuvent être importantes. Pour gérer ce risque, le « volontariat » s’intercale entre le bénévole pur (qui fait ce qu’il veut quand il veut, et pour rien) et le professionnel (qui fait ce qu’on lui dit de faire contre rémunération) : le volontaire doit recevoir une série d’informations sur l’organisation au profit de laquelle il preste et sur son statut propre (le remboursement des frais qu’il engage, les assurances qui le couvrent) ; il n’est pas interdit (mais pas obligé non plus) de préciser ce qu’on attend de lui (il est, par exemple, fort recommandé d’être explicite quant au devoir de confidentialité auquel on peut être tenu dans certaines fonctions) ; il arrive que cela débouche sur un document écrit formel, qui n’est pas un « contrat » à proprement parler mais qui a quelque chose à voir avec une forme de « professionnalisation du bénévolat ».[26]

Cependant, si l’activité se développe et permet la création d’emplois, un bénévole ou volontaire peut, le cas échéant, devenir un professionnel. Comment évolue-t-on dès lors qu’on est payé pour une fonction qui fait sens pour soi ? On considère qu’on doit rester militant pour une part et on offre des heures gratuites au-delà de son horaire officiel (ce faisant, on organise une saine équivalence avec les militant.e.s bénévoles qui, quant à eux prestent sans rémunération) ? Ou on fait ses heures, sans plus et on récupère strictement tous les débordements horaires (une tension évidente se créera avec les bénévoles) ? Le plus souvent, le syndicat, au nom de la protection du travailleur, encouragera l’attitude « je ne fais rien de plus que ce qu’il y a dans le contrat » et stigmatisera l’autre posture comme relevant de « l’auto-exploitation ». Il n’est pourtant pas certain que le monde idéal soit sans bénévole, mais soit.

Ajoutons, pour être complet, qu’on peut aussi fort bien être recruté.e comme salarié.e dans l’économie sociale sans adhésion militante particulière : on était à la recherche d’un job, on l’a trouvé et voilà tout. Une fois encore : rien d’illégitime à cela mais tensions à nouveau à prévoir avec les professionnel.le.s militant.e.s qui s’auto-exploitent tout autant qu’avec les bénévoles (« Par quelle folie est-ce que je consacre autant de temps gratuit pour une œuvre qui offre de l’emploi à des personnes aussi peu investies dans le projet ? »). Il est notoirement compliqué de trouver des candidat.e.s pour les Organes d’administration des structures indépendantes lorsque les fondateurs et fondatrices doivent passer la main ; quand on les a trouvés, il est difficile de les garder si leur sentiment est qu’ils n’ont affaire qu’à des crises et des personnels non mobilisés. L’ampleur de la difficulté n’est pas à sous-estimer).

Notes
[1] DEFOURNY J. et DEVELTERE P. Origines et contours de l’économie sociale au Nord et au Sud , L’économie sociale au Nord et au Sud, De Boeck, 1999, p.26
[2] Ibidem, p. 29 Ils y réfèrent notamment à Léon Walras.
[3] Un compromis par empilement ? Aucun doute : c’est bien « nous », Belges !
[4] Les statistiques de la Banque Nationale de Belgique regroupent associations et fondations en un seul « compte satellite » intitulé « institutions sans but lucratif » (ISBL).
[5] Cela a été formalisé de manière tout-à-fait explicite par le Conseil wallon de l’économie sociale, dès 1990, à l’occasion de la remise de son « Rapport à l’Exécutif régional wallon sur le secteur de l’économie sociale ». L’accord des membres s’appuyait naturellement sur une littérature et un travail scientifique préexistants. Le « et participatif » ne figurait pas dans le rapport.
[6] Enregistrons aussi que toutes les questions éthiques ne sont pas réglées avec la lettre des principes : même si ça ne s’est pas posé à ce jour, il est concevable d’imaginer une coopérative active dans l’industrie d’armement qui respecterait chacun des quatre principes (être attaqué, ou prévenir l’attaque, peut justifier l’armement comme un service à la collectivité. On est d’accord : ça se discute !).
[7] Observatoire de l’économie sociale, « L’état des lieux de l’économie sociale 2019-20 », Les cahiers de l’Observatoire,  n°16, juillet 2022, https://observatoire-es.be/wp-content/uploads/2022/07/EDL-2019-2020.pdf, page consultée en août 2022.
[8] Ou d’ailleurs le tout pour une partie, mais ce n’est pas de cela qu’il est question ici. La figure synecdoque est une des formes possibles de la métonymie qui consiste à user d’un mot pour un autre (« Je lis Zola » pour « Je lis un livre écrit par Zola » ; « boire un verre » pour boire le liquide qui est dans un verre). 
[9] Économie sociale, L’économie sociale, au juste, c’est quoi ? , mis en ligne le 26 novembre 2020, https://economiesociale.be/decouvrir/definition, page consultée en août 2022.
[10] Sur cette partie non-marchand, notre exposé réfère à : MAREE M. et MERTENS S., Contours et statistiques du non-marchand en Belgique, éditions de l’Université de Liège, 2002
[11] Le rôle de soutien de l’État est abordé dans : COENEN M-Th,  L’État, Questions d’histoire sociale n°8, CARHOP, à paraître
[12] On vise ici les travaux par exemple de Jacques Defourny, Michel Marée, Sybille Mertens (ULg), Marthe Nyssens (UCLouvain).
[13] Tableau inspiré d’un plus complexe : MAREE M. et MERTENS S., Contours et statistiques du non-marchand en Belgique, Éditions de l’Université de Liège, 2002.
[14] Pour tout dire, l’introduction de SIG dans le tableau a aussi une raison « esthétique » : ne pas laisser vide la case « État marchand ». La notion SIG se décline en sous-ensembles. Celui du « service d’intérêt économique général » (SIEG) reprend les services fournis à titre onéreux : le marchand de l’État en relève indubitablement, ainsi d’ailleurs que l’économie sociale non marchande lorsqu’elle est subventionnée et livre des biens et services contre rémunération. Être identifié comme SIEG autorise à déroger aux règles européennes de la concurrence (par exemple en raison de la spécificité du public qui, sans l’aide étatique, n’aurait pas accès au service de base proposé).
[15] Notre commentaire vise le décret wallon sur les entreprises d’insertion, dans sa dernière version à ce jour (décret du 20 octobre 2016, complété de l’arrêté du gouvernement wallon du 24 mai 2017). Ce qui est exposé ici n’épuise pas la législation dans ses conditions et aides précises, qu’on a beaucoup résumées (par exemple, dans le décret, le groupe cible est décomposé en deux sous-ensembles donnant droit à des hauteurs d’aides distinctes) :  Fédération Wallonie Bruxelles. Portail Wallonie, Economie sociale. Projets Pilotes, https://economie.wallonie.be/Dvlp_Economique/Economie_sociale/AgrementEI.html, page consultée le 08 décembre 2022.   Soyons néanmoins de bon compte : le dispositif a évolué au fil du temps et l’objectivité oblige à reconnaître que des linéarités plus absurdes que celles ici identifiées ont pu être gommées. Au fil du temps, tout en devant trouver le chemin pour n’être pas accusé de fausser la concurrence par des aides d’État (normes européennes), l’approche s’est modifiée : partant du paradigme « entreprise d’insertion = nouvelle entreprise créée », il y a eu élargissement à « une entreprise existante et ayant trouvé son équilibre économique peut élargir son activité à l’insertion de personnes du public cible ». La législation bruxelloise quant à elle a fait l’objet d’une refonte complète, en particulier pour ce qui y est désormais nommé « économie sociale mandatée insertion » (arrêté du 16 mai 2019). La situation nouvelle créée à Bruxelles (et d’application depuis le 1er janvier 2021) offre une aide qui nous semble plus réaliste. Pour des informations sur la situation bruxelloise : GEORIS P.,  Les aides à l’emploi en Région bruxelloise : un paysage redessiné, ASBL Actualités, n°301, avril 2021, http://syneco.be/espace-membres/wp-content/uploads/sites/2/2021/01/ASBL_Actualites_301_erratum.pdf, page consultée le 08 décembre 2022.
[16] Les entreprises d’insertion peuvent aller chercher d’autres sources de financement public que celles liées à leur reconnaissance formelle : c’est le cas par exemple pour toutes celles d’entre elles qui disposent d’un agrément titres-services, qui contribue à solvabiliser le marché (une large partie de la prestation est payée par les pouvoirs publics en lieu et place des clients).
[17] Référence aux expériences du « Balai libéré » à Louvain-la-Neuve (1975-1989) et de Daphica, transformée en « Textiles d’Ere » à Tournai (1976-2002).
[18] Pas forcément une société coopérative. Les « Textiles d’Ere » ont changé de statut et sont devenus une société anonyme à partir de 1995, ce qui aurait dû les exclure de la définition de l’économie sociale ! Il est des circonstances où on peut admettre une exception.
[19] Relativement aux « Textiles d’Ere », Nicolas Verschueren indique : « Commencée avec 14 ouvriers, l’entreprise autogérée passa à 130 emplois en 1978. Cette expérience s’est poursuivie jusqu’en 2002, survivant à la crise du secteur et à un incendie volontaire. Elle a surtout été portée par Denise Vincent, une ouvrière et déléguée syndicale de la CSC, qui a encadré cette autogestion avec une poigne de fer, refusant de lui donner une trop grande visibilité́ militante pour se concentrer sur la réussite économique et la sauvegarde de l’emploi ». VERSCHUEREN N.,  Une utopie ouvrière à l’aube de la société post-industrielle. Le « Balai libéré » et les expériences d’autogestion en Belgique, Histoire Politique, n°42, 2020, mis en ligne le 01 octobre 2020,  https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.607 , page consultée le 15 décembre 2021. Pour un (excellent) historique de l’entreprise jusque 1990 : BAILLIEUX P., Textiles d’Ere : 15 années de fil à retordre ! , Fondation André Oleffe, Éditions Vie ouvrière, 1990.
[20] Pour des  ressources sur l’autogestion, voir notamment : ASSOCIATION AUTOGESTION, L’autogestion qu’est-ce que c’est ?, mis en ligne le 19 février 2018,  https://autogestion.asso.fr/lautogestion-quest-cest/, page consultée le 08 décembre 2022
[21] Il existe plusieurs façon de gagner en influence (et donc en pouvoir) dans un collectif, même autogéré : l’exercice d’une compétence cruciale pour l’organisation ; la capacité à donner un sens aux tâches individuelles (qui, précisément, peuvent en manquer dans leur exercice routinier quotidien) dans une perspective de mobilisation collective (fonction idéologique) ; la maîtrise de l’information et des contraintes de l’environnement (avoir mandat dans les réseaux externes, savoir y capter, comprendre et traiter les informations pertinentes) ; savoir exprimer et soutenir une position y compris dans les désaccords. Le cumul de ces capacités sur une même personne lui donne du pouvoir dans toutes les configurations. Commentaire trouvant son inspiration notamment dans : CROZIER M. et FRIEDBERG E, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977 ; MINTZBERG H., Le pouvoir dans les organisations, Paris, Editions d’organisation, 1986.
[22] Cela n’a pas empêché la CSC de soutenir les initiatives de reprises en autoproduction.
[23] L’usage « interlocuteurs » ou « partenaires » est indicateur de l’option de celui qui parle. En l’occurrence, on se situe dans un espace de coopération conflictuelle. Dire « partenaires », c’est se positionner préférentiellement du côté du pôle « coopération ». À l’inverse, « interlocuteurs » assume plus la conflictualité. D’un point de vue des clivages institutionnels, « partenaires sociaux » appartient plutôt au langage de la CSC et « interlocuteurs sociaux » plutôt au langage de la FGTB … tout cela avec des exceptions (sinon ce ne serait pas drôle).
[24] CRISP, Pilier”, Vocabulaire politique , mis en ligne le 07 novembre 2019, https://www.vocabulairepolitique.be/pilier/ , page consultée en juillet 2022.
[25] ConcertES. Plateforme de concertation des organisations représentatives de l’économie sociale https://concertes.be , page consultée le 08 décembre 2022.
[26] Entre le volontariat et l’emploi classique s’est encore intercalé le « travail associatif », ensuite cassé par la Cour constitutionnelle, désormais revenu par aménagement de l’article 17 de l’AR du 28 novembre 1969 sur l’ONSS. En l’occurrence, on est moins réputé être « entre » le volontariat et l’emploi que dans une forme de statut de travailleur avec dérogations ! C’est très circonscrit : seules des ASBL des secteurs socioculturels et sportifs peuvent y faire appel (ainsi que l’enseignement et les pouvoirs publics). En l’occurrence, il est possible d’engager pour certaines fonctions très précises pour des durées plafonnées à 300 ou 450h/an (selon le sous-secteur) et des rémunérations tout autant plafonnées sans avoir à payer de cotisations de sécurité sociale (mais il n’y a pas non plus constitution de droits sociaux !). « ASBL Actualités », a suivi toutes les péripéties de ce dossier : le cas échéant, on se reportera aux ASBL ACTUALITES : lettre d’information, Liège, Éditions des CCI de Wallonie, Bruxellles, Syneco, n°272, septembre 2018, n°274,  novembre 2018, n°292, juin-juillet 2020, n°299, février 2021, n°309, janvier 2022,  et n° 313, mai 2022.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

GEORIS P., « L’ÉCONOMIE SOCIALE, une définition », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°20 : L’économie sociale, de l’Économie populaire de Ciney à Médor, décembre 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop

Introduction au dossier : le débat démocratique autour du nucléaire a une histoire

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François Welter et Julien Tondeur (historiens, CARHOP asbl)

À considérer les 45 dernières années, la perception officielle du nucléaire civil change radicalement. Entre l’unanimité qui encense les bienfaits de cette source d’énergie, dans les années 1960-1970, et la loi du 31 janvier 2003 sur la sortie du nucléaire, un état d’esprit laisse la place à un autre. L’État des années 1970 croit à l’indépendance énergétique après la crise du pétrole de 1973 ; à l’entrée du nouveau millénaire, ce même État, profondément réformé il est vrai, s’engage politiquement dans la voie de la dénucléarisation, sur le principe du moins. Comment expliquer cette tournure des évènements ? L’opinion publique passe-t-elle d’une position radicale à une autre ? Cette généralisation serait trop rapide. Au moment du « tout au nucléaire », des voix discordantes existent déjà. Le changement, très progressif, de position se situe en fait au niveau de l’État. La pression des mouvements sociaux et des mobilisations citoyennes nées des années 1970-1980 altère et change sa posture : ceux-ci insufflent des arguments qui, au moins, interrogent le bien-fondé du recours massif à l’énergie nucléaire, voire s’y opposent purement et simplement jusqu’à obtenir la sortie du nucléaire.

Les opinions postérieures à 2003 ne constituent pas plus un bloc monolithique. Le postulat politique de la sortie du nucléaire est régulièrement interrogé, et il n’est pas le seul fait des sociétés productrices d’électricité. D’aucuns pressentent l’énergie nucléaire comme une partie de solution, même temporaire, à la transition énergétique et à la lutte contre le réchauffement climatique. À plusieurs reprises, le professeur Damien Ernst (ULg) s’exprime d’ailleurs dans ce sens, allant jusqu’à prôner la suppression de la loi de 2003[1]. Pareille posture est fort critiquée, notamment parce qu’elle ne questionne finalement pas le mode de fonctionnement productiviste et d’hyperconsommation de notre société[2]. Plus singulier, l’ancien vice-président du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), Jean-Pascal Van Ypersele, constate et déplore que la Belgique n’est pas prête à se passer des centrales nucléaires en 2025 : en aucun cas les centrales au gaz ne constituent les outils adéquats, même temporairement, dans la transition énergétique, cette ressource étant une énergie fossile et donc polluante[3].

Ici zone nucléaire ! Danger. Affiche symbolisant les danger du nucléaire, produite par l’asbl « 22 mars », regroupant militant.e.s antinucléaire, s.d.s.l.
Ici zone nucléaire ! Danger. Affiche symbolisant les danger du nucléaire, produite par l’asbl « 22
mars », regroupant militant.e.s antinucléaire, s.d.s.l.

Manifestement, le débat n’est pas clos sur le bien-fondé du nucléaire civil. Et, c’est tout le mérite des mobilisations citoyennes et des mouvements sociaux, des prises de position face à une posture étatique. Il reste à en identifier les ressorts, les moyens et les implications dans l’évolution de la perception du nucléaire. C’est à cet exercice périlleux que s’attelle le Carhop dans ce numéro 11 de « Dynamiques ». Les luttes des mouvements antinucléaires apparaissant vers le milieu des années 1970, aujourd’hui les historien.ne.s sont confronté.e.s au problème des sources. Ce numéro peut néanmoins s’appuyer sur un matériau archivistique solide, qui mélange sources orales, sources écrites, publications pros ou antinucléaires. Mieux, deux centres d’archives privées (le Carhop et Etopia) collaborent et mutualisent leurs sources afin d’apporter un regard des plus complets sur la question. Enfin, pour enrichir ce numéro liant démocratie et énergie nucléaire, et lui offrir un regard multidisciplinaire, les approches historiques bénéficient par ailleurs des résultats de recherche d’une politologue et d’un philosophe. Que nos collègues soient ici remercié.e.s de leur implication dans ce projet.

Tombé dans le chaudron de la question du nucléaire en traduisant des ouvrages du penseur et essayiste allemand Günther Anders, Christophe David, maître de conférences en philosophie à l’université de Rennes 2, livre une contribution engagée. Il analyse l’absence de débat démocratique entourant le développement du nucléaire en France, plus particulièrement des années 1975 à nos jours. La politique de l’atome est mise en lumière du niveau local au niveau national, tout en examinant les liens qui existent entre le milieu nucléaire et le milieu politique. L’attitude des responsables des sociétés productrices d’éléctricité à l’encontre des populations et des opposant.e.s est décrite dans un article qui laisse la part belle à l’histoire des luttes antinucléaires, essentiellement allemandes et françaises, et à la place qu’elles octroient au débat démocratique. En toile de fond, l’auteur questionne la place et l’importance donnée à la démocratie par les différent.e.s acteurs et actrices qui jouent un rôle dans cette pièce.

Les deux contributions suivantes peuvent être lues en miroir. Julien Tondeur analyse la communication des responsables du nucléaire en Belgique entre 1969-1979, soit au moment de l’émergence de la contestation face à cette énergie. L’ossature de cette contribution est articulée autour du témoignage d’une consultante en communication travaillant pour le compte des sociétés investies dans la filière nucléaire durant la même période. Afin d’enrichir son témoignage, une lecture attentive des publications éditées par les sociétés liées à l’énergie nucléaire a été réalisée. L’analyse conjuguée de ces sources permet de comprendre comment, poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes et des mouvements sociaux, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions et de modifier leur communication. Elles améliorent leur présence médiatique, font appel à des professionnel.le.s de la communication, revisitent leurs rapports avec la presse et adaptent leur discours pour répondre aux interrogations plus fréquentes de la population. Le climax de cette évolution se cristallise autour des événements d’Andenne et de son référendum en 1978.

En parfait écho à cette dernière contribution, celle de Szymon Zareba, historien et archiviste au centre d’archives privées Etopia, adopte un angle original. Car si les questions de la dangerosité de la production, de l’opacité des décisions politiques qui y sont liées ou de la gestion des déchets radioactifs sont classiquement apparentées à la lutte antinucléaire, cette analyse s’attarde sur un aspect moins connu de celle-ci : la remise en cause de la croissance infinie. Dans ce but, les archives des premiers mouvements écologistes politiques sont décortiquées afin d’en analyser les discours et les messages, permettant d’aborder cet aspect critique de plus en plus prégnant dans tous les débats actuels liés au dérèglement climatique. Cette contribution tente à démontrer que pour les mouvements écologistes politiques, la lutte antinucléaire n’est pas seulement un combat contre une production d’énergie mais également pour un autre développement de société.

Étudier les liens entre nucléaire et démocratie, c’est obligatoirement se pencher sur les mouvements d’opposition au développement de l’atome. Les deux contributions qui suivent abordent toutes deux cette question, mais en évoquant des luttes différentes. En se focalisant sur le cas du référendum organisé à Andenne en 1978, sujet qu’il a déjà traité dans le cadre d’un mémoire de fin d’études, l’historien Adrien Moons explore les raisons qui expliquent comment ce dernier est devenu central dans la contestation de l’époque. C’est la première fois en Belgique que des citoyen.ne.s sont invité.e.s à s’exprimer directement sur le sujet du développement de l’énergie nucléaire. Au travers des publications favorables ou opposées au nucléaire mais également des articles de la presse, cet article revient sur l’historique de cet événement afin d’analyser la situation du débat sur le nucléaire tel qu’il se présentait à la fin des années 1970. Il dresse le portrait des activistes opposant.e.s et met en lumière l’enjeu crucial que représente, pour les pros comme les antinucléaires, le droit ou non de la population à s’exprimer sur ce débat.

Au début des années 1980, un ensemble de coordinations, de réseaux et d’associations issus des quatre coins de Wallonie et de Bruxelles témoignent leur solidarité antinucléaire à l’adresse de Chooz, petit village du nord de la France. L’article de François Welter s’attarde sur cette mobilisation transfrontalière en explorant les raisons qui poussent des organisations belges à se mobiliser dans une lutte qui concerne un village des Ardennes françaises. À partir des archives du MOC national et de l’ingénieur Marc Sapir, conservées au Carhop, l’auteur cherche à identifier les causes et les différent.e.s acteurs et actrices de ce mouvement social. Enfin, il esquisse les connexions qui se dessinent de part et d’autre de la frontière franco-belge et montre pourquoi la mobilisation militante contre la centrale de Chooz marque un tournant dans les relations entre la Belgique et la France sur la question nucléaire.

Pour conclure ce dossier consacré aux liens entre la démocratie et l’exploitation de l’énergie nucléaire, le choix de la rédaction s’est porté sur une contribution tournée vers le futur. Dans cet article, Céline Parotte, politologue au Centre de recherches Spiral de l’Université de Liège, adopte une approche particulière pour analyser et critiquer l’histoire du programme nucléaire belge et de ses déchets. Elle propose d’en revisiter les contours en s’appuyant principalement sur les résultats de l’analyse de l’enquête en ligne bilingue menée entre mai et novembre 2019 auprès de 580 personnes engagées sur les questions du nucléaire. L’article explore les évènements passés du programme nucléaire belge qui, d’après les personnes sondées, sont susceptibles d’influencer la trajectoire future des déchets hautement radioactifs. Cette contribution présente donc une double originalité. D’une part, elle revisite l’histoire du nucléaire en Belgique de manière participative. D’autre part, les évènements de l’histoire sont sélectionnés et analysés dans une visée prospective, partant du principe que les pratiques du passé sont étroitement liées à celles à venir, créant ainsi des tensions dans la possibilité d’envisager d’autres alternatives.

Notes

[1] Les interventions du professeur Ernst sur le sujet sont nombreuses. Pour un extrait synthétique de son point de vue, voir : Emission CQFD, Damien Ernst : « Il faut reconstruire de nouvelles centrales nucléaires », 7 octobre 2019, https://www.rtbf.be/auvio/detail_damien-ernst-il-faut-reconstruire-de-nouvelles-centrales-nucleaires?id=2551030, page consultée le 16 décembre 2019.
[2] Schreuer, Fr., « Mais pourquoi seulement 8 532 centrales nucléaires ? », dans Politique. Revue belge d’analyse et de débat, 13 novembre 2019, https://www.revuepolitique.be/mais-pourquoi-seulement-8532-centrales-nucleaires/, page consultée le 16 décembre 2019.
[3] RTBF, La Belgique n’est pas prête pour l’arrêt du nucléaire en 2025 selon Van Ypersele, 1er décembre 2019, https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_la-belgique-n-est-pas-prete-pour-l-arret-du-nucleaire-en-2025-selon-van-ypersele-press?id=10378221, page consultée le 16 décembre 2019.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Welter, F. et Tondeur J. « Introduction au dossier : le débat démocratique autour du nucléaire a une histoire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/

La démocratie : Entre technologie d’acceptation et réaction insurgeante

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Christophe David (Maître de conférences en philosophie,
Université Rennes 2, EA 1279)

J’ai rencontré la question du nucléaire en traduisant en français divers ouvrages de Günther Anders. Parallèlement, j’ai régulièrement écrit sur ce philosophe, monté des numéros de revue sur son œuvre et travaillé sur le nucléaire en général. Au fur et à mesure que je travaillais, le nucléaire a cessé d’être pour moi un objet intellectuel et est devenu un souci de chaque instant. Le public reçoit le phénomène du nucléaire à travers tant de filtres idéologiques qu’une éducation actuelle doit aussi être une éducation au nucléaire.

En souvenir d’un après-midi passé avec Rebecca Harms, Klaus Traube et Jo Leinen.

« Dans aucun pays du monde, l’opinion publique n’a été informée objectivement et priée de donner son avis avant que ne débute l’exploitation intensive de l’énergie atomique ».

« Nulle part, les programmes nucléaires ne peuvent respecter les prévisions, tant du point de vue de leur importance que de celui des délais. Nulle part, les devis ne sont respectés. Et nulle part, ne règne l’optimisme qui avait marqué le début de l’industrie atomique ».

« Le débat ne concerne pas seulement la forme que prendra notre approvisionnement en énergie, mais aussi celle que prendra l’État ».

« Michael Flood et Robin Grove-White [les auteurs de Nuclear Prospects. A comment on the individual, the State and nuclear power, Londres, Friends of the Earth, 1976] se demandent si l’« économie du plutonium » ne rendra pas inévitable cet État total que leur compatriote George Orwell a décrit dans son utopie pessimiste 1984 ».

Jungk R., L’État atomique, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 116 et p. 226-231.

Retour sur Flamanville 1975

La naissance de l’industrie nucléaire dans la France des années 1950 et 1960 s’est faite sans consultation publique. Plus tard, en 1975, l’État français décide de construire les réacteurs de Flamanville 1 et 2. Voici comment Robert Jungk, écrivain et journaliste allemand, compagnon de lutte de Günther Anders — ils ont tous deux contribué à fonder puis animer les mouvements pacifistes puis anti-nucléaire allemand — raconte ces moments : « De nouveau la population n’a pas été consultée. Des conciliabules secrets avec les notables, le maire et la plupart des édiles municipaux ont abouti à une décision du conseil municipal, où une seule voix s’est prononcée contre le projet. Trois à quatre mois plus tard, on finit par demander l’avis des habitant.e.s : 248 électeurs et électrices votent contre la centrale nucléaire, tandis que 425 se déclarent en faveur du projet. Cette majorité a pu être obtenue grâce à des promesses d’employer, d’abord sur le chantier, puis à l’usine, des hommes contraints au chômage par la fermeture d’une mine. Les “pro-nucléaires” font tout ce qu’ils peuvent pour empoisonner l’existence des opposant.e.s et ne ratent aucune occasion de faire sentir leur haine aux adversaires de l’atome. Ils nous traitent moi, ma femme et mes enfants, de « pollués », de « crachons », m’a raconté Didier Anger, un brave instituteur qui est devenu le point de ralliement de la résistance. « On ne se cause plus. On se lance des insultes et on se bat. La nuit tombée, des jeunes sans travail […] menacent les paysans qui se sont refusés à vendre leurs terres à EDF ou bien ils leur jouent des mauvais tours comme d’ouvrir la porte d’une étable en faisant sortir les bêtes. Sans justification légale — car la centrale n’est pas encore déclarée d’utilité publique — on installe des machines sur le site du futur chantier afin de tester le sol de granit. 200 paysans défilent pour protester. Lorsque les gendarmes arrêtent trois d’entre eux, ils occupent le terrain, dressent des barricades de pierres et creusent des tranchées pour barrer les routes. Ils tiendront leur « forteresse » près d’un mois. Puis, à l’aube du 8 mars 1977, arrivent des camions avec pas moins de 250 gardes mobiles qui les dispersent au terme d’une opération de caractère quasi militaire » [1].

Au niveau national, la politique nucléaire, c’était le programme lancé par Giscard d’Estaing (1975) dans le prolongement du plan Messmer (1974)[2] : la « démocratie française » incarnée nucléarise le territoire d’en haut, au nom du développement économique. Elle engendre au passage le milieu du nucléaire français, des physicien.ne.s qui n’écoutent pas, non n’entendent même pas ceux et celles qui s’opposent à eux et qui deviendront une sorte d’aristocratie techno-scientifique de l’État atomique français[3]. Au niveau local, c’est déblayage express de « tous les obstacles légaux », expropriations pour s’approprier les terrains où construire la centrale, chantage à l’emploi et harcèlement pour faire accepter les réacteurs et, enfin, gardes mobiles pour mater les récalcitrants. Robert Jungk n’y va pas par quatre chemins et, après avoir évoqué un accident nucléaire ayant eu lieu dans le sud de l’Oural en 1957 et sa gestion par les autorités soviétiques, il lâche la phrase suivante : « Cet exemple montre à quel point un État totalitaire est l’idéal pour protéger l’industrie nucléaire de mises en garde et des protestations » [4]. C’est à la faveur de ce genre de déni de démocratie et non d’un consensus que l’industrie nucléaire française s’est développée sans remise en question jusqu’à ce que la filière nucléaire elle-même se retrouve embourbée dans d’insurmontables difficultés. Il y a quelques années maintenant que ce colosse aux pieds d’argile s’enlise dans la boue.

Démêler les liens entre le milieu nucléaire et le milieu politique est compliqué. Qui se sert de qui ? Sont-ce les scientifiques qui instrumentalisent les politiques (« Lorsque les députés ne s’inclinent pas dès l’abord devant les « compétences techniques supérieures » des stratèges civils, ils sont convaincus d’ignorance par des rapports d’experts dévoués au gouvernement et à l’industrie[5] ») ? Sont-ce les politiques qui instrumentalisent les scientifiques (« [Les] aspects politiques de l’industrie nucléaire [ne] sont[-ils] pas […] ce qui attire tant certains milieux[6] » ?) ? Le cynisme des un.e.s répond au cynisme des autres[7]. Une belle congruence semble régner ici.

Quand l’État atomique français se met à parler de démocratie…

Puis un jour, en France, l’État s’est mis en tête de parler du nucléaire, pas seulement pour « rouler des mécaniques » et dire « Regardez ma force de frappe ! Dissuasive, non ? » ou « Vous avez vu combien j’ai de réacteurs ! Impressionnant, non ? », mais, de façon assez inattendue, pour se présenter comme un « État démocratique » sur ce sujet aussi. Oh, pas par attachement aux valeurs de la démocratie, mais parce qu’ayant mis tous ses œufs dans le même panier, il était prêt à tout — même à se faire passer pour démocrate — afin de sauver ce panier.

Depuis 2005, l’État français fait partie d’une même chorale que les États-Unis et le Royaume-Uni et, tous ensemble, ils entonnent l’air de la « renaissance du nucléaire » [8]. Pas besoin d’être un.e grand.e dialecticien.ne pour comprendre que parler de « renaissance du nucléaire », c’est avouer que ce dernier est mort et que l’on refuse de se résoudre à en faire son deuil. Ce n’est d’ailleurs pas sa première renaissance. Le nucléaire est mort-né à Hiroshima et Nagasaki et a connu une première renaissance en 1953 quand Eisenhower, dans et par son discours « Atoms for Peace », a fait avaler au monde entier que les États-Unis allaient développer un nucléaire ne visant plus la mort de l’homme mais se mettant au service de sa vie. Lors de sa seconde renaissance, en 2005, 19 ans après l’accident de Tchernobyl, le nucléaire était présenté en France comme une énergie méritant désormais d’être qualifiée de « propre » — les nucléophiles iront jusqu’à profiter des inquiétudes suscitées par le réchauffement climatique pour présenter le nucléaire comme « durable » — et dont le développement allait désormais être soumis à un « débat public ». Le nucléaire renaissait cette fois-ci avec (entre autres) deux vieux « projets d’avenir » datant de la fin des années 1980 et du début des années 1990 : le projet de construire un EPR[9] « tête de série » (projet franco-allemand datant de 1992) et celui de rechercher des sites propices au stockage des déchets radioactifs, projet initié par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) dans les années 1960, puis repris par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) et le Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) en 1988-1989. Deux projets, deux débats publics. Trois débats en deux ans (2005-2006), si l’on compte aussi celui concernant la ligne très haute tension « Cotentin-Maine » supposée acheminer l’électricité produite par Flamanville 3. On n’avait jamais vu autant d’agitation démocratique autour du nucléaire en France.

Ces projets n’ont toujours pas abouti. L’EPR de Flamanville est le fiasco industriel que l’on sait (en 2006, L’État français a investi 3,3 milliards d’euros dans la construction d’un troisième réacteur, un EPR, à Flamanville [Flamanville 3]. En 2019, l’EPR de Flamanville ne fonctionne toujours pas et a déjà coûté plus de 10 milliards d’euros. La France a vendu un EPR à la Finlande [Olkiluoto] et deux à la Grande-Bretagne [Hinkley Point] qui se heurtent, eux aussi, à des difficultés techniques, prennent du retard et coûtent plus cher que prévu. D’autres projets d’EPR ont carrément été abandonnés)[10] ; faute d’EPR, la ligne très haute tension « Cotentin-Maine » achemine de l’électricité issue d’autres sources ; quant à la demande d’autorisation de création du Centre industriel de stockage géologique (CIGÉO) de Bure porté par l’ANDRA, elle ne cesse d’être différée : elle devait être déposée en 2019, elle le sera désormais en 2020. La boue dans laquelle s’enlise le colosse nucléaire français est faite de difficultés techniques et de dépassements de coûts qui révèlent les limites du pseudo-savoir-faire du milieu nucléaire français ainsi que le véritable coût de la filière nucléaire qui, en France, est soutenue à perte par l’État.

Et la démocratie dans tout ça ? L’État atomique français n’a jamais consulté le peuple. Dans un premier temps, il lui a imposé le développement du nucléaire (pour des raisons militaires, à cause de la crise du pétrole, etc.) et, dans un second temps, il ne lui a même pas demandé de continuer à « accepter » ce développement du nucléaire : il l’avait déjà accepté à sa place. La question de la « reconnaissance de l’acceptabilité » des projets puis de leur « acceptation » est une question remarquable car, si, en droit, les « citoyen.ne.s » peuvent dire « oui » ou « non » au nucléaire, en fait, ici, l’État atomique a déjà dit « oui » pour eux. C’est là qu’interviennent les « débats publics » institués par la loi Barnier de 1995. « Trois principes caractérisent les débats publics : la transparence, l’argumentation et l’équivalence de traitement des opinions exprimées », peut-on lire sur le site de la Commission nationale du débat public (CNDP), qui est chargée d’organiser ces débats. On peut aussi y lire que « le débat doit permettre […] de mettre en discussion l’opportunité du projet (faut-il le réaliser ou non ?) » et que, « contrairement à ce qui se dit souvent, au moment du débat, rien n’est joué » : « Indépendante et travaillant au service de la démocratie, la CNDP, en organisant un débat public, invite en effet tous les citoyens à participer et incite le maître d’ouvrage à faire preuve de franchise, d’ouverture d’esprit et d’écoute. » On est là dans l’idéologie de la démocratie participative très présente en France dans ces années 2005-2006[11]. « Démocratie participative » — cette expression est tout de même surprenante : la démocratie n’est-elle pas la participation par excellence[12] ? Il faut être atteint d’une forme particulièrement aigüe de jacobinisme républicain[13] pour se mettre à parler de « démocratie participative ». En fait, ce à quoi les « citoyen.ne.s » sont appelé.e.s à participer, ce n’est pas à des décisions, mais à des réunions d’information. On n’est pas dans le moment communicationnel d’une démocratie délibérative façon Habermas[14] ; on assiste juste au moment où une république fondamentalement jacobine communique et cherche à se faire passer pour un État démocratique. Les décisions sont prises en amont par l’État atomique et les « débats publics » ne sont que des outils pour informer le peuple de décisions déjà prises en lui faisant croire qu’elles ne le sont pas encore et que, s’il refuse les projets que l’État atomique lui soumet, ce dernier y renoncera. Contrairement à ce que dit la CNDP, revenir sur l’opportunité de réaliser un projet dans le domaine du nucléaire est une possibilité impossible[15] ; ce que l’on peut espérer de mieux, ce n’est même pas que les modalités de cette réalisation changent, c’est juste de gagner un peu de temps.

Les « marches pour la paix » du week-end pascal. Manifestants simulant une hécatombe nucléaire à Ulm (République Fédérale d’Allemagne), avril 1983. CARHOP, fonds La Cité, série photos,
Les « marches pour la paix » du week-end pascal. Manifestants simulant une hécatombe nucléaire à Ulm (République Fédérale d’Allemagne), avril 1983. CARHOP, fonds La Cité, série photos, dossier centrale nucléaire.

La Démocratie contre l’État atomique

Parfois, cependant, une réalité démocratique vient trouer ces purs moments de communication :  la démocratie s’invite dans les salles où ont lieu les rencontres et celles-ci deviennent alors des lieux d’affrontements idéologiques. De ce point de vue, le « débat public » sur le « projet de centre de stockage réversible profond de déchets radioactifs en Meuse/Haute-Marne (CIGÉO) » qui a eu lieu du 15 mai au 15 décembre 2013 est exemplaire. Chaque débat prend la forme d’une série de rencontres. Une rencontre de ce débat a été perturbée par des opposant.e.s au projet et, dans le compte rendu de la CNDP, qui les considère comme des bloqueurs ou bloqueuses, on peut lire que « [leur] bruit [et leur] détermination […] s’intensifiant à l’intérieur, il est apparu clairement que la sérénité minimale nécessaire à un débat démocratique ne serait pas rétablie ». Du coup, la réunion a été interrompue et le débat « public » s’est poursuivi sur internet… Les débats publics laissent songeurs une bonne partie des opposant.e.s au nucléaire, de Corinne Lepage qui n’y voit, selon une formule devenue célèbre, que des « gadgets[16] », au réseau Sortir du nucléaire qui y voit, lui, une « parodie de démocratie[17] ». Dans une démocratie délibérative façon Habermas, la décision naîtrait de la discussion rendue possible par la communication ; ici, on est dans une situation où la décision précède toute discussion et fait ensuite l’objet d’une communication.

Bref, la question de la démocratie telle qu’elle a émergé, en 2005, avec le discours sur la renaissance du nucléaire, est avant tout et essentiellement liée aux seules choses qui intéressent l’État atomique dans ses rapports avec le peuple, à savoir la reconnaissance de l’acceptabilité et l’acceptation de projets auxquels il a déjà lui-même dit « oui ». Quand l’État atomique a recours au mot « démocratie », ce dernier n’a pas le même sens que quand des démocrates parlent de démocratie, il sonne plutôt comme un « Ayez confiance ! » proféré par un monstre froid cherchant à hypnotiser ses proies.

Si démocratie il y a dans cette affaire, elle est le fait des opposant.e.s à l’État atomique. Le slogan du philosophe Miguel Abensour : « La Démocratie contre l’État » prend ici tout son sens. L’État atomique est un déni de démocratie permanent auquel le peuple ne peut répondre que sur le mode de l’insurrection. Ce n’est pas un hasard si la contestation du nucléaire a toujours fini et finit toujours par se heurter à des gardes mobiles. Par-delà chacune de ses actions particulières, la contestation du nucléaire est en son fond insurrection démocratique, démocratie insurgeante. La démocratie insurgeante, telle que Miguel Abensour l’a définie à partir de Marx (la « vraie démocratie ») et Claude Lefort (la « démocratie sauvage ») et parallèlement à Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (la « démocratie radicale »)[18], est une attitude qui consiste à se battre sur deux fronts. L’évènement à partir duquel il construit ce concept est la Révolution française qui s’est battue à la fois contre l’Ancien régime et contre la forme État qui menaçait de réapparaître à l’horizon de l’histoire. Se battre sur deux fronts, cela revient à placer l’insurrection au cœur de la vie politique, à en faire plus précisément le cœur de la démocratie et à faire de l’ « entre-deux », de l’« intervalle » pendant lesquels la démocratie lutte contre la forme État le vrai lieu de la vie politique. Aujourd’hui, les deux fronts contre lesquels une telle démocratie aurait à se battre, ce seraient d’un côté l’État atomique et, de l’autre, la forme État qui menace toujours de réapparaître à l’horizon de l’histoire.

Le mot « démocratie », quand il sort de la bouche de l’État atomique n’est qu’un leurre ; en revanche, l’approche insurgeante d’Abensour épouse conceptuellement les contours des mouvements démocratiques s’opposant aux États atomiques sans que l’on ait besoin de forcer le trait et ces mouvements, à leur tour, illustrent parfaitement cette approche née dans un contexte qui leur est étranger. Cette démocratie contre l’État atomique a pris la forme d’un mouvement, le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire, qui repose sur l’idée que nous, les humains, les « citoyens du monde », comme disait Diogène de Sinope, avons le « devoir démocratique » de nous immiscer dans ce qui, selon l’État atomique, ne nous regarde pas. « La question n’est pas de savoir si nous devons ou non nous “immiscer” dans ces affaires car, en tant que citoyens et en tant qu’hommes, nous y sommes toujours déjà “immiscés” : nous sommes, nous aussi la res publica. Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais une affaire plus “publica” que les décisions actuelles mettant en jeu notre survie. Renoncer à nous “immiscer” dans ces affaires, c’est manquer à notre devoir démocratique », explique Günther Anders[19]. Le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire, Anders le pense sur le modèle du mouvement ouvrier : il s’agit de transformer l’humanité en Sujet politique tout comme Marx se proposait de transformer le prolétariat en Sujet politique[20]. Le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire comme « vraie démocratie » contre les États atomiques.

Cette démocratie insurgeante à l’échelle de l’humanité existe à travers ses avatars nationaux qui, à l’occasion, réfléchissent ensemble, comme c’est le cas lors de la « Conférence mondiale contre les bombes A et H », par exemple, qui se réunit tous les ans depuis 1955 au Japon[21] et mènent des luttes communes, comme c’est le cas à Fessenheim, par exemple, où les manifestations ont regroupé et regroupent toujours des Français.e.s, des Allemand.e.s et des Suisse.sse.s. Un avatar national particulièrement intéressant de ce mouvement mondial est le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire allemand. Il a une pré-histoire dans les Marches de Pâques des années 1950, ces marches qui, pendant la Guerre froide, ont réuni jusqu’à 300 000 personnes, qui se saisissaient de cette occasion pour manifester à Hambourg, Brême, Hanovre ou encore Braunschweig contre les armes nucléaires, mais il naît vraiment dans la lutte contre la construction de la centrale de Wyhl, à partir de 1973. Après une première occupation qui tourna court, les militant.e.s reprirent possession des lieux et y campèrent pendant huit mois, de février à octobre 1975. Le combat anti-nucléaire, qui jusque-là n’avait qu’une importance régionale, prit alors une ampleur nationale puis internationale : il y a à peine 40 kms entre Wyhl et Fessenheim ! Malgré une décision de justice en faveur de la construction de la centrale, celle-ci ne vit jamais le jour. Fort de ce succès, les anti-nucléaires allemand.e.s tentèrent deux ans plus tard de s’opposer à la construction de la centrale de Brokdorf puis à celle du surgénérateur de Kalkar. En 1977, entre 50 000 et 60 000 personnes se mobilisèrent contre chacun de ces deux projets. Si la centrale de Brokdorf entra en service en 1986, la construction du surgénérateur de Kalkar se heurta à trop de difficultés techniques et l’on finit par abandonner le projet. 1979 fut l’année du Gorleben-Treck, un convoi de 350 tracteurs partis de Gedelitz pour se rendre à Hanovre en signe de protestation contre le projet de construction d’un centre de stockage de déchets nucléaires à Gorleben, aux confins de la RDA. Trois jours après le départ du convoi eut lieu l’accident de la centrale américaine de Three Mile Island. Résultat : Hanovre connut le plus grand rassemblement anti-nucléaire jamais organisé jusqu’alors en Allemagne : 100 000 personnes.

Aussi importants soient-ils, on aime à reprocher à ce genre de mouvements d’incarner seulement une démocratie en acte et de ne pas engendrer d’institutions. En mars 1980, un campement fut organisé à Gorleben et, sous l’influence d’une initiative libertaire, on en vint à proclamer la « République du Wendland libre » (Republik Freies Wendland). Cette institution authentiquement démocratique, village d’une centaine de huttes avec ses infrastructures autogérées (y compris une clinique), puisant l’eau à l’aide d’une éolienne et la chauffant à l’aide de panneaux solaires, possédant sa propre station de radio (Radio Freies Wendland) et fonctionnant comme une démocratie directe, bref cette sorte de ZAD (Zone à défendre[22]), tint du 3 mai au 4 juin. Les Grünen étaient nés en janvier, le mouvement allait être relayé par un parti qui, lui, allait rejoindre d’autres institutions… Relayé mais pas remplacé. L’esprit d’une démocratie insurgeante contre l’État atomique, on le retrouvera intact dans le débat sur la violence ouvert par Günther Anders en 1986 sous le coup de l’accident de Tchernobyl, débat à l’occasion duquel il se demandera, non sans provocation, jusqu’où peut aller l’insurrection et invitera les participant.e.s à réfléchir sur ce qu’est la démocratie et à se demander s’ils vivent encore en démocratie, sachant que, pour lui, ce n’est plus le cas[23]. Cet esprit, on l’a retrouvé il y a peu dans le rassemblement anti-nucléaire et féministe organisé à Bure les 21 et 22 septembre 2019. Là, on est dans un autre type d’institution démocratique. La « mixité choisie sans homme [binaires] » permet de créer un autre type d’assemblées que celles que produisent les habituels rassemblements. Certaines, « malgré l’avertissement sans nuance des gendarmes », veulent avancer vers le laboratoire de l’ANDRA, d’autres non. « Très vite, on déclare une [assemblée générale] et la foule s’installe à l’orée du bois. […] “Les flics pensent qu’on est faibles parce qu’on est des meufs, repartir comme ça, c’est leur donner raison, argue une femme. Profitons du fait qu’ils ne s’y attendent pas pour agir !” Deux personnes rappellent le contexte de répression, et racontent leur expérience “traumatisante” du 15 août, quand une manifestation [précédente, à Bure,] s’est terminée par d’importantes violences policières. “Il s’agit d’un week-end féministe, où la question du consentement est essentielle”, fait valoir une militante. Certaines et certains ont exprimé qu’ils étaient mal à l’aise avec l’idée d’avancer, donc, si on le fait, on ne respectera pas leur consentement. Après quelques minutes de discussion et malgré le dissensus, les manifestant·e·s reprennent le chemin du retour, sans encombre[24] ». On est dans une autre expérience démocratique que celle de la République du Wendland libre. Ici, au vote majoritaire à main levé (« Qui est pour ? Qui est contre ? Qui s’abstient ? »), on substitue le consentement… Vers une démocratie du consentement, non pas un consentement fabriqué, au sens de Chomsky[25], le consentement qu’on arrache à ceux et celles dont on veut qu’ils votent « pour », mais le consentement que tout être humain peut donner ou refuser après avoir délibéré avec lui-même.

En guise de conclusion

La logique de l’État atomique est fondamentalement anti-démocratique. Elle dé-démocratise réellement cette chose déjà si insatisfaisante qu’est l’« État démocratique ». Il n’est donc pas surprenant qu’elle suscite une réponse démocratique insurgeante. Ici l’insurgeance et les insurrections qu’elle engendre sont la réponse au scandale politique qu’est l’État atomique. Un jour, en 1978, à Flamanville, « la tension devient trop forte » et ça dérape : « Apercevant un député qui a œuvré avec un zèle particulier pour la “nucléarisation” du Cotentin, les écologistes s’emparent de lui et le barbouillent de peinture verte[26]. » Dans la revue autrichienne Forvm, en 1987, Günther Anders s’interroge : « Une contestation non violente est-elle suffisante[27] ? » Les tenants de l’État atomique ne manquent jamais de souligner la violence (en acte ou en puissance) dont sont capables les opposant.e.s au nucléaire. La politique que l’État atomique met en œuvre est si violente et la promesse de destruction qu’il incarne est si difficile à imaginer que ses représentant.e.s ne s’en rendent peut-être plus compte. Ceux et celles qu’ils traitent de bloqueurs ou de bloqueuses, de casseurs ou de casseuses, ce sont juste des résistant.e.s… Dans ce face-à-face, c’est l’avenir de l’humanité qui se joue : il sera soit démocratique, soit nucléaire…

Notes

[1] Jungk R., L’État atomique, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 50 sq. Robert Jungk (1913-1994) s’est fait connaître en publiant Le Futur a déjà commencé [1952] (Arthaud 1954), Plus clair que mille soleils [1956] (Arthaud, 1958) et Vivre à Hiroshima [1959] (Arthaud 1961).
[2] En mars 1974, en réaction à la « crise du pétrole », Pierre Messmer, Premier ministre de Georges Pompidou, lance un plan prévoyant la construction de 13 réacteurs de 900 MW ; moins d’un an plus tard, en février 1975, Valéry Giscard d’Estaing lancera un plan d’une ampleur comparable.
[3] Robert Jungk parle de l’État atomique [Atomstaat] (Jungk R., Der Atomstaat, Munich, Kindler Verlag, 1977) ; Corinne Lepage, parle, elle, de l’État nucléaire (Lepage C., L’État nucléaire, Paris, Albin Michel, 2014). Le premier livre est plus général que le second qui, lui, parle essentiellement du « cas » français, mais ils parlent bien du même phénomène. Il est question de Christian Huglo dans le livre de Robert Jungk : le cabinet Huglo-Lepage venait d’ouvrir quand l’État français a commencé à s’intéresser à Flamanville et Christian Huglo était l’avocat des riverains de Flamanville (Jungk, R., L’État atomique…, p. 54).
[4] Jungk R., L’État atomique…, p. 56 sq.
[5] Ibidem, p. 75 sq.
[6] Ibidem, p. 223.
[7] Ce sont des « joueurs ». Sur ce concept, voir Jungk R., L’État atomique…, p. 75.
[8] Sur la renaissance du nucléaire, voir « La « Renaissance du nucléaire » est un trompe-l’œil », Reporterre, 16 janvier 2008.
[9] L’EPR, réacteur nucléaire à eau pressurisée, est un réacteur de troisième génération (1 600 mégawatts) et, à ce titre, incarne aujourd’hui l’avenir de la filière nucléaire…
[10] Voir, Féraud J.C., « Nucléaire : peut-on sauver le soldat EPR ? », Libération, 9 octobre 2019.
[11] On y parlait beaucoup des « jurys de citoyens » allemands ou des « conférences de consensus » scandinaves en lien avec la loi Barnier. Voir Bourg D., Boy D., Conférences de citoyens : mode d’emploi, Paris, Descartes et cie., 2005. Ségolène Royal n’allait pas tarder à parler des « jurys populaires ».
[12] Sur ce genre d’interrogations à propos de la représentation comme confiscation de la démocratie, qui a constitué une sensibilité politique à la fin des années 1990, nous renvoyons à Manin B., Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Levy, 1995 et Rosanvallon P., Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998.
[13] En France, le mot « jacobinisme » est, à tort ou à raison, un synonyme de centralisme. Il désigne la politique de centralisation administrative qui veut que les décisions soient prises par quelques-uns à Paris et non par l’ensemble du peuple français.
[14] Le philosophe allemand Jürgen Habermas, qui appartient à la deuxième génération de la Théorie critique et est un fervent défenseur de l’idée d’une Europe politique, a développé sa conception de la démocratie dans Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997.
[15] Les « débats publics » de la CNDP ont parfois conduit à l’abandon de projets dans le domaine des transports (des projets autoroutiers, par exemple), mais jamais dans le domaine du nucléaire. En 2007, dans un entretien accordé à la revue Projet, qui fut publié sous le titre « Garantir le débat », Georges Mercadal, vice-président de la CNDP, expliquait : « Il faut que le projet [soumis] soit suffisamment avancé pour que le public puisse s’en saisir, il ne faut pas qu’il soit trop avancé parce qu’une situation irréversible serait créée » (Projet, 2007/2, n°297, p. 27). Les projets nucléaires soumis au public via la CNDP sont toujours trop avancés et créent systématiquement une « situation irréversible ».
[16] Corinne Lepage est une avocate et femme politique française qui se bat pour l’environnement depuis le milieu des années 1970. Elle a fait partie de Génération écologie, a fondé Cap21 et a été ministre de l’Environnement de 1995 à 1997. Voir : Lepage C., L’État nucléaire, Paris, Albin Michel, 2014. Interrogée sur ce livre, l’auteure répond : « La particularité du nucléaire en France, c’est qu’il n’y a pas de lobby en tant que tel parce qu’il se confond avec une très grande partie des structures de l’État. En France, le lobby nucléaire, c’est l’État ! C’est un système très organisé. Avec un système pluraliste et transparent, cela ne pourrait pas rester en l’état, cela exploserait. Sa capacité à étouffer le sujet est fantastique », dans « Corinne Lepage : « En France, le lobby nucléaire, c’est l’État ! » », Journal de l’énergie, 4 décembre 2014.
[17] Voir : Bezat J.-M., « Un débat public sur le nouveau réacteur EPR débutera mi-octobre », Le Monde, 13 juin 2005.
[18] Les principaux textes de Miguel Abensour sur la démocratie insurgeante sont : Abensour M., La Démocratie contre l’État, Paris, Éditions du Félin, 2004 ; Lettre d’un « révoltiste » à Marcel Gauchet converti à la « politique normale », Paris, Sens & Tonka, 2005 ; « Démocratie sauvage et principe d’anarchie » et « Utopie et démocratie », dans Abensour M. (dir.), Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens & Tonka, Paris, 2009 ; La Communauté politique des « tous uns », Paris, Les belles lettres, 2014.
[19] Anders G., La Menace nucléaire, Paris, Le Serpent à plumes, 2006, p. 154 sq.
[20] Ibidem, p. 105.
[21] Et travaille en ce moment à organiser le 75ème anniversaire des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki en 2020.
[22] Parler ici de ZAD peut sembler anachronique mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Une ZAD ou plutôt une ZIRA [Zone d’insoumission à la radioactivité] réunissant des opposants au projet CIGEO a vu le jour en 2016 à Mandres-en Barrois, près de Bure. Voir Belaich C., « La « nouvelle ZAD » de Bure évacuée », Libération, 6 juillet 2016.
[23] Günther Anders : « la « dé-démocratisation », la transformation de la République fédérale en un “État atomique” est […] en marche depuis des années ». Voir : Anders G., La Violence : oui ou non, Paris, Fario, 2014, p. 122.
[24] Lavocat L., Gauthier R., « À Bure, l’éco-féminisme renouvelle la lutte anti-nucléaire », Reporterre, 23 septembre 2019.
[25] Noam Chomsky est un linguiste et un militant socialiste libertaire américain. Voir : Chomsky N., Herman, E.S., La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Marseille, Éditions Agone, 2008.
[26] Jungk R., L’État atomique…, p. 53 sq.
[27] Anders G., La Violence…, p. 157 sq.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

David, Chr. « La démocratie entre technologie d’acceptation et réaction insurgeante », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/

La communication des exploitants nucléaires en Belgique entre 1969-1979. Une décennie à double visage

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

Entre 1969 et 1979, la communication des sociétés investies dans la filière nucléaire en Belgique évolue radicalement. Pendant deux décennies considéré comme une évidence qui ne peut être remise en question, le choix de l’énergie nucléaire comme moyen de production d’électricité est progressivement questionné lors des années 1970. Poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions. C’est donc par l’angle de la communication déployée par ces sociétés entre 1969 et 1979 que cette analyse tend à interroger les liens entre la démocratie et l’exploitation de l’atome. Comment qualifier la communication de ces sociétés et de quelle manière est-elle organisée ? Quelles en sont les évolutions, les priorités, les réussites et les échecs ? Autant de questions auxquelles cette analyse tente d’apporter des embryons de réponse.

Afin de constituer l’ossature de cette contribution, nous avons recueilli le témoignage de Jeanine Cornet, engagée durant cette période comme consultante en communication pour le compte des sociétés investies dans la filière nucléaire. Qu’elle soit ici remerciée de s’être prêtée au jeu de l’interview[1]. Pour étoffer et recouper les souvenirs de notre témoin, parfois parcellaires, de manière bien compréhensible au vu des années évoquées, nous avons tenté de consulter les archives du Forum Nucléaire Belge (asbl regroupant la plupart des sociétés et organismes actifs dans le domaine des applications du nucléaire) qui est déjà actif à cette période. Malheureusement sans résultats. C’est donc dans l’analyse de brochures à destination du public, de journaux d’entreprises et de la presse que des compléments d’informations ont été récoltés.

Les électriciens décident, les autres suivent

Depuis 1947 et les prémices du développement de l’énergie nucléaire en Belgique, les sociétés investies dans cette filière, principalement les responsables des compagnies productrices d’électricité, « les électriciens » comme les qualifient à l’époque les médias, ont la main[2]. Le débat démocratique entourant le développement du nucléaire étant inexistant, la communication qui l’accompagne peut être décrite, au mieux, comme basique. Lorsqu’en 1953 les industriels[3] décident d’implanter à Mol les bâtiments destinés à recevoir les installations du Centre d’Étude de l’Énergie Nucléaire (SCK-CEN), ils estiment important de ne pas « créer une hostilité de la population dès l’origine »[4]. Aussi, dès avant les premiers travaux sur le terrain, ils prennent contact « avec les autorités civiles en la personne du bourgmestre et avec les autorités religieuses en la personne du curé pour leur faire connaître la nature des recherches envisagées »[5]. Lors de ces entretiens, les électriciens présentent ce qui, selon eux, bénéficiera à la région de Mol avec l’implantation du SCK-CEN : l’installation des familles du personnel scientifique d’un statut social élevé, la création de nombreux emplois locaux et la visite de personnalités du monde économique, politique, social et industriel belge et étranger. Ces quelques arguments évoqués au bourgmestre et au curé suffisent apparemment pour entériner l’affaire, le SCK-CEN sera construit à Mol. Un triptyque communication-négociation-décision plutôt expéditif, et une anecdote qui illustre bien le climat de l’époque : les électriciens ne doivent fournir aucun effort pour faire avaliser leurs décisions.

        • Une communication balbutiante

Cela ne les empêche pas de développer des tentatives de communication vers le grand public. Dès 1954, le Commissaire à l’Énergie Atomique et les Comités Scientifiques et Techniques estiment qu’il serait opportun de créer un organisme distinct « pour diffuser les informations adéquates »[6]. C’est ainsi que voit le jour l’Association Belge pour le développement des applications de l’énergie nucléaire, qui publie régulièrement une revue consacrée aux développements de cette activité. Cette dernière bénéficie d’une diffusion assez large mais peine à intéresser d’autres publics que les milieux scientifiques, industriels et d’enseignement, ce que regrettent les sociétés électriques[7].

En épluchant les publications d’entreprises de ces sociétés, on constate vite que, pour les années 1960 jusqu’à approximativement 1972-1973, la question du nucléaire semble loin d’être problématique. Par exemple pour l’année 1966, un seul article du journal d’Intercom[8] évoque la thématique des centrales. L’article mentionne la future construction de Tihange. Le ton y est posé ; le discours, scientifique. On expose les plans, le développement de la région, le travail qui va s’y déployer. Jamais l’article n’évoque la question de risques éventuels[9]. L’année 1967 est du même acabit. Seulement deux articles concernent le nucléaire. L’un d’entre eux nous apprend que les électriciens « prévoient d’ici 1973 les centrales de Tihange et de Doel. Pour les années ultérieures, Zeebruges et Nieuport figurent également dans les projets. D’autre part, la Basse Meuse semble offrir encore certaines possibilités également »[10]. Dans leurs esprits, aucune objection ne semble pouvoir contrecarrer l’avancée du nucléaire en Belgique. Par ailleurs, la question des risques figure dans la revue pour la première fois en deux ans de publication, et la manière dont elle y est évoquée est exemplative de l’état d’esprit des chefs d’entreprises : « La sécurité nucléaire, qui nécessiterait à elle seule un long exposé, est pleinement assurée par des moyens dont l’importance est simplement à adapter en fonction des règles imposées et des conditions locales. »[11] Si la question mérite apparemment à elle seule un « long exposé », on ne le réalise pas pour autant. Quant aux moyens pour y parvenir, ils dépendent « simplement » de la règlementation et des contraintes locales. Si la sécurité n’apparait pas, dans les discours des exploitants, comme un facteur déterminant de la communication autour du nucléaire, c’est qu’ils ne perçoivent aucune opposition à leurs projets. C’est donc logiquement que l’article est conclu en précisant que « les centrales nucléaires vont rapidement se tailler une large part dans les moyens de production d’énergie électrique en Belgique. L’importance de cette part dépendra de l’évolution de plusieurs facteurs économiques au premier rang desquels figurent le coût d’investissement des centrales nucléaires et le prix des combustibles classiques »[12]. Aux yeux des électriciens, seuls les facteurs économiques sont susceptibles d’influer sur le développement du nucléaire.

Page de couverture de la brochure éditée par l’UEEB : L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974.
Page de couverture de la brochure éditée par l’UEEB : L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974.

1969-1972 : sur la même lancée

Un programme ambitieux

Au tournant des années 1970, le discours n’a pas changé. Dans la revue éditée par l’Union des exploitants électriques en Belgique (UEEB), ce qui taraude les électriciens, le « choix le plus difficile » auquel ils sont confrontés est « sans contredit celui de la répartition de la puissance des centrales entre les diverses énergies primaires. Il ne fait pas seulement appel à l’esprit de géométrie mais aussi et surtout à l’esprit de finesse. »[13] Tout au plus, « l’industrie électrique espère beaucoup ne pas s’être trompée en établissant un programme assez audacieux de centrales nucléaires »[14]. La principale crainte des électriciens est étroitement liée aux sommes colossales qu’ils engagent dans le processus.

C’est le facteur économique qui se montre déterminant dans la volonté d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre sous la bannière du projet nucléaire. Constatant que leurs publications ne sont lues que par quelques initié.e.s, et que pour atteindre le grand public, les médias sont indispensables, les électriciens s’efforcent alors d’obtenir que les chaines nationales de télévision programment des émissions de vulgarisation. Mais les résultats sont jugés décevants en termes d’impact[15].

C’est à cette période, en 1972, que l’UUEB prend la décision de créer une cellule spéciale d’information au public. À cette occasion, elle contacte le bureau de communication « Information & Entreprise », qui compte dans sa clientèle de grandes sociétés, et dans laquelle travaille Jeanine Cornet, qui y exerce le métier de consultante en communication.

Une foi intense dans le nucléaire

Jeanine Cornet se souvient que la demande initiale des électriciens est plutôt simple. Ils se présentent : « Nous, on est engagé dans le nucléaire, on doit construire des centrales en Belgique et on voudrait quand même que ça se passe bien. Donc comment se faire connaître et par quels moyens faire connaître ce qu’on fait ? ». À l’époque, précise Jeanine Cornet, ils ne perçoivent pas d’éventuels problèmes. Ce qu’ils souhaitent, c’est de « pouvoir faire leur business tranquillement, sans trop d’opposition, et continuer à démontrer que c’était le bon choix (la filière nucléaire) pour la Belgique ». Ce qui interpelle immédiatement Jeanine Cornet, c’est le profil des responsables et des ingénieurs qu’elle a pu côtoyer à cette occasion : « j’ai surtout senti une espèce de supériorité et une espèce de non-doute par rapport à la technologie. Une espèce de foi intense sur le fait que le nucléaire ne pouvait pas foirer, ne pouvait ni se tromper ni causer d’accidents ou d’incidents. (…) Rien ne pouvait arriver, tout était magnifique ». Toujours d’après les exploitants, « on était utile à son pays avec une énergie qui était bon marché, qui était à disposition (…) et qui ne causait pas de pollution ».

Information ou propagande ?

L’UUEB souhaite que le bureau de Jeanine Cornet organise une vaste campagne de communication envers les responsables de la presse écrite, qui à l’époque « fait le jour et la nuit. La radio et la télé viennent en appui ». À ce moment se pose la question de l’organisme qui sera l’interlocuteur du bureau de communication et qui va chapeauter cette action. La solution est vite trouvée : « tous les acteurs du nucléaire vont, comme on fait toujours dans ces cas-là, faire une asbl qui s’appelle Le Forum Nucléaire Belge, qui est toujours présente, et qui va mettre ensemble des moyens pour notamment faire des campagnes de communication »[16]. Secret de cuisine, nous dit Jeanine Cornet, « c’est une des grandes techniques de manipulation de créer des asbl qui deviennent des porte-paroles pour neutraliser le discours. Et on voit d’ailleurs partout que ce ne sont jamais clairement des individus ou clairement des groupes politiques. Ce sont toujours des associations de “quelque chose” qui s’expriment soi-disant d’une façon beaucoup plus détachée et neutre. Le Forum Nucléaire Belge va servir de paravent ».

Sur la liste noire

L’idée des communicant.e.s est d’inviter un nombre important de journalistes à visiter des installations nucléaires, tant en Belgique que dans les pays voisins, en leur fournissant à cette occasion une documentation fournie. Ces visites doivent durer, selon le cas, entre un et trois jours et permettre aux journalistes de poser aux exploitants leurs questions, d’échanger leurs idées et in fine de publier des articles bien documentés[17]. Un noyau de 25 journalistes est pressenti, qui représentent tous les journaux et toutes les tendances. Mais rapidement, une question éthique interpelle les communicant.e.s : les dirigeants du Forum Nucléaire leur soumettent une blacklist, comprenant les noms des plumes de la presse écrite qu’ils refusent d’inviter, ne les trouvant pas assez accommodants sur le nucléaire. Pour Jeanine Cornet et ses collègues, c’est inacceptable, car dit-elle, « si nous travaillons avec la presse, nous travaillons avec tout le monde et que les gens soient pro-nucléaires ou antinucléaires, c’est leur affaire. Ce qui nous importe, c’est qu’ils arrêtent de raconter des conneries au niveau technique ». La blacklist enterrée, les communicant.e.s l’imposent comme condition sine qua non pour continuer. Des séminaires de presse sont organisés, parfois plusieurs fois par an. Les journalistes se déplacent en France, en Allemagne, où ils visitent à Asse une mine de sel qui sert de lieu d’enfouissement des déchets à faible radioactivité[18]. Lors de ces voyages, les énergies alternatives (géothermie, hydraulique, éolienne, etc.) sont également au programme. Le but poursuivi par ces séminaires est, dans l’esprit des exploitants, de montrer que la seule alternative économiquement et structurellement réalisable en Belgique pour la production d’électricité à grande échelle est nucléaire. Jeanine Cornet se souvient que « les journalistes allaient, regardaient, posaient des questions. Ils ont commencé à se former eux-mêmes une culture autour du nucléaire. Mais enfin, c’était quand même la voix de leur maître ». D’ailleurs, c’est le Forum Nucléaire Belge qui prend à sa charge l’ensemble des frais inhérents aux visites. Selon Jeanine Cornet, si la plupart acceptent, quelques journaux participent aux voyages mais les payent de leur poche afin de garantir leur indépendance. C’est le cas de La Libre Belgique et de La Cité notamment. Le journaliste Gaston Bunnens (Le Peuple), « lui par contre venait aux frais de la princesse, mais ça ne l’empêchait pas de taper dessus, puisqu’on l’a imposé vu qu’il était sur la blacklist ».

Si la plupart des journalistes n’écrivent pas au vitriol contre l’énergie nucléaire, une poignée d’entre eux dénonce l’opacité qui entoure les décisions qui y sont liées et sa dangerosité. C’est notamment le cas du précité Gaston Bunnens (Le Peuple) et de Jos Schoonbroodt (La Cité), deux journalistes qui d’après notre interlocutrice, figuraient donc sur la liste noire du Forum Nucléaire Belge. Pour autant, et s’il est évident qu’ils ne les apprécient pas, les électriciens n’en paraissent pas effrayés. Selon Jeanine Cornet, principalement parce qu’ils sont « condescendants vis-à-vis de l’opinion publique ou de quelques “ahuris soixante-huitards” qui s’expriment sur les centrales ». Ils déclarent à propos de Paul Lannoye, l’un des pionniers de l’antinucléaire en Belgique et docteur en astrophysique de l’ULB : « ah oui, c’est un rigolo ! ». Ou encore : « ah Bunnens du Peuple est contre nous ? Mais qui lit Le Peuple à part encore quelques vieux socialistes ! ». Pourtant, la société change, l’opinion publique et les mouvements citoyens s’emparent progressivement de cette question, et le slogan « Nucléaire, non merci ! » ne va pas tarder à effectuer son apparition.

1973-1979 : le basculement

Critiques et choc pétrolier

En 1973, la contestation antinucléaire en Belgique francophone est encore balbutiante, mais se structure progressivement. Le mouvement Démocratie Nouvelle, fondé la même année par Paul Lannoye, établit les bases de l’écologie politique. Son combat sera repris par la section belge des Amis de la Terre en 1976, tandis qu’une autre organisation créée en 1971, Inter-Environnement, interroge elle-aussi le bien fondé du nucléaire civil[19]. Les arguments des antinucléaires percolent, sont visibles et se font entendre.

C’est pourquoi en octobre 1973, le choc pétrolier peut de manière légitime être considéré comme une véritable aubaine pour les électriciens. La question de l’indépendance énergétique, qui inquiète tous les gouvernements, relance la donne. Soudain, les exploitants disposent d’un argument de choc afin d’imposer la technologie nucléaire. Ils n’hésitent pas à brandir les risques en cas de perte d’autonomie énergétique : « La Belgique se trouve, sur ce plan énergétique, dans une situation particulièrement préoccupante. Son sol ne contient en effet aucun gisement de pétrole, de gaz naturel ou d’uranium et ses mines de charbon ne peuvent plus assurer qu’une production minime, conduisant de plus à des coûts qui en font un des charbons les plus chers du monde »[20].

La situation évolue, les arguments aussi

La crise pétrolière ainsi que la contestation grandissante sont deux éléments qui motivent les exploitants à intensifier leur présence médiatique à partir de la fin de l’année 1973. La lecture de leurs diverses publications fait ressortir les éléments principaux sur lesquels s’appuie dorénavant leur communication.

L’introduction de la brochure éditée en 1974 par l’UEEB à destination du public donne le ton : « l’ère industrielle s’est développée dans maintes directions sans guère se préoccuper du respect de l’environnement ; il en est résulté des conséquences fâcheuses telles que le bruit, la pollution des eaux et de l’atmosphère et la contamination des denrées alimentaires ; aussi le public en est-il venu à considérer d’un œil toujours plus critique ces diverses atteintes portées à la qualité de la vie, et il a le droit d’être informé sur les conséquences de l’introduction des technologies nouvelles »[21]. Désormais, si les électriciens ont encore les coudées larges, l’heure est à la justification des choix. Le public ne peut plus être ignoré. Par ailleurs, et c’est assez précurseur, les exploitants n’oublient pas de soulever la question du danger d’un réchauffement de l’atmosphère : « Ainsi, même si on ne tenait pas compte du risque d’épuisement des réserves et qu’on accepte un accroissement notable de l’utilisation de combustibles fossiles, il s’ensuivrait une modification de l’atmosphère dont les conséquences pourraient s’avérer très néfastes pour l’environnement »[22].

La problématique des radiations n’est pas oubliée, et le public lambda peut apprendre que la dose additionnelle maximale des radiations émises par les centrales nucléaires est plus faible que celles émises par le corps humain. C’est notamment pourquoi, « en se rendant à son travail, en allant faire des achats ou en vacances, une personne s’expose à des doses différentes de radiations naturelles, dont les variations sont plus élevées que la radioactivité additionnelle provenant d’une centrale nucléaire. »[23]

Graphique démontrant le peu de danger que représentent les produits de fission radioactifs résultant de l’exploitation de centrales nucléaires. L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.20.
Graphique démontrant le peu de danger que représentent les produits de fission radioactifs résultant de l’exploitation de centrales nucléaires. L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.20.

Dans le même ordre d’idées, des sujets problématiques sont passés en revue et expliqués du point de vue des exploitants, tels que la sécurité : « le risque (d’une fuite) serait de 1 pour 100 millions mais en réalité il est plus faible encore » ; les déchets : « après réduction de leur volume et enrobage dans des matières inertes telles que le bitume, les déchets sont entreposés sous contrôle » ; le refroidissement des centrales : « le problème des rejets de chaleur peut donc être résolu aujourd’hui déjà au moyen de tours de refroidissement ». En résumé, la solution miracle est à portée de main : « l’énergie nucléaire est la source d’énergie la plus propre, la plus sûre et la plus importante dont nous disposons. Sa mise en œuvre est intervenue à point nommé. À plus long terme, seule l’utilisation des centrales nucléaires à l’échelle mondiale permettra de résoudre à la fois nos problèmes d’énergie et d’environnement »[24]. Un argument qui, avec la prise de conscience planétaire du problème du réchauffement, refait surface depuis quelques années dans le chef des partisans de l’énergie atomique. Si la conjoncture économique et politique, ainsi que les inquiétudes de la population amènent les électriciens à communiquer davantage envers la population belge, et les obligent à aborder des éléments auparavant passés sous silence, cela n’ébranle néanmoins pas leur foi en la technologie nucléaire. Il faudra attendre les évènements liés à Andenne entre 1977 et 1978 pour constater un nouveau tournant dans la communication développée par les exploitants.

Illustration comparant la radioactivité de certains liquides en regard à celle que l’on retrouve dans un cours d’eau à proximité d’une centrale nucléaire. L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.21.
Illustration comparant la radioactivité de certains liquides en regard à celle que l’on retrouve dans un cours d’eau à proximité d’une centrale nucléaire. L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.21.

Le cas « Andenne »

Entre 1977 et 1978, la lutte de communication entre les antinucléaires et les électriciens bat son plein. L’objectif des deux parties est de remporter le référendum programmé au 1er octobre 1978 concernant la construction d’une nouvelle centrale sur le territoire d’Andenne[25]. C’est lors de cette passe d’armes communicationnelle que la demande du Forum Nucléaire auprès de Jeanine Cornet et de ses collègues évolue. Car Intercom « voulait absolument cet emplacement pour faire cette centrale. Et là, il y avait un deal. L’objectif était clair ». Les électriciens investissent toutes leurs forces dans la bataille, car « ils commencent à se faire attaquer à gauche à droite, et ils n’aiment pas ça. Parce qu’ils trouvent qu’il n’y a pas à attaquer des gens magnifiques et qui font des choses extraordinaires pour leur pays ». Les communicant.e.s importent alors « Campus America », une technique venue des États-Unis, dont le principe est simple : de jeunes ingénieurs nucléaires sont sélectionnés dans les différentes sociétés et formés « à être des porte-paroles pour aller dans les débats, pour faire face aux journalistes et au public et ainsi expliquer pourquoi, eux, ils étaient dans le nucléaire et pourquoi ils s’engageaient. ». À chacune des réunions publiques ou des débats organisés autour de cette question à Andenne ou dans la région, « pour éviter la politique de la chaise vide, il y a un de ces ingénieurs qui vient et qui prend la parole ». Pour les préparer, les communicant.e.s leur dispensent un media training : « la première chose qu’on leur apprend, c’est de rassembler leur message ». Avec les médias, nous dit Jeanine Cornet, vous n’avez le temps que de développer deux ou trois éléments, « suivant le principe de l’argumentation : le fait, l’illustration, l’explication ». Viennent ensuite les questions plus délicates pour les ingénieurs, « sur les déchets, sur l’argent, sur la collusion avec les politiques, etc. Pour ces matières, soit ils avaient une ligne qui venait de l’entreprise et qui était de dire : “la réponse, c’est ça” et ils se démerdaient avec cela ; soit, ils n’en avaient pas et là, ils s’avançaient plus à titre personnel ». Lors de séminaires ou de débats, le choix de la filière Pressurized Water Reactor (PWR)[26] est mis en avant, « en disant que la sécurité, c’est la fameuse double enceinte qui fait partie des réacteurs nucléaires PWR. (…) Que tout cela est superbement maîtrisé. Rien ne peut arriver »[27].

Le but poursuivi par les communicant.e.s lors de ces débats est d’humaniser les ingénieurs nucléaires. Jeanine Cornet se souvient en tout cas de « soirées absolument étonnantes où, comme après un match de boxe, les opposants venaient et disaient : “On ne partage pas la même idée mais chapeau pour votre courage” ». Car certaines de ces soirées sont pour le moins mouvementées, « surtout pour des gens (les ingénieurs) qui sont habitués à des lieux feutrés, ça a été des soirées dont ils se souviennent. Cela n’a certainement pas changé l’opinion mais ça a permis de dire, à un moment donné : “Écoutez je suis comme vous, j’ai des enfants comme vous, je ne suis pas un assassin parce que je travaille dans le secteur nucléaire” ». Notre témoin souligne néanmoins l’avantage qu’il y a eu à travailler avec la jeune génération, car ils ne sont « pas encore complètement formatés, (et sont) ouverts sur la société ». Selon elle, « si on avait mis les vieux bonzes de cinquante et soixante ans qui dirigeaient les sociétés, là, ça devenait insupportable. Et ça l’était d’ailleurs parce qu’ils continuaient, eux, à avoir un ton et un discours extrêmement condescendant. L’air de dire : “vous ne pouvez pas comprendre, laissez-nous faire !” Et puis, les tuiles leur sont tombées sur la tête ».

Les moyens engagés sont pourtant à hauteur de l’enjeu pour les électriciens. Si le bureau de communication forme les ingénieurs au media training, le Forum Nucléaire et Intercom ne s’en contentent pas. Ils financent des campagnes de publicité par affiches, dans les boites aux lettres, dans les grands médias papiers et télévisuels, ils organisent des conférences dans les écoles. Un centre mobile d’information est présent durant le mois d’août 1978 dans la région d’Andenne et insiste sur les avantages de l’énergie nucléaire[28]. Intercom, par la voix de son directeur, va jusqu’à décrédibiliser la consultation populaire, signifiant par la même occasion son mépris du choix démocratique citoyen. En septembre 1978, il appelle les citoyen.ne.s à s’abstenir de voter, estimant que la valeur légale ou juridique de cette consultation est nulle, et que le nucléaire étant une question d’intérêt national, elle doit être tranchée par le Parlement[29].

Malgré tous ces moyens, le 1er octobre, la victoire est totale pour les opposant.e.s au nucléaire : respectivement 83,97 % des habitant.e.s d’Andenne et 89,97 % des habitant.e.s d’Ohey se prononcent contre la construction de la centrale[30]. Jeanine Cornet se rappelle que cet événement « a été une première claque ! Ils se sont rendus compte, à ce moment-là, que c’en était fini de décider de tout, même si le gouvernement, toujours courageux, se cachait derrière eux. Ce n’était plus la même ambiance ».

Première page du journal La Cité du 2 octobre. La Cité, lundi 2 octobre 1978 », 28e année, N° 229, p. 1.
Première page du journal La Cité du 2 octobre. La Cité, lundi 2 octobre 1978 », 28e année, N° 229, p. 1.

L’amertume d’une défaite

La lecture d’une synthèse générale de la situation de l’énergie en Belgique, éditée par le Forum Nucléaire en 1979, laisse transparaitre le sentiment amer des électriciens. Après un exposé relatif à la faiblesse des risques dans l’exploitation nucléaire, un chapitre entier de la revue, intitulé « Information – Déformation », est consacré aux antinucléaires. Et les propos sont sans équivoques : « Malgré tout cela (la faiblesse des risques), des mouvements d’opposition particulièrement tapageurs se manifestent contre les centrales nucléaires et tout ce qui s’y rapporte. Il y aurait là de quoi s’étonner si on ne savait, de la bouche même de certains opposants, que l’objectif visé par leurs mouvements n’est pas du tout la santé des populations mais bien un renversement de notre système politique[31]. Pour atteindre cet objectif politique, il est indispensable de provoquer d’abord l’écroulement économique du pays et comme l’élimination de l’énergie nucléaire y contribuerait puissamment, une campagne psychologique bien orchestrée sur ce sujet s’imposait »[32]. Plus guère question d’évoquer maintenant des « ahuris soixante-huitards », l’heure est grave. Ce qui semble menacer le Forum Nucléaire, et plus largement la Belgique, c’est une tentative de déstabilisation de l’État. Et cette entreprise continue grâce au soutien de « quelques moyens d’“information” soigneusement orientés. Il est donc essentiel que les responsables des décisions en matière énergétique soient bien conscients de cette situation afin qu’ils puissent, en toute indépendance, fixer leur choix en se basant sur la réalité des faits »[33]. Sans pouvoir l’affirmer, il est possible de supposer que les « quelques vieux socialistes » sont ici visés, ainsi que les autres journalistes qui figurent sur la liste noire. Quant à l’État, le Forum Nucléaire précise qu’il doit s’en tenir à la « réalité des faits » pour effectuer ses choix en toute indépendance, tout en ne spécifiant pas à quelle réalité il fait allusion. 

En guise de conclusion

Pendant un peu plus de deux décennies, le choix de l’énergie nucléaire comme moyen de production d’électricité est considéré comme une évidence qui ne peut être remise en question. La communication des exploitants reflète cette vision des choses. Par contre, la période comprise entre 1969 et 1979 la voit évoluer radicalement, en deux temps.

Une première étape voit les électriciens augmenter et améliorer leur présence médiatique, faire appel à l’aide de professionnels pour négocier leurs relations avec la presse et adapter leur discours pour répondre aux interrogations plus fréquentes de la population. Ils ne semblent pour autant pas s’inquiéter de l’émergence d’une possible contestation. Du moins n’envisagent-ils pas que cette contestation puisse contrecarrer leurs plans. Dans un second temps, parce que la crise pétrolière leur offre une belle carte à jouer et qu’ils sentent le vent de la contestation souffler dans leur dos, les exploitants intensifient ensuite leur présence médiatique. Poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes, les mouvements sociaux et par une partie de la presse, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions. Il n’est plus envisageable de tranquilliser la population d’un village quant à la présence d’un bâtiment lié à l’exploitation nucléaire en se contentant d’obtenir l’accord du bourgmestre et du curé local. Le climax de ce basculement intervient lors des événements d’Andenne. Dans des réunions publiques, les ingénieurs électriciens doivent affronter une foule parfois hostile et répondre à des questions récurrentes et précises concernant la sécurité, les risques potentiels, les accords passés avec le monde politique. Journalistes et citoyen.ne.s se sont forgé.e.s leur propre opinion et ne s’en laissent plus conter.  

Si la priorité des exploitants en termes de communication est de pouvoir continuer à développer l’énergie nucléaire sans avoir à affronter une opposition, la réussite des premières années (la Belgique est notamment devenue un des pays dont la part du nucléaire était parmi les plus importantes avec 60% environ de la production d’énergie) ne peut occulter l’échec de 1978. Ce dernier laissera des traces, car autour d’Andenne se cristallise le rapport de force entre l’opinion publique et la décision unilatérale des électriciens. Le succès des antinucléaires lors du référendum, suivi de l’accident de Three-Miles Island en 1979 aux États-Unis et surtout la catastrophe de Tchernobyl en 1986 vont geler les plans de développement des sociétés électriques.

Selon Jeanine Cornet, pour expliquer le fait que la contestation émerge lors de la décennie comprise entre 1969 et 1979, on ne peut écarter l’impact de mai 1968, car « les gens se sont exprimés, les gens ont pris l’habitude d’intervenir. Il n’y a plus cette espèce de fascination face au pouvoir. On questionne et on questionne de plus en plus ». Finalement, ce qui ressort à la lumière de la communication déployée par les sociétés impliquées dans le développement de l’énergie nucléaire, c’est que, si démocratie il y a eu, elle a plutôt été amenée par les mouvements antinucléaires et les citoyen.ne.s. Ce sont leurs questions, leurs interpellations et leurs mobilisations qui ont imposé la tenue d’un débat démocratique de société sur une question qui, jusque-là, restait confinée dans les arcanes du pouvoir économique et politique.

Notes

[1] Les citations utilisées dans cet article, sauf mention contraire, proviennent de : CARHOP, interview de Jeanine Cornet, par Julien Tondeur, Bruxelles, 13 novembre 2019.
[2] Voir : Tondeur J., Welter F., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ? , 2018, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf
[3] Nous avons fait le choix de ne pas pratiquer l’écriture inclusive lorsque nous faisons mention des « électriciens », des « exploitants », des « ingénieurs » ou encore des « industriels, afin de ne pas masquer la réalité : l’immense majorité des postes de pouvoir sont occupés par des hommes. Dans le cas des communicant.e.s, notre témoin principale étant une femme, nous n’appliquons pas cette règle.
[4] Herman H.E., « L’opinion publique face à l’énergie nucléaire en Belgique », dans Govaerts P., Jaumotte A. et Vanderlinden J. (eds.) Un demi-siècle de nucléaire en Belgique. Témoignages, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1994, p.702.
[5] Herman H.E., , p.702.
[6] Herman H.E., , p.703.
[7] Herman H.E., , p.703.
[8] Importante société productrice d’électricité en Belgique à l’époque.
[9] Electrobel-Intercom, journal d’entreprise, administration centrale, mensuel n°7, 1966, p.169.
[10] « Centrales nucléaires de grande puissance », dans Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, administration centrale, mensuel n°7-9, 1967, p.205.
[11] « Centrales nucléaires de grande puissance »,, p.205.
[12] « Centrales nucléaires de grande puissance », , p.205.
[13] Electricité, trimestriel, UEEB, juin 1971, N° 147, Bruxelles, p.1.
[14] Electricité, trimestriel, UEEB, juin 1969, N° 139, Bruxelles, P.27.
[15] Herman H.E., , p.705.
[16] Le Forum Nucléaire Belge est fondé le 29 février 1972. Son organisation est conçue comme un réseau de contact entre exploitants, fournisseurs, scientifiques et autorités fédérales. Il regroupe encore aujourd’hui l’ensemble des acteurs liés à la filière nucléaire en Belgique. Pour une analyse de ses récentes campagnes de communication, voir : Josseaux E., Analyse d’une publicité à caractère scientifique : la campagne du Forum Nucléaire, Travail de communication scientifique, ULB, 2008-2009. http://www.michelclaessens.net/forum_nucleaire.pdf
[17] Herman H.E., …, p.705.
[18] À l’époque présenté comme modèle d’enfouissement propre, le site est condamné depuis 2010 par les autorités allemandes qui cherchent une solution pour éviter une contamination large de la région, car des infiltrations d’eau rongent les fûts de stockage des déchets. Nucléaire : accidents sur les sites d’enfouissement des déchets, Francetvinfo : https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/nucleaire-accidents-sur-les-sites-d-enfouissement-de-dechets_2145676.html. Site consulté le 10 décembre 2019.
[19] Voir : Moons A., « Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 11, décembre 2019.
[20] La politique Energétique Belge : L’Energie et l’Electricité en Belgique. Synthèse Générale, Forum Nucléaire Belge, Bruxelles, septembre 1979, p.1.
[21] L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.3.
[22] L’énergie nucléaire. , p.6.
[23] L’énergie nucléaire. …, p.20.
[24] L’énergie nucléaire. …, p.30.
[25] Voir : Moons A., « Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire », …
[26] Réacteur à eau sous pression. Le système à eau sous pression est le système appliqué aux centrales belges, car importé de la technologie américaine qui est à la base du développement nucléaire en Belgique. Voir : Tondeur J., Welter F., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ?
[27] Si l’incident de Three-Miles Island en 1979 viendra remettre en question cette assurance, à l’époque, les exploitants nucléaires promettent que cette double enceinte assure une sécurité infaillible.
[28] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 », Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, n°8-9, 1978, p. 244.
[29] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 » op. cit., p. 243.
[30] Lambert G., Ohey, Andenne : Succès du référendum, échec du nucléaire, La Cité, lundi 2 octobre 1978, 28e année, N° 229, p. 1.
[31] Souligné dans le texte.
[32] La politique Energétique Belge : …, p.21.
[33] La politique Energétique Belge : …, p.22.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Tondeur J. « La communication des exploitants nucléaires en Belgique entre 1969-1979. Une décennie à double visage », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/

Contre la centrale nucléaire de Chooz : un enjeu transfrontalier

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François Welter (historien, CARHOP asbl)

Au début des années 1980, un ensemble de coordinations, de réseaux et d’associations issus des quatre coins de Wallonie et de Bruxelles témoignent leur solidarité anti-nucléaire à l’adresse de Chooz en organisant une fête de deux jours. Quarante ans plus tard, l’évènement interpelle : pourquoi des organisations belges se mobilisent-elles dans une lutte qui concerne un village des Ardennes françaises ? Cette contribution a pour objet d’identifier les causes d’une mobilisation belge à l’encontre de la centrale nucléaire de Chooz, d’identifier les différents acteurs de ce mouvement social et, enfin, d’esquisser les connexions qui se dessinent de part et d’autre de la frontière franco-belge.

Un rapide coup d’œil sur une carte géographique permet d’identifier une raison : Chooz est située dans la vallée de la Meuse, dans la pointe de Givet, à un jet de pierre de la frontière belge (2km). Les inquiétudes en Belgique se pressentent : que se passerait-il en cas de catastrophe à Chooz ? La centrale nucléaire fait pourtant partie intégrante du paysage transfrontalier. Dès 1960, un projet franco-belge mène à la construction d’un premier réacteur, qui entre en activité six ans plus tard. Il associe Electricité de France (EDF) et un groupement des cinq producteurs-distributeurs de Belgique dans une société constituée pour l’occasion, la Société d’énergie nucléaire franco-belge des Ardennes (SENA). À cette époque, le nucléaire ne souffre d’aucune contestation ; le choc pétrolier de 1973 achève de consacrer son caractère incontournable dans la production d’énergie[1]. En 1979-1980, la construction d’un second réacteur est envisagé. Cette fois, elle n’engage plus que le financement d’EDF. Mais, la ferveur envers le nucléaire n’est plus aussi unanime. La catastrophe de Three Mile Island en 1979 est passée par-là et une série de personnalités et groupuscules interpellent l’opinion publique, les pouvoirs politiques et le secteur des énergies sur les dangers potentiels que représente le nucléaire civil pour l’environnement et la santé[2].

Le droit à l’information

        • Les principes

Au cœur de la contestation, se trouve l’affirmation d’un droit élémentaire, dont découle la position des mobilisations militantes : le droit à l’information. Depuis 1957-1958, le traité Euratom, qui institue la Communauté européenne de l’énergie atomique, oblige les États à communiquer à la Commission des Communautés européennes « les données générales de tout projet de rejet d’effluents radioactifs sous n’importe quelle forme, permettant de déterminer si la mise en oeuvre de ce projet est susceptible d’entraîner une contamination radio­active des eaux, du sol ou de l’espace aérien d’un autre État membre » (art. 37). L’article 41 prévoit en outre de documenter la Commission à propos des projets d’investissement concernant les installations nouvelles, les remplacements ou les transformations[3]. En bref, les exploitants du nucléaire ont le devoir d’information à l’égard des pouvoirs politiques.

Au moment d’envisager le déploiement de quatre nouvelles unités de 1 300 MW à Chooz, « les électriciens » semblent pourtant faire preuve de légèreté quant à ce devoir. En juin 1980, EDF rédige bien une étude d’impact. Mais, un comité d’opposant.e.s dénonce les « omissions » du dossier en termes d’effets environnementaux (rejets atmosphériques, éventuelles pollutions radioactives, thermiques et chimiques sur la Meuse) et de normes de sécurité[4]. À l’opposition de principe de la population locale à l’implantation d’une nouvelle centrale se greffe une contestation qui découle de ces manquements ; du coup, elle percole sur un territoire plus large susceptible de subir les effets des centrales. C’est pourquoi, le combat contre Chooz s’internationalise et s’ancre aussi en Belgique.

Affiche de soutien à la population de Chooz, [années 1980]. Coll. CARHOP, affiches, n° 85.
Affiche de soutien à la population de Chooz, [années 1980]. Coll. CARHOP, affiches, n° 85.

 

        • Le déficit d’information comme moteur de collectifs militants

En Belgique, un moratoire nucléaire prévoit depuis 1975 qu’aucune décision relative au nucléaire ne peut être prise avant un débat au Parlement[5]. Si les « électriciens » font en fait peu de cas de ces dispositions, celles-ci constituent un principe auquel certain.es parlementaires et la population sont attentifs. Les possibles effets de la centrale de Chooz sur les Belges incitent donc des personnalités politiques,

des mouvements sociaux et des associations à se mobiliser contre le projet français et à appeler à une transparence sur les implications de celui-ci. Se créent alors des convergences militantes de part et d’autre de la frontière franco-belge. En 1980, un Front Commun Ardennais contre l’implantation d’une deuxième centrale à Chooz se constitue autour de huit organisations françaises et belges[6]. Un an plus tard, ce Front est membre d’un comité de coordination Chooz, auquel appartiennent également le Comité Couvin, le Comité Houille Survie, le Comité Calcéen de Chooz, la Coordination anti-nucléaire Charleroi, le Comité de soutien à Chooz de Wellin et le Comité de soutien à Chooz de Beauraing[7]. En Belgique, vingt-deux partis politiques, organisations et associations belges se regroupent à partir du 28 mai 1980 au sein d’un Front d’Action Wallon contre l’implantation de nouvelles centrales à Chooz (FAW). Un large spectre de la gauche et/ou écologiste wallonne, mais aussi bruxelloise et flamande y est représenté. S’y retrouvent notamment les Amis de la Terre, l’Association belge des Juristes démocrates, Bond Beter Leefmilieu-Vlaanderen, le Comité franco-belge de défense de l’Ardenne, le Mouvement Ouvrier Chrétien et certaines de ses organisations constitutives communautaires et régionales, la Démocratie Chrétienne de Wallonie et de Bruxelles (DC), le Mouvement Ecolo, la Fédération Générale du Travail de Belgique, Inter-Environnement Bruxelles, Inter-Environnement Wallonie, la Ligue des Familles, le Parti Socialiste (PS), le Rassemblement Wallon (RW), etc.[8]. Par la suite, des membres du comité de coordination Chooz et un nombre toujours plus important d’organisations y adhéreront également[9]. La figure publique de ce front est son porte-parole François Roelants du Vivier, par ailleurs actif chez Inter-Environnement Wallonie et futur parlementaire européen Ecolo[10]. Une pareille osmose entre des courants philosophiques différents n’est certainement pas une nouveauté. Mais, leurs ancrages wallon, bruxellois, flamand et franco-belge montrent que Chooz est une question d’intérêt général, national, et même international. Leurs représentant.es ont d’ailleurs pour habitude de se réunir à Bruxelles, afin de discuter des modalités des actions à mener. Dès sa première conférence de presse, le 18 mai 1980, le FAW a une stratégie d’action claire, qui se décline selon deux axes : exercer une pression sur le gouvernement belge et exprimer ses inquiétudes, son opposition aux centrales et sa solidarité avec les habitants de Chooz en mobilisant la population.

Affiche d’opposition du Mouvement Ecolo à la centrale de Chooz, [années 1980]. Centre d’archives privées Etopia, collection affiches.
Affiche d’opposition du Mouvement Ecolo à la centrale de Chooz, [années 1980]. Centre d’archives privées Etopia, collection affiches.

Interpeller et rencontrer le gouvernement belge : l’affaire des politiques ?

D’emblée, le gouvernement belge apparait comme le relais de choix du FAW. Lorsqu’il communique pour la première fois ses objectifs à la conférence du 18 mai 1980, celui-ci affirme pour premier objectif d’amener les autorités belges à « mettre en œuvre tous les moyens dipolomatiques et juridiques possibles pour empêcher la réalisation du projet de nouvelles centrales nucléaires à Chooz, qui représente une grave menace pour la population belge ; et à intervenir énergiquement auprès du gouvernement français afin que celui-ci renonce à la construction de nouvelles centrales nucléaires à 2 kilomètres de nos frontières et à proximité d’une zone à forte densité de population ».

Les communiqués de presse et les lettres d’opposition à Chooz à l’adresse du gouvernement belge se multiplient. Il est également sommé à celui-ci de recourir aux arguments juridiques posés par le traité Euratom, et donc de s’en remettre aux institutions européennes. Au niveau local, des motions sont votées par les conseils communaux de la région proche de la botte de Givet[11]. Surtout, les personnalités politiques adhérant au FAW sont un précieux atout dans le travail de lobbying. Issues du PS, de la DC, du RW et du Parti Communiste (PC), elles sont, si le contenu d’une lettre du porte-parole du FAW du 17 décembre 1980 est correcte, aussi mandatées par ceux-ci[12]. Socialistes et démocrates chrétiens se trouvent ainsi dans la position de porter les revendications d’un mouvement social auprès de gouvernements successifs à dominantes sociale-chrétienne et socialiste. L’entreprise n’est pas sans risque, quant aux tensions qui peuvent naître au sein des partis. En revanche, elle permet de porter rapidement la contradiction auprès de l’exécutif et du Parlement.

En effet, grâce à la démarche du sénateur du RW Yves de Wasseige auprès de la DC[13], le FAW obtient dès le 16 juin 1980 une entrevue avec le ministre des Affaires étrangères, le social-chrétien Charles-Ferdinand Nothomb. Sa délégation se compose de douze personnes, dont sept sont des figures politiques du PS, du PC et de la DC. Sensée être représentative des parties adhérentes au FAW, cette délégation dévoile de fait un regard biaisé sur la constitution du Front. Probablement, le Front essaye-t-il de créer un véritable rapport de force avec le ministre Nothomb, en y envoyant des délégué.es habitué.es aux joutes politiques. Pas moins de trois socialistes et deux membres de la DC sont présent.es à la rencontre. Lors d’une deuxième rencontre, en novembre 1980, cinq personnalités politiques sont encore directement impliquées dans les discussions[14]. L’initiative ne s’arrête pas au ministre Nothomb. En 1981, lorsque l’examen du dossier de Chooz passe sous la loupe du comité ministériel de politique extérieure, le FAW encourage les parlementaires actifs en son sein à entreprendre « des démarches personnelles auprès des Ministres concernés »[15].

Parallèlement, le FAW charge ses parlementaires de la DC, du PC, du PS et du RW de recourir aux interventions au cours des débats en commission et en séance publique, de poser des questions orales ou écrites et d’effectuer des interpellations. Les adhérents non parlementaires au Front sont priés d’y apporter leur concours[16]. Sur ce point, la stratégie n’est pas innovante : Chooz est à l’agenda du Parlement depuis des mois et les parlementaires actifs au sein du FAW sont déjà sur la brèche[17].

Les effets des discussions entre les politicien.nes du FAW et les ministres compétents du gouvernement sont peu probants. Les réponses sont vagues, peu convaincantes. Aucun engagement gouvernemental formel n’est exprimé[18]. Les partis politiques membres du FAW jouent en outre une partition ambivalente. Entré en exercice en octobre 1980, le gouvernement Maertens IV autour des seuls partis socialistes et sociaux-chrétiens flamands et francophones serait potentiellement un appoint favorable au combat du FAW. Il n’en est rien. François Roelants du Vivier déclare qu’« il est à cet égard navrant de constater qu’il n’a pas été question de Chooz dans l’accord du gouvernement et la déclaration gouvernementale, et qu’il n’en a pas été fait mention, à ma connaissance, dans les conseils ou congrès du PSC[19] et du PS sur l’accord du gouvernement. Il est également regrettable de noter que lors du débat d’investiture dans les deux Chambres, aucune intervention parlementaire n’a été consacrée à Chooz. Pourtant nous avions convenu d’une intensification, dès septembre, de l’action des parlementaires des partis membres du Front »[20]. A l’hiver 1981, à un moment où la stratégie est également de faire pression sur l’Exécutif Régional Wallon, Roelants du Vivier « note avec regret que la motion adressée aux parlementaires représentant leur parti au Front d’action wallon, et reprenant la déclaration de base (mai 1980) du Front, n’a toujours pas été contresignée par l’ensemble des partis représentés au Conseil régional et adhérant au Front »[21]. Enfin, il est reproché aux partis politiques de montrer peu d’empressement aux différentes manifestations anti-Chooz, à l’exception de quelques personnalités[22].

Que les partis politiques membres du FAW soient tiraillés entre les positions anti-Chooz des personnalités actives au sein du Front et les ministres du gouvernement, davantage favorables à un donnant-donnant avec la France, est une réalité. Celle-ci suggère l’existence de débats internes au sein des partis à propos du développement de l’énergie nucléaire civile. Mais, pour le coup, elle déforce considérablement le travail de persuasion du FAW et impacte la cohésion de celui-ci[23] ; le Front influence donc peu le jugement du gouvernement et de l’Exécutif Régional Wallon.

Se mobiliser à travers les frontières

À côté des tractations politiques, des lettres et des communiqués revendicatifs, la mobilisation d’opposant.e.s au projet de Chooz dans des manifestations est la seconde voie utilisée pour exprimer son mécontentement. En France, le combat est quotidien. Il force même le gouvernement à déployer des moyens insufflant un semblant de débat démocratique. Une enquête publique est organisée à Chooz. Sur cette base, une commission d’enquête est chargée d’en analyser l’ensemble des données résultant des observations. Son avis est toutefois très critiqué. Le FAW le qualifie d’indigent et non démocratique. En cause, il pointe le travail très partiel de la Commission : seules 335 observations sont considérées, « alors que, notamment, 1.123 lettres circonstanciées provenant d’habitant.e.s des communes wallonnes proches de la botte de Givet ont été remises dans les formes réglementaires par les bourgmestres à la Commission »[24]. De surcroît, la répression contre les opposant.e.s à Chooz est très brutale[25].

Lâcher de ballons permettant aux populations belges d’apprécier les éventuelles retombées d’effluents radioactifs de Chooz, 30 mars 1982. CARHOP, fonds La Cité, série photos, dossier centrale nucléaire.
Lâcher de ballons permettant aux populations belges d’apprécier les éventuelles retombées d’effluents radioactifs de Chooz, 30 mars 1982. CARHOP, fonds La Cité, série photos, dossier centrale nucléaire.

Le FAW montre la capacité des mouvements sociaux, des organisations syndicales et des partis politiques qui le composent, à mobiliser des militant.es. Le 14 juin 1980, 200 personnes se rassemblent dans le village de Heer-Argimont (province de Namur). Elles sont issues du MOC, de la DC, d’associations, telles que les Amis de la Terre, Inter-environnement, etc., de partis politiques (RW, PSC, Parti Réformateur Libéral – PRL). Le cortège se rend à pied au poste-frontière français, afin de marquer sa solidarité aux habitant.es de Chooz. Devant le refus des gendarmes de le laisser passer et à la suite de négociations insatisfaisantes avec la préfecture, il décide de gagner Chooz en traversant les champs. La répression est brutale : la manifestation est dispersée à coups de grenades lacrymogènes. Le lien entre les mobilisations française et belge est formalisé ; et, il s’en suivra bien d’autres[26]. Du côté du MOC de Ciney, les actions contre la centrale de Chooz sont prioritaires. Du 21 mai au 6 juillet 1980, ce MOC régional est à la manœuvre pour vingt-deux d’entre-elles. Celles-ci consistent à participer aux manifestations, à rencontrer les partenaires du FAW, à mobiliser les militant.es en interne autour de l’enjeu que représente Chooz, à discuter avec le gouvernement, etc.[27].

Plus fort, sur le territoire belge, les militant.es saisissent toute occasion pour porter leurs revendications auprès des hautes sphères de l’État français. En mai 1981, l’élection de François Mitterand au poste de Président de la République suscite beaucoup d’espoirs de la part des opposant.e.s au projet nucléaire de Chooz. Le PS français est lui-même membre du Front Commun Ardennais ; et, son Premier secrétaire, Lionel Jospin, est favorable à « une concertation avec la Belgique avant toute décision concernant de nouvelles centrales nucléaires à Chooz ». Cependant, les faits lui donnent tort. « En effet, la procédure instaurée par le gouvernement français pour décider ou non de la réalisation des centrales nucléaires sur les sites « gelés » a été mise en œuvre à Chooz ». Clairement, le FAW y voit l’exact contraire « aux promesses faites par le Président de la République et le Ministre de l’Energie à diverses reprises et selon lesquelles une consultation des populations proches des frontières et de leurs représentants serait organisée avant toute décision »[28]. Plus de deux ans plus tard, « la consultation des populations belges, de loin plus nombreuses à proximité de Chooz que les populations françaises, n’a toujours pas eu lieu »[29]. En réalité, Mitterand n’a pas l’intention d’abandonner le projet de Chooz, ni même de penser à une éventuelle reconversion du site qui pourrait ébaucher une collaboration industrielle bilatérale entre Wallons et Ardennais. En 1983, les travaux de Chooz B sont toujours en cours[30]. Lors de sa visite à Liège, à la mi-octobre 1983, le Président français est confronté à ses contradictions par une partie de la foule et des élus écologistes[31].

Manifestation lors de la visite de François Mitterand à Liège, 15-16 octobre 1983. CARHOP, fonds La Cité, série photos, dossier centrale nucléaire.
Manifestation lors de la visite de François Mitterand à Liège, 15-16 octobre 1983. CARHOP, fonds La Cité, série photos, dossier centrale nucléaire.

Épilogue

La mobilisation en Belgique contre la centrale de Chooz n’a finalement pas les effets escomptés. Le gouvernement belge semble timoré et suspecté d’une attitude trop conciliante, voire intéressée, à l’adresse de son homologue français. Sur le simple principe d’information réciproque entre gouvernements, « il est à craindre que le Gouvernement français considère comme très faible la détermination de la Belgique dans l’affaire de Chooz ». En fait, à en croire le MOC, « le gouvernement belge et l’Exécutif Wallon choisissent, dans les négociations avec la France, la voie d’un accomodement »[32]. Inter-Environnement Wallonie fait même état d’un possible accord entre Français et Belges : la Belgique accepterait les centrales nucléaires à Chooz en échange d’un barrage à construire sur la Houille, d’une participation des électriciens belges au projet de Chooz et d’une tarification favorable d’EDF aux populations frontalières belges[33]. Simple rumeur ou fait avéré, ces déclarations alimentent la défiance à l’égard du gouvernement et exacerbent l’opposition à la centrale de Chooz : obtenir des parts dans la centrale, n’est-ce pas aussi être associé aux questions de sécurité et environnementales que pose le projet[34] ?

Ceci dit, le gouvernement belge a-t-il vraiment voix au chapitre ? La France oppose le concept de souveraineté nationale à un appareil législatif international qui, certes, demande aux États de considérer les incidences d’une activité sur l’environnement d’autres pays, mais qui est généralement non contraignant. L’étude d’impact d’une nouvelle centrale à Chooz réalisée par EDF n’inclut ainsi pas le territoire belge, au même titre que la région française[35]. De plus, la violence policière laisse penser que le pouvoir central français n’est pas aussi sensible aux mobilisations citoyennes. Finalement, deux réacteurs de 1 450 MW sont construits en 1984 et 1986 ; ils démarrent leur activité en 1996-1997 et entrent définitivement en service en 2004[36].

Conclusions

À l’analyse, la mobilisation militante contre la centrale de Chooz B marque un tournant dans les relations entre la Belgique et la France sur la question nucléaire. Dans un contexte où les certitudes relatives à cette forme d’énergie sont fortement ébranlées, la population belge n’est plus prête à accepter les risques possibles engendrés par la politique énergétique de ses voisins. Le moratoire d’application sur le sol belge et le traité Euratom lui fournissent des arguments juridiques et politiques pour exiger une étude sérieuse des impacts d’une nouvelle centrale sur l’environnement, la santé et la sécurité. Les collectifs citoyens en France constituent à cet égard un prolongement d’une opposition au nucléaire qui se révèle désormais internationale. Cependant, les États ne semblent pas prêts à laisser la critique contre le nucléaire ébranler les projets économiques des « électriciens ». Les promesses d’un vaste débat démocratique sont vite abjurées ; la répression des mouvements sociaux s’avère parfois violente. Les gouvernements sont par ailleurs plus enclins aux compromis, aux compromissions diront certain.es. Il reste que, à la base, les convictions militantes et la convergence d’intérêts permettent de mobiliser une galaxie d’organisations et d’individualités autour d’une lutte commune. Elle constitue un poil-à-gratter, une dissonance, y compris au sein de partis politiques au pouvoir, qui interroge, voire contredit, les « vérités » d’un État.

Notes

[1] « Le secteur nucléaire en Belgique : développement et structures actuelles », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 718-719, 1976, https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-1976-12-page-1.htm, page consultée le 12 décembre 2019.
Caron Fr., Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1997 (Collection « L’évolution de l’Humanité »), p. 259 ; Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ?, 2018, p. 2-3, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019.
[2] Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire…, p. 3, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019.
[3] Traité instituant la Communauté Européenne de l’Énergie Atomique (EURATOM ) et documents annexes, s.l.n.d., p. 33-34, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:11957A/TXT&from=FR, page consultée le 10 décembre 2019.
[4] Carhop, fonds Marc Sapir, n°107, Analyse des études d’impact relatives aux futures centrales nucléaires à Chooz, 1980-1981, p. 3-4.
[5] Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire…, p. 7, https://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019.
[6] Sont impliqués dans ce front : la Confédération Française Démocratique du Travail, épine Noire, Ardennes écologie, Alternatives, écolo Viroinval, CLIN Beauraing et le Comité de Chooz. Initialement, le Parti Socialiste Français semble aussi impliqué. Voir : Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Appel du FAW à manifester, 16 mars 1981 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du Front Commun concernant la manifestation du 1er octobre pour la reconversion de Chooz, 20 juin 1983.
[7] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du comité de coordination Chooz au FAW, 6 mars 1981.
[8] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Mémoire au ministre des Affaires étrangères, 3 septembre 1980 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 15 octobre 1980.
[9] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 23 juin 1983.
[10] Lechat B., Quelles archives pour quelle galaxie verte ?, 2013, https://etopia.be/05-quelles-archives-pour-quelle-galaxie-verte/, page consultée le 12 décembre 2019.
[11] Pour un aperçu de l’ensemble des communiqués et de l’existence de lettres de protestation, voir : Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143.
[12] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du FAW aux membres, 17 décembre 1980.
[13] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 28 mai 1980.
[14] « L’opposition aux centrales nucléaires de Chooz », La Cité, 28 novembre 1980, p. 3.
[15] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du FAW, 19 janvier 1981.
[16] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 3 septembre 1980.
[17] À ce propos, il convient de consulter les débats de la chambre des représentants de 1980. Voir : http://dighum.ua.ac.be/plenum/advsearch.py?s=Chooz&period=postwar&begin=1980&end=1982&sortedby=chrono, page consultée le 11 décembre 2019 ; Chambre des représentants, Séance du 5 juin 1980, https://sites.google.com/site/bplenum/proceedings/1980/k00783092/k00783092_15, page consultée le 11 décembre 1980.
[18] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 16 juin 1980 ; « L’opposition aux centrales nucléaires de Chooz », La Cité, 28 novembre 1980, p. 3.
[19] = Parti Social-Chrétien.
[20] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole aux membres du FAW, 14 novembre 1980.
[21] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole aux membres du FAW, 6 février 1981.
[22] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du comité de coordination Chooz au FAW, 6 mars 1981.
[23] Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Rapport de réunion du FAW, 5 décembre 1980.
[24] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 31 juillet 1980.
[25] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, « Chooz », Vers l’Avenir, 13 juin 1980.
[26] « Les manifestants belges en masse à travers les champs de Chooz », La Cité, 14 juin 1980, p. 2.
[27] Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Projets de priorités pour le MOC de l’arrondissement de Ciney-Dinant en 1981-1982, janvier 1981 ; Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Dossier de synthèse et d’évaluation d’action du CIEP du MOC de l’arrondissement de Ciney-Dinant. Année sociale 1979-1980, novembre 1980.
[28] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 16 octobre 1981.
[29] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du FAW au Président de la République, 1er juillet 1983 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Projet de lettre du FAW au Président de la République, 1er juillet 1983.
[30] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du Front Commun Ardennais concernant la manifestation du 1er octobre pour la reconversion de Chooz, 20 juin 1983.
[31] « À Liège, Mitterrand confirme mais précise », La Cité, 15-16 octobre 1983, p. 1-3.
[32] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du MOC aux parlementaires amis du Mouvement, 9 janvier 1981.
[33] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse d’Inter-Environnement Wallonie, 31 janvier 1981.
[34] Chambre des représentants, Séance du 12 février 1981https://sites.google.com/site/bplenum/proceedings/1981/k00792384/k00792384_45, page consultée le 11 décembre 2019. Carhop, fonds Marc Sapir, n°107, Analyse des études d’impact relatives aux futures centrales nucléaires à Chooz, 1980-1981, p. 20.
[35] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Mémoire du FAW au ministre des Affaires étrangères, 3 septembre 1980.
[36] Autorité de Sûreté Nucléaire, Centrale nucléaire de Chooz B, 16 mai 2019, https://www.asn.fr/L-ASN/L-ASN-en-region/Grand-Est/Installations-nucleaires/Centrale-nucleaire-de-Chooz-B, page consultée le 12 décembre 2019.

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Welter, F. « Contre la centrale nucléaire de Chooz : un enjeu transfrontalier », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/

Solidarité et Participation (SeP) : Approche chronologique du mouvement et du parti politique (1982-1988)[1]

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Thibaut Durant (historien)

Introduction

Dans cette analyse, nous traiterons du movement et du parti politique Solidarité et Participation (SeP) d’un point de vue chronologique. Nous allons mettre en lumière les différentes phases marquantes de l’existence de SeP à partir de sa construction jusqu’à sa « chute ».

Nous aborderons le contexte qui motive le choix du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) — qu’il soit socio-économique ou interne au MOC — à se doter d’un mouvement politique. De plus, nous observerons la façon dont le mouvement politique se construit, quel processus est mis en œuvre par les militant.e.s, quelles sont les structures et quelle sera la ligne politique de SeP.

Poussé par son engouement, SeP désire poursuivre en évoluant en parti politique. L’ambition du parti est de se présenter au scrutin électoral d’octobre 1985. Nous observerons de nombreux défis pour SeP : sous quelle forme se présenter aux élections ? Quel programme doit présenter le parti ? Nous allons donc nous intéresser à la stratégie politique de SeP et ensuite étudier les résultats en insistant sur les éléments qui ont causé l’échec électoral du parti. De surcroît, nous analyserons en quoi les conséquences de l’échec électoral marquent un tournant pour le parti et ses militant.e.s.

Enfin, nous nous attarderons sur les choix opérés par SeP pour se relever de son échec et essayer de se maintenir au sein de la politique belge. Malgré les efforts, le parti cessera ses activités en 1988. En guise de conclusion, nous rappellerons certaines caractéristiques de SeP.

Le mouvement politique du désespoir à l’espoir

Afin de comprendre l’arrivée du mouvement politique SeP sur la scène politique belge, il faut approcher le contexte économique, social et politique en Belgique dans les années 1980. D’un point de vue économique et social, il y a une crise économique depuis les années 1970 qui perdure. À cause de cette crise, les gouvernements se succèdent et mettent en place une politique d’austérité qui vise à redresser le pays économiquement. Bien que les décisions gouvernementales soient de plus en plus dures, la situation économique ne fait que se dégrader et le citoyen est mécontent.

Le MOC, mouvement social à l’initiative de SeP, éprouve des difficultés à se trouver un prolongement politique, une formation politique capable de relayer les projets politiques du MOC. C’est dû en partie au pluralisme d’adhésion de ses membres auprès des diverses formations politiques. Les élections législatives de 8 novembre 1981 voient une victoire de la part des libéraux et un net recul des formations chrétiennes. Après un mois de négociations, le gouvernement Martens-Gol voit le jour et on y retrouve le Parti Social Chrétien (PSC). Le choix du PSC de prendre part à un gouvernement qui met en place une politique de droite provoque une frustration au sein du MOC et conforte l’ambition de celui-ci de se doter d’un nouveau prolongement politique.

Dès novembre 1981, les discussions débutent autour de l’action politique du MOC et de son prolongement. Le MOC organise une grande consultation auprès de ses militant.e.s, de ses groupes régionaux et de ses organisations constitutives, qui, tous, participent à la construction du prolongement politique. L’action menée par le MOC jette les bases de ce que sera ce mouvement : un mouvement qui donne la parole à tous et à toutes. Après consultation des organisations constitutives qui découlent du MOC, très peu d’avis sont contre la naissance d’un prolongement politique. La forme la plus souvent plébiscitée est soit la naissance d’un mouvement politique ou soit le rattachement à la Démocratie Chrétienne (DC), l’aile gauche du PSC, en difficulté au sein de celui-ci suite au choix effectué par le parti de se joindre au gouvernement de droite et au choix de son nouveau président, Gérard Deprez, de dissoudre les tendances au sein du PSC.

C’est à la date du 27 février 1982 que débute le processus de constitution politique du mouvement politique : SeP. Le premier objectif de SeP est de « faire de la politique autrement ». Il se définit comme un mouvement progressiste, qui rassemble des hommes et des femmes d’horizons différents et qui n’applique pas une politique centriste. Le mouvement s’établit sur l’échiquier politique du centre vers la gauche. Il se distancie du Parti Socialiste (PS) malgré une politique de gauche.

La distanciation choisie par le MOC vis-à-vis du PS, qui prend une importante place sur la gauche de l’échiquier politique, s’explique de la façon suivante : le PS a pour habitude d’absorber toutes les formations de gauche et de nier leurs particularités. Comme le déclare le président de SeP, Willy Thys : « Lorsque le P.S. appelle au rassemblement des progressistes, il invite en fait les progressistes de toutes tendances à s’affirmer en son sein ».[2]

Le nom du mouvement donne une indication sur ses objectifs à travers les valeurs de solidarité, qui découlent directement des valeurs de « mai-68 », comme l’explique Willy Thys. On retrouve également une volonté d’étendre la démocratie à travers la participation, qui fait état d’une volonté de faire de la politique autrement en portant un projet progressiste. C’est bien ce dernier point qui a donné le plus d’espoir aux militant.e.s du MOC : donner à chacun la parole, impliquer le citoyen dans la politique.

La structuration du mouvement politique

Les objectifs que se donne SeP concernent son implantation, son expansion et ses structures fonctionnelles. De mars à septembre 1982, les discussions portent sur l’expansion et l’implantation du mouvement sur le territoire wallon et bruxellois. Il est question de faire connaître SeP aux Wallons et aux Bruxellois, d’attirer de nouveaux adhérents et d’affilier une personne connue du grand public. Des groupes SeP naissent dans chaque province. Cela témoigne de la réussite d’implantation et d’expansion du mouvement politique. Cependant, que ce soit en nombre d’adhérents ou dans l’action, ces groupes sont morcelés et déséquilibrés.

Les structures d’animations sont les collectifs de base et les collectifs à thèmes. Le rôle de ces structures est de dynamiser le mouvement. Les collectifs sont sans pouvoir de décisions. Ils permettent aux militant.e.s de participer, de prendre des initiatives d’actions pour le mouvement politique. Ils travaillent sur une thématique et soumettent des actions concrètes au mouvement, qui les ratifie ou non.

En ce qui concerne les structures de décisions, les statuts du mouvement exposés lors de l’Assemblée constitutive du 26 mars 1983 présentent quatre niveaux de pouvoirs. D’abord, la section communale s’organise sur une base géographique qui équivaut aux entités communales fusionnées. Ensuite, la section d’arrondissement couvre l’arrondissement électoral pour l’élection des membres de la Chambre des représentants. La région wallonne et la région bruxelloise ont, par ailleurs, leurs propres structures de décision. Enfin, la section interrégionale est le niveau de pouvoir qui coordonne les régionales wallonnes et bruxelloises : elle est la section directrice du mouvement.

Chaque section est composée de plusieurs instances qui ont un rôle relativement identique à chaque niveau de décisions. L’Assemblée est l’instance souveraine à chaque niveau. On retrouve également un organe exécutif : le Bureau. Quant au Secrétariat, il se charge des tâches administratives, de la gestion quotidienne des instances de pouvoir ainsi que de l’intendance. Seul le niveau interrégional se dote d’un Conseil qui prend le relais entre chaque Assemblée interrégionale, l’organe souverain du mouvement. Le mouvement tente de mettre en avant une volonté de participation dans son fonctionnement notamment à travers les divers collectifs.

SeP se constitue officiellement en mouvement lors de l’Assemblée générale du 26 mars 1983. À la suite de celle-ci, où SeP se dote de structures, le mouvement politique dévoile également l’orientation idéologique qu’il compte suivre et développer à travers un programme politique. Celle-ci est définie autour des trois lignes directrices : progressiste, pluraliste et fédéraliste.

« Progressiste, cela veut dire de refuser les inégalités sociales et donc se situer à gauche.
On peut donner deux significations au mot pluralisme. D’une part, le mouvement est ouvert aux non-chrétiens dont les options sont proches de celles du M.O.C. et d’autre part, le pluralisme est une valeur dans notre société et constitue le refus de monolithisme institutionnel, qui très rapidement conduit à des pratiques bureaucratiques et partisanes.
Quant au fédéralisme, il doit être vu comme une décentralisation de l’appareil d’État et comme moyen pour les régions de conduire leur propre politique économique ».[3]

Vers la transformation en parti

En 1983, SeP entame les discussions sur son avenir. Les opinions sont divisées entre le maintien de SeP en tant que mouvement et l’évolution de SeP en parti politique sous plusieurs formes : rejoindre un parti existant, se fédérer avec d’autres partis ou créer un nouveau parti. La décision tombe lors d’une Assemblée interrégionale en décembre 1983 : SeP décide de poursuivre l’aventure en évoluant en parti politique. Son ambition est de se présenter aux prochaines élections législatives. Il reste à décider la forme : seul ou accompagné.

Les rapprochements avec les autres formations politiques dans le but de créer un rassemblement des progressistes se multiplient, sans résultat probant. SeP est en contact succinct avec les partis fédéralistes. Il sollicite également la DC qui ne répond pas à son appel du pied. Quant aux grands partis, tels que le PS ou le PSC, SeP ne les approche pas pour les raisons évoquées précédemment. En ce qui concerne le PSC, SeP ne les contacte pas, car les dirigeants du mouvement politique estiment que le PSC propose une politique opposée à ce que SeP veut proposer aux citoyens. SeP distingue donc la DC, pourtant tendance du PSC, et le PSC lui-même.

Caricature dans le Manifeste de SeP approuvé à l’Assemblée générale du 17 décembre 1983. SEP, Une autre réponse aux défis d’aujourd’hui, Bruxelles, 1983, p. 7.

SeP devient un parti politique

La décision prise au cours de l’Assemblée de décembre 1983 de se constituer en tant que parti politique et de participer aux élections va rythmer la vie de SeP du mois de décembre 1983 au 13 octobre 1985, date de scrutin électoral. En effet, le futur parti va devoir présenter des listes électorales, prendre une décision afin de savoir s’il se présente seul ou avec un autre parti, mais surtout établir un programme cohérent en rapport avec son idéologie progressiste, pluraliste et fédéraliste.

Programme politique

SeP devient officiellement un parti politique le 24 mars 1985 lors d’une Assemblée constitutive. Il y présente son programme politique. Sans prétendre à l’exhaustivité, il convient de citer quelques exemples d’objectifs politiques : un enseignement pluraliste, axe programmatique qui tranche avec ses origines MOC, que SeP décrit comme : « la liberté de l’enseignement dans les respects des sensibilités laïques et chrétiennes »[4] ; une politique d’égalité entre les sexes ainsi que la dépénalisation de l’avortement, qui sera voté cinq ans plus tard ; l’accroissement des droits aux immigrés dans le but de faciliter leur intégration dans la société (droit de vote et d’éligibilité au niveau communal).

CARHOP, Philippe Tinant, n°28, Programme politique de SeP, 1985.

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Démocratie, situations « exceptionnelles » et militarisation de l’espace public

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Jonas Campion
(Chercheur associé, Irhis, U. Lille 3
Chargé de cours invité, UCLouvain)

Depuis les attentats de Charlie Hebdo et de l’hypercasher à Paris en janvier 2015, et dans la foulée du démantèlement d’une cellule terroriste à Verviers, le gouvernement belge a pris la décision de déployer des militaires dans les rues du pays. Face au risque terroriste, ils ont pour mission d’augmenter la sécurité – à savoir assurer la protection des personnes, des biens et des institutions -. Ils apportent leur soutien à la police locale et fédérale dans la protection des lieux sensibles. Dispositif temporaire à l’origine, la présence de l’armée dans l’espace public est régulièrement prolongée par le gouvernement Michel, au gré d’un niveau de menace toujours considéré comme élevé. Les effectifs déployés varient. Ils sont passés d’environ 150 hommes à l’origine à près de 1 800 après les attentats de mars 2016 à Bruxelles, pour se stabiliser au printemps 2017 aux alentours de 1 250 unités, hommes et femmes.

La présence de l’armée dans les rues doit être questionnée selon deux axes. D’abord, il faut interroger son caractère inédit dans l’histoire contemporaine du pays. D’autre part, il faut envisager les conséquences et les risques potentiels d’une telle mobilisation : comment participe-t-elle à transformer l’ordre public, le rapport à l’espace public ou plus largement la démocratie ?

(DÉS)ÉQUILIBRE SÉCURITAIRE ?

Fin 2015, la mobilisation de militaires pour contribuer à la sécurisation de la société belge rencontre à l’origine une large approbation des partenaires de la majorité, malgré des réserves initiales du CD&V dénonçant un « plan antiterrorisme » manquant de transparence. Par contre, elle donne rapidement lieu à des réticences de la part de syndicats policiers et/ou militaires qui invoquent à son égard des raisons identitaires, de spécialisation des institutions, de formation de leurs membres mais 2 aussi d’attribution inadéquate de ressources financières.[1]

Pour eux, policiers et militaires sont des métiers distincts, basés sur des moyens et une formation particulière. Ils reposent surtout sur des «identités professionnelles» spécifiques. Selon les syndicats policiers, plutôt que de faire exercer les tâches des premiers par les seconds, il conviendrait de veiller à renforcer la police en lui donnant notamment les budgets nécessaires pour garantir l’efficacité de l’institution et lui permettre d’exercer ses missions dans de bonnes conditions. Les syndicats militaires dénoncent quant à eux la surcharge de travail induite par cette mobilisation massive. Ils relèvent également la surqualification des militaires pour les tâches demandées. Enfin, ils mettent en lumière l’impact de cette mission sur l’entraînement des unités et sur la vie privée des militaires.[2]

Ils soulignent pour finir la nécessité d’envisager une stratégie claire d’emploi de l’armée, envisageant déjà les cadres de son retrait de l’espace public, face à une sécurité absolue impossible à garantir.[3]

En réaction à diverses propositions faites par des membres du gouvernement (faire revêtir l’uniforme policier à ces militaires, rendre leur présence permanente,…), un discours critique face à cette mesure se fait progressivement entendre au sein de la société civile. Premier point d’orgue de cette opposition, plusieurs associations (CNAPD, la Ligue des droits de l’homme, de Liga voor Mensenrechten et Vrede vzw,…) annoncent le 5 mai 2015 qu’elles portent plainte contre cette décision, jugée à la fois comme « anxiogène » (puisque la présence permanente et massive de militaires en rue peut contribuer à ancrer et développer la crainte parmi la population), « injustifiée » et « illégale ».[4]

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