Le milieu associatif bruxellois : un lieu d’émancipation pour les femmes issues de l’immigration maghrébine ? De l’intérêt et l’urgence de nouvelles recherches

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Catherine Jacques (ULB/Saint-Louis, collaboratrice scientifique)

Dans l’après Seconde Guerre mondiale, l’immigration vers les pays européens est encouragée par les pouvoirs en place tant au Maroc qu’en Turquie. Cette émigration résolvait à la fois des problèmes économiques et amenuisait les risques de débordements sociaux. Dans le cadre d’une conjoncture économique favorable, la Belgique entend se pourvoir en main-d’œuvre peu qualifiée en signant un accord bilatéral et le 17 février 1964 avec le Maroc et le 16 juillet de la même année avec la Turquie. La crise économique des années 1970 met un frein à cette politique migratoire : en 1974, le gouvernement belge décide d’arrêter l’immigration officielle tout en régularisant les travailleurs clandestins.[1]

Dans l’imaginaire collectif, le migrant est avant tout un travailleur, un homme qui vient chercher des moyens de subsistance pour sa famille restée au pays. Les femmes migrantes semblent étrangement absentes de cette histoire. Pourtant, nier leur place dans l’histoire de l’immigration, c’est oublier que la politique migratoire belge de l’après-guerre comprend deux volets distincts : l’apport de main-d’œuvre et le volet démographique qui devait doit contrebalancer le vieillissement de la population wallonne mis en exergue par le rapport Sauvy.[2] Très rapidement, les femmes et les enfants rejoignent donc les hommes en Belgique, transformant, comme le souligne Nouzha Bensalah, cet espace migratoire ouvert par le travail en un espace de vie en famille.[3]

Si certains sociologues et politologues, voire psychologues, se sont penchés sur cette catégorie de migrantes, très peu d’études historiques en font leur objet. Dans un premier temps, les raisons de cette lacune seront interrogées. Ensuite, le « postulat » de la journée d’études, à savoir que le tissu associatif bruxellois fut un lieu émancipateur pour les migrantes marocaines et turques, sera lu dans une perspective historique et d’analyse de genre afin d’en vérifier la pertinence.

Parentes « pauvres » de l’historiographie : les migrantes ?

Au risque de se répéter, il faut souligner qu’au regard de la production des sociologues, psychologues et politologues sur l‘immigration maghrébine, la production historique fait office de parent pauvre. Sauf à remarquer que l’ensemble de ces travaux proposent bien souvent une perspective historique très intéressante.[4]

L’histoire des femmes de l’immigration est encore plus lacunaire. En 2004, dans un très intéressant numéro de la revue, Sextant, consacrée aux femmes migrantes, les historiennes Eliane Gubin et Anne Morelli soulignent qu’il n’est finalement pas si étonnant de constater l’absence des femmes immigrées dans les travaux historiques vu que cette histoire se situe au confluent de l’histoire des pauvres, des immigrés et des femmes. Trois sujets qui, à l’époque, sont extrêmement récents dans le domaine historique. Plus de dix ans après, le constat est malheureusement toujours d’actualité.[5]

Mais est-ce propre aux migrantes venues du Maroc ou à l’ensemble des migrantes ? En effet, l’histoire des femmes « d’expatriés » qui, tout comme les précédentes, immigrent dans le cadre d’une mobilité liée au travail de leur mari – mais ne sont que rarement considérées comme des immigrantes vu leur statut social – sont également des fantômes de l’histoire. Il s’agit là pourtant d’un phénomène très ancien à mettre en lien avec l’histoire des classes aisées, des migrants et des femmes. Aucune étude n’existe sur leur statut juridique, sur leurs nombres, leurs associations d’entraide… sauf concernant les femmes qui accompagnaient leur mari au Congo belge.

Les seuls points qui relient ces deux catégories et qui expliquent leur non historisation sont qu’il s’agit de femmes et de migrantes. Ces deux aspects induisent leur relative invisibilité dans la société d’accueil car connaissant mal la langue et les codes sociaux du pays hôte, elles se réfugient dans la sphère privée et organisent une sociabilité de l’entre-soi. Ce choix stratégique induit leur invisibilité et elles apparaissent « sans histoire » tant au sens propre que figuré. Cette invisibilité s’accroit encore par le biais de l’imaginaire collectif : les immigrés sont avant tout des hommes, des hommes venus chercher du travail.[6]

Dans ce tableau de sang et de sueur, la figure de la femme immigrée apparaît donc presque incongrue : elle n’a pas de pertinence historique. Néanmoins, dès le début des années 1960, venant du Maghreb et de la Turquie, les femmes et les enfants, qui rejoignent les pères et maris, « vont changer la vie des hommes et introduire face à la sphère et au temps du travail, des temps d’arrêt et de vie privée qui réorganiseront les relations et les sociabilités masculines. »[7]

Si écrire une histoire de l’immigration qui engloberait le quotidien des immigrés tant hommes, femmes qu’enfants s’avère complexe et ardu, c’est aussi la seule manière d’obtenir une histoire qui ne serait pas parcellaire et amnésique. Ce type d’histoire nécessite de croiser les rapports de genre, de classes sociales et culturels/ethniques afin d’y débusquer les processus de dominations patriarcale, économique, sociale, politique et culturelle qui y sont à l’œuvre. Cette démarche en décourage sans doute plus d’un/une, d’autant que les sources sont également difficiles à repérer et d’un accès limité.[8]

Cependant l’écriture de cette histoire renferme un enjeu identitaire extrêmement important. Car contrairement aux idées convenues, les travailleurs immigrés furent aussi des immigrées. « Certains secteurs industriels et les secteurs des services ont eu recours assez tôt à une main-d’œuvre immigrée féminine. Souvent arrivées dans le cadre du regroupement familial, ces femmes n’en étaient pas moins des travailleuses, notamment dans l’industrie des armes de la région liégeoise et dans le secteur du nettoyage, de la domesticité et de l’aide aux personnes. »[9]

L’image de la femme passive, suivante, arrivée en Belgique contre son gré par la seule volonté de son mari, s’effacerait peu à peu à la lueur de ces femmes, que l’historien-ne ferait revivre des archives, qui furent, tout autant que leur compagnon, des actrices de leur vie. Elles ont non seulement joué un rôle crucial dans la gestion quotidienne des familles immigrées mais elles ont été souvent pourvoyeuses de moyens complétant le salaire du père de famille, voire y suppléant lorsque le chômage sévissait.

Le tissu associatif bruxellois, lieu d’émancipation ?

Se basant sur la grille d’analyse du politologue Thomas Humphrey Marshall, qui distingue dans l’accès à la citoyenneté trois étapes, civile, sociale et politique, certains sociologues opposent le processus d’acquisition des droits des étrangers à celui de l’égalisation des droits des femmes en Belgique. « Les immigrés, tout en restant juridiquement des étrangers, ont vu leurs droit progresser d’abord dans le domaine social, puis civil et enfin politique. »[10] Pourtant, une stratégie très proche a été élaborée par les femmes belges et les groupements féministes qui, pour occuper l’espace public, ont investi une citoyenneté sociale aux multiples facettes bien avant de jouir de l’entièreté de leurs droits civils et politiques.[11] « Ce constat est fondamental et légitime pleinement l’étude de la part prise par des femmes issues de l’immigration maghrébine au sein du tissu associatif (…). D’une part, la place qu’elles y occupent peut être interprétée comme un excellent marqueur de leur insertion dans l’espace public, et d’autre part, comme l’expression d’une citoyenneté sociale, semblable à celle de leur compagnon. Enfin, elle permet des parallèles étonnants avec le processus d’émancipation des femmes belges. Cette analyse gagnerait certainement à être menée sur l’ensemble des femmes immigrées de l’après Seconde Guerre. »[12]

L’asbl Centre d’archives et de recherche en histoire de l’immigration maghrébine et arabe (CARHIMA), fondée en 2008, s’était donné l’objectif de « sauvegarder, de recueillir, d’inventorier et d’assurer la conservation des documents et archives des communautés maghrébines et arabes de Belgique. »[13] Dans le cadre de ses activités, l’asbl a mené une première enquête historique sur la place des femmes au sein du milieu associatif. Prenant appui sur les travaux pionniers de la sociologue, Nouria Ouali[14], les principales actrices ont été interviewées et leurs propos ensuite contextualisés afin de livrer une première synthèse du rôle des femmes issues de l’immigration maghrébine au sein du tissu associatif bruxellois depuis le milieu des années 1960 à l’aube des années 2000. Dans le premier volet de cette étude, seule la population d’origine maghrébine a été contactée. Il est évident que la même démarche devrait être faite à l’égard des femmes d’origine turque. Ce premier éclairage n’a malheureusement pas pu être approfondi pour une série de raisons mais il se veut aussi un appel à de nouvelles recherches historiques.

Pour tenter de répondre au postulat des organisatrices de la journée d’études, à savoir que le tissu associatif fut un lieu d’émancipation pour les femmes issues de l’immigration maghrébine, le présent article se base pour l’essentiel sur la recherche susmentionnée de l’asbl CARHIMA.[15]

Avant de pouvoir se prononcer, le milieu associatif et le terme d’émancipation doivent être définis. En effet, d’une part, tant le milieu associatif que la notion d’émancipation ont évolué et recouvrent des réalités différentes selon les époques. Une des caractéristiques du milieu associatif est de s’adapter au fil du temps aux besoins et aux attentes de la société. D’autre part, s’émanciper ne signifie pas la même chose pour une femme fraichement arrivée en Belgique au milieu des années 1960 que pour celle qui s’y installe dans les années 1990 ou 2000.

Les années 1960 : l’époque de la débrouille

 L’article 13 du chapitre premier de la convention belgo-marocaine de 1964 mentionne explicitement que : « les travailleurs marocains occupés et établis en Belgique auront la faculté de se faire rejoindre par leur famille dès le moment où ils auront travaillé trois mois et à condition qu’ils disposent d’un logement convenable pour leur famille. »[16]

En toute logique, durant les années 1960, l’immigration des femmes marocaines en Belgique n’est envisagée que dans le cadre du regroupement familial. Elles ne sont considérées par les autorités belges et par les différents organismes qui les prendront en charge que comme des épouses et des mères. Aucun droit ne leur est attribué en propre. Les seuls dont elles peuvent bénéficier sont ceux qui leurs sont conférés en tant qu’épouse de travailleur. Cette conception s’explique assez aisément tant par l’idéologie patriarcale qui imprègne l’État-providence belge et les mentalités de l’époque que par la conviction qu’il s’agit d’une immigration temporaire.

Arrivées dans un pays dont elles ne connaissent ni les codes sociaux ni la langue, ces femmes sont absolument démunies dans un premier temps et elles ne peuvent bien souvent compter que sur l’aide d’une voisine bienveillante.

En Belgique, le travail ‘social’ est en grande partie assuré par une série d’organismes partiellement subventionnés par l’État mais qui gardent une très grande autonomie. Fruits d’un long processus historique, ces réseaux associatifs se sont organisés autour des trois piliers idéologiques traditionnels : libéral, catholique et socialiste, avec une très forte prédominance pour les deux derniers.

Après la Seconde Guerre mondiale, se déploient et deviennent incontournables le pilier catholique autour des Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), qui deviendront en 1969 Vie féminine, et le pilier socialiste avec les Femmes prévoyantes socialistes (FPS). Ce monde associatif se structure également en fonction des âges, des classes sociales mais aussi du sexe, et ce sont les grandes associations destinées aux femmes qui, en toute logique, s’approprieront la ‘gestion’ des femmes immigrées.[17]

Sur le terrain, ce sont essentiellement les LOFC, puis Vie féminine qui développent des activités spécifiques pour les femmes immigrées. Elles organisent des groupes d’entraide, des cours d’alphabétisation, de cuisine, des séances d’informations sur la législation belge, des consultations pour nourrissons… et éditent des feuillets.[18] Cet encadrement débute avec les Italiennes. Il donne des résultats encourageants sans doute grâce à des affinités idéologiques. La même ‘formule’  sera appliquée aux autres nationalités de migrantes et notamment avec les Marocaines mais elle n’atteint pas l’objectif escompté. L’échec est à ce point patent que des sociétés privées mettent sur pied leur propre service d’aide sociale.

Si les FPS prennent aussi en compte les difficultés et les besoins quotidiens des femmes migrantes, elles sont imprégnées de vues internationalistes. Elles s’appesantissent peu sur le volet « immigration » pour privilégier plutôt l’aspect « solidarité ouvrière» et « lutte des classes ».[19]

Globalement, l’offre demeure lacunaire et surtout en inadéquation complète avec les besoins des hommes et des femmes venant du Maroc et d’Afrique du Nord en général, comme le constate une assistante sociale en 1968 qui écrit dans l’un de ses rapports de visite : la mère « est déjà surchargée » par la « venue du dernier. Mais il est spécialement difficile de parler avec Madame Bp (…) »,  et également avec le père qui est en Belgique depuis cinq ans mais qui « ne connaît que des rudiments de français, je ne peux tenir aucune conversation avec lui. »[20]

Les témoignages recueillis font état de beaucoup de détresse et de souffrance chez ces populations et principalement chez les femmes souvent confinées dans l’espace privé et entièrement dépendantes socialement, juridiquement et économiquement de leur mari.

Discriminées juridiquement parce qu’elles sont étrangères, elles doivent notamment obtenir un permis de séjour provisoire pour pouvoir rester sur le territoire belge, même dans le cadre du regroupement familial. Ces démarches s’avèrent souvent complexes à entreprendre dans un pays dont ni elle ni leur mari ne possèdent la langue véhiculaire. Les femmes marocaines doivent également se plier à la Mudawana – le Code marocain de la famille – qui permet à leur époux de mettre fin unilatéralement à l’union conjugale en leur présence ou en leur absence.

Économiquement elles dépendent des revenus de leur mari ou si elles cherchent du travail, elles sont victimes de préjugés ethnoculturels et sont cantonnées dans des emplois précaires, souvent le nettoyage et la restauration.[21] Socialement, comme la plupart des femmes belges, leur seul accès aux droits sociaux est conditionné au travail du mari.

Les associations féminines de masse telles que Vie féminine et les FPS offrent aux femmes immigrées une ‘aide’ qui s’apparente plus à un encadrement visant à les ‘éduquer’ afin qu’elles deviennent aptes à tenir leur foyer et à élever leur progéniture selon les normes occidentales de l’époque. Leur but est de rendre en quelque sorte ces immigrantes et leurs enfants plus aptes à s’insérer dans la place que la société dominante leur assigne ! C’est une ‘formule’ que les associations féminines de masse ont déjà appliquée aux femmes des milieux ouvriers durant l’Entre-deux-guerres.

Les premières assistantes sociales parlant arabe 

L’une des plus grandes difficultés pour venir en aide aux femmes immigrées venant principalement du Maghreb est tout simplement l’absence d’assistantes sociales parlant arabe.

Au début des années 1970, quelques étudiantes issues de la classe moyenne marocaine viennent poursuivre des études supérieures en Belgique. Frappées par la précarité de nombreuses Marocaines ayant accompagné leurs maris, elles leur viennent en aide et leurs expliquent en arabe le fonctionnement de la société belge.

Rachida El Idrissi fut l’une de ces étudiantes. Une fois son diplôme d’assistante sociale en poche en 1977, elle débute sa carrière au Centre familial belgo-immigré, créé par les œuvres paroissiales de la commune de Saint-Gilles et intégré au Centre d’aide aux personnes, Brabantia. Étant le seul service où une assistante sociale parlait l’arabe, le monde n’arrêtait pas d’y affluer : « … Il y en avait de la salle d’attente ici, au fond jusqu’en bas de l’escalier, c’était inimaginable (…), c’était invraisemblable, c’était motivant. (…) Au début, on a commencé avec des bénévoles, beaucoup d’étudiantes puis des stagiaires, il y avait des bénévoles belges pour les cours de français. Les premières années s’étaient avec des volontaires puis il y a eu les postes ACS (…).»[22]

Elle n’est pas la seule. D’autres s’investissent au sein de centres de planning comme Naïma Akhamlich pour qui « Le planning, c’était aussi un espace militant. (…) L’idée, c’est de donner des clefs d’émancipation pour les femmes. Les femmes savaient bien qu’en venant chez nous, l’avortement était interdit mais elles venaient et demandaient, elles attendaient simplement que nous répondions à leur détresse, elles n’étaient pas toujours conscientes des dangers. »[23]

Au planning des Marolles où travaille Naïma Akhamlich, la population est, pour l’essentiel, d’origine étrangère, mais les buts sont les mêmes que dans les autres centres de planning : « Ouvrir d’autres portes aux femmes, donner des outils, de l’information : au niveau du plaisir, au niveau sexuel, au niveau des mariages arrangés, cela regroupe un tas de choses. » [24]

Et les femmes viennent en nombre et comme « très peu de personnes … parlaient la langue d’origine des femmes maghrébines », Naïma leur parlait l’arabe « et cela facilitait l’accès à la santé pour ces femmes. »[25]

Parallèlement à l’insertion de femmes issues de l’immigration marocaine dans des structures déjà existantes, une association créée et gérée par des femmes marocaines voit le jour en 1977 : l’Association des femmes marocaines (AFM) dont le but est la défense des droits des femmes marocaines. Les initiatrices sont pour la plupart des femmes marocaines ayant fréquenté l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM) ou le Rassemblement démocratique marocain (RDM) où leurs préoccupations n’ont pas toujours été bien comprises ou très bien accueillies. Sa création est à replacer dans le contexte social des années 1970 qui voit un foisonnement d’associations militantes dans la foulée de mai 1968.

L’AFM inscrit d’emblée son action dans une vision émancipatrice des femmes issues de l’immigration marocaine. Elle organise des cours d’alphabétisation, des cours de langue et de culture arabe, une troupe de théâtre… Ces principaux objectifs sont : l’instauration d’un Code civil laïc au Maroc, l’amélioration du statut social, économique et juridique des femmes marocaines en Belgique. Il est remarquable que l’AFM s’inscrive dans un processus de gestation similaire aux premiers groupes néo-féministes qui ressentent le même besoin de se recentrer sur l’émancipation féminine après avoir fréquenté des associations mixtes issus de mai 1968. Pourtant aucune perméabilité n’a existé entre les groupes néo-féministes et l’Association des femmes marocaines.[26]

La deuxième génération et le milieu associatif (les années 1980 – début 1990)

Cette période se caractérise par une crise économique qui ôte bien souvent la seule chose qu’a obtenue la population masculine : l’intégration par le travail. Elle jette ainsi de nombreuses familles dans une grande précarité qui oblige les femmes à se tourner plus encore vers l’aide sociale, accroissant la demande d’assistantes sociales, de formatrices, d’éducatrices… parlant l’arabe et comprenant les référents culturels.

De nombreuses jeunes femmes, filles de migrants, scolarisées en Belgique, choisissent de travailler soit au sein d’associations féminines dites traditionnelles comme Vie féminine ou les FPS, soit dans des associations destinées à l’aide aux populations immigrées qui visent un public mixte comme le Centre familial belgo-immigré (CFBI) ou exclusivement féminin comme le Cactus (1979), le Gaffi, le Nadi, Dar El Amar, ou les centres de planning familial.

La plupart de ces associations sont issues de centres déjà existants préoccupés de l’accueil des populations immigrées. Elles proposent aux femmes immigrées un ensemble de services allant de la resocialisation, à l’alphabétisation en passant par une sensibilisation à la citoyenneté. De par leur localisation géographique, elles drainent peu à peu majoritairement des femmes turques ou marocaines.[27]

Si leurs activités favorisent une forme d’autonomisation, rares sont celles qui visent leur émancipation au sens féministe du terme. Leur but principal est de mettre à leur disposition des moyens qui permettent l’insertion dans la société d’accueil.[28] Même si dans les faits, comme le précise Fouzia Aarab, formatrice depuis près de quinze ans à l’asbl Le Cactus, il s’agit « de donner les outils à la femme pour qu’elle puisse se défendre et se prendre en main, pour que la femme puisse devenir actrice de sa vie qu’elle ne subisse plus les choses (….). »[29]

Mais souvent ces femmes sont alors tiraillées entre leur envie d’émancipation et leur référent culturel mobilisé par leur mari : « La crainte de certains hommes, c’est que leur femme les abandonne ou bien qu’elle sache plus de choses qu’eux, alors il faut expliquer. »[30]

Les années 1980 voient aussi se créer des associations réunissant des jeunes de la deuxième génération qui tentent de répondre à certaines difficultés et questionnements qui sont les leurs. À côté des garçons, les filles y sont actives mais n’y trouvent pas toujours une place adéquate. C’est ainsi que voit le jour La Voix des Femmes en 1987 à Saint-Josse-ten-Noode dont l’action s’inscrit dans un combat contre le sexisme, l’oppression patriarcale subie par toutes les femmes indépendamment de leur culture d’origine et contre le racisme.

Jusqu’au début des années 1990, une évolution en douceur se fait jour où peu à peu des projets plus émancipateurs émergent au sein des différentes associations venant en aide aux femmes issues de l’immigration qui apprennent peu à peu à prendre leur destin en mains.

 Une rupture : du milieu des années 1990 à 2010 

 Dans le courant des années 1990, des questions, qui avaient jusque-là été reléguées dans la sphère privée, font irruption dans l’espace public : la violence faite aux femmes, le mariage entre personnes de même sexe… Dans les sociétés laïcisées, la question refait surface religieuse par le biais de l’Islam et, ce, principalement autour du statut des femmes musulmanes. Ces questions fortement médiatisées se cristallisent autour de la revendication d’identité spécifique et de sa reconnaissance par l’État. Des évènements géopolitiques comme la Guerre du Golfe en 1991 et surtout les attentats du 11 septembre 2001 leur donnent une nouvelle dimension. Certains en viennent à écrire que la culture musulmane serait un facteur explicatif des processus inégalitaires. Cette « racialisation » des questions sociales se focalise notamment autour du statut de la femme musulmane.[31] Des débats et de nombreux articles fleurissent dans la presse sur le voile islamique, les mariages forcés et les violences intrafamiliales dans les familles musulmanes. Par contre, la signature de la convention belgo-marocaine en matière de droits civils à Rabat en 1991 passe quasi inaperçue. Cet accord fragilise pourtant le statut juridique de nombreuses femmes belgo-marocaines puisqu’il limite le recours au système juridique belge.[32] En réaction, un collectif de femmes marocaines, en collaboration avec le Conseil national des femmes belges (CNFB), dénonce la position du gouvernement belge qui a sacrifié le droit des femmes belgo-marocaines aux intérêts de la politique internationale (à savoir le rapatriement des clandestins !).[33]

Au milieu des années 1990, Myriem Amrani et d’autres jeunes étudiants issus de l’immigration créent un Cercle des étudiants arabo-européens à l’ULB. Ces étudiants et étudiantes ressentent le besoin de se réunir pour discuter, analyser et comprendre les difficultés qui sont les leurs au sein du monde universitaire. Mais la présence d’un nombre croissant d’étudiantes voilées entraine peu à peu un changement dans l’attitude des nouvelles générations qui, tout en connaissant les mêmes difficultés, optent souvent pour un engagement plus piétiste qu’il faut sans doute mettre en parallèle  avec la transnationalisation du réseau associatif immigré.[34]

C’est dans ce contexte qu’apparaissent des associations se réclamant du féminisme musulman, proche du réseau Présence musulmane, fondé par le philosophe et théologien, Tariq Ramadan. La branche belge voit le jour en 2004 sous le nom d’Association des femmes musulmanes à laquelle répond la création de l’association Ni pute ni soumise en 2006.[35]

Au-delà de cette bipolarisation, d’autres associations sont fondées comme Arab Women’s Solidarity Association Belgium (AWSA-Be) ou Dakira qui tout en traitant des mêmes questions essaient de ne pas tomber dans une polémique vaine.[36]

Conclusions

L’enjeu identitaire que revêt l’histoire ou l’absence d’histoire des femmes de l’immigration maghrébine s’affirme tous les jours avec plus d’acuité dans les difficultés rencontrées par nombre de femmes musulmanes à trouver une place dans une société d’accueil qui souvent leur dénie de simples droits liés à la citoyenneté.

Au-delà de la complexité des parcours individuels, l’histoire de ces migrantes met toutefois en exergue la diversité tant sociale qu’idéologique au sein de l’immigration maghrébine féminine. Toutes ces associations créées et animées par des femmes témoignent de la présence et de l’émergence de ‘figures’ aux profils multiples, reflets d’une immigration que certains se complaisent à réduire en une image simpliste et caricaturale alors qu’elle est protéiforme et non victimaire.

Si certains aimeraient voir s’opposer multiculturalisme et féminisme, pour Eric Fassin : « La question n’est pas de savoir si l’on préfère le féminisme au multiculturalisme, … soit, pour parler crûment, les femmes aux Maghrébins (…). Même refuser de choisir reviendrait à valider l’opposition. Or il est essentiel de ne pas accepter de telles alternatives, (…). Autrement dit, conjuguer l’intérêt, sociologique et politique, pour les questions sexuelles et raciales, c’est prendre le parti de critiquer non seulement la domination, mais aussi les logiques minoritaires qui la contestent. C’est donc également s’engager dans une critique à double sens du féminisme par le multiculturalisme (…). »[37]

Ces analyses ne peuvent faire l’économie du passé, car le corps des femmes, leur liberté, leur visibilité constituent des enjeux qui ne sont pas réductibles à la seule question de l’Islam. L’Occident a connu et connaît encore des situations similaires. L’assujettissement des femmes, leur précarité, le déni de leurs droits fondamentaux sont des questions malheureusement universelles.

In fine, ces questions interrogent la construction de la modernité et la sécularisation de la société, les luttes sociales qui ont élargi le système représentatif, les luttes féministes qui ont entamé la domination masculine. Ce vide historique, comme le rappellent Anne Morelli et Jean-Philippe Schreiber : « À une époque où la mémoire prend une place essentielle dans la construction symbolique de la démocratie citoyenne (…) », pourrait se révéler bien dommageable pour les générations futures, car cette mémoire/cette histoire est devenue essentielle dans nos sociétés contemporaines « comme outil pédagogique, identitaire et politique»[38], car « l’histoire produit aussi de la légitimité ».[39]

Dans nos sociétés contemporaines démocratiques où la formation des identités est l’objet et le fruit d’un perpétuel combat politique au sein de la sphère publique, le moteur de mobilisations politiques voire de conflits et la base de nombreuses associations ou réseaux de solidarité, il apparaît essentiel qu’elle puisse s’appuyer, se référer à un passé qui éclaire le présent.

Notes
[1] Stessel, M., Coenen, M.-T., Roussel, L., Bruxelles, 150 ans d’immigration, cahier 1, Bruxelles, Carhop, 1992.
[2] Rea, A., « L’étude des politiques d’immigration et d’intégration », dans Martiniello, M., Rea, A., Dassetto, F. (dir.), Immigration et intégration en Belgique francophone. État des savoirs, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2007, p. 107.
[3] Bensalah, N., « Immigration marocaine et dynamiques familiales », dans Ouali, N. (coord.), Trajectoires et dynamiques migratoires de l’immigration marocaine de Belgique, Louvain-la-Neuve, Bruxelles, Academia Bruylant, 2004, p. 285.
[4] Schreiber, J.-.P., Morelli, A., « Histoire des migrations », dans Martiniello, M., Rea, A., Dassetto, F. (dir.), Immigration et intégration en Belgique francophone. État des savoirs, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2007, p. 21-42.
[5] Morelli, A., Gubin, E., « Pour une histoire européenne des femmes migrantes », Sextant, Femmes migrantes, n° 21-22, 2004, p. 8. ; Plus récemment Linda Guerry, dans un article ‘bilan’, pose encore le même constat : « Femmes et genre dans l’histoire de l’immigration. Naissance et cheminement d’un sujet de recherche », Genre et histoire, [En ligne] n° 5, automne 2009, mis en ligne le 18 janvier 2010. http://genrehistoire.revues.org/index808.html
[6] Ben Jelloun, T., La plus haute des solitudes, Paris, Seuil, 1977, p. 16.
[7] Bensalah, N., op.cit., p. 290.
[8] Sur ces questions, voir Gillen, J., « La « transparence » des femmes migrantes dans les archives », Sextant, n° 21-22, 2004, p. 17-34.
[9]Martiniello, M., Rea, A., Une brève histoire de l’immigration en Belgique, décembre 2012, p. 14. http://www.cribw.be/wordpress/wp-content/uploads/2013/03/Une-breve-histoire-de-limmigration-en-Belgique.pdf
[10]Rea, A., « L’étude des politiques d’immigration et d’intégration des immigrés dans les sciences sociales en Belgique francophone », dans Martiniello, M., Rea, A., Dassetto, F. (dir.), Immigration et intégration en Belgique francophone. État des savoirs, Louvain-la-Neuve, Académia Bruylant, 2007, p. 126.
[11] Jacques, C., Les féministes belges et les luttes pour l’égalité politique et économique 1918-1969, Mémoire de la Classe des Lettres, coll. In 8°, IV° série, tome III, n° 2089, Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-arts de Belgique, 2013, p. 55-76.
[12] Jacques, C., L’émergence des femmes issues de l’immigration maghrébine et de leurs ascendants au sein du milieu associatif, Bruxelles, CARHIMA, 2011, p. 9-10.
[13] Vicari, P., Frennet-De Keyser, A., « Pourquoi traiter de l’histoire de l’immigration marocaine ? », Les Cahiers du Fil Rouge, « L’immigration marocaine. 50 ans d’histoire associative à Bruxelles », mai 2014, n° 20, p. 14. Depuis lors, Carhima a revu ses objectifs. L’asbl vise toujours à promouvoir l’histoire de l’immigration mais dans un sens plus large et elle n’a plus vocation de conserver les archives mais bien d’orienter les chercheurs.
[14] Les lignes suivantes s’inspirent pour beaucoup des articles de OUALI, N., « Le mouvement associatif marocain de Belgique », dans Ouali, N. (coord.), Trajectoires et dynamiques migratoires de l’immigration marocaine de Belgique, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2004, p. 303-325 ; « La lutte contre la domination de sexe, de classe et de race dans les mobilisations des femmes issues de l’immigration », dans Actes du colloque de Sophia, Savoirs de genre : quel genre de savoir ? État des lieux des études de genre, Bruxelles, 2010, p. 173-188.
[15] Jacques, C., L’émergence des femmes issues de l’immigration maghrébine et de leurs ascendants au sein du milieu associatif, Bruxelles, CARHIMA, 2011.
[16] Frennet-De Keyser, A., « La convention belgo-marocaine du 17 février 1964 relative à l’occupation de travailleurs marocains en Belgique », Courrier hebdomadaire, CRISP, n°1803, 2003.
[17] Pour une approche synthétique, voir : Jacques, C., « Le féminisme en Belgique de la fin du 19ème aux années 1970 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n°2012-2013, 2009 ; Osaer, A. e.a., « Le mouvement ouvrier chrétien féminin », dans Gerard, E. et Wynants, P. (dir.), Histoire du mouvement ouvrier chrétien en Belgique, t. 2, Kadoc-Studies, 16, Leuven, 1994, p. 395-411.
[18] Tilly, P., Les Italiens de Mons-Borinage. Une longue histoire, Bruxelles, EVO Histoire-JOC Mons, 1996, p. 151.
[19] Sur les FPS, voir : De Weerdt, D. (dir.), De dochters van Marianne. 75 jaar SVV, Antwerpen/Gent, Amsab- Hadewijch, 1997 ; Liebman, M., « Aspects historiques et politiques de la lutte des femmes au sein du mouvement ouvrier », dans Femmes et Socialisme. Rénover et agir. Actes du colloque organisé par l’IEV le 22 novembre 1980 à Gembloux, Bruxelles,  IEV, 1981.
[20] Serat, J., Des difficultés de certaines familles marocaines établies en Belgique , expérience de stage au service social de la paroisse Sainte-Croix à Ixelles, mémoire, Bruxelles, 1968, p. 33-35, cité dans Stessel, M., Coenen, M.-T., Roussel, L., Bruxelles, 150 ans d’immigration, cahier 6 : « Logement et vie quotidienne » Bruxelles, CARHOP, 1992, p. 26.
[21] Khoojinian, M., « L’association des femmes marocaines : un collectif émancipatoire », Les Cahiers du Fil Rouge, « L’immigration marocaine. 50 ans d’histoire associative à Bruxelles », n° 20, mai 2014, p.  67-68.
[22] Rachida El Idrissi, interview réalisée en mai 2010, CARHIMA.
[23] Naïma Akhamlich, interview réalisée en 2010, CARHIMA.
[24] Idem.
[25] Idem.
[26] Je renvoie à l’article sur l’AFM dans le présent volume et à Khoojinian, M. et alii, « L’Association des femmes marocaines : un collectif émancipatoire », Les Cahiers du Fil Rouge, « L’immigration marocaine. 50 ans d’histoire associative à Bruxelles »,  n° 20, mai 2014 p.  66-73
[28] Sur la question des liens entre alphabétisation et émancipation, citoyenneté voir notamment : De la migration à la citoyenneté : parcours au féminin. Réflexions à partir de vécus de femmes migrantes en alphabétisation. Étude réalisée par le Centre régional du libre examen, Bruxelles, 2006.
[29] Fouzia Araab, interview réalisée en mai 2010, CARHIMA.
[30] Idem.
[31] « Questions sexuelles, questions raciales. Parallèles, tensions et articulations », dans Fassin, D. et Fassin, E. (dir.), De la question sociale à la, question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte Poche, 2009. Voir également sur ces questions : Dorlin, E., Sexe, race, Classe, Classe pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009.
[32] Voir notamment Foblets, M.-C., « La position matrimoniale de la femme marocaine », Les Cahiers du Grif, vol. 48, n° 1, 1994, p. 69-87.
[33] Ouali, N., «  La convention belgo-marocaine de coopération judiciaire en matière civile », L’année sociale, 1992, p. 267-275.
[34] Myriem Amrani, interview réalisée en avril 2010, Carhima.
[35] Pour une analyse plus fouillée, voir : Fournier, L., « Le féminisme musulman en Europe de l’Ouest : le cas du réseau féminin de Présence musulmane », @mnis. Revue de Civilisation Contemporaine, Europes/amériques ‘femmes et militantisme. Europe/Amérique (XIXe siècle à nos jours)’, 8/2008, p. 109-124. http://www.univ-brest.fr/amnis ; El Bachri, L., Les féministes de l’Islam. De l’engagement religieux au féminisme islamique. Étude des discours d’actrices religieuses « glocales » à Bruxelles, Bruxelles, Université des Femmes, 2011 (Coll. Pensées féministes).
[37] Fassin, D. et Fassin, E. (dir.), De la question sociale à la, question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte Poche, 2009, p. 256.
[38] Schreiber, J-.P. et Morelli, A., « Histoire des migrations », dans Martiniello, M., Rea, A., Dassetto, F. (dir.), Immigration et intégration en Belgique francophone. État des savoirs, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2007, p. 38.
[39] Ibidem.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique

Catherine Jacques, « Le milieu associatif bruxellois : un lieu d’émancipation pour les femmes issues de l’immigration maghrébine ? De l’intérêt et l’urgence de nouvelles recherches », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 3, septembre 2017 [En ligne], mis en ligne le 04 octobre 2017. URL : http:// www.carhop.be/revuescarhop/